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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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7 juin 2018

Le thème de l'agapê (amour, charité…) chez saint Jean. Extraits de plusieurs sessions de Jean-Marie Martin

Jn 15, 9 comme le Père m'aime, je vous aimeSaint Jean parle souvent de l'amour mais ce n'est pas si facile que ça d'entrer dans son point de vue. Pour éviter le mot "amour" car il a des sens autres dans notre culture aujourd'hui, Jean-Marie Martin à qui est dédié ce blog préfère prendre le mot grec agapê, celui qui en général est traduit par "amour" mais qui est aussi par "charité". Le verbe "aimer"lui-même traduit deux verbes grecs agapân et phileïn, mais pour J-M Martin, chez saint Jean il n'y a pas de différence notable (Cf II 2).D'ailleurs l'apellation du disciple par excellence, "le disciple que Jésus aimait" apparaît souvent avec agapân mais aussi avec phileïn (par exemple 20, 2 et 7), et un jour, J-M Martin a fait un rapprochement entre ce "disciple bien-aimé" et le philo-sophe, "l'ami de la sagesse".

Sont rassemblées ici des études et des lectures ainsi que quelques questions de participants aux sessions (en particulier qu'en est-il de l'amour des ennmis ?) Ces textes sont extraits de plusieurs sessions, la principale étant "Connaître et aimer dans la première lettre de Jean" (tag 1JEAN)

I – Généralités sur le verbe aimer ; sur agapân et agapê
   1) Le verbe aimer en philosophie et dans l'évangile.
   2) Les emplois du verbe agapân et du substantif agapê chez saint Jean
   3) Les figures du "disciple que Jésus aimait" et de Pierre.
II – Extraits de lectures de Jn 14-15
   1) Aimer c'est garder les dispositions du Christ ? (Jn 14)
   2) S'aimer les uns les autres ; agapân et phileïn (aimer) (Jn 15).
III –Extraits de lectures de 1ère lettre de Jean
   1) Première occurrence du mot agapê en 1 Jean
   2) L'agapê de Dieu. 1 Jn 3, 1-2
   3) L'agapê en 1 Jn 3
   4) L'agapê en 1 Jn 4

Pour lire, télécharger, imprimer, c'est ici en fichier pdf : agape_chez_saint_Jean.

 

 

Le thème de l'agapê (amour, charité…) chez saint Jean

 

I – Généralités sur le verbe aimer et sur l'agapê

(Extraits de la session sur "Connaître aimer en 1 Jn", tag 1JEAN)

 

1) Le verbe aimer en philosophie et dans l'évangile.

a) Le verbe "aimer" en philosophie.

Dans votre travail de groupe sur le verbe "aimer", vous avez fait une description un peu comme Paul. Vous n'avez pas fait une définition, c'est-à-dire que vous n'avez pas posé l'amour dans une structure qui analyse l'acte ou la capacité de l'acte dans la structure qui constitue l'homme comme homme. Vous vous rappelez – ce n'est pas une critique – c'est ce que la théologie a fait et c'est ce que l'Occident fait normalement quand il pense plus profond que la description.

Nous disons : il y a un homme qui est composé d'un corps et d'une âme ; l'âme a des facultés qui sont des puissances opératives ; les deux puissances opératives qui constituent la psyché de l'homme sont l'intellect et la volonté. C'est la volonté qui produit, qui élicite l'acte d'amour, c'est-à-dire que c'est le côté appétitif ou volitif – appétitif ou volitif non sensoriels – qui élicite l'acte d'amour proprement dit. Ensuite ces deux facultés sont pourvues inégalement de dispositions, acquises ou innées, qu'on appelle des habitus. Et une vertu, c'est un habitus, c'est l'aménagement de la faculté : pour la faculté de connaître, par exemple, jouer du piano est un habitus, c'est-à-dire une aptitude à poser l'acte de jouer. Voilà : C'est une aptitude à poser l'acte. Si Socrate est mathématicien, il a l'habitus de la mathématique, c'est une aptitude acquise. Il y a des aptitudes innées et des aptitudes acquises. Et il y a par ailleurs des aptitudes pour le bien et des aptitudes pour le mal, innées ou acquises. Les aptitudes pour le bien s'appellent des vertus qui sont des qualifications dans la direction opérative de l'intellect ou de la volonté. En fait lorsqu'il s'agit du bien et du mal, il s'agit de la volonté, donc les vertus sont des aptitudes qui qualifient la volonté pour des actes bons.

Vous avez ici une schématique, une structure de base qui est totalement aristotélicienne. Aristote traite des vertus dans cette perspective-là dans ses éthiques. Il a écrit trois grandes éthiques. L'Évangile n'est pas éthique pour bien des raisons, il n'est ni morale ni éthique, ce n'est pas son essence, ce n'est pas son être. Mais la pensée occidentale dégage une éthique : elle pose d'abord une définition physique ou métaphysique, et le rapport de ce qui est défini physiquement comme homme à son activité, à sa capacité de poser des actes, suppose des dispositions acquises ou infuses ou innées vers cela. C'est pourquoi, si on veut faire une définition de l'amour en théologie classique, on dit que l'amour au sens chrétien du terme est une vertu. Mais ce n'est pas une vertu connue d'Aristote. vous connaissez les grandes vertus connues par Aristote qu'on appelle les vertus cardinales : la prudence, la force, la tempérance et la justice. Moi, je savais énumérer les quatre vertus cardinales au petit catéchisme, à 7 ans. Je croyais que c'était l'Évangile, mais c'était Aristote !

En théologie scolastique, pour ce qui est de de la foi, de l'espérance et de l'agapê (la charité) dont il est question abondamment de façon disparate tout au long des évangiles et des lettres de Paul, elles ont ce même caractère d'être des vertus. Mais comme ce ne sont pas des vertus naturelles, ce sont des vertus surnaturelles ; parce que l'homme chrétien, en plus d'avoir la nature humaine, a une vocation à plus grand que sa nature, une vocation qui est appelée surnaturelle. La grâce et les vertus opératives qui suivent de la grâce, qualifient, requalifient l'homme, dans une autre dimension au-delà de ses capacités naturelles. Pour les distinguer des premières on les a appelées – au XIIe siècle, avant la deuxième arrivée d'Aristote – les vertus théologales : foi, espérance, charité. Ensuite tout l'ensemble que je viens de dire, c'est Thomas d'Aquin, mais le terme théologal précède.

b) Le verbe aimer dans l'Évangile.

Est-il opportun de faire une définition ? Probablement pas dans cette perspective-là. Cependant il est opportun, sinon de définir au sens logique du terme, au moins de déterminer ce dont on parle. Nous aurons à essayer de déterminer comment se situent ces mots qui puisent à une source tout à fait indéterminée en un certain sens puisque "Dieu est agapê". Là, il n'y a pas de détermination possible, c'est en toutes lettres dans notre épître. Voilà une tâche à laquelle il faudra que nous nous adonnions.

Il était quand même bon, je crois, de commémorer comment s'entend le discours classique sur l'agapê (la caritas). C'est un beau mot latin, caritas, “ce qui est cher”, mot devenu quasi imprononçable dans l'expression “faire la charité”. Plus les mots sont beaux et plus ils sont au risque de l'érosion.

 

2) Les emplois du verbe agapân et du substantif agapê chez saint Jean.

a) Différence d'emploi de agapân et agapê

Je vais dire quelques mots sur le rapport entre les verbes et les substantifs. Regardons ce qu'il en est pour aimer et connaître.

  • Curieusement, pour ce qui est du connaître, ce n'est pas le substantif gnôsis (connaissance) qui apparaît, mais c'est le verbe gignôscô qui a souvent un sens plein.
  • En revanche pour ce qui est de l'agapê, le substantif agapê se trouve abondamment, le verbe agapan est moins fréquent. Aussi le substantif agapê a-t-il toujours le sens plein de l'agapê de Dieu tandis que le verbe agapan peut prendre le sens banal du verbe aimer, sans référence à l'agapê proprement dit.

Par exemple saint Jean dit : « 15 N'aimez pas le monde ni les choses qui sont dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'agapê du Père n'est pas en lui. » (1 Jn 2, 13). Ce verset commence donc par “N'aimez pas” avec le verbe agapan. C'est assez étrange que le verbe de l'agapê soit employé dans un sens négatif.

N'aimez pas le monde” : le "monde" ici n'est pas ce que nous appelons le monde, mais le mode d'existence dans lequel nativement nous sommes, sous la dépendance ou la servitude de la mort et du meurtre.

Ceci, c'est à propos de la forme verbale agapan, qui se trouve aussi dans le bon sens du terme dans : « Le Père aime le Fils et il lui a donné la totalité dans sa main » (Jn 3, 36), mais qui, dans « n'aimez pas…» ne fait pas signe vers le sens authentique profond de ce qu'est l'agapê chez saint Jean.

Ceci pour marquer qu'il y a des préférences de vocabulaire avec lesquelles il faut se familiariser. Nous n'avons pas une écriture terminologique. Il n'y a pas un mot ou une forme qui soit définitive une bonne fois pour toutes. Or c'est un peu le vœu de notre pensée. On voudrait qu'il y ait un mot pour une chose : une écriture terminologique. Dieu merci, il n'en va pas ainsi, car tout l'intérêt de la parole se glisse dans les subtilités, les différences d'usage, ce qui oblige à la présence à la parole.

Nous allons trouver bientôt un exemple qui nous touche, parce que nous avons fait une différence entre connaître et savoir. Or nous allons trouver tout à l'heure le verbe savoir pris dans le bon sens alors que nous disions que le véritable connaître était un non-savoir. Et cela parce que cette écriture n'est pas terminologique. Le mot "savoir" prend un sens particulier quand il est mis en rapport avec le verbe "connaître" mais, quand il est sans ce rapport, il a la capacité de dire un connaître sans le qualifier davantage. C'est assez difficile à énoncer, donc nous le verrons sur pièces.

b) Comment entendre le mot agapê (amour, charité…) chez st Jean ?

Il faut savoir que agapê ne dit pas une vertu, agapê ne dit pas un sentiment non plus. Agapê dit un événement, le venir de Dieu (événement et venir c'est le même mot). L'agapê ne consiste pas en ce que nous aimerions Dieu mais en ce que Dieu, le premier, nous a effectivement aimés comme le dit saint Jean : « Nous, nous aimons de ce que lui le premier nous a aimés» (1 Jn 4, 9). Autrement dit, agapân, c'est se savoir aimé – et c'est peut-être la chose la plus difficile – et, du même coup, c'est aimer qui nous aime, et du même coup c'est aimer qui est aimé de qui nous aime, c'est-à-dire les frères. C'est ainsi que Jean déploie le mot agapân dans sa première lettre, ce qu'il en est de l'agapê sous ses différents aspects. L'agapê ne désigne pas un sentiment, ni une vertu, mais le venir même de Dieu.

Par ailleurs haïr, c'est le contraire d'aimer. Chez saint Jean ça a le même sens qu'être meurtrier, mais le mot "meurtrier" n'est pas nécessairement sanguinolent : il désigne toutes les exclusions, tout ce qui met à mort d'une certaine manière. Au contraire agapê dit tout ce qui rassemble. Ce sont des mots qu'il ne faut pas entendre pour leur consonance affective spécialisée. La haine johannique n'est pas autre chose que l'indifférence alors que, dans notre vocabulaire, haïr ou être indifférent, c'est apparemment deux choses très différentes. Ici, non ; tout ce qui n'est pas de l'ordre de l'agapê, de l'accueillir, est de l'ordre de la haine.

 

3) Les figures du "disciple que Jésus aimait" et de Pierre. (Extrait de la fin de JEAN 20-21. RÉSURRECTION).

Quelles sont les différences exactes qui caractérisent Pierre et Jean ? À Jean il est donné d'être “le disciple que Jésus aimait” ; et à Pierre, à qui il n'est pas dit “je t'aime” originellement, on éprouve le besoin de dire au chapitre 21 qu'il aime (v. 15-17), donc qu'il est aimé. À Jean qui est “le disciple” donc qui a à suivre, il n'est pas redit qu'il a à suivre, mais qu'il a au contraire à demeurer, tandis qu'à Pierre il a toujours été dit de suivre, mais “suivre” est aussi un trait du disciple. Donc il y a sans doute, dans la façon de penser, des mots qui sont caractéristiques de l'un et de l'autre, mais quant à voir le détail de cette négociation, c'est-à-dire repérer le mot qui est le plus propre de chacun, c'est difficile.

 

II – Extraits de lectures de Jn 14-15

 

1) Aimer c'est garder les dispositions du Christ ? (Jn 14)

« Si vous m'aimez, vous garderez mes dispositions (entolas) et moi je prierai le Père et il vous enverra un autre paraclet afin qu'il soit avec vous dans tout l'aiôn. » (Jn 14, 15-16). Le mot entolê qui est généralement traduit par "commandement" a été traduit ici par "disposition" : c'est la disposition qui me constitue.

Ce thème est composé de quatre membres : une arsis, une thésis, une arsis, une thésis[1], pour parler musicalement :

«  Si vous m'aimez,                        vous garderez mes dispositions
et moi je prierai le Père             et il vous enverra un autre paraclet (une autre présence.) »   

Et il ne faut pas que nous lisions cela selon nos articulations conditionnelles, c'est une règle générale chez saint Jean : si n'est pas conditionnel, oti (parce que) n'est pas causal et hina (afin que) n'est pas final. Il faut dire :

– vous m'aimez est la même chose que vous gardez mes dispositions ;
je prierai le Père est la même chose que ma venue sous une autre présence, celle du paraclet.

► Je ne comprends pas en quoi l'agapê et la garde des dispositions (ou la garde de la Parole) sont la même chose.

J-M M : La mort du Christ est quelque chose qui contient en soi l'invitation à entrer dans un espace d'agapê, mais en plus Jésus a donné cette invitation dans une parole : « Aimez-vous les uns les autres ». C'est donc à la fois compris dans la geste du Christ, et en plus le Christ a pris soin de nous le "disposer", non pas d'en faire un précepte mais d'en léguer la disposition de parole : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ».[2]

 « Tenir en garde » ne signifie pas garder pour soi de façon jalouse, ça signifie d'abord quelque chose comme prendre garde, donc être attentif, et aussi garder la garde c'est-à-dire demeurer dans une attention, dans une écoute. Garder la parole « Aimez-vous les uns les autres », c'est la laisser venir en moi comme parole entendue, c'est donc l'entendre, mais c'est aussi la laisser prendre tout l'espace, c'est la laisser habiter la totalité de mon être. C'est par l'oreille qu'on écoute, ce qui est entendu va au cœur, et de là, si c'est gardé, ça part dans la main qui donne et qui reçoit, dans le pied qui marche (marcher est une façon de dire la pratique), dans les lèvres (donc la parole), etc. Il y a une symbolique profonde de l'être humain dans toute la Bible qui parle du cœur, de la bouche, des mains, des pieds pour désigner la totalité de l'homme dans ses différentes acceptions.

Il me semble que l'Évangile n'est pas constitué par une distinction entre une doctrine et une pratique (une morale). Je dis ceci non pas pour effacer ce qui est visé (mal visé peut-être) par la morale, mais c'est pour le retrouver dans une autre lumière.

Là il faut regarder le véritable sens du terme "garder". Par exemple « garder la disposition » pourrait être traduit par « mettre en pratique le précepte » mais cela ne semble pas de la bonne intelligence ; pour autant ça ne veut pas dire que la parole est une parole que j'entends au sens banal et puis je me repose dans le fait de l'entendre

 

2) S'aimer les uns les autres ; agapân et phileïn (aimer) (Jn 15).

Tu es mon fils bien-aimé« Voilà ma disposition (mon commandement) : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. » (Jn 15, 12)

Comment est traitée l'agapê ici ? En ce qu'elle est la disposition (entolê) : il faut refuser de parler de commandement. Une disposition, c'est la donation de notre avoir à être, ce qui est déterminé pour nous, ce qui détermine notre être. L'agapê est donc la détermination fondamentale de l'avoir à être de l'homme. Quand nous lisons « si vous m'aimez, vous garderez mes dispositions » (Jn 14), c'est que l'agapê est en effet une disposition.

J'ai traduit entolê par "disposition", même s'il signifie "commandement" dans le grec courant de l'époque. En effet, à notre oreille, le mot commandement implique quelque chose qui est récusé ou réfuté notamment par Paul, mais aussi par Jean. L'Évangile est l'ouverture d'un espace de don, et la parole est une parole donnante. La parole de Dieu n'est pas une parole qui dit : « Tu dois », c'est une parole qui donne que je fasse. Et le don est l'essence même de l'espace de l'Évangile, ce qui est expliqué par Jean en ceci que ce n'est pas un espace de prise violente, et ce n'est pas non plus un espace de droit et de devoir. Or le mot de "précepte" ou de "commandement" sonne à notre oreille comme un espace de droit ou de devoir.

Un exemple. Puisque l'essence du don, c'est la donation de soi-même, celui qui se donne lui-même, c'est le bon berger (Jn 10). Le bon berger montre l'espace de donation en se donnant. Il se distingue du violent qui vient ravir les brebis, mais aussi du salarié qui n'a pas cure véritablement des brebis. Le salaire ou le gain, c'est l'égal biblique de la notion de droit. Et la dette c'est l'équivalent de la notion de devoir. Or ce sont des mots qui sont également récusés par Paul pour dire le propre de l'Évangile. C'est la critique paulinienne de la loi : nous sommes sauvés par grâce, par donation libre, pas par mérite. C'est le cœur de l'Évangile. Ceci, c'est à propos du mot de commandement. Donc l'agapê est dans la disposition.

« Aimez-vous… selon que je vous ai aimés. » L'agapê est l'être du Christ.

L'agapê christique est plus grande que toute agapê. C'est ce qui est dit ici : « 13Personne n'a agapê plus grande que celui qui donne sa psychê pour les amis. »

Le mot "ami" (philos) est posé, ce qui ouvre la phrase : « 14vous êtes mes amis », ce qui se précise ensuite : « 15Je ne vous appelle plus "serviteurs" (douloï) parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître, je vous ai appelés "amis" parce que tout ce que j'ai entendu d'auprès du Père je vous l'ai fait connaître. »

J'avais expliqué pourquoi on passe de agapê (amour) à philos (ami). Ceci a été préparé par la toute petite phrase dont on ne voyait pas la raison d'être au verset 8 : « Vous deviendrez mes disciples ». Le rapport ici, c'est le rapport disciples/amis. Le mot de "disciple" n'était pas dans le décours du texte mais il préparait la mention de l'ami, selon la phrase : « Le disciple n'est pas au-dessus du maître », il n'est pas plus grand que le maître. Seulement, le rapport de Jésus aux siens n'est plus simplement un rapport à des disciples, même si ce rapport se maintient. Désormais c'est aussi un rapport d'ami à amis. Pourquoi ? Parce qu'il ne donne pas d'ordres qui ne se justifient pas, parce que la parole qu'il dit, il la rend effective.

► Y a-t-il une différence chez saint Jean entre les deux verbes grecs qui disent "aimer" ?

J-M M : On trouve chez Jean les verbes agapân et phileïn pour dire "aimer". Est-ce qu'il faut chercher une signification particulière, éventuellement progressive, marquant des nuances entre ces deux mots ? Je vous avoue que pour ma part je ne sais pas s'il y a une différence chez saint Jean entre agapân  et phileïn, ce sont deux mots qui, de toute façon sont pris en bonne part. J'hésiterai même à dire que phileïn est plus fort qu'agapân qui a une valeur fondamentale.Par exemple :

  • "Le Père aime (agapân) le Fils" (Jn 3, 35)  et "le Père aime (phileïn) le Fils" (Jn 5, 20).
  • De même pour l'expression « le disciple que Jésus aimait » on a souvent agapân (13, 23 ; 19, 26 ; 21, 7 et  20) mais aussi phileïn (20, 2).

► Je me suis demandé ce que signifiait le commandement de nous aimer les uns les autres, ce n'est peut-être pas simplement de ne pas être méchant avec les autres.

J-M M : Vous soulignez aussi que « Aimez-vous les uns les autres » ne signifie pas : « ne soyez pas méchants les uns avec les autres ». Ça signifie en effet : « que votre méchanceté soit dépassée ». La perfection en régime christique, ce n'est pas de ne pas pécher, la perfection c'est de dépasser le péché ; de même que la vie n'est pas de "ne pas mourir", mais de "mourir pour la vie". Ça, c'est tout à fait essentiel.

► C'est un plus pour entendre parler de l'amour des ennemis.

couper la chaine de la violence, J-F KiefferJ-M M : C'est là qu'on retrouve le thème du pardon. La dimension psychologique du pardon peut être quelque chose de radicalement impossible et il faut le reconnaître, il ne faut pas se forcer de façon meurtrière pour soi. Il faut essayer de placer et l'agapê de Dieu et le pardon dans un lieu qui est amené à irriguer même le champ psychologique un jour ou l'autre, mais qui n'est pas tout entier détenu dans cette capacité-là.

On peut dire par exemple – pour avoir une formule à laquelle se raccrocher : le pardon précède le don, c'est-à-dire que le pardon est ce à partir de quoi prend sens pour nous le mot don. Le pardon est le don par excellence. Il reste ensuite à expliquer ce que veut dire le pardon, mais ce n'était pas mon sujet, nous ne sommes pas entrés là. Il ne faut pas confondre le pardon avec la disposition psychologique qui serait d'oublier. Le pardon peut réclamer ses propres délais, ses dénis, tout un processus, et il n'est pas affecté en lui-même par cela. Le pardon est autre chose que la disposition simplement psychologique à laisser couler.

► Je vous ai entendu dire que quelqu'un qui aime, c'est qu'il a été aimé. Aussi la résurrection je la vois à l'œuvre dans la vie de certains détenus qui n'ont pas été aimés. Mais n'est-ce pas psychologiser l'Évangile ?

J-M M : Le soupçon que vous avez eu est intéressant à relever : est-ce que ce n'est pas psychologique ? Réponse : oui c'est psychologique, mais en cela la psychologie fait écho à quelque chose de profondément christique. Qu'il soit nécessaire d'être aimé pour aimer a un sens au plan psychologique déjà. Or cette affirmation est de la structure même de l'Évangile : « En ceci est l'Agapè : non pas que nous aimions Dieu, mais en ce que Lui nous a aimés» (1Jn 4, 10), c'est ce qui donne que nous puissions aimer.

 

III – Extraits de lectures de la 1ère lettre de Jean

 

1) Première occurrence du mot agapê en 1 Jean.

 « Et celui qui garde sa parole, véritablement en lui l'agapê de Dieu est pleinement achevée. » (1 Jn 2, 5) Voilà la première émergence du mot agapê.

En effet la Parole n'est pas un précepte. La Parole c'est : « Ayez agapê mutuelle (Aimez-vous les uns les autres) ». Or « Aimez-vous les uns les autres » n'est pas un précepte ni un commandement. Ce n'est pas non plus un sentiment ni une vertu.

Je remarque que l'agapê est d'abord l'agapê de Dieu. Cette expression a un double sens : elle peut être un génitif objectif ou un génitif subjectif, comme disent les grammairiens. Elle peut signifier l'amour que Dieu a pour nous (l'amour de Dieu), ou l'amour que nous avons pour Dieu (l'amour de Dieu). Ici c'est évidemment l'amour que Dieu a pour nous.

« L'agapê est "pleinement achevée" » j'ai traduit ainsi car le verbe "achever" est au parfait.

 “Achever” (telestai), c'est le mot que préfère Jean, alors que la plupart du temps, le mot que préfère Paul, c'est “accomplir” (plêroustai). Les deux connaissent les deux termes, mais ils ont chacun leur préférence.

 

2) L'agapê de Dieu. 1 Jn 3, 1-2.

 « 1Voyez quelle agapê le Père nous a donnée, que nous soyons appelés enfants de Dieu et nous le sommes. – L'agapê dont il est question ici consiste en ce que nous soyons appelés enfants de Dieu. – C'est pour cette raison que le monde ne nous connaît pas, à savoir qu'il ne l'a pas connu, lui. 2 Bien-aimés, maintenant nous sommes enfants de Dieu, et n'a pas encore été manifesté ce que nous serons. – notre être est encore un avoir à être, c'est-à-dire que nous sommes toujours dans un processus séminal qui n'est pas encore pleinement accompli – Nous savons que quand il se manifestera, nous serons semblables à Lui et nous le verrons comme Il est. »

Ici l'agapê n'est pas présentée comme un sentiment, comme une vertu ou comme un commandement, mais comme l'acte par lequel Dieu nous aime : l'agapê consiste en ce que nous avons été appelés à être ses enfants, et nous le sommes. Et la caractéristique de la paternité, c'est une mêmeté, une mêmeté telle que, nous le savons, le Fils ne peut faire que ce que fait le Père (Jn 5, 19). L'idée, ici, est que le fruit – car l'enfant est le fruit – est selon la semence et agit selon la semence, c'est-à-dire qu'un pommier ne produit que des pommes.

Ce thème de la semence est un thème tout à fait initial. Dans la Genèse, lors de la création des plantes, il est marqué à chaque fois : « et chacun selon sa semence » ou « avec sa semence en lui ». C'est un trait essentiel.

Donc voilà plusieurs suggestions de réflexion que nous pouvons faire à partir de ces quelques versets, dans plusieurs directions.

  • L'agapê est un acte de Dieu, premièrement.
  • Cet acte de Dieu prend plusieurs noms.

En particulier l'agapê consiste en ce qu'il envoie le Fils – c'est dit ailleurs –, ce qui est un événement, un avènement, un venir.

La première agapê, ce n'est pas l'agapê dont nous aimons Dieu, c'est "l'agapê par laquelle Dieu nous aime", c'est dit en toutes lettres plus loin, au chapitre 4. En Dieu il n'y a pas de différence entre des dispositions et des actes.

L'agapê de Dieu se manifeste et apparaît, nous la recueillons dans la venue du Christ, ou dans l'envoi du Christ par le Père, c'est-à-dire que l'un vient et l'autre envoie, mais c'est la même chose car, de toute façon, cette distance est sans distance. Il n'y a pas de distance en ce sens-là entre le Père et le Fils. Le Père et le Fils ne sont jamais disjoints, jamais séparés. Cependant cet unique mouvement, cette unique présence s'appelle envoi du côté du Père et venir du côté du Fils.

 

3) L'agapê en 1 Jn 3.

a) Verset 11 : "avoir agapê mutuelle", une proclamation décisive.

Il m'est arrivé plusieurs fois avec d'autres groupes, de lire et de méditer cette lettre de Jean. Très souvent je commence par le verset que nous abordons maintenant. C'est un verset qui se trouve au beau milieu du chapitre qui est lui-même au beau milieu de la lettre. C'est une proclamation très décisive, très simple mais très importante où intervient le terme d'agapê qui ouvre la réflexion sur l'agapê pour les chapitres qui suivent.

« 11Car c’est ceci l’annonce que nous avons entendue dès l’arkhê, que nous ayons agapê mutuelle», que nous nous aimions les uns les autres. Nous avons déjà aperçu la structure d'un énoncé de ce genre : « car c'est ceci l'annonce ». Vous pourriez aller voir les autres fois, c'est forcément la même chose, mais ce n'est jamais les mêmes termes. Une forme semblable : “et c'est ceci l'entolê ” : la disposition, entolê qui se traduirait par précepte. Du reste ici, on attendrait plutôt : « c'est ceci le précepte, que nous avons entendu dès l'arkhê, que nous nous aimions les uns les autres » puisque c'est censé être un commandement, et même le premier commandement. Non, c'est une annonce, c'est l'annonce d'une nouvelle : que l'espace d'agapê nous soit ouvert mutuellement. Du reste, de façon très drôle, lorsqu'il est annoncé que la ténèbre est en train de passer et que la lumière déjà luit, ce qui est une nouvelle, c'est en revanche le mot entolê. Or ce n'est évidemment pas un précepte. Donc voyez avec quelle précaution il faut prendre les mots. Et les traductions réclament de l'attention.

« Que nous avons entendu dès l'arkhê » : le thème d'entendre dès l'arkhê (principiellement) n'est peut-être pas d'abord l'indication d'un temps où nous avons déjà entendu (dès le début) ; il est plutôt comme le principe, comme l'essentiel porteur du reste, comme ce qui retient la totalité du discours.

« Agapê mutuelle » : nous aurons à voir les rapports entre : l'agapê de Dieu, c'est-à-dire l'agapê par laquelle Dieu nous aime ; l'agapê par laquelle nous aimons Dieu ; et l'agapê par laquelle nous nous aimons mutuellement. Il y a là trois emplois qui demandent à être pensés à partir de leur source, de leur lieu. Le rapport des trois demande aussi à être pensé. Agapê désigne donc ici quelque chose comme une qualité d'espace de relation.

b) Versets 12-13 : résurrection et agapê ne sont pas deux choses différentes.

« 12Non pas comme Caïn qui était du mauvais et qui a égorgé son frère. »– il s'agit de penser ici la mort et la fratrie. Chez Jean on ne pense pas à partir d'une définition de ce que c'est, mais par référence à l'archétype. Penser la mort, c'est se référer à la première mort. On pourrait dire prototypos, mais plus radicalement archétypos, la première mort. La première mort est un meurtre. La première mort n'est pas seulement un meurtre, c'est un fratricide. C'est donc un lieu excellent pour penser le sens authentique de la fratrie entre les hommes et du rapport en elle de l'agapê et du meurtre. Ce qu'il en est de l'homme se pense souvent, surtout en perspective paulinienne, non pas à partir d'une définition de l'homme, mais à partir d'Adam, de la figure archétypique d'Adam, des Adam, puisqu'il y en a trois[3].

Ici, chez Jean, c'est à partir de Caïn. L'intérêt est très grand parce qu'il s'agit d'annoncer la résurrection et l'agapê d'un même mouvement. Vous pourriez me dire : pas du tout, ce que nous avons entendu dès l'arkhê, c'est “Jésus est ressuscité”.

Comment penser d'un même mouvement la résurrection et l'agapê qui sont, comme on sait, des maîtres mots de l'Évangile, mais qui ne sont pas deux choses différentes ? C'est pourquoi ailleurs Paul nous dit : « C'est ceci l'Évangile, que le Christ est mort et ressuscité », et ici : « que nous ayons agapê mutuelle ». C'est la même chose, c'est parce que la mort et le meurtre surgissent dans le même, qu'on comprend que la vie (la résurrection) et l'agapê se manifestent comme le même : la vie par opposition à la mort, l'agapê par opposition au meurtre. Voilà.

Je reviens sur la signification de l'énigme : l'annonce essentielle c'est “Jésus est ressuscité” ; or ici l'annonce essentielle, c'est l'agapê. Qu'est-ce qui permet que cela soit pensé ensemble ? C'est que, de fait, de la même manière, la mort et le meurtre étaient pensés ensemble puisque la résurrection, c'est le dépassement de la mort, et l'agapê c'est le dépassement du meurtre. Il faut donc bien percevoir la puissance de ces quelques mots : « Non pas comme Caïn qui était du mauvais ». Il était "du mauvais", car ce qui œuvre ici, c'est la semence de diabolos, la semence du meurtre qui est en Caïn.[…]

« 15Tout homme qui hait son frère est anthrôpoktonos (meurtrier) – Ceci nous aide à comprendre les mots "haine", "mort", "meurtre", non pas dans des sens spécifiques, mais comme des dénominations génériques d'un mode de vie, d'un espace. Haine signifie aussi animosité, indifférence, tout ce qui est négatif dans la relation, il ne désigne pas simplement une des modalités de “l'être contre l'autre”, de même le mot meurtre. C'est très important pour l'intelligence du vocabulaire. Deux remarques ici : chez Jean, notre vie s'appelle la mort parce que ce que nous appelons la vie est régi par le prince de la mort ; donc nous avons été transférés de ce règne du prince de la mort au royaume de Dieu, à l'espace de Dieu.

et vous savez qu'aucun homicide n'a, en lui, la vie éternelle demeurant. – Le meurtrier ne vit pas, le meurtrier est mort. Et ceci est très important pour dégager une anthropologie selon laquelle la vie véritable est simultanément de vivre à soi et à autrui. Ma vie est radicalement relationnelle si la relatio est le plus propre de mon identité – ce n'est pas l'un ou l'autre : plus je suis relationnel et plus je suis moi-même. Si je tue l'autre, comme je suis essentiellement relatio à lui, je meurs. Le raisonnement est implacable. Dans la question  “est-ce parce qu'il est mauvais qu'il tue ou l'inverse ?”, c'est la même chose : le problème n'est pas du pourquoi, mais de l'appartenance mutuelle de l'acte et de la disposition.

c) Verset 16.

●   L'agapê comme événement de la mort christique pour nous.

16À ceci nous connaissons l'agapê – on va finalement connaître, connaître l'agapê –  que lui a déposé son être pour nous – l'agapê est l'événement de la mort christique, l'agapê est un événement. L'agapê n'est pas d'abord pensée comme un sentiment, un commandement ou une vertu, l'agapê est d'abord pensée comme l'acte christique de mourir, ou l'acte du Père de donner le Christ à la mort, à une mort qui est une mort pour la vie. Nous savons que nous mourrons de mort de servitude. Le Christ a cette capacité qui lui est donnée d'auprès du Père de mourir avec acquiescement, ce qui en fait une mort féconde, pour lui et pour tout le monde, c'est-à-dire pour tous les siens, les hommes qui sont dans le monde. L'agapê est premièrement l'agapê de Dieupour l'homme, l'agapê consiste dans le fait de se donner. Nous savons par ailleurs que ce don est un pardon, la perfection du don.

●   Notre propre agapê authentique.

et, nous-mêmes, nous devons (il faut) déposer notre être pour les frères. » – Le ophéleïn, il faut, n'est pas un “il faut” de commandement, c'est un “il faut” d'identité, mais c'est la même chose. C'est la belle nécessité selon laquelle recevoir la vie est donner la vie, la belle nécessité, cette belle équation.

Puis survient un petit exemple. – 17Celui qui a des vivres du monde – nous avons déjà touché à ce mot bios : ressources, vivres – et qui voit son frère étant dans le besoin (dans le manque) et qu'il lui ferme son cœur, comment l'agapê de Dieu demeure-t-elle en lui ? – notre agapê,  c'est que l'agapê de Dieu soit en nous, et notre agapê pour Dieu et pour autrui n'est que le retentissement de l'agapê que Dieu, le premier, a pour nous, comme ce sera dit explicitement.

 18 Petits enfants, n'aimons pas en parole et langue mais en œuvre et vérité ». Nous avons ici deux hendiadys. Cela signifie : n'aimons pas dans ce type de parole qui est bavardage (qui est discours), mais dans cette œuvre qui est vérité. Ce n'est pas simplement la différence entre la parole et l'œuvre, c'est essentiellement la différence entre le discours vain et l'œuvre authentique. Donc deux hendiadys. Ce n'est pas la simple reprise du discours et des œuvres. Il ne s'agit pas “des œuvres” d'ailleurs. “L'œuvre qui est vérité”, c'est l'agapê, l'agapê authentique. L'agapê qui est dans “la parole qui n'est que bavardage” n'est pas l'agapê authentique. […]

●   L'amour constaté ne peut être un critère de l'agapê.

« 23Et c'est ceci sa disposition, – nous savons désormais qu'il ne faut pas traduire par commandement puisque nous ne sommes pas dans le champ d'une parole qui ordonne, mais dans le champ d'une parole qui dit la volonté en acte de se déployer – c'est ceci sa disposition : que nous croyions dans le nom de son Fils Jésus Christos et que nous nous aimions les uns les autres selon qu'il nous a donné disposition. 24Et celui qui garde ses dispositions demeure en Lui et Lui en lui – celui-là demeure en Dieu et Dieu demeure en celui-là

À ceci nous connaissons qu'il demeure en nous, de ce qu'il nous a donné le pneuma. » Ici à nouveau il faut bien garder la note. Le verbe connaître n'est pas critériologique, ce n'est pas une chose qui nous fait connaître une autre chose, c'est une chose telle que si nous la connaissons, du même coup nous connaissons l'autre. Ce n'est pas un critère parce que nous verrons que c'est réversible, l'un n'est pas critère de l'autre. Si vous aimez Dieu, vous aimez vos frères ; si vous aimez vos frères, vous aimez Dieu. Vous connaissez l'un à partir de l'autre, pas au titre de critère. Pourquoi ? Parce que je ne sais jamais de certitude, l'un ne peut pas être le critère de l'autre. L'agapê ne peut pas être le critère d'autre chose parce que je ne sais pas plus l'agapê qu'autre chose. Je ne sais pas si ma générosité est un acte d'agapê, je ne me crispe pas sur ce savoir-là. C'est conforme au chapitre 13 de Paul : donner sa vie aux flammes pour quelqu'un, si je le fais sans avoir l'agapê ? Effectivement, je peux donner ma vie sans avoir l'agapê. Donc ce n'est pas le niveau de conscience de quelque chose qui serait critère pour une autre chose, c'est l'entre-appartenance en soi de ces choses-là. C'est l'enseignement ici que ces choses-là s'importent mutuellement.

 

4) L'agapê en 1 Jn 4.

a) Connaître et aimer c'est la même chose.

Je vais dire par anticipation le point où nous arriverons, où le connaître et l'agapê sont deux modes de dire “être” ; ce ne sont pas deux choses différentes. On connaît à partir d'où l'on est, on aime à partir d'où l'on est, mais le “à partir de” implique que ces verbes soient quasi interchangeables. Le mot connaître ne s'entend pas à partir de notre idée de la connaissance, le mot agapê ne s'entend pas à partir de notre idée de l'amour mais à partir du décèlement de la nouveauté christique. Certains versets à venir vont nous préciser cela. Progressivement nous allons apercevoir, non pas simplement des choses sur la connaissance ou sur l'agapê, mais sur leur rapport. Cela reste théorique et un peu indécis dans notre esprit, mais il me semble l'avoir indiqué par anticipation déjà. C'est le point vers lequel nous allons.

Les phrases qui consonnent à cela sont très nombreuses chez Jean.  On peut rapprocher cela de "connaître parce qu'on est semblable" : on connaît selon ce qu'on est. Le semblable connaît le semblable, le semblable ne peut pas ne pas aimer le semblable. Là il ne faudrait pas nous en tenir à notre idée de semblable, il faudrait repenser profondément le rapport de la mêmeté et de l'altérité, et j'insiste beaucoup sur l'importance du deux. Il faut resituer autrement notre idée de l'unité et de l'altérité. Ça ouvre le chemin, ça anticipe un peu sur la désignation du terme du chemin, mais nous sommes loin de là. Néanmoins, être sur le chemin est très important.

b) Versets 7–10. Le thème de l'agapê comme événement.

Avec le verset 7, c'est le thème de l'agapê qui va investir le texte au point de devenir totalement envahissant.

« 7Bien-aimés, ayons agapê les uns pour les autres, puisque l'agapê est de Dieu et que tout homme qui aime est né de Dieu et connaît Dieu. » Vous avez ici pour la première fois la jonction explicite de “être né”, “aimer” et “connaître”, les verbes dont je viens de parler de façon anticipée.

Il y a une co-appartenance,  une indissociabilité de ces trois choses : être né, aimer et connaître. C'est comme trois mots pour dire la même chose fondamentale. Ils s'entre-appartiennent, ils sont différents puisqu'ils sont trois, mais cette différence est une différence à l'intérieur d'une unité, ou l'unité qui résulte d'une différence. Aimer, c'est être né, être engendré. Être engendré de Dieu, c'est connaître Dieu. C'est ce “connaître” dont nous disions : nous connaissons que nous avons connu ; ce connaître qui n'est pas ce que nous appelons la conscience.

Ces trois verbes, “être de lui” (ou “être né de lui”), “le connaître” et “l'aimer” désignent le même, qui est au fond une autre façon de dire le chrisma, l'imprégnation première de la foi qui est vivante en nous et qui doit susciter le prolongement de nos articulations de pensée. La mêmeté est sous le mode de l'engendrement – Père et Fils sont le même étant deux – aimer est la même chose, et connaître, c'est cela qui s'appelle aussi connaître Dieu. Autrement dit tous ces mots disent ce que nous pouvons appeler de façon anticipée la proximité ou l'intimité.

La véritable unité est l'intimité, ce n'est pas la solitude. La véritable unité est l'unité de deux ou trois. Le mot proximité est un mot extrêmement important parce qu'autrui ne s'appelle pas "autrui" dans le Nouveau Testament, il s'appelle le “prochain”, le proche, qui est une unité plus haute que celle de l'isolé, parce que l'essence de l'être humain est d'être relatif, d'être “rapporté à”. L'isolement est au contraire la mort de l'unité.

Au lieu d'intimité, on pourrait dire pénétration, et on retrouve là la signification bien connue par tout le monde quand on dit « aimer au sens biblique ». C'est le verbe yadah en hébreu utilisé pour Adam et Ève. «  we hä´ädäm yäda` ´et-Hawwâ : Adam connut Ève. Elle conçut et enfanta Caïn. » (Gn 4, 1) Et il est dit aussi que « Adam vécut 130 ans, à sa ressemblance et selon son image il engendra un fils » (Gn 5, 3). L'enfant est donc “à l'image” d'Adam, c'est-à-dire à la similitude, la grande similitude au sens de homoïos ; ce n'est pas simplement la similitude formelle, c'est la similitude de provenance, qui réunit en une seule les deux causes, formelle et causale, qui ne les distingue pas sous ce rapport-là. C'est pourquoi « Faisons l'homme à notre image » n'est pas une idée de création au sens strict puisqu'on engendre à son image. Donc le Adam de Genèse 1, 27 n'est pas ce que nous appelons l'homme, un individu humain, c'est l'Homme primordial, l'Homme Christ comme Monogène, “Fils un” et contenant la totalité des enfants de Dieu. Je montre des consonances entre des aspects disjoints, divers, de notre Écriture.

Le texte poursuit – vous avez remarqué que saint Jean aime beaucoup dire la même chose, d'abord en positif, et ensuite en négatif. – « 8Celui qui n'aime pas Dieu n'a pas connu Dieu, puisque Dieu est agapê. » Vous avez ici une sorte de nécessité intérieure, celle de la belle intelligibilité de choses qui sont disjointes.

●   Anticipation de la suite de 1 Jn 4.

L'ensemble de ce texte va nous conduire progressivement de la précision sur l'amour de Dieu à l'amour des uns et des autres, qui sont deux aspects de la même chose. À partir du verset 11, « il faut que nous nous aimions les uns les autres », il va être question de l'amour mutuel.

Je dis aussi, pour le cas où j'oublierais de le dire, que nous aurons deux sortes de déploiement. Un déploiement par le ophéleï (“il faut”), c'est-à-dire par la belle nécessité intelligible de la dépendance des choses. Ce n'est pas ce que j'appellerais un raisonnement au sens strict, mais c'est au moins un déploiement d'intelligibilité des choses.

Et il va ajouter ensuite une autre source pour dire que l'amour des proches est nécessaire. C'est au verset 21 « et nous avons reçu de lui cette disposition que celui qui aime Dieu aime aussi son frère ». Cela que nous déployons par une sorte de raisonnement – le mot n'est pas bon –, ce que nous exprimons par ce déploiement d'intelligibilité coïncide véritablement avec ce qu'il dit explicitement : “Aimez-vous les uns les autres”. C'est l'entolê de Dieu, la “disposition dite”. Et c'est là que nous allons retrouver le rappel à la fois de la garde de la parole et de l'agapê – c'est la même chose, mais cela s'entend ultimement de ce que garder la parole, c'est entendre et laisser que vienne l'agapê, puisque le contenu explicite de la parole c'est l'agapê.

Il n'est pas facile de s'exprimer clairement quand il s'agit de passer d'une structure de pensée qui nous est familière à un espace où les choses se déploient sur un autre mode.

●    Retour à 1 Jn 4, 9.

Je viens d'anticiper la suite du chapitre. Je reviens à mon hymne : « 9En ceci s'est manifestée l'agapê de Dieu en nous – l'agapê que Dieu a pour nous, elle est manifestée en nous. “En nous” signifie, chez saint Jean, à la fois à l'intérieur de chacun mais aussi entre nous. « Et le Verbe fut chair, il a planté sa tente en nous–parmi nous » : on se croit obligé en Occident de se demander si c'est l'intériorité ou la collectivité qui est en question. C'est les deux, indissociablement, parce que la plus grande intériorité est déjà collective, est déjà relative, et non pas autosuffisante. “S'est manifestée” : la manifestation ; pour voir ce qui est en question ici, il faut que cela se manifeste. “S'est manifestée l'agapê de Dieu”: où est-ce que cela se manifeste ? Où est-ce que cela se donne à voir ?

en ce que Dieu a envoyé son Fils Un (Monogenês) dans le monde afin que nous vivions par lui. – donc l'envoi vers le monde, c'est-à-dire la venue à la mort, une venue à la mort qui est pour nous. Vous avez à nouveau cela : que soient levés les péchés ou que nous vivions, c'est la même chose puisque le péché est essentiellement le meurtre et la mort.

10En ceci est l'agapê : non pas que nous aimions Dieu, mais en ce que lui nous a aimés et a envoyé son Fils en donation sacrale pour nos péchés. » “Donation sacrale”, c'est le terme ilasmos : donc chez Jean il n'est pas rapporté de l'extérieur, il survient quand il a à survenir, ce qui veut dire qu'il est déjà là, qu'il est homogène avec le reste du discours. Il ne l'est pas à nos oreilles, mais il l'est à l'oreille de Jean. Or le but d'une écoute, c'est d'arriver à avoir l'oreille de celui qui parle. C'est le but, même si nous n'y sommes pas.

●   Précisions sur l'agapê.

Deux choses à souligner ici. Le principe de l'agapê n'est pas en nous, ne consiste pas en ce que nous aimions Dieu. Le principe de l'agapê, c'est que Dieu nous aime. Que Dieu nous aime se manifeste dans l'avènement – l'avènement est pris ici non pas du point de vue du Fils (il sera pris ailleurs), mais du point de vue du Père, c'est-à-dire à partir de l'envoi qui est un mode de donation. “Dieu a envoyé son Fils Un” : il faudrait étudier attentivement la notion de Fils unique qui se trouve dès le verset 14 du chapitre premier de l'évangile : « Le Verbe fut chair, il a planté sa tente en nous (ou parmi nous), et nous avons contemplé sa gloire – c'est ce que nous avons lu dans l'incipit de notre épître – gloire comme du Fils Un d'auprès du Père, plein de grâce et vérité ». 

Donc « l'agapê de Dieu s'est manifestée ». L'agapê que Dieu a pour nous, se manifeste en ce que nous sommes sa volonté voulue : sa volonté voulue, c'est-à-dire sa semence. Nous sommes semence de Dieu, donc descendance de la semence. En conclusion, la première chose, c'est que l'agapê se pense à partir de l'agapê que Dieu a pour nous. L'agapê que Dieu a pour nous a son être dans la venue du Christ, ou dans l'envoi du Christ par le Père pour nous. Que mort et résurrection soient pour nous, c'est deux choses indissociables. Nous avons évoqué la difficulté d'un point de vue extérieur : qu'est-ce que signifie “mourir pour”. Ce qui importe toujours : même si pour l'instant nous n'avons pas la capacité de développer ce point avec une pleine netteté, nous savons qu'il a pleine netteté chez Jean.

Si je considère que le Christ est venu au monde et puis qu'il est mort un jour, ce n'est pas du tout le commencement de la foi. Il est à peu près certain historiquement qu'il est venu ; et il y a toutes les chances qu'il soit mort, c'est certain aussi : la confession de la Mort de Jésus, ce n'est pas ça. C'est la confession que sa Mort est une mort pour nous, c'est là que ça commence à devenir acte de foi. C'est tout à fait autre chose que de savoir s'il y a eu un homme qui s'appelait Jésus et qui a vécu et puis qui est mort.

c) Versets 11–21 : Développement sur le thème de l'agapê.

À partir du verset 11, nous avons un développement qui va reprendre des choses essentielles, donc commenter des choses qui ont été dites sur un mode un peu hymnique dans ce qui précède, les reprendre et les développer dans la direction particulière de l'amour des uns pour les autres. Il y a l'amour de Dieu qui nous donne que nous puissions aimer  Dieu, mais aimer Dieu ne va pas sans aimer le prochain. Pourquoi ? Parce que qui aime la semence aime le fruit ; qui aime le Père aime le Fils, aime les enfants, parce que nous avons en commun d'être enfants de Dieu. Nous sommes la fratrie improbable, c'est-à-dire la fratrie qui précède la fratrie de Caïn et Abel, pour revenir au thème du chapitre 3 (v. 11-12) qui a initié tout le thème de l'agapê chez saint Jean.

 « 11Bien-aimés, si ainsi Dieu nous a aimés, il faut que nous aussi nous nous aimions les uns les autres »– des éléments de l'hymne antérieure vont être repris dans la suite du texte, mais avec cette accentuation particulière de l'amour des uns pour les autres. – 12Dieu, personne jamais ne l'a contemplé. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son agapê est pleinement achevée en nous »– ce n'est pas le verbe accomplir, c'est le verbe qui vient de téléios, télos, la fin, l'aboutissement. D'où : l'agapê est pleinement aboutie en nous. Autrement dit, il y a l'agapê de Dieu par laquelle Dieu nous aime et par quoi nous aimons Dieu, et l'aboutissement ultime de tout cela, c'est que nous ayons agapê mutuelle.

« 15Celui qui confesse que Jésus est le Fils de Dieu, – voilà un autre titre majeur. Il a déjà été nommé sous le nom de Monogène (Fils un, Engendré un). Ici Fils de Dieu. Nous avons déjà eu Christos… Le nom de Seigneur est moins prononcé par Jean que par Paul. –Dieu demeure en lui et lui en Dieu » – c'est la reprise de la confession du Fils de Dieu, mais encore une fois cette confession du Fils de Dieu ne consiste pas en l'articulation « Je crois en Jésus ». Ce n'est pas dit dans le texte. Ce que je veux dire par là, c'est que le texte ne doit pas nous induire à entendre que seul celui qui saurait articuler de bouche « Jésus est Seigneur » peut avoir en lui la christité.

Quand je dis que “il y a de la christité en tout homme”, je ne prétends pas le dire à quiconque serait étranger à ma foi. Je dis que ma foi me permet d'espérer qu'en tout homme il y a de la christité qui est fondamentalement séminale et qui s'éveillera un jour, à son heure. Cela ne transformera pas l'interlocuteur. De toute façon je n'ai pas à lui dire cela, ce serait de la récupération. Celui que ça transforme, c'est moi-même, c'est-à-dire mon attitude par rapport à lui. Il n'est pas celui du monde qui est étranger à ma foi. Voilà ce qui est vraiment important.

1 Jn 4, 16 Dieu est amour

« 16Et nous, nous avons connu et nous avons cru...– Nous avons ici le verbe connaître et le verbe croire. C'est une hendiadys verbale, c'est deux façons de dire notre “rapport à”. Or après connaître ou après croire on a souvent la conjonction oti, “parce que” ou “que” : nous croyons que, nous savons que. Ici nous avons un complément direct : nous avons connu et nous avons cru l'agapê que Dieu a en nous (en nous et pour nous). » – Donc être c'est connaître, et connaître c'est connaître l'agapê. – Dieu est agapê – voilà, connaître l'agapê c'est connaître Dieu. Ça ne veut pas dire nécessairement que tout amour et toute connaissance d'amour soient Dieu. Nous ne sommes pas ici au champ immédiat de la conscience. Bien sûr cela est dévoilé, cela est fait pour arroser aussi le champ de notre conscience, pour l'atteindre. Il ne faut pas l'exclure. Seulement il faut dire que le lieu n'est pas le lieu conscientiel en premier, mais l'insu de nous-même. L'insu de nous-même reçoit l'insu de Dieu, ou cela d'insu de Dieu. Et le Christ est le dévoilement de ce qui est insu en Dieu, mais nous savons que le dévoilement ne supprime pas l'insu. Le rapport caché-dévoilé n'est pas un simple rapport de choses antithétiques ou contraires. Le dévoilement authentique est tel qu'il protège l'insu comme insu, il le garde comme insu. Donc nous avons ici une sorte de méditation à faire, à prolonger aussi sur ce deux-là qui est “caché et manifesté”, “caché et dévoilé”.

« Dieu est agapê et celui qui demeure dans l'agapê demeure en Dieu et Dieu en lui. –  Voilà l'être-dans, la réciproque : être en Dieu et être dans l'agapê, c'est la même chose – 17En ceci est achevée l’agapê avec nous, que nous ayons parrhêsia (aisance) dans le jour de la krisis, le jour de la krisis, c'est le point du discernement. Ce n'est pas un jour parmi les jours. “Le jour” est précisément le comble de l'insu. L'expression dans les Synoptiques « Tu ne sais le jour ni l'heure » ne veut pas dire que tu ne connais pas la date, mais que “le jour”, c'est-à-dire la manifestation elle-même, n'est précisément pas susceptible d'être connue parce qu'elle n'appartient pas à notre calendrier. Par ailleurs nous savons, d'une certaine façon, que le jour, c'est déjà maintenant. Nous avons abondamment médité sur les expressions temporelles chez saint Jean : le jour, l'heure, mon heure, la saison, kairos, l'année… elles ont des sens différents de ceux de notre usage. – car tel est celui-là, tels aussi nous sommes en ce monde. »

À cette parrhêsia, à cette  aisance s'oppose la crainte. La parrhêsia, c'est la familiarité, c'est l'aisance de l'enfant dans la famille, l'aisance familière. Le phobos (la crainte) : tout le monde comprend ce mot-là puisque nous avons le mot phobie. Le phobos relève de l'attitude servile, de l'esclave, de l'asservissement. Le phobos est un asservissement. Nous retrouvons donc ici l'opposition du fils et de l'esclave, de celui qui est dans la familiarité et de celui qui est là mais ne partage pas le secret du père. L'esclave ne demeure pas toujours, l'esclave on peut le vendre, on peut l'échanger ; « le Fils demeure toujours », c'est une expression explicite dans le chapitre 8 de saint Jean : « le Fils demeure toujours » signifie la même chose que « le Ressuscité ne meurt plus ».

« 18 Il n'y a pas de crainte dans l'agapê mais l’agapê accomplie jette dehors la crainte, car la crainte est déjà elle-même un châtiment – c'est difficile à traduire : la crainte implique un châtiment, mais la crainte est déjà elle-même un châtiment –et celui qui craint n'est pas pleinement accompli dans l'agapê. » Autant dire que notre agapê n'est jamais accomplie tant que nous sommes en chemin, tant que nous sommes dans ce mélange de ténèbre et de lumière dont c'était l'annonce dès le début de cet évangile, tant que nous sommes dans ce temps, dans cet espace qui n'est pas l'espace pur mais un espace mêlé ou le champ mêlé des semences, pour prendre une autre image.

« 19Nous, nous aimons de ce que lui le premier nous a aimés – cela nous avons déjà dit, l'agapê consiste en ce que Dieu nous a aimés. Ici le mot prôtos (premier) souligne l'affirmation que l'agapê de Dieu pour nous précède le fait que nous aimions. – 20 Si quelqu'un dit : “J'aime Dieu” et qu'il haïsse son frère, il est falsificateur – il est dans la fausseté – car celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment aimerait-il Dieu qu'il ne voit pas ? » – Nous ne sommes toujours pas dans l'ordre de la critériologie parce que c'est réversible. L'amour du prochain n'est pas un critère pour que nous soyons aimés de Dieu et que nous aimions Dieu. En effet, vous allez trouver la phrase inverse chez saint Jean : « Nous connaissons que nous aimons les enfants de Dieu quand nous aimons Dieu. » (1 Jn 5, 2). Donc la réversibilité montre que l'un n'est pas la condition discriminante, le critère discernant de l'agapê en Dieu[4].

Nous avons grande tendance à prendre à part l'expression « si quelqu'un n'aime pas son frère qu'il voit, comment… » comme si l'un (aimer le frère) était le critère de l'autre (aimer Dieu ou être aimé de lui) puisqu'il y a une visibilité (on voit son frère) et une invisibilité (on ne voit pas Dieu). Or non, comme l'inverse se dit également, l'un ne peut pas être critère de l'autre. Selon ce que nous avons souvent dit, il y a là deux façons de dire la même réalité. Ce n'est pas un rapport de conditionnel et de conséquent, pas plus qu'un rapport de cause et d'effet, de moyen et de fin, toutes ces articulations que nous mettons sournoisement dans les textes ; et nous y sommes invités car ce sont des articulations qui ont cette signification  dans le grec classique, mais pas chez saint Jean.

« 21 Oui, voilà la disposition que nous avons reçue de Lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. »

 

●  Réponse à une question sur l'amour.

► « Si quelqu'un dit qu'il aime Dieu et qu'il n'aime pas son frère, il est un menteur…» (1 Jn 4, 20) J'ai de l'exaspération contre quelqu'un. Comment concilier cette attitude avec l'amour accompli ? Pour avoir vécu dans un milieu cloîtré pendant quelques années, c'est quelque chose que j'ai vécu, on n'a pas des affinités avec tout le monde.

J-M M : La question est : comment faire le passage entre ce que le texte dit, car il ne parle pas du tout de ça, et notre expérience psychologique. Il ne s'agit pas d'essayer de se contraindre à ne pas sentir ce qu'on sent : ce serait faire semblant et c'est tout. C'est pour cela que l'agapê n'est pas un commandement. Si « Aimez-vous les uns les autres » est un commandement et que je ne peux pas aimer ma voisine, que faire ? Il faut prendre conscience de la distance qui existe entre mon attitude et ce vers quoi je suis conduit par l'agapê, la reconnaître et savoir que la direction qui m'est indiquée est d'aller vers le pardon, mais quand le pardon sera possible psychologiquement. Il ne s'agit pas de faire semblant qu'il est possible là, qu'on doit pardonner. Non ! S'orienter vers le pardon, en sachant par ailleurs que nous ne pouvons pas pardonner, d'où il faut demander de pouvoir un jour pardonner. Et si je ne peux pas, parce qu'il est possible que même ça je ne le puisse pas, alors demander de pouvoir un jour authentiquement demander de pouvoir pardonner. Les paroles de l'Évangile ne doivent pas être prises pour des injonctions sur le modèle de la loi, ce sont des orientations qui sont là pour mettre en route quelque chose et le temps psychologique demande à être respecté. Autrement, c'est de la singerie



[1] Termes qui désignent l’alternance des temps dans une mesure : temps fort, temps faible, temps fort,..

[2] Le "comme" ici n'est pas à prendre au sens où il s'agirait d'imiter ce qu'a fait le Christ. Il est plutôt à entendre au sens générique et génétique comme dans la phrase : « Les yeux de cette fille sont bleus comme ceux de sa mère ». (Réflexion d'un participant lors du groupe de lecture de saint Paul en 2009).

[3] Dans l’épître aux Romains, Paul évoque l'entrée du péché de trois façons différentes, ce qui donne lieu à trois figures d'Adam : “Adam ils” les hommes (Rm 1), “Adam il” (Rm 5)  et “Adam je” Paul (Rm 7). Par ailleurs en Genèse on parle de deux figures d'Adam : Gn 1 et Gn 2-3, mais parfois de trois en séparant Gn 2 et Gn 3.

 [4]  L'agapê en Dieu  désigne trois choses :l'agapê par laquelle Dieu nous aime ; l'agapê par laquelle nous aimons Dieu ; et l'agapê par laquelle nous nous aimons mutuellement.

 

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