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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 janvier 2019

Par Jean-Marie Martin : Poème sans titre du Coryphée avec commentaires du poème et réflexions sur le travail poétique

Jean-Marie Martin est théologien, philosophe, grand connaisseur de saint Jean, saint Paul et des premiers gnostiques chrétiens, et il est aussi poète à ses heures. Lors de ses enseignements et conférences il lui arrivait de citer une strophe ou deux de ses poèmes. Suite à une demande, lors de la session de 2010 à Saint-Jean-de-Sixt il avait accepté de donner deux poèmes entiers et les avait commentés : "Bien plus joli", et celui-ci qui n'a pas de titre. Un précédent message a porté sur "Bien plus joli", voici maintenant le tour de ce deuxième poème qui a été plus longuement commenté.

Ce message est le 1er de l'année 2019, il inaugure l'année d'une façon poétique ! Pour ceux qui liraient ce message en janvier 2019, c'est l'occasion de leur adresser nos meilleux voeux....

 

Par Jean-Marie Martin :

Poème sans titre du Coryphée

avec commentaires du poème et réflexions sur le travail poétique

 

 

1 inspiration

     Il est chauve le coryphée
     des aubaines filles d’ailleurs
     et dont la mèche ébouriffée
     reluit au doigt de l’orpailleur.

     J’ai compté sur les doigts des fées
     et pour inventer le trésor
     de quelque rime née coiffée
     serein j’interrogeais les sorts.

     Parmi les divines cohortes,
     à chercher les anges enfouis
     dans l’alphabet des langues mortes,
     je fus trouvère en langue d’oui.

     On voit les seraphim torrides
     et la nature ailée de l’air,
     quand ciel de terre se décide
     par le paraphe d’un éclair.

     Sous le sermon de l’archiprêtre
     les paroissiennes en cheveux
     nouaient sans qu’il y pût paraître
     le fil de rêves sans aveux.

     Neigeuse à l’insu de ses ruses
     la rime venait au matin.
     Qu’allais-tu faire aux monts Abruzzes
     en cet hiver déjà lointain ?

     Où le temps que tu fus à Rome,
     le temps que tout était joli ?
     Elle riait perverse comme
     les dames romaines au lit.

     Ainsi plus d’une inadvertance
     tombait de plus haut que raison
     et la grâce de sa cadence
     de peu prévenait les toisons

     des chorégies échevelées.
     Et pour le chant il suffisait
     qu’elles fussent, les accordées,
     nécessaires à leur couplet.

     Quand les étoiles vont se taire
     en dire simple et constellé
     l’homme à son tour les considère
     dans les éclats d’un lac gelé.

 

I – Premières réflexions sur les poèmes

 

 « Des aubaines filles d’ailleurs » : les aubaines sont des jeunes filles de ma mythologie personnelle. Elles reviennent souvent dans mes poèmes. Elles ont d'autres noms également, par exemple dans ce poème elles s'appellent aussi "les fées", "les sublimes inadvertances".

 

Le mot "inadvertance" revient dans un autre poème[1].

    Celle qui, rue Saint-Louis marchait
    sans égards, sous ses pas la rue
    soudain se sentait parcourue
    échine et corde sous l'archet

    Reviennent les inadvertances
    qui façonnèrent nos cités
    et les vieux poèmes chantés
    pourtant à l'équerre des stances.

    Filles folâtres de l'insu
    on rencontrait l'une d'entre elles
    au détour parfois des ruelles
    ou d'un retroussis de tissu

Les inadvertances, dans ma mythologie, ce sont les filles folâtres de l'insu.

« Elles façonnèrent nos cités. » En effet, on voit ça par exemple sur une place centrale d'une ville d'Italie où on pourrait croire que le rapport des éléments a été composé ; mais pas du tout, ça c'est construit petit à petit, un peu par hasard. C'est donc du hasardeux. Et c'est cela qui, dans le poème, tout d'un coup pose une sorte de nécessité plastique. La rime c'est ça.

On m'a souvent posé la question : pourquoi la rime ? Je vais dire un petit mot à ce sujet. Je vous avoue que personnellement je m'ennuie à ce qu'on appelle aujourd'hui un poème et qui n'est pas rimé. Souvent il y a des bouts de sentiments qui sont là, jolis, posés ; c'est facile, mais il n'y a aucun travail dedans, et on ne peut même pas dire que ça vient avec grâce.

Certains m'ont dit : la rime c'est une nécessité qui est peut-être liée à la mémoire, pour aider à retenir. Mais ce n'est pas suffisant. Ce côté pratique, utilitaire, n'est pas la fonction première de la rime. Je ne dis pas que c'est inintéressant mais je dis que ce n'est pas ça qui vient en premier. Je pense que la rime est nécessaire. Ceci dit, je lis avec plaisir des Odes entières de Claudel qui ne sont pas rimées au niveau du son, mais c'est autre chose.

La rime, je la considère comme nécessaire au poème français et pas au poème en général. Dans le latin classique il n'y a pas de rime, dans le grec aussi mais ce sont des langues qui ont d'autres appuis pour le rythme. En effet la rime est un appui pour le "rythme", c'est même l'origine du mot, curieusement.

Dans mon poème tout est nombré ici, rigoureusement : il y a 10 strophes qui sont des quatrains d'octosyllabes rigoureux avec des rimes féminines et des rimes masculines enchaînées de façon rigoureuse. Il y a donc la plus grande rigueur technique. C'est pour ça que, par ailleurs, il faut que le poème ait l'air d'avoir une grande liberté de mouvement. Ce qui lui permet d'avoir une très grande liberté de mouvement c'est qu'il est tenu par ce rythme.

La rime a commencé chez nous dans le bas latin, dans des hymnaires chrétiens. En soi, le latin classique ne rime pas, mais il a une façon de marquer le rythme beaucoup plus accusée qu'on ne peut le faire avec la langue française. Vous avez par exemple le Dies Irae[2] et le Stabat Mater[3] qui sont du latin rimé. La plupart de ces poètes sont du VIe ou VIIe siècle en France. L'usage de la rime se prend là.

Par exemple Baudelaire a écrit un petit poème en latin qui est une sorte de pastiche de ces poèmes auxquels je viens de faire allusion en bas latin liturgique. Son poème s'intitule Franciscae meae laudes (Louanges à ma Françoise)[4] et c'est exactement cela ce latin-là, des vers très courts.

La rime offre des appuis réguliers qui permettent une syntaxe irrégulière, c'est-à-dire que parfois ils obligent à une certaine irrégularité de la syntaxe. Il existe des poèmes qui sont une juxtaposition de mots posés comme ça, c'est possible. Mais chez moi il y a une syntaxe. Cette ligne syntaxique se trouve contrainte à inventer des mouvements plus subtils que la syntaxe ordinaire par la contrainte même de la rime et du nombre.

Pour vous donner l'idée d'une syntaxe mal fichue, voici la première strophe d'un poème que j'ai déjà récité ici:

     Le petit déjeuner qui me parle,
     Plus d'une me prend pour un fou
     quand il me donne rendez-vous
     à la Cerisaie du roi Charles.

C'est un peu : « Monsieur, Madame, mon chien et moi, ce n'est pas le cul (le sien) que je viens de botter mais le vôtre s'il continue à aboyer comme ça ! » Voilà une syntaxe qui est à la limite de l'incorrection. Pour un élève c'est une faute, mais pour un auteur c'est une anacoluthe ! Il peut se faire que justement la contrainte du nombre et de la rime presse tellement la phrase qu'elle défigure quelque peu la ligne. Mais justement, ça donne des lignes très intéressantes.

 

Autre chose par rapport à la rime. Vous savez que les comptines enfantines riment en dépit de tout sens, c'est-à-dire que dans la rime il y a de la fête, du jeu. Il faut que le poème chante, que le poème joue. En effet, le poème est la chose la plus sérieuse, le travail le plus ardu, mais il n'est abouti que s'il est un pur jeu.

Les mots doivent jouer entre eux, dans les deux sens du terme : dans un premier sens les mots jouent comme jouent les enfants – il n'y a rien de plus sérieux pour les enfants que le jeu, ça a des règles, c'est rigoureux –, mais dans un autre sens il peut y avoir du jeu entre les mots au sens mécanique du terme, c'est-à-dire il faut que les mots ait entre eux du jeu à la différence du concept (et de la déduction) qui a sa rigueur propre.

On dit qu'on ne se comprend pas parce que les mots ont plusieurs sens, et qu'il faudrait les définir une bonne fois pour toutes. Eh bien non ! Si les mots étaient définis une bonne fois pour toutes ce serait la mort même de la langue, il faut qu'il y ait du jeu. De même, il faut qu'autour de la parole il y ait du blanc, et, qu'à l'intérieur de la parole il y ait du silence. Le véritable poème réside dans son non-dit, c'est-à-dire dans l'unité secrète qui porte l'ensemble.

 

II – Lecture glosée du poème du Coryphée

 

Le poème du Coryphée n'a pas de titre.

Je vous donne une des clés de lecture : tous les noms féminins (aubaine, dame, fée...) concernent "la rime" et les noms masculins (coryphée...) concernent le poète.

 

   Première strophe.

« Aubaines filles d'ailleurs »

Je reviens aux aubaines puisque c'est le premier mot que nous lisions. Je les appelle filles – ce sont donc aussi des rimes – "filles d'ailleurs", et ça ne veut pas dire seulement que j'aimais les étrangères quand j'étais un petit enfant, c'est parce que c'est de l'étymologie même du mot "aubaine". En effet aubaine vient de ali (autre, ailleurs). Donc aussi bizarre que cela puisse paraître, "aubaine" désigne un trésor qu'un étranger laisse en mourant à l'endroit de son voyage, et qui est soumis au droit d'aubaine c'est-à-dire que si on le trouve, on en est propriétaire. Si bien que l'aubaine est en même temps un trésor. Et donc finalement l'aubaine ça représente la grâce ou la gratuité.

N'oubliez pas que le mot "trésor" va intervenir dans la suite du texte. Ce n'est pas détectable tout de suite par le lecteur immédiat, sinon par le lecteur qui ne serait pas moi mais qui serait quelqu'un exactement comme moi, qui mettrait autant de temps à le lire que j'en ai mis à le faire ! Celui-là, je crois, saurait détecter ce point-là.

 « Et dont la mèche ébouriffée – le rapport chauve et chevelu commence ici déjà à s'énoncer – reluit au doigt de l’orpailleur – l'orpailleur est-il le même que le coryphée ? Le coryphée se trouve-il par rapport aux aubaines, et le doigt de l'orpailleur par rapport à la mèche ébouriffée ? Peut-être. Dans orpailleur il y a le mot "or" et le mot "trésor" va venir. Autrement dit, vous avez ici les premières indications qui ne seraient rien si elles n'étaient ressaisies, reprises, soulignées par la suite.

 

   Deuxième strophe.

J’ai compté sur les doigts des fées – les aubaines s'appellent ici les fées. "J'ai compté sur les doigts", ça a deux sens. Il y a un premier sens qui correspond à "je compte sur vous" donc ici : " j'ai compté sur les filles", autrement dit " j'ai compté sur la grâce (sur le don)" puisque j'ai dit que "aubaine" signifie "grâce", "gratuité". Il faut donc que le poète "compte sur les doigts des fées" parce que même s'il travaille beaucoup, ce n'est pas lui qui fait le poème. La rime ça se donne, ça vient ou ça ne vient pas. Donc la rime a aussi la signification d'une donation gratuite, et sans apparente nécessité. Même si par ailleurs elle est absolument nécessaire, elle se donne gratuitement. Il y a aussi un deuxième sens : "j'ai compté sur les doigts des fées" peut vouloir dire "j'ai compté jusqu'à huit", puisque mon poème est nombré ! Les deux sens sont donc inclus ici

Le "je" qui parle ici est celui du poète. Remarquez que :

     1ère strophe : Il est chauve le coryphée
     2ème strophe : J’ai compté sur les doigts des fées
     3ème strophe : je fus trouvère en langue d’oui.
     4ème strophe : On voit les seraphim torrides
     6ème strophe : Qu’allais-tu faire aux monts Abruzzes
     7ème strophe : Où le temps que tu fus à Rome,

Voilà une variation signifiante de la plus ou moins grande proximité de ce dont il s'agit par rapport à moi. En effet les pronoms personnels sont originellement des articles de lieu : "je" et "ici", "tu" et "le proche", "il" et "le loin". Et ceci est vrai en latin et en français. Ce sont des choses très étranges que les pronoms personnels. Ils ne signifient rien, ils sont utilisés par tous, mais à chaque fois, suivant comment ils sont utilisés, ils ne disent pas la même chose. Quand tu dis "je", ça ne signifie pas la même chose que quand je dis "je" ! J'ai travaillé là-dessus à propos du Je christique[5].

Je souligne donc l'usage des pronoms personnels dans l'aller et venir d'un texte, dans la proximité. Pourquoi est-ce que je dis "tu" à propos de "moi" ? Mais ce "moi" n'est pas non plus mon "moi psychologique", ce n'est pas ma biographie personnelle qui est en question dans le poème. Si des éléments en sont retirés, c'est le poète, c'est lui, "il", "le trouvère" qui finalement en use.

Et pour inventer le trésor – le mot trésor était attendu à partir du mot aubaine et à partir du mot orpailleur ; il est donc ici. "Inventer" c'est l'expression française correcte pour dire "trouver un trésor", c'est le mot ancien qui désigne l'inventeur du trésor ; il est donc pris ici dans ce sens ancien – de quelque rime née coiffée – le mot de "rime" est prononcé ici, il est la même chose que l'aubaine. Auparavant l'aubaine avait "la mèche ébouriffée", ici la rime est "née coiffée", autrement dit elle est née comme ça, c'est une donation. Ça a le sens d'être née avec bonheur, avec grâce, au sens courant du terme – serein j’interrogeais les sorts – nous restons dans le domaine symbolique de la chance, le poète travaille beaucoup mais attend sereinement.

 

   Troisième strophe.

Ensuite il y a un élément qui peut paraître biographique.

Parmi les divines cohortes / à chercher les anges enfouis – pour moi les anges ne sont pas enfuis, ils sont simplement enfouis. Les anges étaient premièrement les noms divins, les appellations fragmentaires, partielles, émanées de la divinité. Et dans le monde biblique les premières choses qui apparaissent, qui sont créées avant le la fondation du monde, c'est les lettres de la Torah, ensuite Dieu crée le monde à l'aide de ces lettres – Dans l’alphabet des langues mortes – j'ai un peu travaillé là-dedans, mais ce qui m'intéresse, c'est la suite – je fus trouvère – nous avons l'opposition chercher / trouver - le trouvère, le troubadour – en langue d’oui – c'est la forme actuelle de la langue : j'écris un poème en langue française, en langue d'oui, ce "oui" étant le "oui" de l'affirmation et non pas l'"ouïe" du verbe ouïr.

 

   Quatrième strophe.

On voit les seraphim torrides – c'est un pléonasme car en hébreu les séraphim sont les brûlants, les ardents. Ici ils tiennent donc la place de l'élément feu – et la nature ailée de l’air – ceci évoque ou l'oiseau ou l'ange qui sont de l'élément air. L'élément n'est pas une chose simple mais complexe. Les quatre éléments sont des choses qui tiennent en elles la complexité de la totalité.

La "nature ailée" : j'emploie toujours les mots de la philosophie dans un poème même si ce n'est pas leur place, mais je détourne leur sens puisque pour un philosophe l'air n'a pas une nature "ailée".

Parenthèse. Dans un autre poème j'ai employé le mot "substance" d'une façon qui me ravit, il dit presque inverse de ce qu'il dit en philosophie :

    Le cœur humain se prélevait
    de la substance des orages
    et la sérénité des sages
    se dit déjà du temps qu'il fait.

Si vous employez le mot "substance" à propos de l'orage, apparemment ça ne va pas mais pourtant ici c'est rigoureux. Dans la strophe précédente la rime était jolie. Il faut qu'elle ne soit ni riche ni pauvre puisque une rime trop riche c'est lourd, mais une rime trop faible ne rime pas vraiment. La rime parfaite est donc la rime de juste approximation. Par exemple je préfère faire rimer "vait" avec "fait" que "fait" avec "fait".

Fin de la parenthèse.

Quand ciel de terre se décide – c'est la séparation du ciel et de la terre : il y a les seraphim torrides. Et la "nature ailée de l'air" sert d'intermédiaire entre ciel et terre – par le paraphe d’un éclair – en effet un éclair a l'allure d'un paraphe puisque c'est ce qui éclaire la différence. en effet, dans la nuit un éclair révèle les choses. On a donc la terre qui "se décide" au sens de qui "se sépare" ; mais une décision se signe, et le mot "paraphe" a ces deux sens : d'une part être un paraphe, et d'autre part parapher l'acte de division du ciel et de la terre.

 

   Cinquième strophe.

Après le spectacle grandiose concernant ciel et terre, on se trouve ailleurs : Sous le sermon de l’archiprêtre / les paroissiennes en cheveux / nouaient sans qu’il y pût paraître / le fil de rêves sans aveux. – Là il y a donc une volonté de rupture. On trouve ça chez Beethoven au point de vue musique. Et ce qui est très amusant, c'est que ça se tient en soi.

Quand nous étions jeunes séminaristes, nous allions à Notre-Dame de Nevers pour le jour de grandes fêtes, par exemple le jour de la Toussaint, et l'archiprêtre de la cathédrale avait toujours les mêmes thèmes de sermon : le premier thème c'était la quête de chauffage pour l'église en vue de l'hiver, et le deuxième c'était que les femmes ne devaient pas venir à l'église en cheveux ! En un sens, je n'invente rien. Mais comme c'est dit dans le poème, ce n'est plus anecdotique.

Ces paroissiennes – on va voir cela avec les rimes – suivent leur propre rêve en dépit de l'archiprêtre.

 

●   Sixième strophe.

Neigeuse à l’insu de ses ruses – c'est un bon vers ; et il y a le rapport de "su" et de "ruse". c'est une autre chose qui intervient assez souvent pour pallier la marque d'accentuation du français, à savoir les allitérations[6], c'est-à-dire un jeu de consonnes qui peut être inversé. Par exemple dans un autre poème : « Où vont les enfances germaines / qu'un géranium ensoleillait /et les vacances de juillet / écartant large leurs semaines ? »  (Bien plus joli).

Neigeuse à l’insu de ses ruses – "neigeuse" signifie ici le rapport étrange et complexe qu'il y a entre le pur et le rusé car les aubaines sont des rusées mais sont aussi neigeuses. C'est pour ça qu'elles peuvent être à la fois des garces et des grâces comme il est dit dans un autre poème – il est très important qu'il y ait des personnages récurrents dans mes poèmes.

"Être rusé" c'est bien, mais "être neigeux à l'insu de ses ruses" c'est formidable !

Et puis ensuite ce vers tout simple : la rime venait au matin – c'est le propre de la rime : elle se donne quand elle se donne.

Qu’allais-tu faire aux monts Abruzzes / en cet hiver déjà lointain ? – Voilà une rupture incroyable avec ce qui précède ; il y a le "tu" qui intervient.

Il y avait une décennie que je voulais faire rimer "Abruzzes" avec "ruse". Seulement, le rapport des Abruzzes et de la neige est particulier chez moi parce que la première neige des montagnes que j'ai connue, c'était aux Abruzzes, et cette neige était très blanche. Nous avions pris des vacances pour Noël, mais comme nous n'avions pas d'argent, nous étions mal-logés, par exemple le matin nous nous nous rasions à la fontaine gelée du milieu de la place. À propos de la neige il y a un autre souvenir qui a trait à la naïveté – la neige c'est pur, c'est naïf – donc la naïveté de gens qui voyaient de la neige pour la première fois : c'était des collègues mauriciens, ils étaient fous, naïfs comme des gamins, ils se roulaient dans la neige !

Donc la neige pour moi c'est les monts Abruzzes, mais il ne suffit pas que ce soit anecdotique pour être mis dans un poème, il faut que ce soit, pour une raison ou pour une autre, audible par quelqu'un qui est sans rapport avec une éventuelle biographie, des éventuels souvenirs.

 

●   Septième strophe.

Où le temps que tu fus à Rome – je vous avoue en effet que ce fut le meilleur temps de ma vie – le temps que tout était joli ?

Elle riait perverse comme / les dames romaines au lit – les dames romaines c'est Messaline, Agrippine… les grandes perverses. En effet les rimes sont aussi les grandes perverses qui se donnent quand elles veulent et se refusent quand ça leur plaît !

 

●   Huitième et neuvième strophes.

Ainsi plus d’une inadvertance – voilà l'autre nom des aubaines. Je vous avais cité au début un autre petit bout de poèmes où elles interviennent sous ce nom, et ce n'est pas le seul – tombait de plus haut que raison – la rime tombe de plus haut que raison – et la grâce de sa cadence – c'est la "cadence" au sens de tomber (cadere en latin), elle tombe avec grâce et – de peu prévenait les toisons / des chorégies échevelées – à nouveau la chevelure, mais c'est le geste de la danseuse qui retombe, sa chevelure retombant tout de suite après. Ces chorégies sont maintenant aussi des danseuses. Le mot "échevelé" revient ici pour confirmer la première impression qui était pertinente et qui est sans doute l'image mère de ce poème.

Et pour le chant – c'est-à-dire pour le poème – il suffisait / qu’elles fussent, les accordées – elles sont accordées en un double sens : les rimes s'accordent entre elles, et elles sont gracieusement accordées au poète. Et ces accordées gracieusement, gratuitement et sans nécessité, il faut qu'elles soient – nécessaires à leur couplet – c'est le rapport du chauve et du chevelu, du nécessaire et du gratuit qui est en question ici.

 

●   Dixième et dernière strophe.

La dernière strophe est un peu de repos.

Quand les étoiles – il s'agit des étoiles stellaires, mais ça pourrait être aussi les danseuses – vont se taire / en dire simple – c'est le dire du poète, il est au fond un dire simple, simple – et constellé – car la simplicité  (l'unité) n'est pas l'élémentaire au sens moderne du terme, mais l'unité est un rapport, une configuration : au minimum deux qui ouvre le multiple. En effet il y a "un" parce qu'il y a "deux"[7], et dans le "deux" il y a là toute possibilité du multiple. Comme disaient les Anciens, la dyade est la mère de la multiplicité (ou de la matière).

Les étoiles vont se taire en un dire simple et constellé : c'est le poème en son recueil intime, mais l’homme [qui s'approche du poème] à son tour les considère / dans les éclats d’un lac gelé – c'est-à-dire que le poème ne donne de visible que les éclats de son unité secrète qui est le dire simple et constellé.

 

J'ai essayé de vous donner une approche du poème. Il faut faire une grande différence entre le déploiement du poème et l'explication externe, bien qu'elle soit aussi une dé-plication, un dé-plissement, mais ce n'est pas le même déploiement. On est au lieu de l'index qui montre, qui indique, qui dit ce qu'il y a à entendre, mais on reste à l'extérieur. Le poème garde sa densité c'est-à-dire à la fois son secret et aussi son déploiement en lui-même.

Le lac gelé : "gelé", la glace, c'est ce qui donne lieu à éclats. L'homme qui s'approche du poème voit des mots qui ne sont en eux-mêmes que des éclats de l'ensemble du poème, figés tant qu'ils ne sont pas pris dans l'ensemble.

 

III – Questions / réponses[8]

 

●   Lire le poème.

J'ai travaillé 15 jours sur les trois premières strophes de ce poème, et parce que la suite ne venait pas, il est resté en sommeil pendant plus d'un an ; et finalement il s'est donné à terme. Quand vous aurez mis ce temps-là pour le lire, ça ira ! Bien sûr personne ne prend le temps de lire comme ça aujourd'hui.

Par exemple, dans le poème, les mots ont plus d'une raison d'être à côté les uns des autres, même si on n'épuise pas toutes ces raisons à première audition ou à première lecture. Plus d'une raison suscite leur présence, leur proximité, soit que ce soit une proximité d'énumération, soit que ce soit une proximité de fonction – verbe, complément, etc. Leur proximité de par elle-même déjà suscite quelque chose à entendre. C'est pourquoi on n'entend jamais tout dans un poème. Une démonstration de théorème, une fois qu'on l'a comprise, c'est définitif ; le poème, lui, n'est jamais une affaire entendue une bonne fois pour toutes. C'est pourquoi un poème, ça se fréquente.

 

► Est-ce que, pour toi-même, dans le temps, un de tes poèmes t'a livré des choses que tu n'avais pas vues ?

J-M M : C'est une très belle question. Oui, c'est arrivé mais assez rarement pour la bonne raison que je suis extrêmement vigilant sur les oreilles possibles, c'est-à-dire sur les possibilités que mon poème porte. Je veux évacuer celles qui n'appartiennent pas à l'essence de ce poème, donc j'y veille. Cependant, en dépit de cela, il est arrivé que je découvre des trésors que je n'avais pas vus.

 

●   La grande opposition de la liberté et de la grâce.

► Dans ce poème, tout est travail ou tout est donné ?

J-M M : Ce n'est pas donné sur le mode sur lequel je vous l'ai expliqué évidemment. Ce n'est pas une théorie que je mets en application, ça ne s'écrit pas comme ça. Seulement, c'est la façon dont on peut s'approcher, ce qui est autre chose – une approche de ce qui est finalement dans le travail.

Pour moi, c'est quelque chose que j'ai longuement travaillé, médité. D'ailleurs, à la période où j'enseignais, chaque année, à la fin des cours, évidemment je fermais tout, j'allais dans le midi[9]. J'y passais un mois et je voulais voir si ce que j'avais aperçu dans l'année, sans le type de discours dans lequel je l'avais aperçu, ça pouvait chanter et venir sous une autre forme dans le poème. Je mettais un mois et je revenais toujours avec un grand poème. "Bien plus joli" est un de ces poèmes.

► Est-ce que vous pouvez revenir sur l'opposition entre l'apparente liberté gratuite de la rime et la nécessité de la pensée dont vous avez parlé.

J-M M : Cette grande opposition est véritablement une des toutes premières questions fondamentales, à savoir le problème de la nécessité et de la donation libre, c'est-à-dire de la nécessité et la grâce.

La rime paraît absolument gratuite. C'est hasard même si ça rime ; c'est hasard ou c'est plutôt vécu comme donation gratuite. Les rimes sont capricieuses, elles se donnent, elles se  refusent. Vous les appelez, elles ne viennent que si on les appelle et parfois longtemps. Ce problème-là est un problème théologique, le problème de la grâce et de la liberté, de la prédestination, si l'on veut et de la liberté. C'est un problème qui m'a intéressé et théologiquement et poétiquement tout au long de ma vie.

     « Neigeuse à l'insu de ses ruses / La rime venait au matin. »

La rime, quand elle se refuse, est une rusée. Oui, tout à fait ! C'est une grâce qui est aussi une garce. Ce sont les merveilleuses inadvertances qui ont composé par exemple une place centrale d'une ville d'Italie ; ça n'a pas été calculé ; il n'y a pas eu de géomètre qui ait prévu l'organisation de la place ; ça  se fait  apparemment par hasard, mais peut-être pas par hasard, c'est peut-être une donation gracieuse  de quelque chose  qui est complètement réussi : vous avez des petites places dans les villages d'Italie qui sont des merveilles.

Ce jeu, ce conflit, est capital : on retrouve ça dans l'architecture qui obéit aussi à deux exigences. Comme nous l'avons vu, le poème obéit à une exigence de raison, mais aussi à une exigence du caprice de la rime. Et, dans l'architecture romane, les personnages qui ornent les colonnes des entrées d'un portail – à Chartres par exemple –, qu'est-ce qui conduit, qu'est-ce qui produit leur figure ? Bien sûr, il y a la nécessité de commémorer tel saint, mais cette figure est tout d'un coup tout à fait allongée parce qu'en même temps elle est l'accompagnement d'une colonne. Autrement dit, elle répond en même temps à l'évocation de quelque chose et à la nécessité de l'architecture. Il y a là quelque chose de remarquable...

► Est-ce que cela rejoint aussi la gratuité dont parle l'Évangile ?

J-M M : Tout à fait. La gratuité s'oppose à la nécessité de ce que nous appellerions la loi ou la justice, ou ce qu'on peut appeler aussi le marché. Notre monde est, on pourrait dire dans le meilleur des cas, régi par une justice, c'est-à-dire une loi, une justice distributive, une justice de marché ou du salaire. Face à cela, la nouveauté évangélique c'est d'être gratuite. Elle n'est pas dans nos équivalences : nous ne sommes pas sauvés par nos mérites, nous sommes sauvés gratuitement, par grâce.

C'est une question qui resurgit dans tous mes poèmes. Le poème est à la fois de la plus haute nécessité, et en même temps il est régi apparemment par un hasard, par une gratuité, par une non-nécessité : la rime. Pour moi, méditer sur la rime c'est méditer sur le problème le plus fondamental de l'humanité, que la rime ça tombe comme ça. La rime tombe

     Neigeuse à l'insu de ses ruses
     La rime venait au matin
     Qu'allais-tu faire aux monts Abruzzes
     En cet hiver déjà lointain ?

En dépit de la ruse, elle est neigeuse, innocente, elle est simple, immédiate, et elle est nécessaire. Comment la rime qui est le plus pur hasard est-elle de la nécessité du poème ?

► Verlaine a des mots extrêmement violents contre la rime.

J-M M : Justement, c'est exactement cela, il a fait un texte très violent contre la rime mais il n'écrit rien qui ne soit rimé. Seulement justement, la rime est à la fois de l'extrême labeur du poète, et quand la rime tombe, c'est qu'elle tombe, ce n'est pas le labeur du poète qui l'a produite. Elle tombe juste !

 

●   En guise de conclusion.

► Le poème n'a pas de titre, pas de signature, il faudrait un autographe…

J-M M : Surtout pas.

Cela me fait penser à autre chose, qui vous fera sourire peut-être : "Irma la douce" est une opérette des années soixante écrite par Alexandre Breffort, la musique est de Marguerite Monnot qui a fait beaucoup de musique pour des chanteurs, par exemple pour Piaf. C'est une nivernaise. Cette opérette raconte l'histoire de truands de pacotille[10], mais c'est très beau. J'y fais allusion maintenant à cause du moment où la prostituée – on disait "la marmite" dans le langage des truands du début du XXe siècle – dit à son Jules (Nestor le fripé) : « Tiens j'ai vu un client, il écrit des petits bouts » – « Quoi ? » – « Des bouts qui ne vont pas jusqu'au bout de la page » – « Des vers ? » – « Oui, des vers ! »



[1] Première moitié d'un poème sans titre du 19 avril 1988

[2] 1ère strophe : Dies irae, dies illa./  Solvet saeclum in favilla./  Teste David cum Sibilla. (Jour de colère, jour fameux / Qui réduira le monde en cendres / selon les oracles de David et de la Sibylle)

[3] Le Stabat Mater est un poème latin de 20 strophes de 3 vers dont les rimes suivent le schéma : a/a/b, c/c/b, d/d/e, f/f/e, ..., composé par le Frère Franciscain Jacopone da Todi (1228-1306), « Stabat Mater dolorosa / Juxta crucem lacrimosa / dum pendebat Filius…»

[4] Nouis te cantabo chordis, /O nouelletum quod ludis /In solitudine cordis…

[5] Cf. la transcription du JE CHRISTIQUE

[6] Une allitération, du latin ad (à) et littera (lettre), est une figure de style qui consiste en la répétition d'une ou plusieurs consonnes à l'intérieur d'un même vers ou d'une même phrase.

[7] C'est un dada de J-M Martin, voir en particulier la série de soirées sur "Plus on est deux, plus on est un" dans le tag PLUS 2 PLUS 1.

[8] Des éléments de plusieurs  rencontres ont été mis ensemble ici.

[9] J-M Martin était chez son ami peintre Mathigot qui dit ceci dans un petit mot en 2013 :« Notre amitié date d'une cinquantaine d'années. Pendant plus de trente ans, Jean-Marie, chaque été, séjournait dans ma maison du Gard. Précisément au petit village de Sérignac. » Voir Jean-Marie Martin et Mathigot. La peinture  ainsi que les écrits de J-M Martin pour les peintures de Mathigot : I.4 Préfaces pour Mathigot, articles de J-M Martin.

[10] À l'origine d'Irma la Douce, il y a eu une courte pièce d'Alexandre Breffort, "Les Harengs terribles". L'histoire se déroule dans les rues de Pigalle, c'est celle d'un étudiant en droit fauché, Nestor le Fripé, et d'une prostituée, Irma la Douce qui tombent follement amoureux. Irma fait vivre Nestor pendant qu'il poursuit ses études, il devient son mec. Jaloux de ses clients, il se déguise en Oscar, vieil homme riche qui rend visite à Irma, devenant son unique client. Mais Nestor se fatigue à travailler énormément pour entretenir son double, et simule la mort de Monsieur Oscar ; inculpé du meurtre il est condamné au bagne. Il s'ennuie d'Irma, qui n'est plus une poule; elle attend un enfant de Nestor et le lui écrit. Nestor s'évade alors du bagne en radeau, retourne à Paris, réussit à prouver son innocence et retrouve Irma. Ils fêtent la naissance de leurs jumeaux… Nestor et Oscar.

 

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