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La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 novembre 2018

Lecture commentée de 1 Jn 2,28 – 3,11 par J-M Martin : Le Fils Un et les enfants

Nous sommes appelés enfants de Dieu dès maintenant, et pourtant cela se manifestera plus tard ! comment entendre cela ? Tout le discours de saint Jean demande une écoute fine. Lors des soirées à Saint-Bernard-de-Montparnasse J-M Martin a commenté de nombreux passages de saint Jean et saint Paul. (cf . Qui est Jean-Marie Martin ?) En particulier en 2004-2005  il a traité le thème du Monogène (Fils un) en saint Jean.. Ce qui est transcrit ici vient essentiellement du 16 février 2005. De nombreux thèmes sont abordés comme le fait que chez saint Jean "celui qui fait le péché" n'est pas à entendre d'un individu mais de la part qui vient du diabolos en chacun ; pour "celui qui ne fait pas le péché", il s'agit de la part christique en chacun...

J-M Martin préfère ne pas traduire le mot agapê qui est habituellement traduit par "amour" ou "charité" pour pouvoir lui donner le sens qu'il a en contexte.

 

Lecture commentée de 1 Jn 2,28 – 3,11

Le Fils Un et les enfants

 

Cette année nos lectures sont orientées par le mot de "Monogène" (Fils un) en saint Jean, et nous l'avons trouvé au verset 9 du chapitre 4 de la première lettre. Nous avons voulu voir le contexte pour entendre ce mot à partir de là, et cela nous a menés au début du chapitre 3.

De ce fait, je vais faire une autre lecture en restant dans le champ de cette première lettre de Jean où se trouve non plus le mot Monogène, mais le mot corrélatif de tekna (les enfants) : le Fils Un /les enfants au pluriel. Ce texte est éminent.

Nous sommes toujours dans une sorte de fréquentation des textes qui nous permettra de donner un certain nombre de précisions réflexives sur cette question du rapport de l'Un et des multiples.

Ce chapitre 3, nous l'ouvrons donc à cause de ce mot majeur : « 1Voyez quelle agapê nous a donnée le Père, que nous soyons appelés enfants et nous le sommes ».

 

   Versets 28-29 du chapitre 2.

Je lis les deux versets du chapitre précédent pour entrer dans le mouvement de ce qui va suivre, et donc rencontrer à nouveau le verset 1.

« 28Et maintenant, petits-enfants, demeurez en lui en sorte que, quand il se manifestera, nous ayons aisance (parrêsia, familiarité), et que nous ne soyons pas honteux devant lui lors de sa parousie (sa venue, sa présence) ». Ce qui est marqué ici, c'est un langage que nous ne faisons que relever pour l'instant, l'opposition de la parrêsia (l'aisance, la parole familière) et de la honte. La honte nous retrait, nous crispe sur nous-mêmes, rompt la relation.

Il avait déjà été question de quelque chose comme cela dans le chapitre 3 avec le mot phaulon, celui qui fait des choses honteuses ; ce n'est pas le même mot, mais les deux désignent cette honte, le mot du verset 28 en revanche est un mot majeur chez Paul : aïskhunê (la honte). Nous le commémorerons parce que nous recherchons dans quel multiple langage s'énonce le rapport de l'unité et de la dispersion. Voilà un langage. Nous en rencontrerons beaucoup d'autres, et d'autres qui nous sont plus étrangers que cela, comme le langage de type sacrificiel. En effet ce langage sacrificiel a pour vocation de dire aussi l'unité unifiante par rapport à la dispersion. Je ne l'esquisse pas ici, on y viendra quand ce sera le moment.

« 29Si vous savez qu'il est dikaïos (juste,  ajusté) vous connaissez aussi que tout homme qui fait la justice (qui laisse être l'ajustement) est né de lui ». Il y a le dikaïos (le juste) et puis, les multiples ajustements : "tout homme qui". Et ceci est indiqué dans un rapport de filiation, de naissance : "est né de lui". Voilà le verbe "naître" qui ouvre.

*   *   *

Nous nous acheminons vers une considération de la similitude qui existe entre père et enfants, donc dans le langage de la filiation. Nous avons rencontré ça chez saint Jean à bien des occasions : « Le Fils ne peut rien faire de lui-même qu'il ne voit faire au Père ; car ce que celui-ci fait, cela aussi le Fils le fait semblablement » (Jn 5, 19), etc. et puis la même chose également à propos des enfants du diabolos : « Vous êtes semence du diabolos (vous avez pour père le diabolos) et vous voulez faire les désirs de votre père » (Jn 8, 44). Nous allons retrouver cela également, donc nous sommes dans une considération père/fils qui ne relève pas de l'usage que nous faisons habituellement de ces termes. Le proverbe dit : “tel père, tel fils”, mais d'une part c'est un proverbe relativement désuet par rapport à notre expérience d'aujourd'hui, et d'autre part, il ne garde pas en lui la radicalité de ce qui est indiqué dans notre texte.

Il y va donc d'une proximité, ou d'une dépendance, comme comportant une similitude. Nous avons ici ce que j'ai indiqué déjà l'autre jour, un autre proverbe : “qui se ressemble s'assemble”. La racine sem, semblable, assemblée … avec beaucoup d'autres mots autour, c'est une racine très riche et dans le grec et dans le latin, mais ce que nous voulons retenir, c'est cela, des équivalences. Nous pourrons lire ailleurs chez Jean : « Celui qui aime l'engendrant (le Père), aime aussi ceux qu'il a engendrés » (d'après 1 Jn 5, 1) c'est-à-dire le Fils et les enfants de Dieu.. Ici la chose va être reprise à propos de l'agapê.

 

   Verset 1 du chapitre 3.

« 1Voyez quelle agapê nous a donnée le Père, que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous le sommes.

« …nous soyons appelés enfants de Dieu ». Le mot "appelé" est un mot très important. Chez nous il indique que, à une chose déjà existante, on donne un nom. Ici, c'est la klêsis (l'appel) dont nous avons déjà parlé dans le rapport onoma/klêsis (le nom et l'appel). Appeler, c'est aussi appeler au sens de : inviter à venir, heller. Il y a dans ce mot-là aussi une question de proximité : inviter à venir. Le mot parrêsia (aisance, familiarité) que nous trouvions tout à fait au début est déjà proximité puisqu'il s'agit d'un rapport familier ou familial. Ici c'est une invitation qui est une vocation, une convocation.

Cet appel nous constitue, c'est pourquoi le texte dit : que nous soyons appelés enfants, et nous le sommes du fait d'être appelé. Il est possible que "et nous le sommes" ne soit pas à retenir parce qu'il n'est pas dans tous les manuscrits. Mais ça n'a pas beaucoup d'importance parce que le verset 2 va reprendre ça de façon tout à fait explicite. On peut penser que certains l'ont supprimé parce que c'est précisé ensuite, ou bien que d'autres l'auraient ajouté dans la volonté de manifester que le mot de klêsis (appel) indique l'être-même, ce que n'indique pas le grec courant. Peu importe. De toute façon, ce petit débat est sans importance.

« Pour cela, le monde ne nous connaît pas puisqu'il ne l'a pas connu ». "Il est venu vers le monde… et le monde n'a pas connu" (Jn 1, 9-10) : nous avons lu ça dans le Prologue. "Le monde", ici, désigne non pas ce que nous appelons le monde, mais le mode d'humanité soumise à la mort et au meurtre, régie par la mort et le meurtre. "Il ne l'a pas connu" et il ne peut pas le connaître parce que seul le semblable connaît le semblable. Chez Jean "Connaître" ne désigne pas "avoir des idées sur quelque chose" mais dit l'extrême de la proximité, l'extrême de la présence, y compris dans la symbolique de la pénétration. La pénétration est l'extrême de la proximité. Le mot latin penes – d'où vient "pénétration" – comporte l'idée d'être auprès. Nous avons encore là : "qui se ressemble s'assemble". 

Le monde ne l'a pas connu, et, pour cela, il ne nous connaît pas : le "nous" en question désigne ce qu'il y a de semblable. Nous lisions, dans les versets précédents : « Il est dikaios (juste), tout homme qui fait ce dikaios est né de lui ».

 

   Verset 2a.

 « 2Bien-aimés – l'auteur de la lettre parle à sa communauté, il les appelait auparavant teknia (petits-enfants), et les appelle maintenant "bien-aimés", ceci est un écho de la proximité qui existe entre le Fils et le Bien-aimé du fait de l'expression "le Fils bien-aimé", c'est un écho qui passe dans la langue de Jean – maintenant, nous sommes enfants de Dieu – là, contrairement au "nous le sommes" du verset 1, c'est dit explicitement et ça se trouve dans tous les manuscrits. Quelle est l'ampleur du "nous" ici ? Nous les chrétiens, nous les hommes, nous sommes enfants de Dieu ? Nous allons résoudre ça un de ces jours. À votre avis ?

► Nous les hommes.

J-M M : Avant de dire quelque chose il faut essayer de déterminer l'intention du texte avec quelque probabilité de lecture. En fait nous verrons que c'est exactement ni l'un ni l'autre au sens où nous en parlons. Vous auriez déjà de quoi répondre avec ce que nous avons vu.

Fils unifiant, J-F Kieffer

Le "nous" johannique est souvent un "nous" de la communauté christique – christique ou chrétienne (ça n'a pas la même dimension), mais ça c'est encore une autre question. Seulement, nous savons que le Père lui a remis la totalité dans la main, la totalité de l'humanité. Il lui a donné d'être exoucia pases sarkos (l'accomplissement de toute chair, Jn 17, 2), donc de toute l'humanité. Donc c'est bien "nous", à savoir les christiques, mais il y a du christique en tout homme.

Ce qui va se dire ici n'est pas d'abord un partage de groupes dont les uns seraient christiques et les autres pas. Le "nous" est bien la christité[1], mais – la suite du texte va nous le montrer avec évidence, je l'indique pour l'instant – cette christité est séminalement en tout homme, et son moment de développement est indécidable pour quiconque. Nous verrons de même que l'autre semence est aussi en tout homme, y compris en celui qui a laissé se développer - mais jamais ultimement - la christité en lui. Je me fais comprendre ? C'est pourquoi nous réfléchissons ici sur "nous", sur "un être-ensemble". Or l'être-ensemble dont nous parlons n'est évidemment pas ce qu'on peut observer comme étant les chrétiens au sens sociologique du terme. Cependant, il s'agit de christité. S'agit-il de l'Église ?

Eh bien, justement, le mot Ekklêsia (Église) a deux sens. Il ne se trouve pas chez Jean, mais il est abondant chez Paul. L'Ekklêsia, c'est d'abord l'unité de la totalité de l'humanité, mais ce même mot désigne l'assemblée de ceux-là qui professent Jésus ressuscité ; le même mot. Autrement dit, "l'Ekklêsia au sens petit" (l'Église visible) n'est que le signe d'un sens grand. Dans le début de la constitution Lumen gentium sur l'Église - c'est une des meilleures choses qu'il ait dite -  le concile de Vatican II dit même que "l'Église au sens petit" - ce n'est d'ailleurs même pas le sens usuel encore - est le sacrement de l'unité du genre humain qui est la véritable Ekklêsia, c'est-à-dire la véritable klêsis, l'appel à l'unité, la convocation. Alors, ce n'est pas un appel qui tombe dans le vide puisque la parole de Dieu est efficace. Et, de ce grand sens, "l'Ekklêsia au sens petit" est appelée "le sacrement" par Lumen gentium. Mais que veut dire ici le mot sacramentum ? ce n'est pas dans les sept sacrements, mon Père ? - Non, bien sûr !

Le mot sacramentum a un sens biblique néotestamentaire très différent du sens proprement dogmatique. Le mot sacramentum est à l'origine de choses qui vont se développer, d'une part dans la direction du sacrement au sens théologique du terme, et d'autre part dans la direction de la révélation  car le mot sacramentum chez Paul se trouve dans un rapport qui est un rapport de secret (ou caché) à dévoilé (apokalupsis) – Caché/dévoilé (mustêrion/apocalupsis) – et sacramentum est la traduction latine du mot grec mustêrion. Ça ira dans plusieurs directions, mais la structure du rapport originel sera complètement perdue. Un de ces développements du mot mustêrion est donc le latin sacramentum, avec la définition du sacrement comme "un signe sensible qui fait voir et fait venir". Autrement dit, pour Lumen gentium ce qu'on appelle "Ekklêsia au sens petit" est sacrement de "l'Ekklêsia au grand sens" : elle a pour tâche (ou pour vocation) d'être ce qui fait voir et participe à l'avènement de l'unité du genre humain. Donc, c'est bien le sens théologique, donc tardif du mot sacrement qui est pris, celui qui sert pour les sept sacrements, mais il est utilisé pour autre chose que pour désigner ce qu'il désigne habituellement qui est de l'ordre de la gestuelle. On voit le processus ?

Par exemple, saint Ambroise, évêque de Milan, a écrit deux traités en latin, au IVe siècle, un qui s'appelle De Mysteriis, l'autre De Sacramentis, et le sujet est le même. Il est d'ailleurs facile de repérer le passage du mot grec mustêrion  au mot sacramentum. Le mot de "mystère", par ailleurs, va faire un chemin du côté de la connaissance, et on va parler des mystères et de la révélation. Mais cette histoire-là fait éclater totalement le mot "mystère" et lui fait perdre son articulation originelle. C'est intéressant à suivre dans le détail.

J'ai donc indiqué quelque chose à propos de ce "nous" du verset 1, et nous allons voir si la suite du texte le confirme.

 

   Verset 2b.

« 2Maintenant, nous sommes enfants de Dieu. Mais n'a pas encore été manifesté ce que nous serons – le rapport du "maintenant" (nous sommes) et de cet emploi du futur (nous serons) fait que ce qui est accompli ne l'est pas à tous égards. Il est accompli en Jésus Christ par la Résurrection, mais la Résurrection n'est pas accomplie parce que l'eschaton n'est pas accompli. Sur le rapport de messianisme et d'eschaton, il y aurait beaucoup de choses à dire. Donc, il y a ainsi un non-encore accompli qui est en question.

Nous serons donc ce que nous sommes, c'est-à-dire que nous le sommes sur mode cryptique et que nous le serons sur mode manifesté. Nous sommes dans une pensée qui n'est pas une pensée de la fabrication, mais une pensée d'accomplissement avec cette différence qu'on ne fabrique que ce qui n'existe pas, mais qu'on n'accomplit que ce qui est. Donc, c'est l'accomplissement dévoilant qui est en question.

Nous savons que quand il se manifestera – c'est la même expression que nous avions à la fin du chapitre 2 où la suite était : "nous aurons aisance et nous ne serons pas dans la honte devant lui". Ici : – nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons comme il est. – À nouveau, la proximité – ici indiquée par le terme de "voir" – appelle la similitude : le semblable connaît le semblable, parce que le connaître est un des modes de l'assembler, de la proximité.

Le mot homoïoï (semblables) est important, il faudrait y regarder de près. C'est très difficile parce que, pour nous, le pareil, le semblable, l'identique, l'égal…ce sont des mots qui, sans doute ont quelques nuances, cependant, nous les prenons facilement les uns pour les autres, et il faudrait s'interroger avec rigueur sur ce que peut vouloir dire ce homoïoï d'autant plus que ce mot est majeur depuis la Genèse, puisque l'homme est "créé à l'image et à la ressemblance". Dans la tradition courante, le mot "ressemblance" parfait "l'image", alors que dans le sens hébraïque, "image" est plus fort que "ressemblance", le mot "ressemblance" étant ajouté pour éviter une assimilation trop complète entre l'homme et Dieu, il est plutôt correctif. Il en va ainsi chez saint Paul quand il emploie le mot de morphê qui est la traduction grecque de l'hébreu tselem (image), et il s'agit d'une proximité forte, alors que homoiôma peut dire : ayant une certaine semblance, une certaine similitude. Donc, ceci est très délicat parce que notre vocabulaire n'est pas très fixe dans ce domaine. On pourrait trouver des repères, par exemple dans le vocabulaire scolastique où l'égal est dans l'ordre de la quantité, le pareil est dans l'ordre de la qualité, le semblable aussi sans doute, et l'identique c'est plutôt l'unité ; le pareil peut être l'unité spécifique de deux individus, etc. . Mais, pour parler, nous n'avons même plus ces repères, parce que les catégories sont un peu désuètes, et puis, nous prenons facilement le pareil pour le même. Nous le disons : c'est du pareil au même. Et pourtant, ce serait quelque chose de très important à méditer.

Homoïoï : ce mot, nous l'avons rencontré déjà sous la forme de l'adverbe homou (en même temps) en Jean 4, c'est-à-dire à la fin de l'épisode de la Samaritaine, à propos du rapport entre la semence et le fruit, ou plus exactement du rapport entre le semeur et le moissonneur : « en sorte que le semeur et le moissonneur se réjouissent ensemble (en même temps) » (Jn 4, 36). Seulement, vous allez me dire : "en même temps" c'est beaucoup plus extérieur, ça n'a pas la force du semblable… Mais si, chez Jean, ça a la même force puisque nous avons dit que la question première, c'est la question : "où ?" (et "quand ?"). La question "où ?" c'est la question de l'heure. Donc, si c'est la même heure, c'est le même être puisque "mon heure" c'est mon être dans son accomplissement.

 

   Parenthèse sur la recherche en cours.

Cet emploi du mot homou en Jn 4, 36 doit être recensé parmi les textes susceptibles de nous aider parce qu'il s'agit justement du rapport de la semence et du fruit, c'est-à-dire que la semence est une certaine façon d'être, et le fruit est séminalement dans la semence, comme, du reste, la semence sera dans le fruit[2].

Et, ce qui est très intéressant dans le texte de Jean 4, c'est que Jésus poursuit ainsi  : « car, comme dit le proverbe – la parole usuelle sans doute –, autre le semeur, autre le moissonneur ». C'est donc le même parce que autre et autre … . Voilà qui paraît étrange. Mais ce n'est pas étrange du tout. Le texte emploie allos… allos… (autre… et autre...). En grec l'autre de deux se dit hétéros, mais ici ce n'est pas du grec classique, et comme c'est une parole citée, on peut penser que c'est le grec courant de la koïné qui ne fait plus cette distinction. De même, dans les langues, va s'estomper la différence entre le duel et le pluriel, j'ai déjà dit cela. C'est la même chose, c'est le même mouvement.

Tout cela est important pour nous, parce que dans nos réflexions, nous allons commencer par penser l'un et l'autre de deux, et ensuite l'un et la multitude, j'ai déjà indiqué ça. Le premier deux, c'est le rapport du Père et du Fils ; le second deux, c'est le rapport du Christos et de l'Ekklêsia (ou du pneuma, c'est la même chose en un sens). Dans les deux cas il est question d'être un seul : ces deux-là (époux/épouse, et père/fils) sont un seul ; je disais aussi que père/fils introduit la génération donc l'ordre de la temporalité, et que époux/épouse c'est dans l'ordre spatial, c'est-à-dire un déploiement dans la simultanéité. On est en pleine Trinité d'une certaine façon, et cependant, il y a là ce qui rend possible, ce qui rend intelligible qu'il y ait du temps et de l'espace. D'abord ces rapports du un et du deux. Mais ensuite, le rapport dans lequel nous sommes engagés, c'est le rapport de l'un et des multiples, du pluriel. Mais, nous ne pourrons pas entrer dans le rapport de l'un et des multiples sans passer par le rapport du un et du deux.

 

   Versets 3-4.

3Tout homme qui a cette espérance en lui se purifie comme lui est pur. 4Tout homme qui fait le péché fait aussi l'anomia, car le péché est l'anomia. – a-nomia signifie littéralement la non-légalité (nomos, c'est la loi). Cela ne veut pas dire que le péché est une infraction à la loi parce que la parole de Dieu n'est pas une parole de loi. Le mot grec nomos désigne la législation, mais il est employé aussi pour traduire le mot hébreu Torah qui désigne en gros l'Ancien Testament (surtout les 5 premiers livres). La Torah est donc appelée la loi, mais ce n'est pas l'essence de la signification du mot, et Paul l'appelle aussi Graphê (l'Écriture). Paul dénonce la loi entendue comme législation, mais tout l'Évangile est selon la Torah entendue comme Écriture. C'est le même texte mais, si la parole est interprétée comme législation, elle est dénoncée, puisque la parole de Dieu n'est pas essentiellement une parole de loi. Autrement dit, si le péché est non-loi, ce n'est pas qu'il est contraire à la loi au sens de la législation, mais c'est qu'il consiste en la non-écoute de la Torah, de la parole comme parole donnante : le péché est une surdité. Le seul péché, c'est d'être spirituellement sourd, et à l'inverse, la seule œuvre, c'est d'entendre.

 

   Versets 5-8.

 5Or vous savez que celui-ci a été manifesté pour lever les péchés – ça correspond à la phrase qui est dans la bouche du Baptiste : « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché » –  et en lui il n'y a pas de péché. – c'est la première chose que nous avons entendue : « Dieu est lumière, en lui, point de ténèbre » (1Jn 1, 5).

6Aucun homme qui demeure en lui ne pèche. Tout homme qui pèche ne l'a pas vu et ne l’a pas connu.

Ce sont des formules difficiles à entendre, mais c'est constant chez Jean. « Tout homme qui », c'est-à-dire « celui qui… » Nous savons que pour entrer dans le texte il faut décrisper les pronoms comme "je". Il y a une autre idée qui est liée à cela, c'est l'idée de perfection : « Quiconque demeure en lui ne pèche pas – et il ne peut pas pécher. » Or tout le texte de Jean tient en deux propositions – le mot "proposition" n'est pas très bien choisi – qui se trouvent dans le début du chapitre 2 :

  • première proposition : je vous écris pour que vous ne péchiez pas ;
  • et deuxième proposition : quand quelqu'un pèche, il y a le pardon.

Est-ce que nous allons simplement ici les ajouter l'une à l'autre ? Est-ce que nous allons choisir de n'en entendre qu'une, et sinon, comment allons-nous les articuler ? Ce vers quoi nous allons nous acheminer c'est ceci : la perfection ou l'agapê (v. 11) c'est la dénomination suprême, ou plutôt une des dénominations du suprême, et ça consiste précisément dans le pardon. Alors bien sûr, soyez parfaits, donc il y a des commandements et il y a la loi. Quelle loi ? La loi de l'agapê. Que signifie agapê ? Agapê signifie en premier le pardon, depuis le début nous avons soupçonné cela. Autrement dit, ceci me détourne de penser qu'il y a quelque part une loi de perfection qui puisse se suffire et que malheureusement il arrive accidentellement que, par hasard, quelqu'un pèche… Mais alors, quand quelqu'un pèche, est-ce par hasard, je veux dire : est-ce que cela vient comme une déficience qu'il faut reconduire au premier état ?

Voici la façon caricaturale dont on voit habituellement le salut : au début Dieu fait des choses parfaites dans un jardin ; puis par malheur, il y a une transgression, alors il faut que les choses soient rectifiées, et qu'on soit ramenés dans le jardin. Non ! Il faut entendre que, quand il est dit « Soyez parfaits », cela veut dire : « pardonnez à vous-même et à autrui » – pardonnez à vous-même si c'est possible, et pardonnez à autrui dans la mesure de votre possible aussi. Autrement dit, la perfection n'est pas de ne pas déchoir, la perfection est de faire que la déchéance soit exaltation. Ça, je crois que c'est au cœur de l'Évangile.

 

 « 7Petits-enfants, que personne ne vous induise en erreur (planê, l'errance ou l'erreur). Celui qui laisse être l'ajustement est juste (ajusté), comme lui est juste (ajusté). 8Celui qui fait (ou laisse être) le péché est du diabolos

Une chose intéressante ici, c'est que "péché" est un mot qu'il faut penser, d'après le contexte, comme désajustement, et même comme tout désajustement puisqu'ici il est le contraire du dikaïos (du juste ou du bien ajusté).

« Celui qui laisse être le péché est du diabolos » : "être de", ici, ça indique l'autre semence. Qu'est-ce qui me permet de dire "semence" ? C'est la suite du texte qui va nous le montrer. Mais je voudrais anticiper un peu pour que nous suivions plus facilement.

Le diabolos, c'est précisément le disperseur (ou le déchireur) car le mot dia-balleïn dit quelque chose comme la dispersion. Donc, il y a un principe de dispersion, puisque le diabolos pèche "par principe" (comme principe, à partir du principe), il est le principe de tout péché. Péché (hamartia), est d'ailleurs un nom du diabolos. Dans le Nouveau Testament le mot hamartia ne désigne pas d'abord des transgressions, mais dans l'arkhè il désigne le diabolos et les enfants du diabolos. Pourquoi pas la transgression ? C'est très complexe.

Nous allons lire Paul aussi, et il sera très intéressant de faire une séance sur le chapitre dit du Péché Originel où nous avons un emploi du mot de "péché" qui, précisément, ne désigne pas un acte. L'acte d'Adam lui-même est une parabasis (une transgression), mais le péché comme péché n'est pas un acte puisque nous naissons pécheurs sans avoir péché. C'est très intéressant. C'est Paul qui introduit cette lecture de la Genèse. Nous verrons que ça n'a rien à voir immédiatement avec l'idée de péché mais que ça concerne le rapport de l'un et des multiples : « De même que par un seul, le péché s'est répandu, de même par un seul le salut en Jésus Christ » (Cf. Rm 5, 12-21[3]). Or, ce "un seul" est très important.

Or l'expérience à partir de laquelle Paul parle, c'est l'expérience que nous cherchons à étudier en ce moment avec le mot Monogène, celle de l'unité unifiante christique par rapport à la totalité de l'humanité. Et c'est ce qui induit en lui l'idée précisément de la situation d'Adam comme ombre portée de la situation christique. Ce n'est pas à partir d'Adam qu'il pense le Christ, c'est à partir du Christ qu'il dit ce qu'il en est d'Adam, à savoir que : de même qu'il y a une unité qui est à méditer entre le Christos et les hommes – l'unité des hommes dans ou par le Christos – de même il y a une complicité d'Adam et de la totalité de l'humanité.

Puisqu'il pèche ap'arkhês  (il est l'arkhê même du péché) ». Alors "péché" : nous attendons de savoir le sens de ce mot. Les sens majeurs, nous les trouvons recensés dans un chapitre de l'évangile de Jean qui est le chapitre 8, du verset 35 jusqu'à la fin, qui est très proche de la lettre de Jean. De façon majeure, ce qui est dit à propos du diabolos :

  • il est le pseudos (le falsificateur) : le péché désigne la falsification,
  • il est antrôpoktonos (homicide) ; le péché désigne le meurtre,
  • et il est le pornos, la prostitution, mais la prostitution entendue largement comme prostitution aux idoles en abandonnant le Dieu vrai.

Il y a tout un ensemble là.

Alors, ces mots majeurs, il est très important de les avoir présents à l'esprit parce que le mot de "péché", pour de multiples raisons, a des connotations d'un vague et d'une signification quasiment répulsive. C'est un mot qu'on peut à peine entendre, mais il est important de le garder de façon référentielle, je ne dis pas pour l'homélie, mais pour le travail, pour la référence, parce qu'il n'égale pas, il n'est jamais traduit adéquatement par "faute", par "manque", par "culpabilité", parce que nous pensons la culpabilité d'abord comme "sentiment de culpabilité". On peut penser aussi la culpabilité au sens juridique, etc., alors que le péché ne se pense qu'à la lumière du pardon, donc dans une tout autre lumière. C'est la dénomination du péché, d'hamartia en grec, que nous traduisons par "péché", mais, évidemment, le mot péché ne dit pas ça dans notre langue. Faites la différence : garder un repérage référentiel d'un mot pour travailler, et puis faire une homélie qui s'adapte à l'oreille des auditeurs, ce sont deux activités diverses.

 « Le diabolos… pèche dès l'arkhê, et pour cela a été manifesté le Fils de Dieu, qu'il délie les œuvres du diabolos ». On a le verbe lueïn qui signifie "délier" comme dans "analyse". C'est quelque chose comme "dissoudre" peut-être. Le diabolos, ici, est principe "des" œuvres : il y a l'œuvre christique (au singulier), et il y a les œuvres.

 

Le sein d'Abraham et la geule d'enfer, Psautier de Saint Louis, BNF   Versets 9-11.

« 9Celui qui est né de Dieu ne fait pas (ne laisse pas être) le péché –C'est là où nous avons une preuve éminente de ce que le mot "celui qui" ne désigne pas un individu car il n'y a pas d'individu qui ne pèche pas. Autrement dit, celui qui est né de Dieu – en tant que né de Dieu, en tant que tel – dans son ego de christité, ne pèche pas. Nous rappelons ici aussi le chapitre 7 des Romains sur lequel nous reviendrons, les deux "je"[4]. Nous aurons à établir une sorte de repérage de discours anthropologiques pour entrer dans ces choses-là dans l'Écriture.

"Tout ce qui est né de Dieu ne pèche pas" : pourquoi ? – Puisque la semence de Dieu  (sperma) demeure en lui – Les enfants de Dieu sont l'accomplissement de ce qu'est séminalement et secrètement la semence divine – Et il ne peut pas pécher puisqu’il est engendré de Dieu. » : celui qui est né de Dieu ne peut pas pécher. En effet, il y a une  incommunication entre la semence de Dieu et la semence du diabolos : incommunication.

10En ceci sont manifestés les enfants de Dieu et les enfants du diabolos – si vous voulez, c'est le lieu de discernement de la filiation divine et de la filiation diabolique en chaque homme.

Tout homme qui ne fait pas l'ajustement n'est pas de Dieu. De même, celui qui n'aime pas son frère. » Autrement dit, l'agapê nomme le bon ajustement. Par ailleurs le désajustement est développé dans la suite du texte comme ce qui s'oppose à agapê, et qui est appelé miseïn (la haine), la haine non pas comme un sentiment parmi d'autres mais comme un principe fondamental d'exclusion mais un principe fondamental de dispersion. La haine sera appelée meurtre. De même que agapê ne dit pas une qualité parmi d'autres, ce qui est appelé "haine" peut s'appeler aussi bien "meurtre". Le meurtre est l'effusion du sang, mais dans nos textes le mot "meurtre" ne désigne pas simplement le meurtre sanguinolent, il désigne la même chose que ce que désigne miseïn (haine). Par ailleurs, ça n'est pas inintéressant que ça s'appelle meurtre parce que très précisément en hébreu dâmim désigne "les sangs", c'est-à-dire le sang répondu, car le pluriel a une signification de diffusif. Or le sang répandu par violence, c'est le principe d'intelligibilité du sacrifice, c'est-à-dire du sang versé librement.

Cette expression "les sangs" se trouve au verset 13 du chapitre 1er de saint Jean : « Ceux qui ne sont pas nés des sangs (donc, ceux qui ne sont pas nés du meurtre), ni de la volonté – de la volonté ou du désir donc "de la semence" – de la chair  – c'est-à-dire de l'humanité faible meurtrière), ni de la volonté de l'andros (l'homme mâle), mais qui sont nés de Dieu ». Nous avons ici quelque chose d'important car toute la symbolique sacrificielle – celle du sang – prend appui sur cela. Il ne faut pas faire une théorie générale du sacrifice dans les religions du monde, ça ne signifie absolument rien : sous les similitudes les plus grandes, même de façon contemporaine, se jouent des fonctions très diverses. Si vous voulez parler du sacrifice, il faut se demander : qu'en est-il de la notion de sacrifice dans l'Évangile ? Et il ne s'agit pas de l'éradiquer, elle est très importante, elle est décisive. Bien sûr, la même chose se dit aussi dans un autre langage dans l'Évangile. Peut-être que cette notion-là n'est pas à mettre en évidence si nous n'avons pas la capacité aujourd'hui d'entendre ce qu'il en est du sacrifice. Mais il faut le repérer et, pour nous, sans doute, cet aspect de dire l'unité unifiante dans le langage du sacrifice, si nous voulons bien y prêter quelque attention, nous aidera peut-être à entendre même les autres langages, précisément parce que c'est un langage qui nous est plus étranger. Donc, nous aurons à travailler cela.

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Et c'est là qu'intervient alors ce mot : « 11Car c'est ceci l'angélia (l'annonce) que nous avons entendue dès l'arkhê, que nous ayons agapê mutuelle, non pas comme Caïn qui était du mauvais et qui a égorgé son frère ». La fonction caïnite par rapport à ce qui est en cause ici, sera développée dans la suite du texte. Il y a donc les enfants de Dieu et les enfants du diabolos, mais les enfants de Dieu peuvent s'appeler enfants d'Abraham et les enfants du diabolos peuvent s'appeler les enfants de Caïn. Ce n'est pas un scoop, mais je descends de Caïn moi-même, peut-être que vous aussi !

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