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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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7 août 2019

Héraclite : 2ème message du dossier "Les sources que sont Évangile et Présocratiques se parlent entre elles"

Dans le dernier message figuraient des réflexions assez générales sur la pensée des présocratiques et de l'Évangile. Le présent message  est centré sur Héraclite puisque J-M Martin a cité et parfois commenté certaines de ses sentences. En deuxième partie figurent plusieurs sentences d'Héraclite avec des remarques de J-M Martin, la première est celle à laquelle il fait souvent allusion : « À celui qui entend (ou qui a entendu) le logos et non pas ma parole, dire le même est la sagesse, l'un [est] le tout.  »

Voici la liste des quatre messages qui constituent ce dossier, dans chaque message la pensée de l'Évangile est convoquée :

  1. Introduction (les mots archê, phusis…) : 1er message du dossier "Les sources que sont Évangile et Présocratiques se parlent entre elles" : Introduction
  2. Héraclite (le mot logos…) : présent message;
  3. Parménide et la pensée de l'être : 3ème message : Parménide ;
  4. Empédocle et les quatre racines (éléments) : 4ème message : Empédocle.

 

Les sources se parlent entre elles : Évangile et Présocratiques

 

II – Héraclite

 

Extraits de diverses interventions de Jean-Marie Martin

(Ce n'est pas un cours)

Fragments d'Héraclite, Roger Munier

Nous n’avons d’Héraclite (env. 544-484 avt JC) que des fragments qui proviennent de citations de quelques auteurs plus tardifs qui avaient les œuvres d’Héraclite en main. Et ce sont toutes des considérations assez sidérantes et fortement énigmatiques.

Vous trouvez des fragments d’Héraclite dans la grande édition allemande classique et aussi dans un petit ouvrage de Roger Munier (éd. Fata Mor­gana, coll. Les Im­mé­mo­riaux, Saint-Clé­ment-de-Ri­vière).

Il y a environ 150 fragments, tous disparates, tous puisés chez de multiples auteurs, des écolâtres d'abord, des professeurs de philosophie ensuite, qui racontent ce qu’était censé dire Héraclite. Ces citations sont donc prises dans un milieu, un milieu qui est celui d’un texte bien postérieur, qui entend dans son sens à lui la sentence d’Héraclite. Il n’est pas sûr que ceux-là qui le citent soient fiables pour l’intelligence originelle de ce que disait Héraclite. Donc, nous avons ici un passionnant problème.

Chacun des fragments ne fait jamais plus de deux ou trois lignes, et c’est à partir de ça qu’il faut restituer, réentendre quelque chose de fondamental, d’originel, de premier, dont tout ce qui va suivre sera la méprise sans doute, à plusieurs titres. Il s’agit de pénétrer dans ce laconisme, ce quasi silence, d’où n’affleurent que quelques expressions… D’une certaine façon, tout le chemin de la philosophie reçoit son vocabulaire de là, mais avec quelles modifications de sens ! Quel chemin s'est fait depuis Héraclite – ce n’est pas du tout nécessairement un progrès, loin de là – un chemin qui est une possibilité de chemin. C’est vraiment un très beau travail que d’aller voir comment ça surgit, comment ça se développe.

Mais lui, Héraclite, n’avait pas écrit une somme de fragments ?

J-M M : Non. La pensée d’Héraclite n’est pas constituée d’aphorismes. C’est nous qui avons des fragments. Sans doute il aime l’aphorisme, mais sa pensée n’est pas faite d’aphorismes.

Qu’est-ce que tu appelles un « aphorisme » ?

J-M M : C’est une formule courte, une sentence. Par exemple, les moralistes français comme Chamfort, comme La Rochefoucauld… Ce sont des auteurs qui ont le sens de la formule courte et concentrée.

 

1) Le mot logos chez Héraclite et par la suite.

●   Logos à l'origine.

Ce qui est mis en évidence chez Héraclite et dans le temps de la première Grèce, c'est le verbe "voir". Mais ce n'est pas notre voir à nous qui oublie complètement l'entendre. Eux sont assez malins d'entrée pour savoir qu'on ne voit pas sans entendre d'où l'importance considérable également du logos chez Héraclite. Le mot "dire" serait d'ailleurs presque plus intéressant pour traduire logos sauf que nous n'entendons pas ce qui est intéressant dans le mot "dire". En effet dire, dicere en latin, vient du grec deiknumi qui signifie "montrer". La parole est la monstration de ce qui vient.

Ces Grecs sont dans un mythos, donc ils entendent effectivement, et le mythos leur donne de voir.

Pour Héraclite le logos c'est la même chose[1] que le feu, la même chose que l'Un, la même chose que Zeus, la même chose que l'Être, la même chose que la vérité ou que la sagesse (le sage, sophon), donc des mots tout à fait fondamentaux.

Chez Héraclite le mot logos désigne certainement "la parole" mais en premier, et c'est là l'essentiel, le fondamental, il désigne "la cueillette" – le logos n'est pas situé d'abord dans notre bouche, c'est en fait la réalité assemblante de la totalité. Pourquoi cela ? C'est une histoire d'étymologie puisque légeïn veut dire "collecter", "rassembler",  faire des épars et des multiples en les laissant dans leur être multiple avoir une unité. En effet la récolte, c'est cueillir de-ci de-là, c'est choisir des choses, c'est aussi les mettre en tas, et aussi les abriter dans la grange ou le grenier, autant de mots magnifiques qui font partie de tout ce processus. Et c'est tout ce processus qui donne origine au mot logos, à la fois dans son sens de récollection et de parole. La tâche de la parole (du logos) est de laisser être les multiples ou la totalité dans la lumière de leur unité (hen panta) (Cf. sentence 50). Or quelle est l'unité de toutes choses ? C'est le verbe "être" puisque, de tout ce qui est, on dit « est ». Seul le langage pense, dit, recueille la totalité (ta panta).

 

●   Logos chez saint Jean.

Je ne trouve personnellement aucune affinité entre le logos de saint Jean et les logos contemporains (celui de Philon d'Alexandrie, celui des médio-platoniciens…). Logos est un mot que tout le monde emploie à l'époque de saint Jean. Et d'ailleurs ce n'est pas un mot majeur chez saint Jean, il l'emploie d'entrée, mais après il n'y est plus. En revanche je lui trouve d'énormes rapports avec le logos d'Héraclite, six siècles plus tôt, dans une culture qui n'a rien à voir. Il n'y a pas de rapport perceptible au niveau d'une dépendance. Mais c'est pour cela que je dis quelquefois, pour résoudre cette question, que je pense que les sources doivent se causer entre elles – en effet Héraclite est l'une des sources de l'Occident. Et c'est quand on est au plus près d'une source, c'est là qu'on a quelque chance d'entendre une résonance de la source de l'autre.

 

●   L'évolution de logos avec Aristote et les penseurs chrétiens.

Vous voyez que le mot logos dit des choses qui n’ont rien à voir avec la phonétique et la sémantique puisque, par exemple, c’est le nom d’un principe tout à fait premier, radical et cela non seulement chez Héraclite, et que chez saint Jean Logos désigne le Christ – évidemment, le Christ n’est pas un objet soumis à la phonétique ni à la sémantique. Donc, ce terme de logos, il a pu être employé dans des ampleurs très différentes et ne se pense pas d’origine à partir d’où nous pensons la parole. Il y a là une première difficulté, et nous comprenons que cette difficulté existe. Je prends un exemple, l’exemple de Tertullien qui est un auteur latin, mais qui a écrit aussi en grec, qui connaît bien le grec – nous avons perdu ses ouvrages grecs, il nous reste ses ouvrages latins. Père de l’Église du IIe siècle, il traduit logos par sermo  (discours), par ratio (raison), par jussio et il y a d’autres mots encore.

Par ailleurs il y a une différence énorme entre ce que veut dire logos originellement et l’avènement de la logique qui apparaît avec Aristote – "énoncer des propositions", c'est un des sens de logismos. C'est l’époque réputée de la grande floraison de la pensée grecque, mais ce développement-là n’est pas tout uniment et nécessairement un progrès, c’est un changement et un glissement de sens. Et alors, ensuite, tout ce qui est issu du mot logos participera d’un mouvement parfois fort amplifié de cette différence.

Donc, il faut que nous apprenions à mettre de côté ce qui est advenu par la suite à ce mot et qui n’appartient pas à son origine.

 

2) Quelques sentences extraites du poème De la nature (Peri phuséôs)

 

Sentence 50

Voici une autre sentence : Ouk émou alla tou logou akousantas homologeïn sophon estïn  hén panta [eïnaï]. Il faut être conscient que, dans cette phrase, les mots utilisés sont tous des mots pauliniens ou johanniques:

  • tou logou akousantas, c'est le Logos qui parle chez Jean ;
  • le verbe ex-homologeïn (confesser, professer) est fréquent chez Paul ;
  • la sophia est un thème paulinien ;
  • et hen panta est un thème à la fois paulinien (un / tout)et johannique (chez Jean c'est le rapport du Monogénês et des tekna), c’est-à-dire que ce qui arrive à la christité  arrive à la totalité de l’humanité car il n’est pas "un en plus", mais l’unité unifiante de la totalité.

Cependant, dans un premier temps les mots d'Héraclite doivent être bien distingués de ceux de Paul, et pas hâtivement. Souvent on les oppose sans y réfléchir parce qu'on a une préconception sur ce qu'Héraclite doit vouloir dire. Et s'il ne faut pas se hâter de dire qu'ils disent la même chose, il ne faut pas non plus purement et simplement les déclarer étrangers parce que nous avons des préjugés sur l'un et sur l'autre.  

  • Ouk émou alla tou logou akousantas : "À celui qui entend (akousantas), non pas ma parole mais la parole du logos"
  • sophon estïn : "il est sage (bien ajusté)". Héraclite emploie ici le mot sophon (sage) qui entre dans la composition du mot « philo-sophia », mais ce qu’il appelle sophon est sans doute assez loin de ce qu’on appelle aujourd’hui "philosophie".
  • homo-logeïn : "dire ensemble" ou "dire le même" - mais ce n'est pas répéter pareil ; homologeïn ici, c'est tout autre chose que d'avoir une opinion sur le logos, c'est être semblable au logos.
  • hén panta [eïnaï] : "l'un [c'est] le tout" – le verbe « être » qui se trouve ici être une correction de eidénai car le seul texte  où se trouve cette citation dit eidénai (savoir), mais sans doute ce n’est pas un mot d’Héraclite, il est donc souvent corrigé par les éditeurs par einai (être)» – ta panta (les multiples) est un pluriel, mais un pluriel qui désigne déjà par lui-même une unité.

Cela donne : « À celui qui entend (ou qui a entendu) le logos et non pas ma parole, dire le même est la sagesse, l'un [est] le tout (hen panta)  » Autrement dit, correspondre au logos, c'est cela qui constitue le sophon (le sage) comme un et tout.

Nous avons vu que chez Héraclite le mot logos désigne en premier "la cueillette" (la récolte) qu'il est en fait la réalité assemblante de la totalité. Et puisque Héraclite dit qu'il faut correspondre au logos, cela signifie qu'il faut "correspondre au rassemblement". Or rassembler, c'est quoi ? c'est percevoir l'unité de ce qui est, l'unité de la totalité (ta panta). Ce n'est pas l'objet d'une opinion, c'est l'activité même d'homologeïn, c'est l'activité d'être homme.

Quel est le véritable entendre ?

J-M M : Nous restons plus ou moins dans la précompréhension de l’entendre comme s’il y avait un sens à l’intérieur de la parole que profère l’interlocuteur qu’il fallait décrypter, tout un passage à faire. Le véritable entendre, c’est le homo-, c’est ce qu’il y a de homos, c’est l’unité qui existe entre la chose dite et la chose entendue. En ce sens-là, on n’entend pas en passant par l’intermédiaire des sens, c’est-à-dire par le signifiant, parce que nous pensons toujours qu’il y a la chose qui est signifiée, qui est transportée ailleurs  d’elle-même, c’est-à-dire dans une parole, puis que la parole doit être décryptée pour qu’on arrive à la chose. Non, ça, c’est la façon dont spontanément nous pensons l’entendre : on a une pensée, on la crypte en la traduisant en parole, le recevant la décrypte et ainsi accède à la chose. Ça, c’est la façon dont nous fabriquons les machines à entendre, les téléphones. Nous pensons l’entendre - qui est une chose première, qui a son immédiateté - nous la pensons à travers toutes ces médiations.

C'est pourquoi, en fait, il faut attendre d’entendre. On n’entend pas à chaque fois immédiatement. Il faut qu’il y ait le homo, qu’il y ait une mêmeté, mais cette mêmeté n’est pas produite par un chemin de pensée qui passe par signification, cryptage de la pensée par la parole, écoute de la parole, décryptage de la parole… ça, c’est un processus analytique qui n’est pas l’intelligence de l’entendre. Évidemment, nous avons ici quelque chose qui est plutôt à rebours par rapport à notre façon d’analyser l’entendre, parce que nous le comprenons toujours à partir de l’oreille.

On pense que le premier sens du mot "entendre" est relié à l'oreille, et que c’est de façon métaphorique, figurée, qu’ensuite nous parlons de l’entendre comme « comprendre », au sens de « Vous m’entendez : vous me comprenez. » Ce n’est pas du tout ça, c’est probablement le contraire. La notion même d’organe n’est pas une notion qui existe chez les Anciens. Autrement dit, l’entendre ne se pense pas à partir de l’acoustique.

Il est important d'apercevoir que l’enjeu est ici de se défaire de la façon sommaire dont nous pensons ce qu’il en est d’entendre et de dire car c’est cela qui est en cause fondamentalement.

 

Sentence 60

Héraclite est surnommé le ténébreux parce que justement il est le plus lumineux. Il dit : « C'est la même route qui monte et qui descend (littéralt : Un même chemin en haut, en bas). »[2]. Et effectivement c'est la même route qui monte et qui descend, ça dépend de quel côté on la regarde, ou de quel côté on la parcourt. Nous sommes invités à penser les choses autrement que par nos oppositions simples. « C’est la même route qui monte et qui descend » est un exemple d’une mêmeté des opposés et il faut voir ce que cela, qui peut paraître une espèce de paradoxe joli et amusant, peut receler de sens. Ce n’est pas la réponse à tout, c’est un objet à méditer.

Donc, le rapport entre les apparents contraires est le lieu que précisément ouvre Héraclite. Certains voient même cette co-présence des contraires comme l’ancêtre d’une dialectique… Mais chez Héraclite ce n’est pas une simple dialectique, il ne faut pas croire que Hegel soit le retour d’Héraclite, non ! Il y a une richesse profonde de la pensée qui peu à peu s’est estompée.

 

Sentence 64

  • Contexte de l'intervention de J-M Martin : J-M Martin commentait Rm 6, 3-9 et parlait du baptême en évoquant la sacramentalité originelle qui est à lire dans le rapport mustêrion / apocalupsis (caché, dévoilé), et il a fait allusion à sa lecture d'Héraclite.

Je relisais récemment le séminaire que Heidegger a fait sur les fragments d'Héraclite. Un de ces fragments c'est : « L'éclair (la foudre) gouverne la totalité ». L'éclair est dans la symbolique du feu, et la question que nous pouvons nous poser c'est : est-ce que l'éclair, c'est le geste qui pose la totalité (une espèce de geste créateur), bien est-ce que c'est un geste qui éclaire pour qu'on puisse connaître ce qui est déjà fait ?

Autrement dit, les questions que nous pouvons poser ici à propos de cette symbolique : est-ce qu'il s'agit de faire ou bien d'éclairer ce qui est déjà fait ? Voilà : le connaître ou le faire venir… Il est normal que nous nous posions cette question, et cependant, Heidegger et son assistant Rinckl (qui font ce séminaire et qui ne sont pas des gens qui batifolent avec le symbolisme) sont conduits à faire remarquer que la question ainsi posée est une question qui peut être dissoute parce qu'il s'agit de quelque chose de plus originaire, du genre de ce que nous évoquons dans le rapport mustêrion / apocalupsis c'est-à-dire le dévoilement accomplissant.

Et c'est là que l'idée de graine est très importante parce que la semence c'est le symbole peut-être le plus éclairant. En effet la semence fait voir en faisant venir le fruit du même mouvement.

 

Sentence 91

Le mot le plus connu d’Héraclite est le suivant : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve», c’est-à-dire qu’un fleuve est un fleuve et cependant, il est toujours nouveau, ce n’est jamais la même eau qui est là.  

Cela a donné lieu à une simplification étonnante puisqu’on a fait d’Héraclite et de Parménide deux écoles opposées : l’école d’Héraclite, qui est d’Ephèse, donc l’Asie Mineure déjà, et l’école de Parménide qui est éléate, c’est-à-dire le sud de l’Italie. Ce sont des contemporains. Parménide est célèbre  pour son unité immobile et Héraclite a la réputation d'avoir été plus conscient de la multiplicité – il est connu pour avoir dit « Panta reï », « Tout coule »[3]. Seulement, le mot « immobilité » n’a aucun sens si ça ne coule pas, et couler n’a aucun sens si ça ne tient pas. Pour Héraclite lui-même, ce qui est caractéristique c'est le rapport de hen (un) et de panta (la totalité) (cf. sentence 50). Le panta, c’est l’écoulement et « hen », c’en est l’unité. Opposer ces deux philosophes est une simplification abusive. En réalité, ils accentuent différemment deux aspects de la même question fondamentale.

 

Sentence 93

Voici un autre mot d'Héraclite : « Le prince dont l'oracle est à Delphes ni ne parle, ni ne cache, mais il fait signe[4]. » L'oracle, c'est Apollon, et Delphes est en Grèce. Le dieu, essentiellement, fait signe, c’est-à-dire que sa manifestation le montre tout en le laissant en retrait.

 

Sentence 103.

« Sur la circonférence du cercle l'origine et la fin coïncident.[5] »

 

Sentence 123

« La nature aime se cacher (phusis kruptesthai phileï). »

On a ces trois mots-là et rien autour ! C'est bien dans le mode des sentences d'Héraclite.

Je vous ai dit souvent que le dévoilement emporte avec lui ne comporte une réserve, un retrait. Cela consonne avec ce que dit Héraclite puisque, pour les présocratiques, la phusis c'est l'éclosion, le dévoilement : la phusis a de l'affinité avec le "se cacher", avec le retrait. Il y a dans l'être du "se retraire", donc du laisser place à l'errance, à l'ignorance ou à l'erreur.

Les modalités du retrait sont multiples, mais c'est la chose qui n'est jamais pensée. Même en théologie c'est très étrange qu'on ne pense pas cela. En effet, si Dieu parle, cela signifie qu'il a en lui de quoi se taire, car seul un parlant peut se taire ; si Dieu vient, c'est qu'il a en lui la capacité de s'enfuir et d'être absent – il est de l'essence du venir que de s'absenter, et il est de l'essence de la parole que de se taire. Or ces choses-là ne sont jamais pensées.

Ce qui est intéressant, c'est de se demander : qu'est-ce qui résiste ? et peut-être découvrir que ce "résister" est tellement co-appartenant à la chose qui vient, qui se montre, que sans lui rien ne se constitue. L'exemple serait grossier, mais si la toile du peintre ne résiste en aucune façon, je ne peux m'en servir comme d'une surface pour peindre, la résistance fait partie de l'œuvre ; de même, pour marcher : si le sol s'enfonce comme de l'eau, je ne peux marcher, ça s'oppose à ma pesée, et ça s'oppose de bonne manière. La résistance c'est ce qui est muet quand je veux dialoguer…

 

3) La pensée précède le penseur ; de même dans la Bible, la Sagesse précède, etc.

Nous avons appris avec Héraclite que le recueil que fait un penseur est un homologein c'est-à-dire penser le même que la donation même du logos (Cf. sentence 50). C'est dans le don d'une parole qu'elle est le déploiement de l'être. Nous sommes dans une pensée où il faut se défaire de cette idée qu'un penseur fabrique sa pensée. Ici la pensée précède le penseur et il la recueille.

C'est quelque chose de très courant chez les Anciens et de très étranger à nous où le point d'appui de toute pensée est le "je" qui la fabrique. En revanche, les Anciens sont préoccupés par la naissance de ce qui les précède.

Par exemple il est question de la naissance de Sophie (la Sagesse) dans le monde biblique. Le texte de Proverbes 8 que nous lisons lors de la célébration de la Trinité. Le Verbe (le Logos) de la Trinité a d'abord été pensé dans le schéma de cette Sagesse, la Hokhma Juive de Proverbes 8. Dans la Bible il y a d'ailleurs des livres de la sagesse qui communiquent avec l'époque hellénistique, en particulier dans les derniers siècles de l'ère avant notre ère il y a des rapports plus profonds entre ces littératures.

En Proverbes 8, 22, il est dit de cette Sagesse que Dieu l'a produite avant tous les âges comme principe (archê) de tous les chemins vers ses œuvres – ses œuvres c'est toujours l'accomplissement de l'homme – et qu'elle est auprès de lui dans le temps où il organise (où il met en ordre) – c'est le verbe harmozousa qui est magnifique – avant qu'il y ait les sources au pied des montagnes – c'est-à-dire qu'il y ait tout un régime de l'eau, une hydrographie mythique qui est le contraire du déluge : lors du déluge, ce sont des cataractes qui viennent d'en haut et d'en bas et de partout, alors qu'il est dit ensuite à la mer : « Tu t'arrêteras là » c'est-à-dire que les choses sont constituées par une parole qui est une promesse, un serment… Il s'agit de la solidité et de l'habitabilité de la terre.

Ce n'est pas cela qui nous intéresse pour l'instant, même si c'est un beau mythe. Il s'agit de la constitution d'un monde. Ce que je voulais dire c'est que cette Sagesse de Proverbes 8, c'est la même chose que le Logos de l'évangile de Jean, c'est une connaissance subsistante. Alors se pose la question du connaître : connaître c'est accéder à cette Sagesse, accéder à cette Connaissance.

Ça c'est un exemple, et il y a d'autres traces un peu partout. Par exemple les juifs, eux, diront que la première chose qui a été constituée, c'est la Torah : la Torah est constituée avant le monde.

Chez Aristote il y a l'intellect agent c'est-à-dire l'activité intellective première ; et l'activité intellective première ce sera tout le problème débattu au Moyen Âge. L'islam – c'est-à-dire Ibn Rosh, Averroès – entend que cet intellect agent est cette grande première réalité pensante à quoi nous accédons : nous n'avons qu'un intellect passif, patient qui accueille.

Est-ce bien la pensée d'Aristote ? Ce n'est pas absolument sûr, mais c'est ce qui fait grande difficulté. Aristote est arrivé à l'université de Paris au XIIIe siècle par le biais d'Averroès, par le biais de l'islam, Aristote étant traduit en latin en Espagne. C'est le moment où des musulmans, des juifs et des latins travaillent simultanément.

Or saint Thomas d'Aquin recueille Aristote mais combat la lecture qu'Averroès fait de cet intellect agent. Ses motifs sont ceux de son époque. Comme c'est l'intellect agent qui est doué d'éternité et d'immortalité, alors que ce n'est pas le cas de l'intellect passif, cela supposerait que les hommes ne soient pas éternels après la mort, et cela ne lui paraissait pas conforme à l'Évangile – en réalité le problème n'était pas là, mais c'est ce qui a été ressenti par lui et par l'Église à cette époque –  de ce fait, il considère que tout homme a un intellect agent. Certains considèrent que faisant cela Aristote accomplit le grand progrès de mettre dans l'homme même les choses qui étaient considérées auparavant comme extérieures. Bien loin d'être un progrès, pour moi c'est une grande déchéance par rapport à la pensée antérieure.

 

HeracliteConclusion : Lire Héraclite.

« À celui qui entend (ou qui a entendu) le Logos et non pas ma parole, dire le même est la sagesse, l'un est le tout». Ceci est l’exemple même des formules énigmatiques, et c’est beaucoup plus intéressant de passer sa vie à expliquer une phrase comme celle-là que de lire toute une bibliothèque. Oui, je vous assure ! J’ai toujours aimé les ouvrages fragmentaires, ça oblige à conjecturer, à penser…

Comme je l'ai dit le vocabulaire d'Héraclite ici est celui de Paul (ou de Jean) et en dépit des différences de culture, il y a quelque chose d'archaïque qui est le fond de la pensée et qui est commun aux présocratiques et à l'écriture néotestamentaire. Personne ne voudra acquiescer à cela parce qu'il n'y a pas de témoignage perceptible à l'œil de l'historien : il n'y a pas de rapport entre eux.

Je dis qu'il y a une posture archaïque fondamentale de la pensée qui se trouve dans les grands commencements. C'est en ce sens-là que je dis que les sources probablement se parlent entre elles. Une source n'est pas vouée à être une culture ; elle vient de plus profond que nous et elle est vouée à rencontrer les cultures en les dénonçant et en les reprenant de façon plus originelle. Mais ce n'est pas pour se constituer en culture, c'est un dialogue de Dieu avec les cultures ; enfin, c'est ce que je pense. Nous avons ici deux sources et ces sources se parlent.

Mais je vous recommande de ne le dire à personne, c'est un secret ; parce que de toute façon personne ne vous entendra, peut-être même on vous rira au nez. Il faut l'accepter.

C'est une caractéristique tout à fait spécifique de l'Occident que de ramener toute manifestation humaine à son mode d'être à l'homme. Or le pseudo-universel de l'Occident est mortel et est à rebours de l'universel évangélique. Car l'Évangile a une visée universelle, malheureusement assez compromise dans l'universel occidental qui est un universel logique (les universaux) et, du point de vue des institutions, qui est romain et impérial. L'universalité évangélique est une universalité de dialogue, c'est-à-dire que tout peut parler à tout à condition de reconnaître la différence des uns et des autres. C'est cela l'ouverture universelle, ce n'est pas de reconstituer les uns et les autres dans une humanité qui serait toujours pareille.

Voyez, nous sommes arrivés à une humanité qui est lucide. Je prends un exemple. Prenez l'avènement de la psychologie : connaître l'homme dans ses profondeurs nous permet rétrospectivement de lire psychologiquement des époques qui n'ont pas vécu la psychologie. On peut tenter de le faire, mais on fait quelque chose pour soi, on ne fait rien par rapport à ce qui fut, à ce qui est. Faire la psychanalyse de Moïse, c'est de la blague. La psychanalyse naît avec l'homme psychologique, mais l'homme n'a pas toujours été psychologique.

Ainsi notre Écriture n'est pas écrite psychologiquement. La lire psychologiquement, c'est la manquer. Alors, bien sûr que nous détectons des approches, des analogies, des choses qui se parlent mutuellement dans leurs différences, que même on tente du haut de sa connaissance analytique de relire l'Évangile ; je ne dis pas que c'est forcément impossible, et en tout cas ce n'est pas nécessairement nocif ; néanmoins ce n'est pas suffisant. L'homme moderne qui se prétend historien est peut-être celui qui a le moins de distance d'avec lui-même.

 

Il y a une difficulté d’entendre ce que dit Héraclite dans cette courte sentence, difficulté qui provient de l’épaississement des mots dans le décours du temps. Mais même pour ses contemporains Héraclite est un penseur réputé ténébreux.



[1] D'après Jean Brun : «Le feu est beaucoup plus qu'une substance primordiale ou que l'élément physique essentiel ; en effet… il existe un rapport très étroit entre le Logos, l'harmonie, le combat, la discorde, Dieu, l'Un, le feu et la sagesse. Tous ces termes sont, sinon des synonymes rigoureusement interchangeables, du moins des notions qui impliquent une même intuition centrale. Le feu dont nous parle Héraclite est, en effet, non pas tellement un principe d'explication rationnelle que la substantialisation du Logos. C'est “la foudre qui gouverne l'univers” parce qu'elle est ce Logos fulgurant qui éclaire le monde et le gouverne. En outre, la foudre embrase tout ce qu'elle touche et transforme en feu ce sur quoi elle tombe. C'est pourquoi nous pouvons dire que le cosmos est en feu au double sens du terme : il est en feu parce qu'il est fait de ce feu essentiel qui circule à travers tout le cycle des éléments, et il est en feu parce qu'il brûle et qu'il est lui-même une sorte de flamme. » (Les présocratiques, Que sais-je,, p.50-51)

[2] Cité par Hippolyte, Réfutation des toutes les hérésies, IX, 10, 4 : « ὁδὸς ἄνω κάτω μία καὶ ὡυτή (Un même chemin en haut, en bas). » On trouve cela aussi dans un texte de Nag Hammadi, Les Trois Stèles de Seth : « Le chemin pour monter est le chemin pour descendre »

[3] Cette phrase est la plus souvent citée d’Héraclite, « tout coule» ne serait pas de lui. Elle est chez Simplicius, non comme citation, mais comme paraphrase. La phrase la plus proche attribuée à Héraclite est celle citée par Platon dans le Cratyle, 402 a 8 : « Tout passe et rien ne demeure (πάντα χωρεῖ καὶ οὐδὲν μένει )» (Sentence 6, Philosophie).

[4] ὁ ἄναξ οὗ τὸ µαντεῖόν ἐστι τὸ ἐν ∆ελφοῖς, οὔτε λέγει οὔτε κρύπτει ἀλλὰ σηµαίνει. (Plutarque, Sur les oracles de la Pythie)

[5] Comme le dit Jean Brun : « Le devenir dont parle Héraclite n'est pas un pur devenir linéaire qui serait une négation absolue de l'Être, il se déroule à l'intérieur d'un cercle. Nous le vérifions à propos des éléments eux-mêmes : “la vie du feu naît de la mort de la terre, la vie de l'air naît de la mort du feu, la vie de l'eau naît de la mort de l'air et la terre naît de la mort de l'eau. La mort du feu engendre l'air et la mort de l'air engendre l'eau. La mort de la terre fait naître l'eau, la mort de l'eau fait naître l'air, la mort de l'air engendre le feu. Et inversement” (fgt 76). Il y a donc un cycle du devenir, et ce cycle est lui-même une harmonie dans la mesure où il réalise la coïncidence des contraires, en effet : “Sur la circonférence du cercle l'origine et la fin coïncident” (fgt 103). » (op. cité p. 47-48).

 

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