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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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13 janvier 2015

MAÎTRE-DISCIPLE. Chapitre IV : Le maître intérieur chez Jean et Paul

La notion de maître intérieur émerge à plusieurs endroits de l'évangile de Jean et de sa première lettre. Quant à saint Paul il utilise à plusieurs reprises l'expression d'homme intérieur, désignant par là une intériorité qui n'a rien à voir avec ce que nous appellons intériorité. Ce sont certains de ces textes que Jean-Marie Martin a lu lors de la quatrième soirée au Forum 104.

 

Chapitre IV

Le maître intérieur chez Jean et Paul

 

Nous avions retenu, pour les deux dernières séances, la question du maître intérieur que nous allons traiter aujourd'hui ; et la question de la situation de la parole, de l'enseignement, du discours, de ce que nous pouvons appeler provisoirement extérieur dans l'histoire de l'Église. Autrement dit, nous allons la prochaine fois abandonner le lieu propre de l'Écriture pour examiner les structures qui se sont formées au cours des siècles et dans lesquelles s'accomplit un travail d'enseignement, voir s'il y a une différence avec l'origine, si cette différence se justifie ou non, etc.

À propos du maître intérieur je vais prendre trois textes de Jean assez courts mais très riches et assez difficiles d'accès ; et à propos de l'intériorité – en se référant, pour le sens de ce mot, à la notion néotestamentaire d'intériorité incluse dans l'expression “maître intérieur” – nous lirons des textes de Paul, ceux où il utilise la formule qui lui est familière de “l'homme intérieur”. Qu'est-ce que cette intériorité ?

 

I – Trois textes de Jean

 

D'abord trois textes de Jean, il y en aurait d'autres mais j'ai choisi ceux-ci.

1) Jn 6, 44-46. La parole comme maître.

Le premier se trouve au chapitre 6, le verset 44 et le contexte immédiat, où se trouve le mot essentiel qui nous concerne. Je situerai ce mot rapidement dans l'ensemble du chapitre pour savoir comment il vient là, et puis nous l'examinerons pour lui-même.

a) Le texte.

C'est Jésus qui parle : « 44Personne ne peut venir vers moi si le Père qui m'a envoyé ne le tire, et moi je commence à le ressusciter en ce dernier jour. 45Il est écrit dans les prophètes : “Ils seront tous théodidactes (enseignés de Dieu)” ; celui qui a entendu d'auprès du Père vient aussi comme disciple près de moi, 46non pas que quiconque ait vu le Père sinon celui qui est auprès de Dieu ; lui a vu le Père. »

Ce mot qui met en œuvre dans le Christ la parole des prophètes – on en trouve des équivalences en Isaïe, en Jérémie – c'est « Ils seront enseignés de Dieu (didaktoi theou) ». Et le mot correspondant de disciple se trouve aussi implicitement dans le texte : « il viendra comme disciple (mathôn) ». Nous avons dit que le disciple, c'est mathêtês, du verbe manthanô (apprendre) : des appreneurs. Donc il s'agit bien d'un rapport d'enseignant et de disciple qui est en question ici sous des formes verbales.

b) Le contexte.

      ●    Le thème général.

Je situe rapidement cela. Nous sommes dans le chapitre du Pain de la Vie. Il y a eu le discours qui suit la multiplication des pains. Il s'agit évidemment en gros de l'Eucharistie puisque « celui qui mange ma chair et boit mon sang » va venir dans le texte, mais simultanément il s'agit du pain de la parole.

Le thème général du chapitre, c'est le pain de la vie, autrement dit le thème de la vie est capital dans ce texte. N'oublions pas que nous avons entendu chez Jean : « C'est ceci la vie éternelle, qu'ils te connaissent » (Jn 17, 3), vivre c'est connaître, vivre c'est entendre.

      ●    La référence à l'Exode.

Je dis, pour que vous ayez une vue générale de ce chapitre, que nous sommes ici dans une référence à l'Exode. En effet :

– Jésus déclare qu'il est la manne, une figure du pain enseignant ou du pain parlant ou du pain eucharistique.

– le contexte immédiat fait état d'un murmure « Les Judéens murmuraient (égogguzon) » (v. 41), c'est aussi l'attitude des hébreux dans l'Exode qui murmurent.

      ●    Versets 41-44. Le pain descendu du ciel.

Dans ce passage les Judéens récriminent parce que Jésus dit qu'il est le pain descendu du ciel comme la manne avec cette différence que « la manne n'est pas le vrai pain descendu du ciel, c'est moi qui suis le pain descendu du ciel » (d'après le v. 41). Et les Judéens murmurent en disant : « 42N'est-il pas Jésus le fils de Joseph dont nous connaissons le père et la mère ? Comment maintenant dit-il : “Je suis descendu du ciel” ? »

Cette notion de descente ici est assez intéressante car elle explique la fonction de montée qui est impliquée dans l'acte du Père qui tire : « 44Nul ne vient vers moi si le Père ne le tire (elkusê) », et le verbe tirer est le verbe employé pour dire dégainer, tirer l'épée du fourreau.

Nous sommes ici dans la grande symbolique de la montée qui est une descente, de la descente qui est une montée, nous avons déjà fait allusion à cela. Le mot de tirer qui est ici prend son sens dans ce mouvement ; cette tirance est notre venue vers le Christ : le Père envoie le Christ et il tire le Christ et du même coup les siens.

Jésus dit : «Je commence à le ressusciter dans le dernier jour dans lequel nous sommes» (d'après le v. 44). Ici en effet le verbe n'est pas véritablement au futur, c'est un futur dans le grec mais ça traduit un inaccompli. Et le dernier jour, c'est le jour dans lequel nous sommes chez saint Jean, le septième jour après les six jours de la Genèse : le septième jour Dieu cesse le travail de déposition des semences et commence l'œuvre de la croissance.

      ●    Le don (v. 51).

Voilà pour le contexte. Il faudrait, pour aller plus loin, dire que la notion de vie elle-même est enfoncée dans une notion plus essentielle encore qui est la notion de don : « Le pain que je donnerai, dit Jésus, c'est moi-même (ma chair) pour la vie du monde. » (v. 51). Il est le pain qui entretient la vie du monde.

Littéralement Jésus dit “ma chair”, mais on sait que “ma chair” est une façon de dire "moi-même dans mon aspect de faiblesse". « La chair est faible » c'est un pléonasme, ça ne veut pas dire ce que vous croyez, ça veut dire que l'homme est mortel.

      ●    La révélation du don comme visée de Jésus (v. 6).

Et Jean a bien pris soin de poser à Philippe la question dès le début de la multiplication des pains : « Où achèterons-nous des pains ? », cela est souligné, mais « 6Il dit ceci pour le tenter car lui savait ce qu'il allait faire. » Le mot tenter selon notre usage n'est pas très bon comme traduction bien que ce soit le même mot en grec pour la tentation et pour ce que fait le Christ, là, devant Philippe. C'est pour éprouver Philippe, et l'éprouver, c'est le tourner vers ce qui est fondamentalement en question : le véritable pain ne s'achète pas, le pain essentiel est un pain qui se donne. Donation de la vie, donation de l'entretien de la vie.

c) Retour au texte.

J'ai dit cela pour que vous ayez une certaine idée de l'organisation générale de ce grand chapitre. Évidemment tout ne sera pas utile pour parler des paroles essentielles pour nous aujourd'hui qui nous ont fait ouvrir ce chapitre.

« Il est écrit dans les prophètes : “Ils seront tous enseignés de Dieu” ;Tout homme qui entend d'auprès du Père viendra comme disciple près de moi”» (v. 45).

“Venir vers” : nous savons que l'Évangile – nous avons dit cela l'année dernière pendant deux heures[1] – l'Évangile, ça vient et ça se reçoit. “Jésus vient” mais ça peut se dire aussi “nous venons vers (ou auprès) de Jésus”, c'est la même chose. Ce qui est essentiel ici, c'est une proximité. En quoi consiste la proximité ? En quoi suis-je proche ? En quoi Dieu s'approche ? Il s'approche premièrement comme parole, donc ça se dit et ça s'entend.

L'Évangile, premièrement, c'est entendre. L'Évangile est un donner à entendre et le corrélatif de l'Évangile, c'est entendre ; c'est-à-dire que Jésus – c'est un des premiers mots de l'évangile de Jean – Jésus est présenté sous l'aspect de sa face qui est d'être Logos, d'être Parole. S’agit-il simplement d’une parole enseignante, et de quel type de parole enseignante ?

Donc une parole vient. Et accueillir ce qui vient dans ce cas-là, c'est entendre. Voilà un verbe majeur très intéressant et qu'il faudrait substituer par exercice au mot de foi chaque fois que vous rencontrez le mot de foi. Le mot de foi a une histoire complexe. Aujourd'hui la foi c'est de la croyance, de l'opinion. Mais pas du tout, dans l'Évangile le premier verbe qui correspond à la réception de la Parole, c'est entendre.

      ●    Entendre à partir du pneuma insu.

Rappelez-vous au chapitre 3 ces mots majeurs : « Le pneuma, tu ne sais d'où il vient ni où il va ». Nous reviendrons sur la notion de pneuma à propos de l'enseignement. Mais ici le pneuma ne désigne pas seulement le Pneuma troisième (comme dit Tertullien à la fin du IIe siècle), le pneuma est un nom qui dit tout de Dieu, la totalité de Dieu. Nous dirions qu'il est d'essence pneumatique (d'essence spirituelle) et s'oppose par exemple à l'essence psychique, à l'être psychique.

Ce qui est pneumatique, cela ne se sait pas, cela s'entend. Cela ne signifie pas que je ne suis pas en rapport avec ce qui est pneumatique. « 8Le pneuma souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais d'où il vient ni où il va : ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma » – “né du pneuma”, c'est la christité qui est en tout homme, qui fait de tout homme un fils de Dieu. Seulement cet entendre-là n'est peut-être pas à entendre comme un entendre psychique. Ça ne veut pas dire entendre des voix, soit sur le mode de l'acouphène, soit sur le mode de l'hallucination.

Nous savons que ce n'est pas une science, un savoir, c'est un entendre la voix, mais ce n'est pas non plus un entendre psychologique, un entendre conscient. Qu'est-ce que c'est ?

      ●    Que dit la voix ?

C'est très important à méditer pour savoir ce qu'il en est du maître spirituel, de celui qui enseigne, car cette voix, qu'est-ce qu'elle fait ?

D'abord elle dit. Rappelez-vous que l'archétype de toute voix, c'est « Lumière soit », qui est la première parole de Dieu.

Paul précise bien que c'est la génération (la naissance) du Verbe : « Le Dieu qui dit “Lumière luise”, c'est lui qui fait luire dans nos cœurs pour la connaissance de Dieu dans le visage du Christ »  (2 Cor 4, 6).

Ceci correspond à la lecture que fait saint Jean : « 1En l'Arkhê était le Logos […] 4Ce qui était advenu en lui était vie, et la vie était la lumière des hommes. »

      ●    La parole comme espace auquel l'homme accède.

Et il faut savoir que l'espace de cette sonorité spirituelle précède l'espace de respiration de l'homme comme homme : la parole précède l'homme. Nous sommes dans une perspective où la parole n'est pas une fabrication que l'homme déjà constitué ferait pour communiquer ses pensées en les codant dans un alphabet ou un vocabulaire, de telle sorte que l'interlocuteur les décode et ainsi comprenne ce que j'ai dans l'esprit – ce qui est notre compréhension de la parole. La fonction de communication chez nous vient en premier alors que la parole précède de beaucoup cette fonction là. La parole est un espace primordial auquel l'homme accède. L'homme est un porte-parole, il est celui des vivants qui est chargé d'avoir la garde de la parole.

      ●    Les fonctions de la parole en Gn 1 et en Jn 6.

Cette parole est une parole qui donne à voir – le verbe voir va venir aussitôt (« Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu ») mais il ne s'agit pas du voir et de l'entendre de notre sensibilité grossière, de notre sensibilité psychique, au sens usuel du terme, dans toutes ces choses.

En Genèse 1 :

 – La parole voit, elle montre, c'est pourquoi « Dieu dit […] Et Dieu vit que la lumière était belle. »

– La parole sépare : elle sépare la lumière de la ténèbre – nous avons cela également dans les premiers versets de l'évangile de Jean comme dans les premiers versets de Genèse. Nous avons déjà traité de ces choses-là à certaines reprises ici.

– Enfin la parole appelle : « Et il appela la lumière jour et la ténèbre il l'appela nuit » (Gn 1, 5). “Appeler” a deux sens : c'est donner un nom mais c'est en même temps inviter à venir. Le mot en hébreu, c'est vayyikra ; yikra correspond à crier, héler, appeler quelqu'un, c'est le mot qui est traduit en grec par klêsis qui signifie la vocation – le mot vox en latin, c'est la voix, l'appel. Ici il s'agit de la vocation de l'humanité, de l'appel de l'humanité dans son ensemble, pas nécessairement et premièrement des vocations personnelles, singulières, à propos desquelles nous pouvons nous interroger : à quoi sommes-nous appelés dans les différences de la vie ? Ici il s'agit de l'appel fondamental adressé à toute l'humanité.

Et c'est une parole qui du même coup enseigne : « ils seront tous enseignés de Dieu » (Jn 6, 46).

      ●    Quelques questions sur la parole.

Jusqu'ici nous avons évoqué des questions qu'il faut porter avec soi assez longuement parce que notre connaissance empirique native ne nous ouvre pas d'espace pour entendre immédiatement ce qui est en question ici. Ceci doit ouvrir un nouvel espace d'écoute, puisque j'ai pris soin de dire qu'il ne s'agissait pas de voix à entendre soit au sens acoustique soit au sens psychologique. Et cependant tout est fondé sur une écoute de la parole ; et la vocation de l'homme est précisément : garder la parole ; et Dieu sait si c'est une expression johannique ! « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole » (Jn 14, 23). Avoir la garde de la parole, c'est la fonction essentielle ; la garde de la parole, c'est l'entendre et la garder.

Cette parole, que dit-elle ? Comment savoir que je l'entends ? Voilà autant de questions qui peuvent se poser à nous, mais nous sommes invités dans un premier temps à ne pas projeter notre idée d'écoute, nos expériences d'écoute, dans ce qui est dit ici. Autrement dit ce texte nous laisse en suspens. Qu'est-ce que cette parole qui enseigne tout homme en dépit de ce qui paraît ?

 

 2) Jn 14, 25-26. Le paraclet (ou pneuma) comme maître.

Le deuxième texte est apparemment différent, il se trouve au chapitre 14 versets 25-26.

a) Le contexte. [2]

Il ne faut jamais oublier, quand vous lisez un texte de l'évangile, de le situer dans son contexte. Le chapitre 14 est le premier de ces grands chapitres qui ont tous le même thème fondamental qui répond à la question suscitée par le trouble. Le trouble est généré par l'annonce faite par Jésus de son départ au chapitre 13 : « Je m'en vais et où je vais vous ne pouvez venir ». Ce n'est pas la première fois qu'il dit cela mais ça devient pressant ici où la fin est proche. C'est pourquoi le chapitre 14 commence par : « Que votre cœur ne se trouble pas » qui est une attestation du trouble. Ceci met les disciples en recherche, les invite à poser des questions, la question de Philippe, la question de Thomas, la question de Judas (non pas l'Iscariote).

Et la réponse de Jésus, pour simplifier, est : mon départ, c'est-à-dire mon absence, n'est que l'autre face d'une nouvelle présence. « Il vous est bon que je m'en aille car si je ne m'en vais je ne viens pas sous mon visage de résurrection » (d'après Jn 16, 7), qui est une présence d'autre nature que la présence conviviale d'avant Pâques. Elle est d'autre ampleur aussi, parce que désormais il ne s'agit pas seulement du petit groupe des gens qui le connaissent ; ce qui est en jeu, c'est le venir vers l'humanité tout entière.

En quoi consiste cette présence ? C'est là que nous avions la réponse tétramorphe, les quatre noms qui disent la présence du Ressuscité : agapê, garde la parole, prière, présence du Pneuma paraklêtos. Ce ne sont pas quatre choses différentes, ce sont quatre noms de la même fondamentale présence. « 15Si vous m'aimez, vous garderez mes dispositions, 16et moi je prierai le Père et il vous donnera un autre paraklêtos ». Le mot paraclet est un mot important parce qu'il comprend le mot klêtos ; klêsis, c'est l'appel, et la paraclèse est une fonction dans l'Église primitive.

Saint Paul n'emploie jamais le substantif “le paraclet” mais abondamment le mot paraclèse, soit sous la forme de verbe, soit sous la forme de substantif. La paraclèse est une qualité de la parole. Très souvent il commence son chapitre « et je vous parakale ». Est-ce un enseignement ? On traduit le plus souvent par : une parole d'aide, une parole de présence aidante, paraclêsis. Donc il y a une fonction paraclétique de la parole.

Le mot paraclet est habituellement réservé, dans notre oreille, à la troisième personne du Saint Esprit, mais le Christ lui-même est paraclet : « Il vous donnera un autre paraclet » (v 16). Il faut savoir que, dans la Trinité, un autre c'est le même – nous avons abondamment traité de ces choses-là – c'est-à-dire que Jésus est un paraclet comme Jean le dit dans sa première lettre : « Si quelqu'un pèche, nous avons un paraclet auprès du Père, Jésus Christ le juste » (2, 1). Donc le mot de paraclet désigne une sorte de fonction de parole. Nous avons peut-être du mal à discerner où elle se trouve. Là, nous sommes en train d'essayer de voir ce qui en est dit.

b) Le texte.

Ceci nous renvoie, pour commencer, aux versets 25-26 de ce chapitre 14, les versets que je voulais garder pour nous aujourd'hui.

« 25Je vous ai dit ces choses tandis que je demeure auprès de vous. » Il demeure de la demeurance qui est celle à laquelle ils sont habitués, donc avant qu'il ne s'en aille.

« 26Mais le paraklêtosje vous signale que le mot paraclet, dans l'usage grec classique, désigne l'avocat, c'est donc une parole d'aide, une parole de défense – le Pneuma Sacréce que vous traduisez, vous par l'Esprit Saint. Voici que cette fonction paraclétique est assimilée au Pneuma qui est pour nous la troisième personne, le troisième nom de la Trinité – que le Père enverra dans mon nom – on sait que le nom désigne l'identité. “Dans mon nom” ne veut pas se dire simplement “à ma place” comme « j'ai signé en ton nom ». Non ici c'est “dans mon identité” – Lui vous enseigneral'Esprit Saint vous enseignera (didaxeï), c'est la fonction de didascalie. Autrement dit le maître intérieur, c'est l'Esprit Saint, et l'Esprit Saint ne désigne pas autre chose en fait que la présence de Jésus ressuscité, car de toute façon ils sont inséparables.

Apparaissent ici deux fonctions du paraclet :

– Il vous enseignera la totalité (panta)nous notons bien ici une fonction d'enseignement proprement dite qui s’ajoute à beaucoup de fonctions attribuées au paraclet. Le paraklêtos désigne plutôt une parole d'accompagnement, une parole d'aide, mais ici il enseigne aussi, et il a la fonction de maître, un maître intérieur. Mais peut-être que la distinction que nous faisons entre des paroles d'enseignement et des paroles d'aide n'a pas fondamentalement lieu d'être, n'est peut-être pas pertinente parce que l'enseignement de la vérité est peut-être la plus grande aide qu'il se puisse faire

et il vous fera re-souvenir de la totalité des choses que je vous ai dites. »

Ce n'est pas deux choses différentes : enseigner la totalité et rendre vivante la mémoire, rendre présentes et vivantes les paroles que Jésus a dites. Autrement dit l'attitude de ce que nous sommes en train de mettre en œuvre,  l'attitude qui consiste à ouvrir l'Évangile comme parole de Dieu pour y entendre quelque chose, est probablement touchée par là. Cela a à voir avec ce que nous sommes en train de faire.

c) L'Évangile comme parole de Dieu.

Saint Jean, Détail du tryptique de la Vierge à l'Enfant, Paolo Veneziano, XIVeCela signifie que cette Écriture – ce ne sera pas toujours entendu ainsi et de façon pertinente par la théologie subséquente – que cette parole n'est pas seulement la parole de Jean qui relate des expériences que les disciples ont eues avec un homme nommé Jésus, cette parole est parole de Dieu. Nous avons là un des fondements intouchable, infrangible au cours des siècles.

Autrement dit quand j'aborde ce livre, je peux bien sûr le feuilleter comme je feuillette Homère ou Hésiode ou que sais-je ; je peux aussi y accéder comme à une parole qui excède la simple histoire ou invention des hommes, je peux y accéder comme étant parole de Dieu. En conséquence une des façons majeures d'entendre la parole de Dieu, c'est de lire l'Évangile, c'est de lire l'Écriture, mais pas de n'importe quelle lecture, pas simplement d'une lecture curieuse – encore que ça puisse commencer ainsi.

Je décris en ce moment ce que serait le fonctionnement idéal de ce qui a l'air de se proposer ici comme structure intouchable. Les structures que nous verrons la prochaine fois dans le cours de l’histoire de l'Église ne sont pas intouchables, elles peuvent être réformées ; mais nous avons ici une structure intouchable qui est la référence à l'Écriture comme parole de Dieu.

Et ce n'est pas une simple parole que Dieu aurait dite un jour, c'est une parole qui m'est adressée, une parole que le pneuma remémore, mais pas au sens de rappeler le souvenir. Remémorer, c'est rendre présent quelque chose qui a été dit : remémorer une chose dite mais qui n'a jamais été pleinement entendue. Le pneuma (l'Esprit) en cela enseigne, c'est-à-dire qu'il m'aide à dire l'Écriture comme l'Écriture désire être lue. Encore une fois on peut l'aborder de bien d'autres façons : je peux aborder l'Écriture comme j'aborderai la Bhagavad Gita etc. Néanmoins j'accède à l'Écriture pour ce qu'elle dit d'elle-même quand elle se présente comme parole vivante de l'Esprit qui m'est adressée.

Ceci pourra nous faire problème. Je dis ce que c'est qu'une lecture de foi, c'est la structure même des Écritures. Je lis abondamment et fréquemment l'Évangile de Philippe, l'Évangile de la vérité, les évangiles apocryphes, les évangiles gnostiques du IIe siècle, c'est mon travail, c'est ma passion, mais je ne les lis pas comme je lis saint Jean. Structurellement ceci est capital dans la constitution de ce que seront les structures fondamentales de l'Évangile tel qu'il veut être dans le monde.

Encore une fois, il nous faudra bien distinguer cela d'autres structures qui sont survenues au cours des âges, qui ont leur validité dans leur lieu, une validité définitive ou provisoire, ou que sais-je ; ceci est fondamental. La parole intérieure n'est pas une parole qui dirait d'autres choses, c'est une parole qui donne à entendre ce qui est écrit ; et il y a du travail car ce qui est écrit est soumis évidemment à beaucoup de méprises, même pour ceux qui sont convaincus de ce que je suis en train de dire ici.

L'enseignement qui est à entendre... « il vous enseignera et vous fera ressouvenir », c'est la même chose : ce que dit le pneuma, c'est ce qu'a dit Jésus, mais je n'entends ce qu'a dit Jésus que si le pneuma me donne de l'entendre. Autrement dit il n'est pas purement et simplement de mon initiative d'aborder comme il convient ce texte, cela est donné à l'heure où c’est donné ; et c'est souvent l'heure, je veux dire par là que ça n'est jamais donné une fois pour toutes.

d) Le pneuma comme maître intérieur.

Donc nous avons ici une intériorité qui n'a pas le sens de l'intériorité psychologique. Le pneuma est bien un maître intérieur, il n'est pas visible car « tu ne sais d'où il vient ni où il va », et « tu entends sa voix » mais en fait, psychiquement, tu n'entends rien, et c'est cependant cela qui est le lieu de l'enseignement.

Aussi bien nous verrons que le mot intérieur – c'est saint Paul qui va surtout nous l'apprendre – ne désigne pas ici la différence de l'intellect et du corps, comme si l'intériorité était la crispation sur un je intime en opposition au corps qui est livré à la vue, au toucher extérieurs. Peut-être plus important que tout, ce sera le moment d'entendre ce qui s'appelle intériorité dans l'Évangile.

► Ça pose beaucoup de questions…

J-M M : Mais je n'essaie pas de les éviter, au contraire !

► Vous nous conseillez de ne pas lire les évangiles apocryphes ou autres mais de lire l'Évangile ?

J-M M : Je ne conseille rien du tout, je suis en train de lire dans l'Évangile comment l'Évangile veut être lu. Maintenant je peux le lire selon une autre volonté et d'autres injonctions, soit que je n'ai pas du tout conscience que cela ait un sens (qu'il y ait une volonté de l'Évangile, qu'il y ait un mode dans lequel il faut le lire), soit qu'ayant conscience qu'il le prétend, lui, néanmoins je ne suis pas d'accord avec lui et donc j'aborde ce livre comme un autre livre. Et ceci n'est pas non plus purement et simplement négatif pour la bonne raison que la méprise (c'est-à-dire se méprendre), le malentendu (entendre mal) est quelque chose qui n'est pas simplement négatif, c'est un premier mode d'entendre. Autrement dit je ne condamne rien.

Parce que, il faudrait le savoir, il ne faut pas confondre la foi et la conscience de foi. C'est là que le mot d'Augustin peut être toujours éclairant : « Il y en a beaucoup qui se croient dedans et qui sont dehors, et beaucoup qui se croient dehors et qui sont dedans. » Puisque ce n'est pas conscientiel.

      ●    Connaître chez Jean. La proximité.

Même le verbe connaître chez saint Jean désigne quelque chose qui n'est pas par essence conscientiel puisqu'il dit : « Nous connaissons que nous l'avons connu » (1 Jn 2, 3) : il faut connaître que l'on connaît. Ceci, pour la conscience, ne fait pas de problème puisque, du fait du retour immédiat, celui qui connaît, connaît qu'il connaît. « Je pense donc je suis », c'est une chose fondamentale dans ce domaine. Donc ici connaître est presque, pourrait-on dire, plus ontologique que cognitif. Ça peut être un être auprès de Dieu qui n'a pas conscience d'être auprès de Dieu, c'est l'avoir connu. Là aussi nous avons du mal parce que c'est le même verbe, mais une fois il est au présent (nous connaissons) et une autre fois au passé composé (nous l'avons connu). En réalité ce n'est pas vrai, le présent est en fait quelque chose comme l'inaccompli et ce qui pour nous est un passé est en fait un pleinement, un définitivement accompli : je peux poser un acte de connaissance de ce qu'ontologiquement je connais de toujours.

Cet emploi du verbe connaître est très important, caractéristique. Il n'y a pas de différence fondamentale dans l'Évangile entre agapê et connaissance de Dieu. Ce sont deux façons de dire la proximité, et la proximité est l'essence de l'être, la proximité est l'essence de l'unité. Ce sont deux façons de dire l'être proche parce que je suis dans mon être propre quand je suis en être proche. On oppose une intériorité qui serait mon être propre à une extériorité qui serait d'être auprès des autres. Or l'intériorité humaine est la proximité à autrui. C'est pourquoi un des mots majeurs, ce n'est pas autrui, c'est le prochain, le proche. Nous avons à laisser que se constitue l'autre comme proche, comme prochain. Nativement nous ne naissons pas comme des prochains.

Cette non-opposition entre le deux et le un, c'est le thème que nous avons traité l'année dernière, un des aspects du thème infini, insondable que nous avons touché légèrement l'année dernière.

 

3) 1 Jn 2, 18-28. Le chrisma.

J'en viens maintenant au troisième texte, je le lis dans son entier.

 « 18Petits enfants, c’est la dernière heure. Vous avez entendu que l'antichrist vient et déjà de nombreux antichrist sont venus, d’où nous savons que c’est la dernière heure. 19Ils sont sortis de nous mais ils n'étaient pas de nous. S'ils avaient été de nous, ils seraient demeurés avec nous. Mais [leur sortie] c’est pour que soit manifesté qu’ils n'étaient pas tous de nous. » Voici un autre trait qui ne nous est pas familier et qui est présupposé toujours dans la lecture de Jean, c'est que la foi n'est pas la conscience de foi et du même coup, chez saint Jean, l'expression “perdre la foi” n'a aucune signification. La foi est un avoir constitutif fondamental et si je déclare perdre la foi, c'est qu'en fait je ne l'ai jamais eue. J'atteste par là que “je croyais croire”, et là les deux verbes croire n’ont pas le même sens : “je croyais” signifie que j'avais une fausse opinion sur ce qu'est le croire au sens biblique (c'est-à-dire l'avoir entendu la parole de Dieu).

« 20Et vous, vous avez un chrisma venu du sacré et vous savez tous – selon les manuscrits on a “vous savez tous” c'est-à-dire “tous vous savez”, ou “vous savez tout” ; les deux traductions sont possibles, et il est incertain de déterminer quels sont les manuscrits les plus fiables dans ce cas-là – 21 Je ne vous écris pas parce que vous ne savez pas la vérité, mais parce que vous la savez et que tout falsificateur n’est pas de la vérité. » Jean n'écrit pas pour nous enseigner ce que nous ne savons pas, mais il écrit parce que nous savons ; pas pour que nous sachions mais parce que nous savons. Ça aussi c'est déroutant et c'est en toutes lettres.

« 22Qui est le faussaire, sinon celui qui nie que Jésus est le Christos ? » Le mot de Christos qui est prononcé ici est un des titres de Jésus, un titre, c'est-à-dire un aspect de sa face, et nous sommes tout à fait concernés par ce titre-là dans l'ensemble des textes que nous sommes en train d'examiner. Christos signifie “oint” comme le mot messiah en hébreu. Très souvent à l'oreille on pense que messie signifie envoyé d’après le latin missus, ou je ne sais quoi ; mais pas du tout. Messie signifie oint, imprégné, enduit. Le thème de l'onction, le thème de l'enduit est un thème majeur, même dans le champ de la connaissance. Pour les anciens la vérité imprègne notre esprit. Alors le mot Christos peut désigner Jésus au titre de roi puisque le roi était enduit de pneuma, mais le pneuma a la double signification du souffle vivifiant et de la connaissance. « Dieu nous a donné de son pneuma » (1 Jn 4, 13), il nous a enduit de son pneuma, c'est-à-dire qu'il nous a donné de sa connaissance.

« Celui-là est l'antichrist : celui qui nie et le Père et le Fils. – il y a des questions sur l'identité des gens qui sont visés ici. On dit : « ce sont les gnostiques » mais je ne le crois pas du tout ; c'est plutôt certains Judéens qui ne reconnaissent pas Jésus, car aussitôt il est dit – 23Celui qui nie le Fils n’a pas le Père. Celui qui confesse le Fils a aussi le Père. » Il s’agit de ceux qui ne reconnaissent pas le Fils et prétendent avoir le Père, à propos desquels Jésus dit qu'ils ne peuvent pas avoir le Père puisqu'ils n'ont pas le Fils.

« 24Pour vous, ce que vous avez entendu à partir de l’arkhê – ça peut vouloir dire “au début de votre conversion”, mais aussi “ce que vous avez entendu comme une parole qui vient de l'archê, une parole principielle” – que cela demeure en vous. – le principiellement donné, que cela demeure en vous – Si demeure en vous ce que vous avez entendu dès l’arkhê, vous demeurez vous aussi dans le Fils et dans le Père. » C'est l'indissociabilité du Fils et du Père. Nous avons parlé des problèmes trinitaires qui sont à l'arrière-plan de cela et qui sont passionnants.

« 25Et c’est ceci la promesse qu’il nous a promise, la vie aïônios (la vie sans mort). »

« 26Je vous ai écrit ces choses à propos de ceux qui vous égarent (planôntôn). 27Mais vous, le chrisma (l'onction) que vous avez reçu de lui, qu’il demeure en vous – la persistance de ce point référentiel, de cet enseignement intérieur, que cela demeure en vous – Et vous n'avez pas besoin que quelqu’un vous enseigne. – voilà un thème majeur : vous n'avez pas besoin de quelqu'un d'extérieur qui vous enseigne – Mais comme le chrisma vous enseigne au sujet de tout, qu'il est vrai et qu'il n'est pas falsificateur, et selon qu'il vous enseigne, demeurez en lui. » Le verbe demeurer est très important, garder aussi. Ce sont deux verbes importants : garder la parole et demeurer dans la parole, demeurer dans le chrisma, dans cet enseignement, dans cette onction.

Les spécialistes discutent gravement pour savoir s'il s'agit d'un geste rituel d'onction ou s'il s'agit d'une métaphore : les deux, du même coup. Il n'y en a pas un qui est un geste rituel et puis l'autre etc. C'est être dans des problématiques qui ne sont pas du tout celles de saint Jean que de poser ce genre de questions.

Là c'est le pneuma, le pneuma dont nous avons dit qu'il était le Pneuma Sacré – car Dieu est Pneuma, le Fils est Pneuma, l'Esprit Saint est Pneuma évidemment, donc, en un certain sens, c'est un mot qui convient aux trois. Mais quand il s'agit de ce que nous visons en ce moment, il s'agit du Pneuma de Consécration (Pneuma Hagios),[3] comme dit saint Paul. C'est le Pneuma qui accorde la proximité, car ce qui est sacré, c'est ce qui est proche de Dieu dans le Nouveau Testament ; le sacré est un des noms de cette proximité.

Vous pouvez toujours faire des études sur le sacré dans les différentes religions pour en tirer une notion, vous n'y arriverez pas. Le mot de sacré est un mot pour lequel il faut voir à chaque fois quelle place il a dans telle ou telle tradition, quelle fonction il y joue ; il n'y a pas un sens qui survole les différentes traditions.

Vous vous rappelez, il a été désigné par le terme de paraclet, donc une parole d'assistance, une parole aussi par mode remémorant, et une parole qui prélude au mode d'écriture de l'Évangile – la théologie postérieure y trouvera la notion d'inspiration : c'est parole de Dieu parce que ces textes sont inspirés au sens strict, tels que Dieu en est l'auteur principal ; ce n'est pas lui qui tient la plume, mais il en est l'auteur.

 

4) Bilan partiel.

 Donc nous avons ici fait un tour qui nous ouvre plus de questions qu'il ne nous apporte de réponses, mais justement avoir une réponse, c'est dépasser la question que je me pose pour avoir une meilleure question, toujours cela. Dans un deuxième temps j'ouvrirai simplement un ou deux textes de Paul à propos de l'intériorité, de l'homme intérieur, car on se méprend beaucoup sur ce que signifie intériorité dans les évangiles si on pense intériorité sur le mode sur lequel nous le pensons aujourd'hui.

Du même coup les choses que nous disons aujourd'hui n'auront leur place définitive que la prochaine fois où nous aurons la tâche de manifester quelles sont les places respectives des lieux d'écoute, où se trouvent les enseignements. Quand nous aurons dit cela, nous essaierons de détecter à travers l'Évangile lui-même ce qu'il en est d'une écoute, car toute didascalie, tout enseignement est écoute intérieure ; même s'il y a un intervenant extérieur, ce n'est pas cet intervenant qui enseigne, il n'est que le porte-parole d'une parole qui est  autre que la sienne, qui est la parole du maître intérieur, même lorsqu'il y a un maître extérieur. « Vous n'avez pas besoin qu'on vous enseigne » (1 Jn 2, 27 : pas besoin, ou chréian) : c'est-à-dire, bien sûr, qu'on vous enseigne, et cependant celui qui enseigne peut être dit “serviteur inutile” (a-chréios). L'expression est de Luc (17, 10), toutefois Jean et Paul expriment la même idée en disant « vous n'avez pas besoin ».[4]

Autrement dit le véritable enseignant, qu'il y ait un enseignant extérieur ou qu'il n'y en ait pas, c'est toujours le maître intérieur, même dans l'acte de foi venant par un témoin extérieur – j'anticipe ici largement – ce n'est pas ou bien… ou bien… Et nous allons nous poser la question : est-ce qu'il y en a, où sont-ils, qui parle ? Il est dans la structure même de l'acte de foi d'être une parole qui se donne à entendre quand elle se donne à entendre. Et celui qui la donne à entendre, c'est le Verbe ou le Pneuma. Nul ne peut faire de l'extérieur que j'entende. Il n'y a pas à distinguer comme deux choses différentes entre le maître intérieur et le maître extérieur. Cela indique déjà un élément de solution, un élément pour habiter la question générale que nous n'allons pas épuiser en cinq séances. Mais nous essayons de la poser comme elle se pose dans l'Écriture. La réponse sera une dissolution de la question au sens où nous nous la posions peut-être quand nous entrions.

 

II – Deux textes de Paul

 

1) L'homme intérieur chez saint Paul.

  Voici donc maintenant quelques éléments sur l'intériorité selon saint Paul. L'expression “l'homme intérieur” se trouve, pour la première fois je pense, dans l'épître aux Romains, dans le grand chapitre 7, elle sera reprise dans les épîtres de la captivité (Éphésiens…). Elle s'oppose à l'homme extérieur (homme intérieur / homme extérieur) et elle coïncide à peu près avec une autre expression de Paul qui est l'homme nouveau par opposition à l'homme ancien.

Ceci correspond chez saint Jean à la différence entre l'homme caractérisé par son “natif”, celui de son identité qu'il a au titre de son émergence dans une culture – nous venons au monde dans une culture, c'est notre natif – et l'homme qui est re-né du pneuma, qui est né de plus originaire. On naît d'une semence et la semence qui apparaît la dernière, c'est celle qui a été semée la première. C'est à peu près comme dans les synoptiques, dans la parabole où le père de famille sème d'abord le bon grain et puis, de nuit, l'adversaire sème par dessus de l'ivraie, et c'est l'ivraie qui pousse la première. Quand on voit paraître l'ivraie : faut-il l'arracher ? Non, on arracherait le bon grain en même temps. Voilà une parabole qui n'est ni johannique ni paulinienne, elle est dans les synoptiques. Mais en même temps elle appartient à la grande symbolique végétale de la semence qui est absolument fondamentale, beaucoup plus importante que des concepts fondamentaux. C'est une symbolique fondamentale de l'écriture du Nouveau Testament.

Saint Paul reprend la même chose en distinguant Adam du chapitre 2 de la Genèse et Adam du chapitre 1 car ce n'est pas le même. Il appelle “premier Adam” celui du chapitre 2, celui qui apparaît le premier dans le cours de l'histoire : il représente l'adamité, c'est-à-dire la condition humaine telle que nous la connaissons de façon native. Et le “deuxième Adam”, c'est celui du chapitre premier : « Faisons l'homme comme notre image ». Il distingue donc entre l'homme modelé (Gn 2) et l'homme à l'image (Gn 1). Ceci par rapport à l'homme ancien et l'homme nouveau, et ici c'est l'homme extérieur et l'homme intérieur, j'ai dit que les deux se recouvrent à peu près. La première mention de l'homme intérieur se trouve en Rm 7.

 

2) L'homme intérieur en Rm 7, 18-24.

a) Le contexte.

Ça commence par une distinction entre ce que je veux et ce que je fais : il y a en moi l'homme qui veut et l'homme qui fait, et ce n'est pas le même homme[5].

Nous savons que, pour Paul, Dieu donne et le vouloir et le faire, c'est une expression explicite de Paul (d'après Ph 2, 13) : Dieu donne que je veuille, et ayant donné que je veuille, cela n'implique pas nécessairement que je fasse ; c'est aussi un don de Dieu, et un plus grand don, qu'il me donne que je fasse. Ceci nous ouvrirait au très grand débat qui a secoué la chrétienté depuis Pélage, au IVe siècle, jusqu'à ce que la question s'épuise sans qu'on ait trouvé de réponse, et qu'on se tourne vers d'autres questions, environ au XVIIIe siècle. C'est ce qui a donné naissance au jansénisme, aux réformateurs d'abord, à plusieurs écoles opposées de théologiens à l'intérieur même de la foi catholique. Donc c'est un grand débat : qui a l'initiative ? Est-ce que tout dépend de Dieu ou est-ce que tout dépend de moi, ou est-ce qu'il faut faire un partage entre ce qui revient à Dieu et ce qui revient à moi ? Justification par les œuvres ou justification gratuite par la foi qui n'est pas une œuvre ? Il suffit de se rappeler Pascal dans les Provinciales, tout ce que vous voudrez, car ça déborde un peu même sur l'histoire de notre littérature.

Le contexte plus général, c'est l'entrée du péché dans le monde.

La question que se pose Paul c'est : « Dieu dit “Lumière soit”lumière est » ; il dit « Tu ne mangeras pas de cet arbre » et ça mange ! Qu'est-ce qui se passe ? La parole de Dieu est de par sa nature une parole donnante, une parole œuvrante, une parole qui fait ce qu'elle dit. Or voilà que là, il y a comme un défaut. Alors vous diriez : c'est la liberté humaine. Tu parles ! La notion de liberté ne fait que compliquer les choses, elle ne résout pas le problème, c'est une fausse réponse. C'est celle qui vient à l'esprit de quiconque aujourd'hui si on évoque un problème de ce genre, mais pas pour Paul.

Pourquoi la parole de Dieu n'est-elle pas œuvrante dans le cas d'Adam ? Parce qu'elle arrive comme falsifiée à l'oreille d'Adam. En effet la parole de Dieu est reprise par l'adversaire, le serpent, le diabolos. Elle est reprise presque mot à mot mais sans doute dans une tonalité et avec quelques petites différences qui en changent le sens. Autrement dit elle n'est pas œuvrante parce qu'elle est “désœuvrée” – c'est le mot qu'emploie Paul – elle est rendue inefficace si vous voulez, elle est désœuvrée par la réinterprétation qui atteint les oreilles d'Adam.

Quelle est la différence ? C'est une parole donnante et le serpent en fait une parole de loi. Or la parole de loi ne sauve pas. On n'est pas sauvé par l'exercice des œuvres de la loi mais on est sauvé gratuitement par la foi, c'est-à-dire par l'écoute de la parole de Dieu, par l'écoute de la parole œuvrante. La loi ne sauve pas, c'est la grande critique de la loi chez Paul. C'est absolument fondamental dans la constitution originelle de l'Église.

b) Le texte.

La question qui nous occupe est vaste et il faut sélectionner les choses plus opportunes à dire maintenant. Je vais donc en venir au texte qui va nous conduire à l'expression d'homme intérieur qui s’y trouve.

      ●    Verset 18. Le vouloir et la mise en œuvre.

« 18Car je sais que le bon n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chairdans ce moi faible. La chair ici n'est pas une partie composante de l'humanité, c'est un aspect opposé au pneuma. Âme ou esprit et chair sont des parties composantes dans notre culture, jamais chez Paul car le vouloir m'est disponible ilm'est donné mais mettre en œuvre le bien, non. » En effet il est à présumer que le don du vouloir est un don général que Dieu fait à tout homme. Là encore ça ne coïncide pas nécessairement avec la conscience de vouloir.

Le vouloir (ou le désir) désigne la semence (le moment séminal), et le corps désigne l'accomplissement de cette semence qui vient à corps. Faites bien attention, c'est fondamental pour la lecture de Paul. Chez nous le mot corps n'a pas du tout le même sens s'il est pris par exemple dans une perspective post-platonicienne qui est la plus usuelle : il y a l'âme et le corps, l'âme est en haut et le corps en bas. Ne croyez pas que ça nous ait quittés même si les penseurs aujourd'hui sont loin de cela ; ça reste structurant.

Par exemple on fait une distinction nette entre ce qui relève de la psyché et ce qui relève de l'organique, c'est un résidu lointain. Or le mot de corps n'a pas le même sens s'il est mis en rapport non pas avec l'âme mais avec la semence. La semence, c'est la même chose que le fruit ou que le corps ; disons pour simplifier que c'est la même espèce : telle semence donne tel fruit ou tel corps. Seulement la semence est un élément où le corps n'est pas déployé, n'est pas manifesté ; et la venue à corps c'est l'accomplissement plénier. Le mot corps devient donc synonyme plutôt d'accomplissement plénier alors le même mot de corps était mis, dans la structure post-platonicienne que j'évoquais tout à l'heure, dans un état inférieur.

Voilà une des difficultés pour entendre le langage anthropologique de Paul et du Nouveau Testament en général, et cela se complique encore lorsqu'il s'agit non plus du mot corps mais du mot chair, car c'est une autre structure qui intervient encore. Et nous, nous avons tendance à assimiler tout cela. Et on nous le lit bravement le dimanche à la messe, c'est inaudible bien sûr.

      ●    Versets 19-21. Le péché qui œuvre.

« 19Car je ne fais pas le bien que je veux, et le mal que je ne veux pas, c'est ce que je fais. 20Et si ce que je ne veux pas c'est cela que je fais, ce n'est pas moi qui œuvrece n'est pas le moi du vouloir qui œuvre – mais c'est le péché qui habite en moi. »

Le mot de péché, c'est pareil : chez nous le péché est une infraction ou une faute. Le péché, chez Paul, c'est une force opératrice, une force usurpée comme il est dit d'ailleurs dans les versets précédents (v. 7 sq). C'est très difficile à lire mais c'est extraordinaire.

Le mot grec pour dire péché ici, c'est hamartia, le mot le plus usuel. Il y a d'autres mots pour dire cela mais il y en a moins qu'en hébreu où ils sont très nombreux : le mot adikia dit plutôt l'injustice mais il faudrait le traduire par désajustement ; le mot anomia désigne ce qui est contraire à la loi, mais pas forcément la loi au sens où Paul en parle de façon négative etc. 

Le mot de péché est un mot très compromis de nos jours, cependant il faut garder ce mot car c'est un mot propre. Le péché n'est pas simplement la culpabilité au sens de sentiment de culpabilité, ça désigne quelque chose de tout à fait différent, et on fait des confusions là-dessus aujourd'hui : on parle de culpabilité alors qu’il s’agit du sentiment de culpabilité, ce n'est pas la même chose ; et on confond culpabilité et péché, ce qui n'est pas la même chose non plus. Le péché n'est pas non plus essentiellement une infraction par rapport à la loi.

Le péché est une déficience qui ouvre l'espace au bien plus grand que le bien, c'est-à-dire au don plus grand que le don, c'est-à-dire au pardon. Il n'est loisible de parler impunément de péché dans le sens du Nouveau Testament que dans la lumière du pardon. Parler du péché dans une perspective d'accusation ou d'imputation n'est pas le propre du péché. C'est pourquoi le mot péché est un mot infiniment précieux parce que son sens ultime est d'être la condition du pardon.

Ceci peut prêter à beaucoup de malentendus. D'ailleurs dès l'époque de Paul il y a des malentendus à ce sujet et Paul s'en défend constamment dans ses épîtres, il se défend des méprises qu'on fait à son sujet, comme le dit Pierre (ou le pseudo-Pierre) dans la deuxième lettre de Pierre : notre frère Paul écrit « des choses difficiles à comprendre, que des gens sans instruction et sans solidité tordent comme aussi des autres Écritures pour leur propre perdition » (2 Pierre 3, 16). C'est vrai !

« 21Car je rencontre la loi (ce qui me régit) pour moi qui veut faire le bien, en sorte que c'est le mal qui m'est loisible. »

      ●    La "loi de Dieu" au début du verset 22.

« 22Car je consens à la loi de Dieu ». Le mot “loi de Dieu” ici n'a plus le sens de législation, il faudrait le traduire par  “Torah de Dieu”. Il ne faut pas oublier que, pour Paul, tout est selon la loi comme Torah et tout l'Évangile est contre la loi comme législation. Par sa nature la parole de Dieu n'est pas une parole de législation, c'est une parole donnante. Ce n'est pas une parole qui dit “Tu dois”, c'est une parole qui donne que je fasse. Or la Torah n'a rien à voir avec la notion de loi même dans l'étymologie hébraïque. Saint Paul d'ailleurs traduit couramment, quand il s'agit de la Torah ou des autres Écrits, par Graphê (l'Écriture). Tout est selon l'Écriture, il y a une référence positive à l'Écriture, mais la lecture de l'Écriture comme législation est une dégradation, une méprise au sujet de l'Écriture, c'est la méprise originelle : prendre Dieu pour un législateur.

Telle est la grande pensée de Paul ; vous ne l'entendez pas souvent prêchée, et c'est vrai que c'est difficile parce que ça peut prêter à démobilisation. Concrètement, sous prétexte de foi, une bonne partie probablement, dans l'histoire psychologique de l'humanité, a été menée par une crainte plutôt que par une foi – je ne dis pas que c'est une très bonne pastorale, mais c'est un fait, surtout à certaines époques, pas au Moyen Âge comme on le croit mais plutôt à la Renaissance. Car on peut craindre un pasteur. Nous verrons quelle est la place de la parole des pasteurs, de la parole pastorale, dans les différents enseignements, les différentes écritures, quels sont ses canaux, ses compétences : la prochaine fois on mettra ça en ordre d'une façon très rigoureuse et très simple. Ce n'est pas compliqué mais ce n'est pas très connu, et là je n'invente rien. En effet, je vous préviens que j'ai été formé à la théologie romaine à Rome même, donc je la connais. Seulement il faut l'apprécier comme elle se donne à entendre elle-même. Il y a une inflation de significations, par exemple dogmatiques ou choses de ce genre, dans la mentalité courante du peuple de Dieu, qui n'est même pas selon la théologie romaine. La théologie romaine est beaucoup plus intelligente que cela. Donc j'aurai des précisions à apporter à ce sujet.

      ●    Versets 22-24. Selon l'homme intérieur / selon une autre loi.

 « Je consens à la loi de Dieu selon l'homme intérieur voilà l'expression “l'homme intérieur”, il y a l'homme dans l'homme : l'homme intérieur dans l'homme extérieur. Qu'est-ce que c'est que l'homme extérieur ? Voyons cela

 « 23Mais je constate dans mes membres une autre loi “une autre loi” : ici le mot loi ne désigne pas la loi de Moïse. “Une autre loi” est plutôt à prendre au sens de “faire la loi”, c'est-à-dire avoir barre sur quelque chose, avoir la puissance ; de même que le caïd fait la loi, ce qui régit effectivement le groupe. Donc il n'y a pas plusieurs lois bien que nous puissions recenser la loi de Dieu, la loi de l'Esprit, la loi des membres etc. Les “membres” ne sont pas ce que nous appelons des membres, ce sont des facultés opératrices. Ainsi la main, pour nous, est premièrement un membre, mais originellement elle peut être le sens même du don, ce qui donne ; ou une manière – c'est le même mot main – une manière de faire. Je me rappelle, à Rome, mon professeur qui était français devait me signer un papier officiel ; il n'avait pas son stylo. Je me précipite pour prêter le mien et il me dit : « je ne voudrais pas gâter votre main », “ma main” ici c'est “ma façon d'écrire”. Les membres sont donc des manières ou des facultés opératrices, c'est-à-dire que la semence donne lieu à facultés opératrices qui se développent avant que le corps ne soit pleinement accompli. Nous en revenons toujours à cette image de semence et corps.

Reprenons : « Je constate dans mes facultés opératrices une autre loiquelqu'un qui fait la loi : la loi est une notion fonctionnelle et non pas désignative comme la loi de Moïse – qui est adversaire à la loi de mon noûs… ». L'autre loi, qui est la loi de l'homme intérieur, est appelée ici“loi de mon noûs”. Et il y a du risque là, parce que noûs, c'est l'intellect (noêtos c'est l'intelligible) et, en langage platonicien, c'est justement ce qui s'oppose au sensible, c'est l'esprit, pas au sens du pneuma, mais esprit au sens de faculté d'intelligence qui a cours chez nous ; mais ce n'est pas le cas chez Paul. Le vocabulaire anthropologique est d'une complexité, d'une difficulté sans borne dans l'histoire successive des pensées en Occident, et dans l'usage courant également. En tout cas tous nos usages, quels qu'ils soient, sont autres que ceux de Paul. Ici “l’autre loi” est contraire à la “loi de mon noûs”, c'est-à-dire à ce qui régit mon noûs, ma pensée, et qui correspond donc à l'aspect séminal.

« Une autre loi… qui m'asservit dans la loi du péché qui est dans mes membres(dans mes facultés opératrices, dans ce que je fais). » “L'homme qui fait” par opposition à “l'homme qui veut”. Le noûs, c'est le vouloir séminal. Autrement dit Paul utilise ici un vocabulaire puisé au grec, et peut-être que le mot équivalent d'un point de vue biblique serait le mot de cœur, mais pas le cœur au sens où nous en parlons, pas le cœur sentimental, ni cordial, ni cardiaque (le mot cordial étant pris au latin et le mot cardiaque au grec) ; c'est le lev hébraïque (le cœur) qui est une façon de dire l'intériorité : une des meilleures façons de dire le cœur, pour traduire la Bible, c'est l'intériorité.

« 24Malheureux homme que moi ! Qui me libérera de ce corps de mort ? » Est-ce qu'il désire mourir ? Mais non ! Ce “corps de mort” désigne les principes de mort venus à corps c'est-à-dire venus à accomplissement, il désigne mes opérations (ce que je fais) ; ce n'est pas “mon corps”, il n'y a rien contre le corps dans cette perspective. Voyez la difficulté.

Donc c'est la première fois qu'on rencontre le mot “homme intérieur” mais il est davantage expliqué ensuite et repris.

 

3) L'homme intérieur en Éphésiens 3, 14-19. [6]

Je vais donner un seul autre exemple à cause du temps qui passe.

 « 14En grâce de cela je fléchis les genoux devant le Père 15de qui toute descendance tire son nom, au ciel et sur la terre, 16qu'il vous donne, selon la richesse de sa gloire, en puissance, d'être confortés par son pneuma en vue de l'homme intérieurpour l'accom-plissement de l'homme intérieur – 17que le Christ habite dans vos cœurs par la foi. »

Le Christ est dans le cœur, ou nos cœurs sont dans le Christ puisque “dans”, ici, est réversible, ce n'est pas un “dans” de l'emboîtement mais un “dans” de la proximité, de l'intimité : peu importe que ce soit le Christ qui habite en nous ou nous dans le Christ. Cela indique un mode d'être avec qui est antérieur à la distinction du dedans / dehors qui préside à notre emploi du mot “dans” selon l'usage de notre langue.

« Qu'il habite par la foi – c'est la foi qui ouvre la proximité car la foi c'est l'entendre et que vous soyez enracinés et fondés dans l'agapê » :c'est à la fois l'image de la plantation (enracinés) et de la construction (fondés). Que nous ayons agapê, et que Jésus soit ressuscité, c'est la même chose. C'est passer du caractère mortel, meurtrier, au caractère vivant et en paix, en agapê.

Foi et agapê ne sont pas deux choses chez saint Paul, comme chez saint Jean connaître et aimer : ce sont des mots qu'il faut complètement repenser, non pas à partir de notre usage, mais à partir de l'identité de sens qu'ils ont chez nos auteurs. Rien ne se dit dans notre discours qui ne soit régi par les deux dyades : la distinction de l'intelligible et du sensible, et la distinction du volitif et du cognitif. Or la nouveauté christique se dit dans une proximité et cette proximité indicible se déploie dans le langage du connaître qui a un sens appétitif parce que c'est aussi un décalque du connaître biblique : le verbe connaître en hébreu signifie pénétrer puisque ça se dit de l'acte conjugal (« Adam connu Ève et elle enfanta un fils» Gn 4, 1). L'homme intérieur est donc l'homme de l'intimité et de la proximité du Christ qui ouvre ici un espace nouveau.

L'agapê reste quelque chose de fondamental, mais c'est pour que vous puissiez connaître l'espace nouveau, l'espace de Dieu : « 18Afin que vous ayez la puissance de comprendre avec tous les consacrés, quelle est la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeurde quoi  s'agit-il, ce n'est pas dit. On traduit habituellement par “de l'agapê” parce qu'on veut donner un sens. Ce n'est pas un contresens de mettre l'agapê pour les dimensions, mais ce n'est pas dans le texte. Voilà les dimensions et directions d'être qui sont mises en question et qui sont renouvelées : ce sont les dimensions et directions de l'espace de l'homme intérieur. L'homme intérieur n'est donc pas un repliement sur soi mais un nouveau mode d'être avec, un nouveau mode d'intimité19et connaître l'agapê du Christ qui surpasse toute gnôsis (toute connaissance)l'agapê est plus grande que toute connaissance. L'expression “plus grand” est une expression très importante chez Jean. Ici ce n'est pas la même, elle est très importante chez Paul également, mais dans un autre vocabulaireet que vous soyez emplis pleinement jusqu'à la plénitude de Dieu » c'est-à-dire cette dimension de Plérôme, la dimension de la plénitude, la dimension de la totalité. Le mot plérôme qui intervient à la fin, plénitude, c'est celui qui était sous-entendu dans les dimensions.

      ●   La mention de l'homme nouveau en Ep 2, 13-18.

Vous avez donc dans ce chapitre 3 la mention de l'homme intérieur. Il y a aussi la mention de l'homme nouveau au chapitre 2. « Voici que maintenant, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes devenus proches, dans le sang du Christ. Car c'est lui qui est notre paix, lui qui a fait des deux, un, détruisant le mur de séparation, la haine (l'inimitié), dans sa chair, réfutant (désoeuvrant) la loi des préceptes qui sont dans des prescriptions, pour créer en lui les deux pour être un seul Homme nouveau – allusion à Gn 1, “Faisons l'homme à notre image… mâle et femelle il les fit” – faisant la paixil les réconcilia, les deux en un seul corps – au sens une seule réalité – pour Dieu, par la croix, ayant tué la haine en lui,et étant venu, il annonça la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches ; par lui, en effet, nous avons accès, les uns les autres dans un seul pneuma, auprès du Père. » (Ép 2, 13-18).

 

III – Remarques sur l'intériorité

 

a) À propos de l'intériorité.

Ce texte sur l'homme intérieur et quelques autres textes marquent la chose importante que j'ai déjà esquissée de façon anticipée tout à l'heure, c'est que l'intériorité ne s'oppose pas à l'extériorité comme l'âme ou l'esprit s'oppose au corps.

      ●    Intériorité : espace ouvert nouvellement, plus intime que mon intime.

L'intériorité désigne la nouveauté, c'est une intériorité qui s'ouvre à l'intérieur de notre intérieur, un espace que nous ne pouvons pas parcourir qui est cette région de l'insu. Autrement dit l'homme est complètement percé. Ce qu'il croit être l'intériorité ou le fondement même de son être débouche sur plus intérieur. C'est le beau mot d'Augustin – il n'a pas que des bons mots mais là c'en est un – « Intimior intimo meo » : plus intime à moi-même que mon intime. Donc en même temps c'est la nouveauté, c'est-à-dire l'espace ouvert nouvellement, celui qui n'est pas donné nativement à mon titre d'avènement à quelque culture que ce soit. C'est la nouveauté christique extrême, l'ouverture d'une dimension d'être, d'une dimension d'homme qui n'est pas perçue par l'homme. Je ne dis pas “naturel” parce que ça suppose une nature humaine, et il n'est pas sûr qu'il y ait une nature humaine. En tout cas la notion de nature n'est pas une notion biblique, c'est une notion grecque ; donc je dis le natif parce que c'est saint Jean qui emploie le verbe naître. Il y a une première naissance et puis il faut naître d'une nouvelle naissance, donc la révélation d'une identité plus intime que ce que je croyais être mon intime.

      ●    Intériorité et proximité.

Mais la dernière chose est peut-être la plus importante : cet intime-là n'est pas l'enfermement, c'est au contraire une ouverture, c'est-à-dire que l'homme intérieur ne s'oppose pas à l'homme qui agit à l'extérieur. L'homme intérieur est celui qui est en son plus propre à la mesure où il est au plus proche d'autrui, au plus proche de ce qu'il n'est pas (au plus proche de Dieu, au plus proche des frères). Vous voyez cette intériorité-là.

b) La question du maître intérieur.

Quand on posera la question du maître intérieur, parce que nous allons revenir à cette question-là la prochaine fois par rapport à l'enseignement extérieur, c'est une autre intériorité / extériorité qui sera mise en œuvre. Nous serons au contraire dans un espace où intérieur et extérieur (au sens où nous posons la question) ne s'opposent pas mais s'incluent absolument, c'est-à-dire qu'il n'y a même pas d'enseignement authentique extérieur si le maître intérieur ne parle pas. C'est ce que nous commencions à dire de façon anticipée.

Il peut y avoir un enseignement intérieur qui n'a pas son support extérieur puisque « vous n'avez pas besoin » : que Dieu parle, cela ne relève pas du besoin. Paul qui écrit cela dans sa lettre aux Thessaloniciens (1 Th 4, 9 et 5, 1) se considère comme un serviteur inutile, dont on n'a pas besoin – le “non-besoin” est aussi une expression johannique (« vous n'avez pas besoin qu'on vous enseigne ») ; et l'évangéliste est un “serviteur inutile[7], un serviteur dont on n'a pas “besoin”, il n'est pas de l'ordre de l'utilité.

C'est très curieux de voir comment, avec des vocabulaires différents et des structures d'écriture très différentes, les pensées de Paul et de Jean, et ici de Luc, présentent, pour le fond, une concordance extraordinaire. Donc là aussi nous avons un beau témoignage, parce que dans ce cas-là le témoignage n'est évidemment pas la répétition ; ça ne se fait pas dans les mêmes mots et ça se recoupe totalement.

Voilà, nous avons dit des choses qui sont encore préparatoires. Ce que veut dire l'intériorité dont nous avons parlé, nous attendons encore que cela se manifeste par son rapport à ce que nous allons appeler l'extériorité la prochaine fois.

Autrement dit aucune de nos séances ne se tient toute seule par elle-même, elles ont besoin d'être toutes cinq ensemble pour avoir leur sens.



[2] C'est ici un résumé de ce qui a été dit au chapitre III.

[3] Nous traduisons hagios par “saint”, mais ce n’est pas très bon à cause de la signification moralisante qu’a prise ce mot.

[4] Paul dit : « Qui donc est Apollos, qui donc est Paul ? Des serviteurs par qui vous avez cru et, comme le Seigneur a donné à chacun, moi j'ai planté, Apollos a arrosé mais c'est Dieu qui fait croître ; de la sorte, ni celui qui plante n'est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui fait croître. » (1 Co 3, 4-6) ; ou encore « Ce n’est pas nous que nous annonçons mais Jésus Christ Seigneur, et nous-mêmes ne sommes que vos serviteurs pour Jésus » (2 Co 4, 5) ; et aussi : « Pour ce qui est de l’amour fraternel, vous n’avez pas besoin qu’on vous écrive ; car vous avez vous-mêmes appris de Dieu à vous aimer les uns les autres… » (1Th 4, 9)

[6] Jean-Marie Martin n'ayant pas le temps de tout développer dans le temps qui lui était imparti au Forum, nous avons ajouté un commentaire du même passage tiré de la séance de groupe du 17 mars 2009.

[7] Voir la fin de l'avant-dernier paragraphe du I de ce chapitre.

 

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