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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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21 août 2019

Empédocle : 4ème message du dossier "Les sources que sont Évangile et Présocratiques se parlent entre elles"

Voici en dernier message des réflexions concernant  Empédocle (≈ 490-435 avt JC). C'est lui qui a introduit les quatre racines (appelées plus tard "éléments) ainsi que les deux forces ou puissances qu'il appelle néïkos et philia : la discorde et l'amitié (ou la haine et l'amour). Jean-Marie Martin évoque les origines possibles de ces éléments, et fait un pont avec saint Jean qui utilise lui-même les verbes agapan et phileïn dans un sens assez proches l'un de l'autre. Il y a également de nombreuses réflexions sur le mélange, sur la formation du fromage, et sur des objets de l'artisanat comme la lampe-tempête. 

N B les fragments 6 et 84 d'Empédocle qui figurent dans ce message n'ont pas été cités par J-M Martin, mais ajoutés pour illuster.En annexe figurent des liens pour pouvoir lire les fragments d'Empédocle, il y a même un lien vers le double texte grec.

Voici la liste des quatre messages qui constituent ce dossier, dans chaque message la pensée de l'Évangile est convoquée :

  1. Introduction (les mots archê, phusis…) : 1er message du dossier "Les sources que sont Évangile et Présocratiques se parlent entre elles" : Introduction
  2. Héraclite (le mot logos…) : 2ème message : Héraclite;
  3. Parménide et la pensée de l'être : 3ème message : Parménide;
  4. Empédocle et les quatre racines (éléments) ainsi que Haine et Amour : présent message.

 

 

Les sources se parlent entre elles : Évangile et Présocratiques.

IV – Empédocle et les 4 éléments

 

Extraits de diverses interventions de Jean-Marie Martin

(Ceci n'est pas un cours)

 

1) Quatre éléments et deux principes (Haine, Amitié)

Empedoclea) Les 4 racines (ou 4 éléments) dont parle Empédocle.

Le mot éléments a son histoire puisque ce n'est même pas un mot de celui qui, le premier, a pensé les quatre éléments. En effet Empédocle les appelle des "racines"[1], rhizomata (fragment 6).

On pense qu'à l'origine il s’agit de quatre régions. Je parle de de régions, et comme toujours chez les Anciens, il s'agit de régions régies, donc qualifiées, pas simplement des portions d'espace. Probablement, à l'origine de la distinction [feu, terre, eau, air] on a ceci : le ciel est une région régie par Zeus, la terre par Déméter (Gêmêter, la Terre mère), l'océan par Poséidon, et la région de l'air pourrait être attribuée à Hermès parce qu'il est le communiquant, le dieu aérien.

 

  • Fragment 6 d'Empédocle. « Apprends d’abord les quatre racines de toutes choses : Zeus qui brille, Hera qui donne la vie, Aidoneus (Hadès) et Nestis (Poséidon), dont les larmes sont une fontaine de vie pour les mortels. » [N B L'attribution des éléments (feu, terre, air, eau) aux quatre (Zeus, Hera, Aidonius, Nestis) n'est pas la même suivant les auteurs qui parlent d'Empédocle]

 

b) La haine et l'amour ajoutés par Empédocle aux 4 racines (éléments).

Chez saint Jean les verbes aimer (phileïn) et haïr ne désignent pas des sentiments, et singulièrement pas des sentiments au sens psychologique du terme. C'est la première chose qu'il incombe de percevoir avec netteté pour lire des phrases comme : « Celui qui aime sa vie la perd, et celui qui hait sa vie dans ce monde la garde pour la vie éternelle » (Jn 12, 25)[2]. Cela n'est pas de notre usage alors que c'est d'un usage fréquent dans la pensée antique, et pas simplement dans la pensée biblique, mais même dans la pensée des origines de l'Occident.

Par exemple Empédocle d'Agrigente, Ve siècle avant JC, ajoute aux quatre éléments deux forces ou puissances qu'il appelle néïkos et philia : la discorde et l'amitié (ou la haine et l'amour). Qu'il y ait de l'amitié entre telle substance et telle autre substance nous paraît être une étrange façon de parler. Il reste néanmoins que, sans trop le savoir, nous continuons à le faire, puisque nous disons qu'une personne a de l'attrait pour une autre personne et qu'une substance est mue par attraction.

Cela n'a jamais été bien entendu. Déjà Aristote ne comprend pas, il réduit cela à sa propre pensée, à savoir que l'eau, l'air, le feu, la terre c'est la matière, et que la philia et la haine (le principe cohésif et le principe destructeur) sont quelque chose comme cause efficiente. Mais il n'en est rien, ni pour la matière ni pour la philia.

 

Cette philia dont parle Empédocle dit quelque chose comme une puissance cohésive, et nous pouvons peut-être en imaginer quelque chose. Elle est en rapport avec la philia qui est la puissance cohésive de l'homme et de la femme, mais nous avons le risque de dire que c'est une métaphore c'est-à-dire qu'au sens propre la philia (l'amitié, l'amour) désigne un sentiment d'entre les humains, et que cela est métaphorisé pour dire ensuite quelque chose d'autre, à savoir un rapport entre les éléments. Or ce n'est pas pertinent. D'une part, dans ce cas-là les éléments sont plus que ce que nous appelons éléments, et surtout ce ne sont pas des éléments puisqu'ils ont leur « lot de penser » d'après Empédocle. D'autre part nous nous leurrons. En effet, je veux bien qu'en sciences physiques on parle d'attraction universelle et que pour les humains en parle d'un attrait. C'est le même mot dont nous en avons réparti le sens, et cependant nous ne pensons pas cette mêmeté-là.

Pour ce qui nous occupe ici, il nous faut user d'expédients provisoires pour nous en approcher.

Phileïn désigne ici quelque chose comme un attachement sans préciser ou restreindre le type d'attachement, qu'il soit sentimental ou sensible… De même la haine dit un détachement.

Chez saint Jean lui-même les verbes agapan et phileïn s'échangent. Par exemple il utilise agapan pour dire l'attachement au monde : « N'aimez pas le monde », cela voudrait dire qu'il y a une agapê possible pour le monde. En général agapê dit l'événement de Dieu, ce n'est ni un sentiment ni une vertu. Haine ne désigne pas non plus un sentiment, et singulièrement pas un sentiment spécifique ni un sentiment générique, ça désigne aussi bien l'indifférence que la haine.

Ces mots, en fait, disent une qualité d'espace : agapê dit l'espace de la nouveauté christique et la haine dit l'espace inverse. C'est comme la distinction lumière / ténèbre.

Cependant, chez saint Paul, en plus de rencontrer ces mots utilisés comme désignatif d'espaces ou de principes d'espace, nous les avons rencontrés utilisés comme fonctions, c'est-à-dire qu'il faudrait traduire pour s'approcher du texte : phileïn par "s'attacher" et miseïn par "se détacher" à condition qu'on laisse à ces mots-là une signification non distinguée en sens propre et  sens métaphorique, aussi bien pour ce que fait une ficelle que ce que fait un affect : attacher ou détacher. On pourrait peut-être trouver mieux.

Ce qu'il faut surtout, c'est ne pas entendre les mots amour et haine au sens de sentiments et surtout ne pas les entendre psychologiquement.

 

► Est-ce que cela peut être mis en relation avec l'intervalle dont tu parles parfois, par exemple l'intervalle entre le ciel et la terre ?

J-M M : On peut se poser la question : À quoi sert l'intervalle ? L'intervalle qui distingue est aussi celui qui unit (ou bien qui sépare). Là nous avons l'intervention d'un des modes d'être trois : dès qu'il y a deux il y a trois puisque il y a les deux différents et la dif-férence, ce qui fait qu'ils se tiennent à distance, ils dif-fèrent, ils se portent de part et d'autre. Le "se porter de part et d'autre" est peut-être un porter qui se porte pour constituer l'unité de deux. Donc ce qui distingue peut être aussi ce qui unit, cependant ce qui distingue peut aussi être ce qui sépare. Distinguer, ce n'est ni séparer ni réunir, en soi.

Empédocle a ajouté aux quatre éléments (qu'il appelle "racines') l'amitié et la haine, c'est-à-dire ce qui fait que ceux qui sont distingués le sont pour être unis en amitié ou sont distingués pour être ennemis.

Pour le ciel et la terre, la question de l'intervalle peut être annoncée soit comme la verticalité qui est l'axialité, soit comme ce qui emplit l'intervalle. L'idée d'emplir a à voir avec l'idée de Pneuma, donc avec le souffle, l'air etc. Il y a là tout un champ symbolique qui demande à être regardé de près.

 

c) Remarque sur le type de langage utilisé par les Anciens.

Il y a deux sortes de langage que l'on peut entendre, et je vais les caricaturer un peu :

  • un langage qui parle sur les choses – c'est notre langage habituel –,
  • un langage qui met en œuvre quelque chose d'humain ou qui a à voir avec une personne – par exemple Parménide, à propos de la Vérité, dit que c'est une déesse et qu'elle est sur son char, qu'elle ouvre les portes (ou bien que les portes s'ouvrent)[3].Pour nous, cela peut apparaître comme deux registres apparemment différents.

quatre élémentsPar exemple, si nous réfléchissons quelque peu sur les quatre éléments, nous verrions que ce ne sont pas des choses pensées indépendamment de l'homme. Il faut voir que la terre, l'eau, le feu, l'air sont des dénominations fondamentales du toucher. En effet le dur et le mou (ou le sec et l'humide), le chaud et le froid[4] sont les quatre premières catégories de ce qui est touché, et on peut les combiner avec ces éléments : le feu est sec et chaud ; la terre est sèche et froide ; l'eau est humide et froide ; l'air est humide et chaud ; Il y a là des choses élémentaires, mais surtout pas au sens de ce qu'on appellerait des éléments chimiques. Ce sont des éléments pré-phénoménologiques de l'être-au-monde sur un mode sensoriel, et spécialement celui de la tactilité. On aurait bien tort d'avoir du mépris pour ces choses-là : toucher et être touché dans un sens tactile, c'est quelque chose de fondamental, et d'ailleurs notre langue ne fait pas une simple métaphore quand elle dit "toucher" pour "émouvoir".

Ce qui est intéressant à voir à propos du langage employé, c'est qu'il y a pour nous le champ d'une rigueur conceptuelle et le champ des impressions. Or cela serait à revisiter, car nos concepts ne sont guère que l'élection d'un certain nombre parmi les données sensorielles de choses qui sont conduites à un sens terminologique. Il est tout à fait clair que pour Platon il y a une distinction fondamentale entre le noétique, l'intelligible et le sensible. Qu'elle corresponde exactement à notre propre distinction du concept et de la sensorialité, ce n'est pas limpidement visible mais, de toute façon, ce qui est intéressant, c'est d'essayer de penser avant Platon et pas seulement en retournant Platon. Par exemple, que fait Nietzsche ? Il essaie de retourner Platon, c'est-à-dire que désormais l'intelligible est dévalorisé au profit du sensible, de la vie. Mais ceci est un retournement de la même question.

 

Je vous ai dit que chez les présocratiques, les quatre éléments étaient une répartition des quatre qualités essentielles de la tactilité, à savoir le dur et le mou, le chaud et le froid. Et ce que je veux dire aussi – ceci est une petite notation marginale – c'est que quand les valentiniens récitent les malheurs de Sophie la Sagesse, ils disent qu'elle pâtit l'erreur fondamentale, tombe dans l'ignorance (agnoia) et la ténèbre, et qu'elle subit des passions (pathé). Or il y a quatre passions fondamentales qui sont énumérées[5] et qui sont phobos (la peur), lupê (la tristesse), épexis (la stupeur) et enfin les épithumia (le désir). Et justement ces choses sont assimilées aux quatre éléments :

  • l'eau est assimilée à la peur (phobos) car elle fuit (elle se sauve) ; en effet ils distinguent deux types de peurs : il y a la peur qui fait fuir (la phobos), et la peur qui fixe (l'explexis)
  • l'air est assimilé à la tristesse ;
  • la terre (le solide) est assimilée à l'explexis (la stupeur), ce qui est fixé ;
  • le feu est assimilé au désir.

 

3) Le thème du mélange.

  • Les parties a), b), c), d) viennent de diverses interventions de Jean-Marie Martin.

a) Le même n'est pas le pareil.

La pensée antique, et la pensée la plus originelle est une pensée de la mêmeté, et l'altérité est un élément constitutif de la mêmeté. Dans ce sens-là mêmeté et altérité ne s'opposent pas. Et aujourd'hui il y a un discours sur l'altérité qui est beaucoup trop court.

La connaissance du même par le même, c'est Empédocle, et on retrouve cela chez saint Jean : « Nous savons que quand il se manifestera nous serons semblables (homoioi) à lui, parce que nous le verrons comme il est » (1Jn 3, 2). La proximité  (qui est indiquée par le terme "voir") appelle la similitude : le semblable connaît le semblable, parce que le connaître est un des modes de l'assembler, de la proximité. 

Dans "mêmeté" le problème c'est qu'on entend souvent "pareilleté". Or le même n'est pas le pareil. Six pommes de terre ça fait six pareils, on est du côté de la multiplication.

Je pense d'ailleurs que la pareilleté, c'est le principe du meurtre. La pareilleté est le principe de ce qui exclue. Dans le rapport père / fils, il y a de l'intelligibilité alors que dans un rapport de fratrie, on peut en ajouter autant qu'on veut, il n'y a pas d'intelligibilité. Deux pareils c'est inintelligible, ça n'a pas sa raison d'être, et ça doit être hors champ. À la mesure où la symbolique de la pareilleté dans la Bible c'est la fratrie, Abel et Cain sont ici signifiants de quelque chose. C'est le lieu probablement où pour la première fois la pareilleté apparaît. Et le mode de l'identification de l'homme par l'individu est vraiment le mode sur lequel l'Occident vit l'inintelligibilité de la fratrie tel que nous en héritons. Dans le monde biblique, la question pour identifier n'est pas « Qu'est-ce que tu es ? » Mais la question est « D'où viens-tu ? » qui est une modalité de la question « De qui es-tu fils ? »… Et tout cela se tient avec la question de la signification originelle de "fils de Dieu".

 

Remarque. Aujourd'hui nous sommes déterminés par le logos au sens de raison, et non pas par le mythos. Or, à l'origine de notre pensée occidentale ils étaient encore déterminés par le mythos. C'est en ce sens-là qu'Héraclite dit : « Car c’est avec la terre que nous voyons la terre, et avec l’eau que nous voyons l’eau ; par l’air, nous voyons l’air brillant, par le feu le feu dévorant. C’est par l’amour que nous voyons l’Amour, et par la funeste haine que nous voyons la Haine. » (Fragment 109). C'est un texte difficile à interpréter d'autant plus qu'il dit dans un autre fragment « toute chose est participation à la pensée »

 

b) Le thème du semblable et le thème du mélange.

Tout dans la pensée antique est régi par un principe que je vais énoncer d'une façon triviale mais qui est tout autre chose que trivial, c'est le principe de « qui se ressemble s'assemble », autrement dit l'être auprès et l'être semblable ne sont pas deux choses. Le manque a lieu quand le semblable n'est pas auprès de son semblable : c'est le mélange, le mauvais mélange.

Le thème du mélange est également un thème très important. C'est le mélange par exemple que constitue le lait : le barattage exclut et compactise. Je n'invente rien, c'est un vieil exemple qui est présent même chez les présocratiques : le barattage, en excluant les éléments non homogènes du mélange (le petit lait), rend possible la proximité et l'accomplissement et le compactage du beurre.

Vous savez, ces mouvements premiers il ne faut pas du tout les négliger, il faut les méditer car ils sont à la base même de ce que nous considérons comme les plus épurées des considérations théoriques. Ils sont au fondement des symboliques de base qui peuvent être oubliées comme telles parce qu'elles relèvent de la pure idéalité. Il faut les retrouver.

« Qui se ressemble s'assemble » : notre langue le sait puisqu'une chose aussi diverse pour nous que "d'être semblable" et "d'être auprès" se dit avec des mots de la même racine, et cette racine est profonde parce qu'elle traverse le grec, le latin, le français :

  • en français, la racine homo (même) ou hémi donne hémicycle (les deux moitiés) ;
  • de même en latin pour sémel (en une seule fois) et simul (ensemble, simultanément).

S'introduisent ici des choses qui sont de l'espace et d'autres qui sont du temps… Et il y en a d'autres qui ne me viennent pas à l'esprit maintenant ; ainsi nous avons le français "semble" et d'autre part "assembler", "rassembler", que nous avons employé pour traduire sunagageïn. Cette constitution de la dernière assemblée fait que les choses ne sont plus dispersées dans de l'étranger mais sont rassemblées dans leur propre et donc dans leur proximité. C'est une indication, je n'ai pas tout dit. J'ai montré un chemin de méditation qui apparaissait ici dans des chemins complexes.

 

c) La pénétration ou l'extrême de la proximité.

Pour les présocratiques la pensée est le rassemblement des éléments homogènes. Pour nous, au contraire, la pensée est le rapport d'un sujet et d'un objet, et la différence occupe une place essentielle. Chez saint Jean, nous sommes dans une pensée de la mêmeté, ou plus exactement ce que les Anciens appellent isos kaï homoïos : égal et semblable.

Il faudrait penser que connaître, c'est essentiellement pénétrer. En hébreu c'est très clair puisque « Adam connut Eve », c'est ce qu'on appelle "la connaissance au sens biblique". Au sens biblique, connaître, c'est que se rassemble ce qui se ressemble. C'est le thème de la proximité ; et la pénétration est l'extrême proximité.

Pour les Anciens nous sommes imprégnés de connaissance. Nous ne fabriquons pas des connaissances, la connaissance se reçoit. Dans ce que nous évoquons ici, l'imprégnation ou la pénétration n'est pas du tout à entendre au sens chimique ou même empirique.

Cela me fait penser à ce que dit saint Jean : « 20Quant à vous, vous possédez un chrisma (une onction), reçue du Saint – il vous est donné par le sacré, le sacré est un des noms du Christ – et tous, vous savez. Vous avez tous la connaissance. Comme je l'ai dit, pour les Anciens nous sommes imprégnés de connaissance : nous ne fabriquons pas des connaissances, la connaissance se reçoit – 21Je ne vous ai pas écrit que vous ne savez pas la vérité, mais que vous la savez, – l'Écriture n'a donc pas pour tâche d'apprendre ce que l'on ne sait pas, elle est le déploiement de ce qui se sait déjà.  »[6]

 

d) À propos des mélanges et de la lampe-tempête.

  • Contexte de l'intervention de J-M Martin. Il a parlé des mélanges et de la lampe-tempête suite à la lecture du verset de 1Jn 4,13 lors de la session où il lisait la première lettre de Jean. C'est ce qui figure ici, avec quelques ajouts venant d'autres sessions. À noter que c'est au Fragment 84 qu'Empédocle parle d'un instrument qui ressemble fort à une lampe-tempête.

 «En ceci nous connaissons que nous demeurons en lui et lui en nous… » (1Jn 4, 13).

Le verbe “demeurer” qui figure ici est extrêmement important. C'est un des noms de cette unité, de cette mêmeté, de cette familiarité, de cette appartenance à la demeure, à la maison du Père, autant d'échos qui sont dans ce petit verbe “demeurer”. Sur la réciprocité qu'il demeure en nous et que nous demeurions en lui, j'ai indiqué que cela pouvait faire question à notre imaginaire. Et ultimement il faut que nous nous habituions à penser ce “dans” non pas comme un emboîtement mais comme un des noms de la proximité. Le vocabulaire ici serait très intéressant à considérer.

La thématique du mélange, de la composition est importante à l'époque : il y a des termes techniques très précis dans le stoïcisme pour ces choses-là qui ne sont pas inconnues du premier christianisme.

Krasis di'holôn, le mélange intégral, est quelque chose qui appartient à la symbolique pour dire la proximité. Le mot de "mélange" n'est pas bon chez nous. J'ai appris de mon ami vigneron qu'il n'était même pas bon à propos du vin, qu'il fallait dire un "assemblage" – avec dans "as-sembl-age" la belle racine sem, simul, qui est la même que homoios en grec. Ce n'est pas un assemblage de partie à partie, mais de tout au tout. Telle est la conception de la krasis di'holôn.

Dès qu'il s'agit de proximité, on peut être aussi dans cette imagerie de ce qui se distingue, se sépare.

Les gestes premiers de la pensée se sont indiqués à travers les éléments premiers de l'artisanat. La technique artisanale a donné lieu de très bonne heure à des réflexions chez les présocratiques : Parménide, Héraclite  et tout spécialement chez Empédocle, le présocratique d'Agrigente qui a composé un grand poème où il est beaucoup question de technique, par exemple la technique artisanale de la lampe-tempête.

Lampe tempêteJe me souviens que, dans mes vacances de petit garçon, autrefois, à la campagne chez mes grands-parents, le soir, à la nuit tombée, on allait dans les étables parce qu’il n’y avait pas d’électricité dans les étables donc nous allions voir les bêtes, voir si tout était en bon ordre. Alors, mon grand-oncle prenait une lampe-tempête. Le propre de la lampe-tempête, c’est d’avoir un verre, une sorte de grille, qui laisse passer la lumière, mais ne laisse pas passer l’air qui éteindrait la lumière. Le fait qu'elle laisse passer la lumière mais pas l'épaisseur de l'air permet d'élaborer une méditation sur les pores ; les sens sont appelés des pores, des conduits. Nous avons ici des choses très élémentaires.

  • Fragment 84 d'Empédocle, « Et de même qu’un homme qui se propose de sortir par une nuit orageuse se munit d’une lanterne, flamme de feu brillant, autour de laquelle il dispose des plaques de corne pour écarter d’elle toute espèce de vent, et que ces plaques brisent le souffle des vents qui règnent, mais que la lumière qui pénètre à travers elles brille sur le seuil de ses rayons infatigables, dans la mesure où elle est plus fine ; de même il (l’Amour) a capté le feu primitif, la pupille ronde, enveloppée de membranes et de tissus délicats, qui sont percés partout de passages merveilleux. Ils écartent l’eau profonde qui entoure la pupille, mais ils laissent passer le feu, dans la mesure où il est plus fin. »

Avec la lampe tempête il y a une sorte de technique artisanale, comme il y a une technique artisanale des foulons chez les teinturiers avec les rapports de couleurs, la notion de mélange. Toutes les notions de base originelles de la pensée philosophique sont souvent articulées à partir d’un usage artisanal des choses.

Par exemple les Anciens portent un regard sur la différence entre le mélange de l'huile et de l'eau, et le mélange de l'eau et le vin : il y en a qui se pénètrent et d'autres qui ne se pénètrent pas. C'est la grande différence entre les immiscibles – l'huile et l'eau ne sont miscibles que temporairement par émulsion –, et ceux qui, une fois mélangés, ne peuvent plus se défaire comme le vin et l'eau (fragment 91 : L’eau s’associe mieux avec le vin, mais elle ne veut pas (se mélanger) avec l’huile.). La vinaigrette est un mélange qui n'est pas stable : il lui faut une sorte de violence pour qu'elle soit vinaigrette, et quand, par suite d'un temps un peu long elle se repose, il faut à nouveau l'agiter.

Ce sont là des lieux pour dire des répartitions, et ce sont des lieux fondamentaux de la pensée. C'est souvent beaucoup plus riche que les concepts abstraits qu'on en a tiré.

Empédocle médite sur ce genre de choses pour dire des choses essentielles à la pensée. Vous croyez que vous pensez les choses très différemment. Pas du tout. Seulement il faut penser à partir d'où l'on pense, et précisément penser c'est mettre en œuvre ces choses-là.

 

e)  Le mélange et le tri. Réflexion qui s'appuie sur la fabrication du fromage.

Vous avez les beaux mélanges, qui sont stables – l'idée du cosmos est une pensée du mélange ordonné[7] –, et puis vous avez des pensées dans lesquelles le mélange est la situation qu'il faut gérer par le discernement, c'est-à-dire que tout se repose quand chaque chose est à sa place et non pas mélangée aux autres.

fabrication du fromageVous avez ainsi des choses qui apparaissent contradictoires en première lecture, et qui, au contraire, sont dans une sorte d'identité. En effet c'est le même geste qui, à partir du lait, fait le fromage et qui exclut le petit-lait, le rejette (cf. fragment 33 d'Empédocle). Par exemple, cela est dit de la croix : la croix confirme et sépare, du même geste. C'est-à-dire que ce qui fait passer d'un état faible à un état fort (un état accompli) exclut en même temps l'état faible. C’est par exemple ce qui se passe au jugement dernier où il faudrait savoir ce qui se trie. C'est là qu'il est très important de percevoir s'il s'agit des individus ou s'il s'agit d'états fondamentaux.

Je vous ai souvent parlé des deux espaces : d'une part l'espace de ce monde est régi par la mort et le meurtre, d'autre part l'espace du Pneuma (de l'Esprit) est l'espace de vie et d'agapê (amour charité, soin…) : vie contre mort ; agapê contre meurtre. Autrement dit, ce sont deux espaces qui, dans l'état actuel des choses, coexistent, et donc sont dans un rapport d'inachèvement ; cependant la mort et la résurrection du Christ annoncent l'exclusion de l'un au bénéfice de l'autre.

Ces deux espaces sont provisoirement l'un dans l'autre, mais pas l'un dans l'autre comme un heureux mélange, l'un dans l'autre comme une émulsion, comme la mayonnaise. Une émulsion est quelque chose qui peut se dégrader, c'est-à-dire que les parties composantes peuvent revenir avec le temps à ce qu'elles étaient quand elles étaient disjointes. Nous sommes dans l'émulsion des deux mondes, des deux qualités d'espace, mais ces deux espaces sont appelés à se disjoindre et à retrouver leur pureté. En effet, l'une des façons d'être deux, c'est le bien et le mal. Et le bien et le mal, c'est quelque chose qui est appelé à se juger, c'est-à-dire à se discerner. Le mot krisis qu'on traduit par "jugement" désigne la nécessité d'un discernement, d'une séparation. Autrement dit, l'idéal de la krisis est la séparation : c'est que la ténèbre soit définitivement jetée dehors. Mais pour l'instant nous sommes dans un monde d'émulsion.

► Est-ce que vous pouvez préciser cela ?

J-M M : Il y a deux façons différentes de situer deux éléments (ou deux états) l'un par rapport à l'autre :

  • la façon du mélange de deux contraires où il y a la nécessité de discerner ou d'exclure : C'est le modèle du jugement dernier qui est un mélange qu'il faut démêler ; et c'est le modèle de la lumière et de la ténèbre puisque quand vient la lumière, la ténèbre s'en va.
  • en revanche je peux parler d'un état faible par rapport à un état fort du même, et alors je parle comme s'il y avait un point commun persistant et que des modalités de ce point (la faiblesse d'abord, la force ensuite) viennent successivement.

En fait ces deux structures se joignent constamment l'une à l'autre. C'est à ce sujet que j'ai abordé la fabrication du fromage comme incluant à la fois la formation du fromage et aussi l'autre élément de structure puisqu'il y a exclusion du petit lait.

Quand saint Jean dit : « La ténèbre est en train de passer et la véritable lumière déjà luit » (1Jn 2, 8). Cela n'a pas lieu à un moment historique ni en l'an 1, mais à chaque instant de notre vie. Qu'est-ce que la vie chrétienne sinon être à chaque fois au moment où la ténèbre est en train de passer et où la lumière déjà, de quelque manière, luit ? Et ceci pour tout homme.

Nous sommes nativement mortels et meurtriers, c'est-à-dire dans la ténèbre : mais, tout homme est dans la situation où la ténèbre est en train de passer et où la lumière déjà luit. C'est pourquoi la répartition selon les étapes chronologiques – soit à l'intérieur d'une vie dans la biographie, soit à l'intérieur de l'histoire du monde – est nulle par rapport à ce qui se passe en vérité, à ce qui est en train de venir et ne cesse de venir et de partir. Cela n'est pas cumulatif, c'est chaque fois à reprendre. Ce qui ne veut pas dire que la morale du XVIIe siècle est un peu meilleure que la morale du XVIe.

Le maintenant christique est cette heure et ce jour, car nous sommes dans le septième jour. Du reste, l'humanité est depuis son origine dans le septième jour. Ce jour est le jour dans lequel cela se passe pour nous.[8]

Pour prendre une autre image qui est dans la parabole du bon grain et de l'ivraie (Mt 13, 24-30) : l'homme est le champ où le Père a mis la bonne semence et où le diabolos a sursemé (semé par-dessus) l'ivraie. C'est le temps de la mésotês, du mixte[9]. Je vous signale qu'il peut être inopportun selon l'Évangile de vouloir arracher l'ivraie, car le mixte est tel que, arrachant l'ivraie, nous risquons d'arracher le bon grain, c'est tellement intriqué ! C'est ce que le Christ dit dans la parabole.

Le jugement du mort et du vif, le discernement du vivifiant et du mortifère, ce n'est pas à nous de le faire, nous ne pouvons pas le faire. Le discernement ultime (ou jugement dernier) passe à l'intérieur de chacun de nous, et il est ultimement opéré par Dieu.

 

En guise de conclusion.

Personnellement je ne peux pas penser sans m'interroger sur la méditation du "deux". On pense qu'être deux c'est tout simple, mais il y a une indéfinité de façons d'être deux. Et si on n'est pas présent aux premières émergences du deux, aux structures élémentaires qu'ouvre le deux, on cause approximativement sur des choses, on ne les médite pas dans leur profond.

*   *   *

*

ANNEXE

Où trouver sur internet les Fragments  du "De la nature" (Peri phuseôs) d'Empédocle

 



[1] D'après Jean Brun : « Ce terme de "racine" est emprunté à la terminologie pythagoricienne» (Les présocratiques, Que sais-je, p. 91)

[3] Voir l'annexe du message précédent, en particulier la note 1 à la fin avec une remarque de J-M Martin et une citation de Marcel Detienne.

[4] « Peut-être déjà Pythagore avait postulé, en se fondant sur l’enseignement des Chaldéens, une série de catégories tétradiques : le chaud, le froid, le sec et l’humide ou bien la légèreté, la rapidité, la pesanteur et la lenteur1 […] Aristote a établi deux opposés : le chaud et le froid, comme principes actifs, et le sec et l’humide comme principes passifs du corps des êtres animés2. Le chaud et le froid déterminent et transforment les corps en les unissant tandis que le sec et l’humide sont déterminés et responsables de la désintégration des choses. Selon Aristote, d’autres oppositions comme le fin et l’épais, le visqueux et le friable, le dur et le mou dérivent des qualités premières3.» (Dita Rukriglova, op. cité); Référence 1 : « C’est précisément lui qui découvrit la théorie des proportions et l’existence d’une structure des formes de l’univers. » Proclus 6a, dans : Les Présocratiques (1988). Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, p. 56 ; Référence 2 : Aristote (1966). De la génération et de la corruption. Texte établi et traduit par Charles Mugler. Les Belles Lettres, L’Association Guillaume Budé, Paris, II 2, 329b, l. 18–19. Référence 3Ibid., II 2, 329b, l. 19–20

[5] On a par exemple une énumération de ces passions dans les Extraits de Théodote n° 48 quand il décrit la formation du monde par le Démiurge.

[7] Le mot grec kosmos signifiait d'abord simplement l'ordre.

[9] Le mixte ici semble désigner un mélange indifférencié tel qu'on ne peut distinguer dans la semence l'origine bonne ou mauvaise.

 

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