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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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9 décembre 2015

1JEAN- Ch I. Que veut dire connaître chez st Jean ? Regard sur des notions philosophiques qui règnent en Occident

Voici le début de la session animée en 2009 par Jean-Marie Martin sur les verbes "connaître" et "aimer" dans la première lettre de Jean. La première rencontre a tourné autour du verbe "connaître". À cette occasion divers repères ont été introduits. Se trouvent ici des éléments qui ont servi ensuite à un moment ou un autre de la session. Ce chapitre peut  être en partie sauté dans une première lecture. Dans les chapitres qui suivent, des notes y renvoient quand cela est nécessaire.

Voici le PLAN. 1°)  Quelques repères : a) Connaître et savoir. L'insu ; b) Voilé/dévoilé. Manifestation ; c) Le comprendre stoïcien. Prendre au sens positif ; d) Entendre un mot ; e) L'espace de l'écriture johannique ; f) Le diabolos ; g) Le don ; h) La falsification. La thèse de Paul ; i) Les premiers verbes de la Genèse.  2°) Quelques notions philosophiques : a) Le sensible et l'intelligible ; b) Le cognitif et l'affectif ; c) Entendre ; d) Les 4 causes ;e) La mathêsis ; l'histoire.

 

Chapitre I

Préalables

 

1°) Quelques repères.[1]

N. B. : Dans un premier temps certains mots vont être rapprochés : connaître et savoir, su et insu, voilé et dévoilé, chercher et trouver, connaître et comprendre. Ensuite divers thèmes complémentaires surgiront.

a) Connaître et savoir. L'insu.

À propos de connaître et savoir, il faut dire une première chose très importante, c'est qu'il n'y a pas quelque part des tables sur lesquelles un sens intemporel et universel du rapport de ces deux mots serait inscrit. Donc il faut à chaque fois aller voir dans le contexte. Il est intéressant justement de répertorier des usages. Le mot insu, par exemple, comme substantif seul, n'existe pratiquement pas en français sinon dans l'expression « à l'insu de », et là il n'a justement pas exactement le sens du mot "insu" quand je l'emploie substantivement[2]. Donc il n'y a pas quelque part une décision ultime, à chaque fois le vocabulaire est à habiter. C'est pourquoi nous sommes si facilement dans le mal-entendu.

Le mot agnostos (inconnu) est aussi un mot très classique dans l'antiquité contemporaine du Nouveau Testament aussi bien dans le monde grec que dans le monde hébraïque : le dieu inconnu. C'est même Paul qui en fait état dans son discours à l'agora : « Regardant vos monuments sacrés, j'ai trouvé un autel qui portait cette inscription : “Au Dieu inconnu”. Ce que vous adorez sans le connaître, moi, je vous l'annonce. » (Ac 17, 23).

Seulement il n'y a pas un vocabulaire constant et unique dans l'ensemble de l'Écriture, et pas toujours le même usage du même mot chez le même auteur. C'est pour cela qu'il faut être d'une grande présence, d'une grande proximité au moment de lecture auquel on est. Il ne s'agit pas de détecter ici des principes généraux, de faire une espèce de supra-dictionnaire. Il s'agit d'habiter le texte à chaque fois dans sa proximité. Il faut donc faire très attention au vocabulaire proprement johannique, et il est vrai que chez saint Jean le rapport de connaître (gignôskô) et savoir (oida) n'est pas totalement constant : il est parfois mis en opposition, mais pas absolument toujours.

Le verbe "savoir" en grec vient de “j'ai vu”. Autrement dit, “j'ai vu” signifie “je sais”, ce qui ne définit pas nécessairement tout ce que nous appelons "savoir", mais c'est l'origine étymologique : le parfait du verbe voir sert de présent au verbe savoir[3].

Sur le thème de l'insu, nous aurons occasion de voir le dialogue de Jésus avec Nicodème : « Le pneuma, tu ne sais d'où il vient ni où il va » (Jn 3). Il faudra être très attentif au contexte qui n'est pas constant[4]. Cependant il y a un autre mot, plus fréquent chez nous, le mot “inconscient”, soit dans le sens banal, soit dans le sens technique freudien. Si je dis “insu”, c'est pour qu'on ne le confonde pas avec ce que la psychologie appelle l'inconscient. Donc inconnu, insu, inconscient. À quel moment de la pensée ? Chez quel auteur ? à chaque fois à vérifier de bien près.

b) Voilé/dévoilé ; manifestation.

La connaissance a également rapport au mystère. Peut-être même est-ce un des premiers rapports fondamentaux. Le rapport du voilé (voilement) au dévoilé (dévoilement) est la structure de base de toute l'écriture du Nouveau Testament[5]. Nous ne vivons pas, nous, sur ce schéma-là, il faut en prendre bien conscience.Chez nous, ou c'est voilé ou c'est dévoilé ; ou on sait, ou on ne sait pas. Il y a là une différence fondamentale, et c'est ce qui justifie l'importance de la recherche qui n'est pas simplement une recherche pour connaître, mais une recherche qui est déjà connaître : chercher c'est déjà connaître, comme l'a dit Pascal.

Et le thème de la recherche chez saint Jean est très important. On l'a trouvé dans le petit incipit de l'évangile de la vérité que j'ai cité en introduction : « ceux qui le cherchent », qui indique un rapport entre chercher et trouver. Vous vous rappelez le petit adage entendu souvent ici : « Mieux vaut une question sans réponse qu'une réponse sans question, sans quête. »

Le mot phanêrosis (manifestation, découvrement) se trouvait aussi dans l'incipit. Les mots fondamentaux s'y trouvent

Donc il y a beaucoup de cas où nous vivons sur des oppositions et, à regarder de plus près les deux termes, leur éclat le plus grand, en eux-mêmes et dans leur rapport, n'est pas d'être des opposés, c'est une relation beaucoup plus subtile que cela. Les opposer comme tels est un bon indice pour dissimuler un autre mode de proximité à l'intérieur des choses qui sont évoquées là – pas toujours, pas nécessairement, pas systématiquement, mais c'est un bon indice. Le rapport mystère et connaissance n'est pas du tout un rapport d'ignorance et de connaissance (ou de savoir).

c) Comprendre chez les stoïciens. Prendre au sens positif.

Connaître peut aussi être mis en relation avec comprendre. Regardons ce mot "comprendre". Les stoïciens en faisaient l'idéal de la connaissance : ils l'appelaient la connaissance cataleptique (kataleptikê) qui consiste à saisir (lambaneïn, lepton) totalement (kata) : la saisie totale, la saisie plénière. La saisie plénière de quelque chose était caractérisée comme la pénétrant et en faisant le tour.

Mais alors, prendre (ou comprendre) n'a pas nécessairement un sens négatif. Prendre peut avoir un sens positif. De façon éminente, le verbe prendre prend son sens plénier, le meilleur, dans la parole qui dit « Prenez », dans la parole qui donne ; ce n'est pas le prendre de violence ou le prendre en exigence. Prendre est un mot premier. Dans l'évangile de Jean, c'est un des mots les plus basiques.

d) Entendre un mot.

Il s'agit d'affiner une sensibilité et non d'avoir un recueil satisfaisant et complet. Il faut apprendre à entendre un mot dans toute l'échelle de sens qu'il peut avoir, à repérer le changement de sens à partir de sa situation, de son rapport à d'autres mots... Il faudrait presque traiter les mots en couples, en sachant que le même mot peut s'accoupler de façons diverses. Tel auteur privilégie tel aspect, telle époque d'écoute privilégie tel aspect. Entendre un mot tout seul n'est pas possible, il faut l'entendre dans une contexture, dans son rapport aux autres mots du texte car il y a une indéfinité de façons d'être deux : on compte des articulations majeures comme la synonymie, la contrariété, la contradiction, la complémentarité. Ceci n'est qu'une première tentative de mise en ordre.

e) L'espace de l'écriture johannique.

saint jean écrivant sur parchemin, église st Marc, MitchamNous sommes héritiers de l'Occident et de ses structures de pensée, et nous découvrons, chez saint Jean, une pensée tout à fait étrangère et portée par une langue qui n'est pas la nôtre. Or entre deux langues, même proches, la traduction parfaite est impossible. L'essentiel d'une langue est intraduisible. Cependant on peut être très éloigné, faire des contresens graves, ou tenter de s'approcher le plus pour entendre. Dans la même langue, cette différence est vraie d'une époque à l'autre, parce que les époques privilégient des aspects. De plus, quand il s'agit de saint Jean, nous sommes très loin culturellement par notre naissance, très loin dans le temps et dans l'espace de l'écriture johannique, mais en plus les récits de l'Évangile manifestent que les contemporains eux-mêmes se méprennent. Autrement dit, il y a un deuxième degré de différence qu'il faudra essayer de bien méditer.

Il faut savoir qu'il n'y a rien de plus étranger que l'Évangile. Ce n'est pas l'étrangeté d'une culture par rapport à une autre culture. L'Évangile est étranger à toute culture, et c'est parce qu'il n'est pas une culture qu'il est pour toutes les cultures.

L'histoire de notre pensée chrétienne est un dialogue entre notre culture occidentale et l'Évangile. Ce n'est pas l'écoute génuine de l'Évangile. L'écoute absolument génuine de l'Évangile n'est sans doute pas possible. Néanmoins on n'a pas eu suffisamment conscience qu'il fallait prendre distance par rapport à nos problématiques, parce que les distinctions fondamentales sont celles qui se vivent dans des questions que nous posons, dans nos problématiques. Ce que dit Jean est lié à ce qu'il cherche à dire, c'est-à-dire à sa problématique. Oui, problema est un mot qui ne paraît pas très beau, mais qui est quand même beau parce que le problema, c'est ce qui est lancé en avant. Un problème, c'est lancé en avant et c'est à résoudre. Ballo, c'est le mot ballon, lancer. La racine ballein a une grande importance dans l'Évangile, depuis la parabole jusqu'au diabolos.

f) Le diabolos.

Le diabolos c'est en premier lieu le disperseur, ce qui est spécialement développé par Jean dans la grande thématique des déchirés (dieskormismena) qui deviennent sunagagê (les rassemblés)[6]. Le diabolos est celui qui déchire, déchiquette et disperse. C'est un principe de décréation qui  jette.

La notion de "jeté" est une notion qui a été aussi reprise dans un autre sens par Heidegger : l'homme est jeté au monde. C'est un mot très important pour le premier Heidegger. On aura peut-être l'occasion de méditer cela parce que justement il y va de la façon de se recevoir, se recevoir soi-même. On naît avec l'expérience d'être jeté, et c'est, pour Paul, la conséquence de ne s'être pas reçu comme donné à soi-même. L'origine de toute dé-chéance est de ne pas avoir eucharistié, c'est-à-dire rendu grâce, c'est-à-dire de ne s'être pas reçu comme donné, l'action de grâce étant le sens du don comme don. On se trouve là par hasard, on se trouve au monde.

g) Le don.

Le don est la qualité d'espace fondamental de tout l'Évangile : « Si tu savais le don ». Or donner se reçoit, se reçoit également par la demande et par l'action de grâces. Les deux modalités d'avoir le sens du don sont les deux traits fondamentaux de l'attitude de prière qui est l'attitude constitutive de l'être christique.

Cette notion de don, ensuite, demande à être bien précisée et ne correspond pas exactement à ce que nous appelons le don. Non seulement elle n'y correspond pas de fait, mais Jésus lui-même nous le dit : « Je ne donne pas comme le monde donne ». Curieuse expression : le sens mondain du verbe donner ne permet pas d'entendre ce que veut dire donner. Le verbe donner se trouve chez saint Jean et correspond à charis, la donation gratuite, la grâce, qui est surtout paulinienne. Les deux termes disent la même chose.

h) La falsification. La thèse de Paul. 

Le diabolos c'est le disperseur, mais c'est aussi le falsificateur ; et le thème de la falsification est important dans notre épître. Le sens premier, c'est la falsification d'une parole – parce que nous n'avons pas évoqué encore ce qui touche au vrai et au faux par rapport à la connaissance : « Connaître la vérité ». Il y a l'erreur, le faux, etc. Or le serpent falsifie la parole de Dieu, de très peu apparemment, mais cela change tout, si bien qu'Adam n'entend pas la parole de Dieu, il ne la reçoit que falsifiée, ré-interprétée. C'est la grande thèse de Paul au chapitre 7 des Romains, un passage magnifique où cette falsification de la parole est déployée[7].

La thèse de Paul, c'est que la parole de Dieu, qui est une parole donnante : « Lumière soit », est en même temps une parole efficace qui fait ce qu'elle dit : « Lumière est ». Or cette parole est inopérante quand il dit à Adam : « Tu ne mangeras pas ». Comment est-ce possible ? C'est qu'il ne l'entend pas puisque toute parole de Dieu est donnante. Pourquoi n'entend-il pas ? Parce qu'il la reçoit falsifiée par la reprise qu'en fait le serpent. En effet le serpent fait d'une parole donnante une parole de loi, et de loi assortie de menaces, comme toute loi puisque la législation dit un “Tu dois sous peine de sanctions”.

Or toute la thèse de Paul est que ce qui sauve ce n'est pas la pratique de la loi : nous ne sommes pas sauvés par la pratique de la loi, nous sommes sauvés par l'écoute de la parole qui sauve. C'est une chose extraordinaire qu'on n'entend pas. On a fait de la nouveauté christique une nouveauté en en faisant une loi nouvelle ! Mais ce n'est justement pas une loi. La parole de Dieu n'est pas une loi au sens de la législation.

i) Les premiers verbes de la Genèse.

La grande méditation qui se fait sur la parole se fait à partir de la Genèse dans nos Écritures, nous venons de le voir à propos de la falsification. Le premier verbe de la Genèse : « Dieu dit» est développé dans les trois verbes qui suivent. Dire fait venir la chose, dire montre, car entendre donne de voir. C'est pourquoi « il vit » : il voit. Mais voir ne va pas sans distinction : « Et il sépara la lumière de la ténèbre ». « Il vit que c'était bon (ou beau) » : ça ouvre la distinction du bien et du mal, ça ouvre la faculté de distinguer, de discerner. « Et il appela» : dire c'est donner un nom et c'est inviter à venir, c'est appeler dans les deux sens du terme. Les quatre verbes : le verbe dire et les trois qui le commentent (voir, discerner et appeler) sont l'analyse que les premiers versets de la Genèse font de la parole[8].

Nous allons retrouver ces mots dans notre texte. Nous verrons dans quel contexte à chaque fois. Nous verrons l'importance de la falsification et les nuances de la falsification par rapport à la vérité, donc par rapport au connaître.

 

2°) Quelques notions philosophiques.

Regardons les grandes articulations à partir desquelles nous entendons des verbes comme connaître et aimer, ce qui nous permettra ensuite d'essayer d'entendre les mots de Jean dans leur articulation propre. C'est un travail préparatoire.

a) Le sensible et l'intelligible.

Dans l'Évangile de la Vérité, à la suite immédiate de ce que je vous ai lu, il est question de l'agnoia (l'ignorance). Les termes qui sont cités sont des mots du corps : chute, angoisse, brouillard. Le rapport du corps et de l'esprit rejoint le rapport du sensible et de l'intelligible sur lequel il faut insister parce que c'est d'une très grande complexité dans notre culture, dans notre moment de culture où c'est mis en évidence et, en plus, c'est différent de ce que c'est dans l'Évangile.

b) Le cognitif et l'affectif.

Je vous propose un mot qui est dans le champ du connaître : “cognitif”. Dans quel contexte joue-t-il ? Le cognitif  est opposé à l'affectif, au volitif, à l'appétitif pour employer des mots qui ont leur histoire, et une histoire qui est également décisive dans l'histoire d'Occident. En plus, les sciences cognitives disent quelque chose de bien précis aujourd'hui. Au Moyen Âge il y avait cette opposition entre la cognitio (la scientia) et l'appétitus (le désir) qui est dans le même champ que la volonté, que l'affectif. Et curieusement cette distinction garde des échos purement métaphysiques, même chez Heidegger où, dans la description du Dasein (de l'être homme, de l'exister comme homme), il distingue la befindlichkeit qui est le sentiment de la situation (être affectivement au monde) et la compréhension ou l'appréhension du monde. Même chez lui, ça résiste fortement.

Ces mots ont une histoire assez complexe. Dans l'antiquité, le cognitif vient en premier, et on le distingue du volitif en les opposant. Dans la modernité, le volitif (l'affectif) prend le devant progressivement, en ce sens que l'être de l'homme, c'est le vouloir et même le vouloir vouloir, c'est-à-dire la volonté de puissance chez Nietzsche. Alors que dans la tradition la plus classique, médiévale et même antique, c'est la connaissance qui ouvre le chemin.

Il y a donc la distinction du savoir et du vouloir, ou du cognitif et de l'appétitif, mais désormais nous avons une répartition où la différence entre les différents modes du savoir (ou du connaître) est insignifiante ; ils sont un par opposition à un nouveau terme qui est l'affectif. Et pourquoi mettre en évidence cette distinction-là ? Parce que le titre de notre recherche c'est Connaître et aimer, c'est-à-dire que, spontanément, quand nous entendons cela, nous rangeons comme deux choses radicalement différentes connaître et aimer, l'une appartenant au champ du cognitif et l'autre au champ du volitif, de l'affectif.

Si j'avais à retenir deux choses essentielles pour caractériser le rapport de ces mots-là dans l'Occident, je dirais qu'il y a verticalement la distinction du cognitif et de l'affectif qui est elle-même traversée horizontalement par la distinction essentielle de l'intelligible et du sensible. Autrement dit, l'appétitif (l'affectif) dans le champ de l'intelligible prend le nom de volonté, et dans le champ du sensible il prend le nom de sentiment. Le cognitif dans le champ de l'intelligible s'appelle intelligible par opposition au sensible – sensible de l'ordre de la connaissance : les sensations. Ces grandes répartitions-là sont vraiment solides, à toute épreuve.

 Ensuite, dans chacun de ces domaines-là.., il y a une démultiplication, suivant l'intensité. Ainsi la curiosité relève à la fois de la connaissance et en même temps d'un vouloir savoir, et un vouloir savoir qui n'est pas nécessairement entendu comme le grand appétit du connaître. La curiosité peut être un vilain vouloir savoir ce qu'il y a derrière le rideau. Par exemple, le thème de curiosité, comme le thème du bavardage sont des thèmes très soigneusement étudiés par les phénoménologues de nos jours. Donc il y a une espèce de reprise, de mise en question, mais pas toujours essentielle, de ces grandes articulations.

La distinction de l'affectif et du cognitif – c'est leur nom actuel dans la science – prend la place de ce qui était dans l'antiquité la distinction des facultés : l'intelligence et la volonté. Autrement dit, il y a le sujet (l'homme) qui est équipé de facultés, c'est-à-dire de possibilités d'agir. Les grandes facultés de l'homme sont, dans le champ intelligible : l'intelligence et le vouloir ; et dans le champ sensible : les sensations des cinq sens et les émotions, les désirs, tout ce qui est de l'ordre de l'affectif et qui n'est pas le vouloir proprement dit.

c) Entendre.

Ephata, Ouvre-toi, Berna LopezPrenons comme exemple le verbe entendre. Entendre est un mot de la connaissance. Il n'est pas simplement acoustique – enfin acoustique au sens banal du terme. C'est le premier que nous allons méditer quand nous allons ouvrir le texte de Jean puisque c'est le premier qui va se présenter pratiquement[9]. Mais si on passe de entendre à voir, on change de sensorialité : il y a l'œil, il y a l'oreille ; et il y en a d'autres, au moins trois autres puisqu'il y a cinq sens.

Qu'est-ce qui s'inaugure ici ? La distinction, fondamentale pour l'Occident, entre l'intelligible et le sensible : il y a la connaissance sensible et la connaissance intellectuelle. Voilà une articulation majeure qui n'existe pas du tout dans le Nouveau Testament. Comment est-ce possible ? C'est tellement évident pour nous ! Nous savons bien néanmoins qu'entendre, même si c'est premièrement acoustique, peut être pris en second lieu métaphoriquement pour dire intelliger (comprendre). C'est la lecture que nous faisons et qui confirme notre distinction du sensible et de l'intelligible. Elle ne nous met pas dans le natif d'un texte qui n'est pas structuré à partir de là. C'est un regard étranger sur un texte. C'est ce que nous appelons symbole et souvent, en Occident, nous avons ce genre de fonctionnement : “c'est purement symbolique donc c'est une image” ou : “c'est une façon de parler” etc. Donc il y a la distinction d'un sens propre et d'un sens métaphorique (ou d'un sens imagé).

Ces deux grandes articulations seront à mettre en pièces pour l'intelligence des verbes chez saint Jean, alors qu'elles sont premières chez nous, même si on n'en a pas conscience. C'est ce à partir de quoi nous parlons. Ce sont les grandes articulations de la pensée, qu'on le sache ou qu'on ne le sache pas.

d) Les 4 causes.

Il faut bien savoir en particulier que les grandes articulations qui nous régissent sont les articulations aristotéliciennes, non pas du tout qu'on ait lu Aristote, mais les premiers grammairiens sont issus de la logique d'Aristote, surtout les grammairiens latins. Nos grammaires gardent les quatre causes[10] : la cause matérielle, la cause formelle, la cause efficiente, la cause finale, c'est-à-dire la cause ou la fin. Les propositions finales, les propositions causales, sont des articulations qui ont été mises en évidence par Aristote et qui sont passées dans la culture. “Elles sont passées”, ce n'est pas Aristote qui les a causées, mais c'est qu'elles avaient à passer, elles étaient conformes au destinal de l'Occident qui est d'être ce qu'elles sont. Or nous parlons toujours à partir de là, même si nous ne le savons pas, même si nous ne le mettons pas en clair, si ça ne vient pas à notre conscience[11].

e) Mathêsis / historia.

Nous sommes dans un monde scientifique et cela nous structure aussi. Le mot de science a une histoire encore très complexe à laquelle nous serons sans doute amenés à faire allusion, soit sous la forme de mathêsis, soit sous la forme épistêmê. Ce sont les deux termes grecs pour dire la science, qui ont l'un et l'autre une généalogie, une descendance complexe. Le mot science n'a pas toujours le même sens, il n'a surtout pas le sens d'aujourd'hui. Le mot mathêsis est remarquable. Manthaneïn signifie être enseigné de telle façon que je puisse à mon tour vérifier et prendre (comprendre) ce qui m'est enseigné. Cela devient l'idéal de la pensée occidentale. Le terme en lui-même est utilisé pour dire tout enseignement. Par exemple mathêtês, le mot qui désigne les disciples dans le Nouveau Testament, vient de ce même verbe, pris ici à rebours parce qu'il est mis en rapport avec l'enseignement du rabbi, le didascalos en grec. Voilà un exemple : je vous enseigne un théorème, vous pouvez le refaire au même titre que moi, vous n'avez plus besoin de moi. Je vous enseigne quelque chose que j'ai vu dans mon voyage en Mongolie, vous restez dépendants de mon témoignage parce que vous ne l'avez pas vous-même vu.

Cette distinction-là sera décisive dans l'Occident. Ce sera la distinction entre la mathêsis et l'historia. Le mot mathématique ne signifie rien par rapport aux nombres à l'origine, il signifie ce qui peut se recevoir pleinement et se refaire, et étant reçu, se posséder. Et c'est parce que c'est le cas des nombres que la science des nombres s'est appelée mathématique. Ce qui n'est pas enseignable dans ce sens-là s'appelle histoire, chez les anciens, à partir du verbe historeïn : non pas qu'histoire signifie originellement la connaissance du passé : histoire signifie l'enseignement de ce qui ne peut pas être prouvé, donc réitéré comme connaissance. Et c'est parce que les faits du passé sont tels, que la connaissance des faits du passé s'appelle histoire. L'histoire, c'est ce qui donne lieu à attestation et description plutôt qu'à preuve, mais qui ne permet pas la maîtrise.

Vous avez là une articulation majeure des compartiments de la connaissance dans l'histoire d'Occident et des spécialisations qui vont en résulter. Par exemple, au XIIIe siècle, pour saint Thomas d'Aquin, la théologie est une science, mais pas l'histoire de la théologie. Chez les modernes, l'histoire est une science, pas une science dure. Le mot science a changé beaucoup de sens : à partir d'où, comment, à quelle époque, quel mouvement, de quoi héritons-nous ?

 

 


[1] La première rencontre a tourné autour du verbe connaître, et divers repères ont été introduits. Se trouvent ici des éléments qui ont servi ensuite. Dans les chapitres qui suivent, des notes y renvoient quand cela est nécessaire.

[3] En grec, oida signifie «je sais», ce n’est pas un présent, mais un parfait du verbe voir. Il vient d’une racine indo-européenne weid indiquant la vision qui sert à la connaissance, et sert à former des mots qui signifient voir ou savoir, par exemple veda en sanskrit vient de cette racine et signifie vision, connaissance.

[7] Il s'agit d'entendre ce que Paul dit en Rm 7, 11 « le péché, prenant élan par le précepte, m'a trompé »qui se réfère à la parole d'Êve « le serpent m'a trompée ».  Cf  Rm 7, 7-25. La distinction du "je" qui veut et du "je" qui fait. Les différents sens du mot loi chez Paul. .

[9] « 1 Ce qui était dès l’arkhê, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux… »

[10]  - La cause matérielle est ce dont la chose est faite : le bronze pour une statue
    - La cause formelle est l'idée selon laquelle la chose est faite : la forme de la statue dans l’esprit du sculpteur.
    - La cause efficiente ou motrice est ce qui fait que la chose existe: le travail du sculpteur, son art.
    - La cause finale est ce en vue de quoi la chose est faite : statue commandée pour un temple.

[11] Les quatre causes ne régissent pas le discours hébraïque qui est à l'arrière-plan du discours néotestamentaire. Cf  Syntaxe hébraïque : y a-t-il de la causalité en notre sens ? Conséquences pour la lecture du NT.

 

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