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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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6 juin 2018

Adam et l'humanité nouvelle, 2ème moitié du ch. 2 du cours de J-M Martin sur le Mystère du Christ à l'ICP en 1969-70

Lors de son cours à l'Institut Catholique de Paris en 1969-70, Jean-Marie Martin avait décrit au chapitre 1 l'eucharistie comme attitude, comme schème du comportement du chrétien ; dans le chapitre 2 il cherche ce que les premiers chrétiens ont dit, c'est-à-dire les thèmes à travers lesquels ils ont pris conscience d'eux-mêmes, de manière réfléchie et explicite. Cette réflexion s'est étalée sur plusieurs séances. Voici la deuxième moitié qui correspond aux parties 3 et 4, le message précédent donnant les deux autres parties.

Pour  mener cette réflexion J-M Martin se base sur des textes de saint Paul (ici surtout 1 Cor 15 et Ph 2) et demande à son public de laisser de côté ses  manières habituelles de penser pour entrer dans la strucuture même de ce que disaient des premiers chrétiens.

PLAN du chapitre 2

I – Le Christ ressuscité (message précédent)
II – Le Christ nouvel Adam  (message précédent)
III – Le mustêrion    (en particulier la struture caché/manifesté)
IV – Mustêrion et mystères (les rites et les sacrements, en particulier baptême et eucharistie)

 

III – Le mustêrion

 

 Pour rattacher ce qui va venir à ce qui précède, nous dirons que dans l'apparition du Christ apparaît le "dessein" de Dieu sur l'humanité, le mot dessein étant la traduction courante du mot mustêrion. C'est la traduction courante qui est aussi partiellement valable, mais nous voudrions montrer que le mot "dessein" ne conduit pas à l'intelligence adéquate de cette notion originelle et originale.

C'est la notion même de mustêrion, dont "dessein" est une traduction partielle, que nous voudrions maintenant examiner. Dans cette partie, nous présenterons successivement deux aspects de la notion de mustêrion : d'abord l'aspect de manifestation et ensuite l'aspect d'activité.

 

1) Aspect de manifestation.

Le christianisme est manifestation de ce qui était en silence. À la racine du mot mustêrion, il y a mueïn, se taire. Donc mustêrion c'est "ce qui est tu", ou "ce qui est secret", ou "ce qui est caché" par opposition à "ce qui est dévoilé", "ce qui est révélé".

Vous voyez tout de suite que le mot mustêrion est un mot capital dans l'organisation originelle de la pensée chrétienne, à la mesure où les termes corrélatifs qui indiquent la révélation sont des termes essentiels par quoi s'exprime le christianisme originel.

Révéler, c'est originellement retirer le velum (le voile), donc dé-voiler, ceci sous la forme latine du mot. Mais la même chose vaut pour le grec à la mesure où apo-calupsis (dévoilement, révélation) est formé de la préposition apo et de la racine kalumma (le voile). Une chose cachée qui se dévoile, voilà un des éléments essentiels de la structure originelle de la prise de conscience chrétienne. Cela veut dire que le mot "révélation" est important pour la connaissance du christianisme.

Or nous disons que cette alternance (ou cette dialectique) du voilé et du dévoilé marque le point de vue originel du christianisme qui est en ce sens profond une révélation. Nous avons dit "originel" et nous pensons aussi "original". Et pour marquer l'originalité de ce point de vue en le distinguant d'un autre point de vue, nous nous servirons à nouveau d'une comparaison avec quelque chose qui nous est plus familier, comparaison qui, pensons-nous, aidera à saisir ce qu'il y a de spécifique dans l'alternance que nous étudions maintenant. Cette autre alternance, qui nous est familière, est celle que nous appelons l'alternance du prévu au réalisé.

La ville qui descend du cielNous allons donc considérer maintenant ces deux points de vue, ces deux alternances :

  • alternance du prévu au réalisé,
  • alternance du caché au dévoilé.

C'est la première qui nous est familière. En effet lorsque nous pensons à une ville, Brasilia si vous voulez – nous choisissons cet exemple parce qu'il répond précisément à cette idée d'une ville qui, dans son ensemble, est d'abord concertée – il y a d'abord le projet de l'architecte puis il y a la réalisation de ce projet, c'est-à-dire la ville elle-même qui est construite sur les plans ou sur le projet de l'architecte.

Lorsqu'au contraire nos sources veulent parler d'une ville, prenons ici l'exemple de la ville qui est importante dans nos sources, Jérusalem, elles ne parlent pas du projet de construction de Jérusalem, elles parlent d'une Jérusalem qui existe mais qui est cachée auprès de Dieu, et qui descendra ou qui se manifestera. Et ce que nous disons là de Jérusalem peut se dire également du Fils de l'homme par exemple.

Est-ce que vous voyez cette différence de langage ? Nous avons donc une alternance différente entre d'une part prévu par rapport à réalisé, et d'autre part caché par rapport à manifesté (ou dévoilé).

Ce que nous cherchons à saisir, c'est le rapport exact du mustêrion (du caché) à son apocalupsis (son dévoilement, sa manifestation).

      prévu                     caché
      --------                   ------------
      réalisé                 manifesté

En un certain sens, on pourrait penser que ces deux alternances (prévu/réalisé et caché/manifesté) se recouvrent. Et il est vrai qu'elles se recouvrent partiellement, c'est pourquoi on peut traduire le mot mustêrion par "dessein" de Dieu par "projet", c'est cette traduction partielle à laquelle nous faisions allusion tout à l'heure. Mais cette traduction ne rend pas la structure originelle de pensée. En effet, au point de vue de l'attention portée sur ces différents termes, c'est-à-dire du point de vue de ce qu'on pourrait appeler le poids du regard :

  • dans la première alternance, ce qui a du poids, ce qui a de la réalité, c'est le réalisé, le projet n'en est qu'une préparation ;
  • dans la seconde alternance, ce qui comporte déjà toute la réalité, mais de façon voilée, c'est le caché.

Donc ce qui est déjà réel dans la seconde alternance, c'est le caché, et en un sens il est aussi réel que sa manifestation…, si vous voulez, en un certain sens, la manifestation ne lui ajoute rien – même si du point de vue propre de la manifestation il y a accession à quelque chose –, alors que, la réalisation de Brasilia ajoute évidemment quelque chose d'essentiel au simple plan ou au simple projet de Brasilia.

Dans l'alternance du caché au manifesté, la manifestation n'ajoute rien même s'il y a accession à quelque chose, et ceci devrait pouvoir éclairer plus tard un problème classique dans nos sources, qui est le double sens du mot plérôma : accomplissement et plénitude. Suivant que le point de vue se porte sur le caché ou sur le manifesté : tout est accompli d'une certaine manière maintenant, mais d'une autre manière, les choses vont s'accomplissant.

Voilà une sorte d'analyse qui va très loin, et qui pour nous a une importance capitale lorsqu'il s'agit de détecter le schème mental sous-jacent à l'expression du christianisme originel et de le comparer au schème mental sous-jacent à des expressions plus tardives ou plus théologisées. Donc nous vous donnons cela comme matière à méditation.

*   *   *

Nous revenons maintenant au mot de mustêrion et nous nous interrogeons sur les sources de cette notion paulinienne.

On s'accorde aujourd'hui à reconnaître comme source de cette notion paulinienne : d'une part la pensée apocalyptique et d'autre part la pensée sophiologique, à savoir celle de la littérature de sagesse plus que l'emploi d'un langage de ce genre dans ce que l'on appelle les religions à mystères qui sont plus ou moins contemporaines de l'origine du christianisme. De cette polémique sur les sources, nous reparlerons plus particulièrement dans la prochaine partie où il s'agira des mystères, c'est-à-dire des rites mystériques chrétiens. Nous aurons donc à dire un mot des rapports qui existent entre les religions à mystères et l'emploi du mot mustêrion  chez saint Paul. Nous ferons le point de cette question polémique.

Pour l'instant nous affirmons positivement, simplement, que les sources les plus probables, les plus évidentes même, de cet emploi du mot mustêrion chez saint Paul sont l'apocalyptique juive et la pensée sophiologique.

*   *   *

Nous vous donnons quelques exemples de l'emploi du mot mustêrion chez Saint Paul.

1 Cor 15, 51 : « Voici que je dis un mustêrion. » Quel est ce mustêrion en question ? Eh bien c'est la description de la fin des temps, avec d'ailleurs tous les accessoires apocalyptiques, y compris la trompette ! Le mot mustêrion est donc ici employé dans un contexte apocalyptique.

 

saint Jean visionnaire1 Cor 2, 7-11 : « Mais nous parlons une sagesse de Dieu "en mustêrio" (en secret), celle qui a été cachée –  ici nous avons un emploi corrélatif, d'une part du mot mustêrion et de l'idée de caché, et d'autre part du mot "parole" : la parole maintenant révèle la sagesse qui était cachée – celle que Dieu a pré-déterminée (proorisen) avant les éons (les âges) pour notre gloire (notre manifestation), 8celle qu'aucun des archontes de cet âgedenotre époque – n'a connue idée d'une sagesse qui a été cachée aux âges ou aux générations antérieures et qui est maintenant dévoilée en Jésus-Christcar s'ils l'avaient connue ils n'auraient pas crucifié le Seigneur de la gloire. 9Mais selon ce qui est écrit : “Ce que l'œil n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, et n'est pas monté au cœur de l'homme, ce que Dieu a préparé (stoïmasen) – c'est le moment de la déposition des semences – pour ceux qu'il aime.” 10À nous Dieu l'a dévoilé (apékalupsen) par le moyen du pneuma (de l'Esprit) ; car le pneuma fouille tout, même les profondeurs de Dieu. 11En effet, qui parmi les hommes, sait les choses de l'homme sinon le pneuma de l'homme qui est en lui ?  – Nous aurons occasion de rencontrer de nouveau ce passage – De même aussi, personne n'a connu les profondeurs de Dieu sinon le pneuma de Dieu. 12Nous, ce n'est pas le pneuma du cosmos (le pneuma mondain) que nous avons reçu, mais le pneuma qui vient de Dieu en sorte que nous voyions les choses qui nous ont été données gracieusement par Dieu. »

Voilà tout un ensemble qui, du point de vue du vocabulaire, est extrêmement intéressant parce qu'il rassemble tous les termes de pré-paration, de pré-destination, pré-détermination, de caché, de mystère ; et puis, corrélativement, les termes de dévoilement, manifestation, de parole – parole révélatrice : nous disons ce qui était caché. C'est justement parce que, foncièrement, le Christ est dévoilement d'un secret qu'il est essentiellement parole de Dieu, Logos, car la Parole dévoile ce qui est caché dans l'Esprit.

Ici nous sommes clairement dans un contexte sophiologique, un contexte de sagesse, le contexte d'ailleurs de la comparaison entre la fausse sagesse humaine et la sagesse de Dieu, dans la ligne d'une réflexion de type sophiologique de l'Ancien Testament.

Rm 11, 33. C'est un très beau texte que vous connaissez bien. « Ô profondeur de la richesse, de la sagesse et de la gnose (de la connaissance) de Dieu, comme ses jugements ne peuvent pas être suivis à la trace, et ses chemins ne peuvent pas être parcourus ! » Là nous notons les mots profondeur (bathos), richesse, sagesse (sophia) qui sont liés et qui sont des termes techniques de ce langage que nous sommes en train d'analyser.

Rm 16, 25-26. Nous citons ce texte à cause d'un mot que nous n'avons pas encore rencontré et qui se trouve au verset 25b « À celui qui peut vous confirmer selon mon évangile et le kérygme de Jésus Christ, selon l'apocalupsis du mustêrion (le dévoilement du caché) qui avait été tu (sésigéménou)  ici ce n'est pas le mustêrion qui a été caché, mais c'est un mot équivalent : il a été tenu en silence (sigé), ce mustêrion n'avait pas été dit– depuis les temps indéfinis, 26manifesté maintenant à travers des Écritures prophétiques, selon la disposition du Dieu éternel, en vue de l'obédience (l'obéissance) de la foi, qui a été donnée à connaître à toutes les nations. »

Au verset 25b nous avons une alternance entre le mustêrion et l'apocalupsis. Et du côté du mustêrion il y a le terme de "silence", comme ailleurs nous avons trouvé le terme de "caché".

Vous remarquerez que tous les textes que nous avons cités sont empruntés aux grandes épîtres, c'est-à-dire en fait à 1 Cor et Rm. Nous avons pris soin de nous servir dans les grandes épîtres pour qu'on ne dise pas que Paul a changé de conception dans les épîtres de la captivité sous l'influence éventuelle d'une pensée gnostique quelconque. Dans les premières épîtres de Paul – celles qu'on appelle les grandes épîtres –, il y a donc déjà cette notion de mustêrion et la notion corrélative d'apocalupsis (révélation) avec leurs caractéristiques essentielles.

 

Évidemment tout cela sera encore plus clair dans d'autres lieux. Nous pourrions aussi citer des littératures autres que paulinienne. Par exemple dans la première épître de Pierre, tout le chapitre 1 parle de ces choses qui sont "réservées" par Dieu, qui sont préexistantes, qui sont l'héritage – et là nous retrouvons la notion hébraïque d'héritage préparé, réservé pour ceux qui hériteront –, et qui sont manifestées dans la résurrection du Christ.

Par ailleurs, dans les épîtres de la captivité de Paul, nous citerons comme exemple Col 2, 2-3 : «pour la connaissance du mystère de Dieu, le Christ, 3dans lequel sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la connaissance. » Avec l'idée de trésors, nous rejoignons l'idée de richesses cachées ou d'héritage… Nous avons donc des constellations de mots qui reviennent ensemble et dont la présence simultanée est caractéristique.

Et cette notion de "trésors", liée à la notion de "richesses", est toujours en contexte sophiologique aussi puisqu'il s'agit des "trésors de la sagesse (sophia) et de la connaissance".

Donc il y a des trésors – on pourrait dire des "sources" puisque le mot se trouve dans la littérature de l'époque – des réserves, un héritage, les premières choses constituées. Cela fait appel à une notion judéo-chrétienne, la notion de protoktistes qui sont les premières choses créées. Nous aurons sans doute occasion de voir les spéculations sur les premières choses constituées par Dieu qui sont exprimées dans les premiers versets du récit de la création dans la Genèse, parmi lesquelles il y a le prôtotokos (le premier-né) de toute création, le prôtotokos avant les protoktistes. Nous verrons cela lorsque nous étudierons cette notion de premier-né qui nous acheminera vers la notion de "tête", au moment où nous ferons une exploitation ecclésiologique des choses que nous sommes en train de voir en ce moment.

L'univers des AnciensLes richesses – nous pourrions dire les greniers, les granges, les caves – de Dieu : tout cela constitue ce qu'il y a de véritable, c'est contenu dans le secret et cela se déverse ou se dévoile selon la volonté de Dieu. Voyez-vous, il y a intérêt à mettre en rapport ce que nous avons relevé ici dans le langage paulinien avec la pensée apocalyptique dont l'expression est constituée essentiellement par des descriptions des différentes réserves de Dieu : description des lieux sacrés où se trouvent les réserves de Dieu. C'est souvent d'ailleurs la description des différents cieux. Vous trouveriez cela par exemple dans le livre d'Hénoch qui est un bon témoin de la littérature apocalyptique.

Or dans ses ouvrages, vous avez la description de toutes les réserves de Dieu. Par exemple vous avez le ciel où se trouve la réserve de la grêle, la réserve du tonnerre, la source ou la réserve de la lumière, la réserve de la manne, la réserve des vents, toutes ces choses que Dieu détient, qu'il ouvre ou qu'il ferme. Vous voyez ce genre de langage qui est réaliste. « Dieu parfois ouvre et parfois ferme ; tantôt il retient et tantôt il manifeste. » C'est en ce sens que nous parlons d'un langage d'alternance.

« Il ouvre les portes de sa lumière ou de sa miséricorde… Parfois il verse les fioles de sa colère » car il y a aussi la réserve de la colère de Dieu ! Nous vous signalons en passant qu'il faut entrer à plein dans ce langage si vous voulez comprendre quelque chose à la signification de la grâce de Dieu : il faut en effet corrélativement essayer de saisir ce qu'est la colère de Dieu. Et cette alternance existe : parfois Dieu est considéré comme versant sa colère et parfois comme manifestant sa miséricorde. C'est précisément un des aspects de l'annonce du christianisme que de se saisir comme le moment privilégié, le kaïros de la miséricorde : voici que nous entrons dans le kaïros de la miséricorde, voici qu'en Jésus-Christ Dieu manifeste sa miséricorde pour le monde.

Et vous voyez comment, au point de vue de la structure mentale, cela se comprend bien dans la perspective du type de l'alternance que nous sommes en train de vous expliquer. La tentation, qui sera celle de la théologie, sera de retirer la notion de grâce parce qu'elle est assimilable et éventuellement susceptible d'être traduite en langage autre, mais on se prive alors de la position de cette notion dans son contexte originel, dans cet horizon de pensée, dans ce schème mental qui la porte et qui est seul susceptible de fournir toute son intention. Vous voyez, il ne s'agit pas pour nous de refaire en langage moderne une dissertation sur la colère de Dieu. Non, ce n'est pas là que se situe notre travail. Mais nous sommes en train de faire une tentative de restitution de la pensée originelle, et il faut le faire naïvement, pleinement, complètement, pour tenter de ressaisir, de restituer cette imagerie à travers laquelle le christianisme originel s'est exprimé.

*   *   *

Nous vous signalons que, lorsque plus tard nous dirons que Paul et la littérature des premiers siècles parlent d'une Ekklêsia[1] céleste – car les cieux sont toujours le lieu des réserves – il ne faudrait pas prendre cela comme un simple projet de Dieu sur une chose future, ni comme ce que nous appelons aujourd'hui l'Église triomphante par exemple, qui est seulement une partie de l'Ekklêsia – ceci même dans la perspective de Vatican II qui parle de cette façon-là et dans notre langage d'aujourd'hui[2]. Pour Paul l'Ekklêsia céleste n'est ni une partie de l'Ekklêsia, ni le simple projet de l'Ekklêsia, elle est le tout de l'Ekklêsia en tant que cachée. C'est l'Ekklêsia préexistante dans le secret de Dieu, qui d'un autre point de vue se dévoile, va se dévoilant, et par suite va s'accomplissant en nous.

Alors nous verrons, dans un second passage que nous avons annoncé également, que la notion de dévoilement n'est pas à entendre simplement comme une notification qui est faite sur quelque chose, mais qu'il s'agit d'un dévoilement actif, d'un dévoilement qui fait advenir d'un certain point de vue ce qui est dévoilé. Ce sera donc un aspect que nous aurons à préciser encore pour arriver à restituer en nous cette structure originelle.

Au point de vue réflexif, cela devrait nous conduire beaucoup plus loin que nous ne pouvons aller ici par faute de temps. Il nous faudrait finalement remettre en question nos rapports spontanés entre le connaître et l'être. Pour nous, il y a d'abord l'être qui ensuite connaît ou ne connaît pas, c'est-à-dire que le connaître est accidentel, est quelque chose d'ajouté, d'éventuel, d'épiphénoménique par rapport à l'être. Or il semble que dans la pensée à laquelle nous faisons allusion maintenant, idéalement, il faudrait inverser le rapport, c'est-à-dire qu'il y a une sorte de connaissance de Dieu qui est la réalité des choses, à laquelle éventuellement, ou alternativement, l'homme accède.

Nous avions suggéré quelque chose de ce genre à propos de la louange préexistante. Il faudrait mettre les deux choses en rapport. Nous nous trouvons toujours dans une toute autre problématique. Or c'est la même structure fondamentale d'esprit. Cette notion serait très intéressante à approfondir, mais nous ne faisons que la signaler.

C'est dans le même contexte que nous avons dit qu'il faut entendre la doctrine de la prédestination dans le Christ. Cette prédestination est exprimée dans un langage temporel d'antériorité : pré-destination (en grec pro-orismos), mais elle est aussi exprimée dans un langage réaliste.

 

■   Pour illustrer cela, prenons Ephésiens 1,3-10 :

« 3Béni soit le Dieu et Père qui nous a bénis de toute bénédiction spirituelle – quand ? – avant la création du monde (pro katabolé kosmou) – où ?  – dans les lieux supra-célestes en Christ. »

Il y a donc là une sorte de bénédiction qui subsiste, une réalité cachée antérieure à la création du monde - si on utilise l'imagerie temporelle –, supérieure à ce monde - si on utilise l'imagerie spatiale. Donc un lieu et un temps où nous étions et où nous fûmes bénis.

Faites bien attention. Il y a une double erreur à éviter :

  • ou bien de réduire ce langage à dire que simplement Dieu a prévu qu'un jour nous serions bénis, c'est ce qu'on pense le plus couramment ;
  • ou bien entendre que l'âme de l'homme préexiste physiquement avant sa parution. C'est une erreur qu'on attribue par exemple à Origène.

Donc double erreur : "simple prévision au sens moderne du terme" ou "préexistence des âmes au sens platonicien", car nous croyons que l'un et l'autre sont à rejeter : la simple prévision est moins grave, elle n'est pas hérétique, simplement nous supposons qu'elle ne retient pas toute la richesse du langage originel ; l'interprétation attribuée à Origène – mais Origène était encore plus subtil que nous ne le pensons –, elle, par contre a été refusée par les conciles. Donc dans ce travail de reformation (de réforme) de notre structure mentale, nous avons à éviter cette double simplification.

« 4Il nous a choisis en lui, dans le Christ. » Là évidemment, nous aurons à revoir "l'être dans le Christ", c'est une préposition que nous avons déjà rencontrée et qui demande à être encore expliquée. À propos du Christ, nous parlons volontiers d'une "préexistence" du Christ ; à propos de nous, nous réduisons cela a une "prévision"… Vous me direz : mais le Christ préexiste en tant que Dieu, pas en tant qu'homme-Christ. Oui, d'après le concile de Chalcédoine et d'après notre pensée courante c'est juste mais ce n'est pas la perspective de nos textes. D'après nos textes, le Christ intégral préexiste dans le caché, et nous en lui, ce qui n'est pas à entendre au sens d'une simple prévision, ni au sens évidemment d'une existence physique.

Et tout cela « 5selon le bon plaisir de sa volonté». Vous compterez, si vous voulez, le nombre de fois que le mot thélêma (volonté) est employé dans Ep 1. En effet,

  • ce qui constitue la réalité du caché, c'est "la volonté de Dieu" – mais elle est plus réelle que le réel,
  • alors que, ce qui constitue le manifesté, c'est "la parole de Dieu".

Il y a donc deux choses :

  • d'abord le lieu du secret de Dieu où les choses sont constituées en lui par sa volonté dans le caché
  • et puis il y a la manifestation de cette volonté par la Parole dont le rôle est précisément de manifester ce qu'il a dans l'Esprit. Seulement l'Esprit de Dieu n'est pas le simple contenant d'un projet d'architecte !

 Cette remarque, que nous faisons en passant, serait très intéressante à développer car il y a dans les premiers siècles toute une théologie qu'il faudrait dégager, qui n'a, à notre connaissance, pas été mise en évidence, une théologie des puissances de Dieu. À chacune des puissances de Dieu est dévolue une certaine fonction. Les doctrines trinitaires que nous connaissons à propos du Fils (du verbe, de la parole), et de l'Esprit ne sont pas assimilables à une théologie des puissances de Dieu, puisque le Fils et l'Esprit ne sont pas des attributs de Dieu mais des personnes divines. Cependant, primitivement, dans son état embryonnaire, la théologie trinitaire a vécu dans une théologie des puissances.

7Selon la richesse de sa grâce – ce qui se passe là, c'est "selon la richesse de la grâce" au sens technique que nous avons dit tout à l'heure – 9nous ayant fait connaître le mustêrion de sa volonté – c'est-à-dire le caché de sa volonté – selon la bienveillance (eudokia) qu'il a prédisposée 10pour l'économie de l'accomplissement des temps. »

 

■   Ce langage, qui est tout de même assez discret chez Paul, s'exprime de façon plus réaliste encore dans les tendances judéo-chrétiennes du premier christianisme. Par exemple, dans une formule comme celle-ci : « l'Église qui existe avant le soleil et la lune » une expression tirée d'une homélie du IIe siècle qu'on appelle faussement deuxième épître de saint Clément de Rome.

En Ep 1 nous avons vu « avant la création du monde » qui se retrouve aussi en même contexte dans 1 Pierre 1, 20. Tout cela c'est la constitution des choses cachées avant la création de ce monde, cela étant exprimé en langage réaliste.

C'est de ce contexte aussi que le Christ, comme l'Église, préexiste. Vous vous rappelez que nous avons déjà soulevé la difficulté suivante : concilier la préexistence du Christ et sa réalisation lors de la résurrection. C'est là que cela joue : le Christ préexiste dans le caché, et cependant, au plan de l'apparence, il est manifesté dans sa résurrection. Nous verrons que cette manifestation est, d'un certain point de vue, un accomplissement.

En disant cela, nous ne nions pas la problématique de la préexistence du Verbe comme Dieu, mais c'est un autre problème, un problème qui prendra davantage de poids et d'importance dans la suite du développement de la pensée chrétienne. Cependant, ce n'est pas le problème originel. Le problème originel, c'est celui dont nous venons de parler, qui enveloppe l'autre, qui rend l'autre éventuellement possible.

*   *   *

Nous pourrions maintenant faire ici une petite objection par rapport à notre développement. Vous vous rendez compte que nous avons donné un sens très important, très profond au mot de mustêrion. Certains pourraient prétendre que ce mot chez Paul n'a jamais signifié tant de choses, mais simplement un dessein de Dieu, et plus particulièrement un dessein déterminé sur l'histoire du monde, à savoir la réunification des peuples juif et gentil. En effet, dans nombre de textes de saint Paul, l'emploi du mot mustêrion est lié à ce problème de la réunification des deux peuples, en particulier dans les textes de la captivité.

Par exemple dans Ep 3, 4 sq, Paul parle de cette connaissance de Dieu qui n'a pas été connue comme maintenant dans les générations antérieures ; or, qu'est-ce qui n'a pas été connu comme maintenant ? Eh bien, c'est que les nations sont co-héritières et co-participantes de la promesse en Jésus-Christ. Ce mystère de la participation des gentils à ce qui était promis au peuple juif a été ignoré dans les âges précédents, et cela est maintenant dévoilé.

Donc, voyez l'objection.

La tentative de cette objection est double :

  • d'abord de réduire la notion de mustêrion à la notion de dessein de Dieu,
  • et secondement, surtout, de restreindre l'emploi de mustêrion  à un emploi bien particulier que Paul a toujours eu un souci, à savoir l'union des nations (ou des gentils) et du peuple juif, donc la formation d'un seul peuple.

Cette objection est merveilleuse ! Merveilleuse parce qu'elle nous permet d'affirmer plus vigoureusement encore ce que nous avons dit auparavant. En effet Israël est pensé par Paul non pas comme cette ethnie, cette race parmi les races, au sens où un géographe actuel distinguerait le Rwanda ou le Mali ou le Gabon. La notion d'Israël chez Paul n'est jamais disjointe de l'idée d'un Israël préexistant, c'est-à-dire d'une mystique d'Israël.

En effet, au point de vue du vocabulaire, il y a chez Paul et chez les juifs contemporains, un certain nombre de termes comme ceux d'héritiers et de promesse, qui ont des qualifications mystiques et qui se réfèrent à cet Israël secret. Et ils distinguent très bien l'emploi de ce terme de l'emploi d'autres termes, comme par exemple, "les juifs" (plutôt "les Judéens"), hoï judaïoï. Quand ils disent "les Judéens" et quand ils disent "Israël", dans un cas ils emploient un terme géographique (ou ethnologique), et dans l'autre cas ils emploient un terme à contenu mystique. Et nous vous signalons que nous ne sommes pas purement et simplement l'inventeur d'une réflexion de ce genre. Vous trouverez dans l'ouvrage de Mgr Cerfaux, La théologie de saint Paul, toute une étude sur ce sujet. Il y parle des concepts "purement raciaux" par opposition aux concepts "à contenu théologique". Nous n'aimons pas l'expression "contenu théologique", mais la distinction qu'il propose rejoint celle que nous sommes en train d'exposer.

Du fait qu'Israël est un terme à contenu mystique, corrélativement "les nations" est un terme également spirituellement qualifié. Il désigne le reste, c'est-à-dire ce que nous avons vu qualifier ailleurs par pantes (tous). Et l'union de l'Israël céleste qui préexiste dans le dessein de Dieu d'une part et des nations (tous les autres) d'autre part, c'est la manifestation de ce secret de l'Israël de Dieu qui s'accomplit au plan des nations elles-mêmes. Et c'est cela le mystère de l'unité des deux peuples qui est caractérisé d'ailleurs dans les mêmes passages chez saint Paul comme une union du ciel et de la terre : « pour réconcilier toutes choses en lui… soit les choses qui sont sur la terre, soit celles qui sont dans les cieux» (Col 1, 20), texte sur lequel nous aurons à revenir à propos de l'Église.

Et donc, ce qui pouvait être considéré comme une difficulté n'était telle que lorsqu'on lisait la problématique de Paul comme se situant entre Israël et les gentils dans un contexte de pensée autre que ce contexte de pensée dans lequel Israël est quelque chose de préexistant en Dieu. Et au contraire, cela nous ramène à notre considération de l'Israël préexistant – de l'Église préexistence et de son accomplissement dans l'histoire –, selon le mustêrion, c'est-à-dire selon l'économie du secret de Dieu.

Notez que ce que nous venons de dire de Paul ne lui est pas particulier. On retrouverait un très grand nombre d'emplois analogues dans la littérature contemporaine de Paul, en particulier chez Philon d'Alexandrie qui est un excellent exemple parce qu'il est contemporain de Paul, parce qu'il est juif, parce qu'il s'exprime en milieu hellénistique comme Paul. Chez Philon d'Alexandrie, Israël désigne le patriarche Jacob – comme vous le savez, "Israël" est un des noms de Jacob –, mais non pas d'abord comme un personnage de l'histoire anecdotique ou de l'histoire au sens où nous récitons l'histoire aujourd'hui. Pour Philon d'Alexandrie, Israël est d'abord un état spirituel. Comme "Israël", selon son étymologie, signifie "celui qui voit Dieu", cela veut dire que Jacob a accédé à cet état d'Israël. Jacob lui-même signifie "celui qui progresse", "celui qui supplante" d'après l'étymologie de Philon d'Alexandrie, et il est caractérisé comme modèle d'un certain état de spiritualité qui est l'état de progrès. Et son accession au nom d'Israël – lorsqu'il reçoit son nom – est son accession à un état spirituel qui est une sorte de réalité mystique préexistante à quoi il accède.

Nous avons quelque chose de structurellement semblable ici. Mais ne nous faites pas dire que Paul dépend de Philon d'Alexandrie, ce n'est pas vrai. Seulement l'un et l'autre ont en commun un certain nombre de structures mentales, et c'est sur ce point que nous instituons une comparaison. Nous nous sommes servis d'exemples dans lesquels ni les personnes, ni les nations ne sont visées selon ce mode de pensée selon lequel nous les lisons lorsque nous employons les termes qui les désignent.

D'ailleurs, pour aller plus loin, chez Philon d'Alexandrie, Israël est un des noms du Logos : celui qui voit Dieu pleinement, c'est le Logos. Comme dit saint Jean : « Qui a connu le Père, sinon le Fils ? » Voir Dieu, c'est l'état parfait d'Israël.

Tout cela est très intéressant. Nous vous invitons à quitter votre terre, vos structures spontanées, pour aller pérégriner. Ce thème de dépaysement est assez fréquemment utilisé en exégèse biblique spiritualisante dans un sens moral – et c'est bien, c'est juste, c'est même un thème de spiritualité très radicale, très fondamental –; mais ce que nous concevons mal, c'est que nous ne savons pas pourquoi cette terre qui nous est tout de même très intime, celle du lieu de notre réflexion spontanée et de notre connaissance, nous n'aurions pas aussi à la quitter, et pourquoi ce ne serait pas important ? Pourquoi le travail que nous faisons ne serait-il considéré que comme une érudition, c'est-à-dire comme la prise de conscience de différentes structures mentales existantes, toutes plus ou moins indifférentes par rapport à la révélation divine, alors que, faisant ce travail cet effort de déracinement par rapport à notre pensée spontanée, nous faisons un pèlerinage nécessaire ? Pourquoi ? Vous comprenez, vous ? Pour nous, il nous semble que cela se joue là aussi. Nous ne disons pas que quiconque puisse le faire, nous ne disons pas que cette parole s'adresse à tous, mais nous ne vous invitons pas simplement à faire un effort érudit. Nous pensons que cet effort-là s'enracine très profondément dans une vocation du chrétien qui entend la parole mais qui a précisément pour vocation de l'approfondir, vocation qui est précisément la nôtre ici. Nous pensons que c'est la forme obligée de notre spiritualité.

 

2) Aspect d'activité.

L'aspect de manifestation était le premier aspect de notre notion de mustêrion. Nous avons dit qu'il y a un second aspect qu'il ne faut pas oublier, l'aspect d'activité, ou d'énergie divine en œuvre dans le monde.

Par la distinction que nous venons de faire de la double alternance du caché au manifesté et du prévu au réalisé, nous avons déjà insinué que le concept de révélation d'une part, et de création ou d'activité divine d'autre part, ces concepts distincts ne rendent pas compte de la pensée que nous étudions. Autrement dit, l'apocalupsis (le dévoilement, la manifestation) n'est pas seulement de l'ordre de la notification, mais il implique aussi ce que nous appellerions la création. Autrement dit encore, la manifestation du mustêrion ne fait pas seulement savoir au sens actuel le mystère divin, mais en le manifestant, elle le fait être pour nous, elle l'accomplit.

Comme vous le savez et comme nous avons déjà dit et aurons encore l'occasion de le redire, la foi n'est pas une notification sur le salut ou à propos du salut, la foi est une connaissance qui "me" sauve. La foi ne me fait pas savoir qu'il y a du salut, la foi "fait" le salut. La foi transforme. Nous sommes ici dans le lieu d'une connaissance active.

Nous avons occasion en ce moment d'étudier ailleurs quelque chose d'assez semblable, c'est de voir comment la parole de Dieu à l'origine n'a pas deux sens :

  • un sens dans l'ordre de la révélation : la parole est ce qui fait savoir des choses,
  • et puis, en un autre sens, la parole est ce qui constitue le monde.

 C'est la même parole, elle n'a pas deux activités. Dans la première patristique on a une très forte conscience de cela. Et cela est susceptible de renouveler considérablement notre problématique pour aujourd'hui.

Voyez-vous, nous avons vaguement idée qu'il existe un monde neutre, des lois physiques, et, en bon théologien, nous cherchons la raison suffisante de ce monde dans la parole créatrice de Dieu. Et cela est solide, et sur cela se déroule de l'éventuel, c'est-à-dire la liberté humaine, la volonté divine, la connaissance… et puis un jour la parution de Jésus anecdotique. Dans un cas nous avons une petite anecdote et dans l'autre une constitution du monde. Or cela est complètement étranger aux Anciens, d'abord parce que la parole de Dieu n'est pas une petite anecdote mais qu'elle est ce qu'il y a de plus radical et de plus fondamental dans la constitution du monde, et ensuite parce que le monde physique n'est pas si solide que cela, ou en tout cas il est moins solide que la loi de Dieu.

Or pour nous couramment, les récits du Christ, ou d'Israël, ou du désert, ou de création, tout cela se présente sous forme d'anecdote, tout est exprimé dans le langage de l'anecdote. En fait, aucun n'est anecdote, c'est autre chose. En plus, nous avons pris l'habitude de référer l'un à ce que nous appelons l'histoire, l'autre à ce que nous appelons la théologie de la nature créée, et cela nous l'avons fait sous la pression de l'évolution de certaines structures mentales qu'il ne faut pas nier, qui existent et dont il faut prendre connaissance, mais qu'il faut critiquer et, en tout cas, il faut bien voir qu'elles ne rendent pas compte de la conception originelle du christianisme.

Si nous voulons aller voir nos auteurs, il faut les relire autrement. Mais là, il faudrait des développements considérables, il faudrait des textes et ce n'est pas le lieu de le faire ici. Là encore nous voulons simplement enfoncer un coin dans vos certitudes, surtout dans celles de vos certitudes que vous n'affirmez pas, c'est-à-dire dans celles qui sont avant l'affirmation, qui sont tellement spontanées que vous n'avez même pas besoin de les affirmer. C'est celles-là qu'il faut rompre.

*   *   *

Pour illustrer l'idée que nous venons de dire, nous citerons Ep 1, 20 sq. Nous n'avons pas le temps de développer ce texte, nous allons dire en quel sens il nous intéresse en quel sens vous irez le voir.

Relevez d'abord, si vous voulez :

– d'une part tous les termes du vocabulaire concernant les aspects d'activité, d'énergie, de dynamisme, de force, de puissance ; celles qui concerne un fait : la résurrection du Christ etc.

– d'autre part tous les termes qui se réfèrent au vocabulaire de la connaissance, qu'il s'agisse du pneuma (de l'Esprit), de la sagesse, de la révélation, de l'apocalypse, de la gnose, de l'illumination des yeux du cœur, de l'expression "faire voir" etc.

Pour vous faire saisir en quel sens ce texte nous intéresse maintenant – hélas nous paraphrasons – finalement le but sera de déceler d'après le texte comment l'activité qui se manifeste dans la résurrection du Christ (ressusciter, c'est faire quelque chose) dévoile l'héritage de l'humanité : la résurrection est révélante. Et ce n'est pas deux choses : ce que Dieu fait et ce qu'il montre. C'est dans le fait de Jésus-Christ que se tient notre connaissance. L'activité qui se manifeste dans la résurrection du Christ dévoile l'héritage de l'humanité. Et là ne disons pas seulement qu'elle dévoile le projet de Dieu sur l'humanité, ce serait déjà intéressant, mais plus, à savoir qu'elle dévoile l'humanité.

 

3) Rapport entre manifestation et activité[3].

Nous avons terminé activement le second temps de notre partie III qui traitait plus particulièrement de l'aspect d'activité du mustêrion. Nous voudrions à titre de conclusion de cette partie, repréciser l'intention de cette recherche.

Ce que nous avons voulu marquer, à l'occasion du dernier texte cité, c'est que l'activité divine qui ressuscite le Christ, qui le fait Seigneur, qui, nous le verrons plus tard, le constitue "tête de son corps qui est l'Église", c'est cette activité même qui exerce en nous la révélation, la connaissance. Il y a donc un rapport constant entre l'aspect d'activité et l'aspect de connaissance.

Certes, nous sommes contraints, dans notre pensée aujourd'hui, comme nous avons été contraints dans la distribution de notre exposé, de dire qu'il y a et de la connaissance et de l'activité. Pour faire bien, il faudrait percevoir comment le dévoilement est activité. Évidemment, ultimement, cela ne pourrait être perçu que dans une pensée où, d'une certaine manière, le connaître profond serait constitutif de l'être. Et là encore, nous serions reconduits à une révision radicale de nos schèmes mentaux. Mais, à un plan plus simple et moins ambitieux, il nous suffit de reconnaître au moins que nous n'épuisons pas la notion originelle de mustêrion; de dévoilement du mustêrion, par le simple aspect de prise de conscience, de notification : y est impliquée également une activité divine créatrice.

Et c'est en ce sens-là que nous allons redire ce que nous avons déjà dit l'an dernier, à savoir que les concepts de création d'une part, puis de révélation d'autre part, ne sont pas dans nos sources des concepts adéquatement distincts. Et c'est ce qui explique qu'on ait pu lire dans les premiers siècles du christianisme le début de la Genèse comme la description de la révélation archétypique, le jaillissement de la lumière qui paraît sur le préalable ténébreux de notre ignorance, et qui reforme le chaos de notre ignorance ; et à l'inverse, l'annonce révélatrice de la doctrine est considérée comme une création, comme une nouvelle création, comme une reprise de la création. Et ceci est un thème également paulinien que la re-naissance de l'homme, mais aussi la re-création de l'homme en Jésus-Christ.

Vous voyez bien ce que nous voulons dire ici. Nous ne faisons que redire ce que nous venons de dire, mais c'est pour que vous compreniez mieux. Nous avons déjà critiqué, c'est-à-dire pris un certain champ par rapport à nos conceptions spontanées qui distinguent très nettement un ordre de la nature et un ordre de la liberté, c'est-à-dire par exemple un ordre qui se réfère à la connaissance scientifique et un ordre qui se référerait aux sciences humaines, en tout cas une sorte de milieu neutre, et stable, et provisoirement donné, à quoi l'on pourrait accrocher une doctrine du Dieu créateur par exemple, sur la base de quoi ensuite pourrait se développer une histoire, une anecdote, à savoir une intervention divine dans l'ordre de la recréation. Cette histoire serait susceptible d'être située exactement à un moment déterminé et serait uniquement, elle, de l'ordre de l'événement par opposition à la nature, de l'ordre de la liberté divine par opposition à une certaine nécessité, etc.

Or c'est précisément cette espèce d'imagerie très fondamentale qui est dans notre esprit, que nous croyons remise en question par une inspection attentive du schème mental des Anciens. Création et révélation ne sont pas deux choses absolument distinctes dans cette mentalité.

 

►► Résumé sur le parcours précédent, et introduction à la suite du chapitre.

Nous avons voulu rappeler ainsi l'intention du dernier exposé dont nous avions hâté la conclusion. Nous voudrions maintenant passer à la quatrième et dernière partie de ce chapitre, et pour cela nous rappelons ce que nous avons fait jusqu'ici dans ce même chapitre.

La première partie était constituée par une réflexion enracinée dans la résurrection du Christ.

La deuxième partie exploitait un certain nombre de choses que nous avions déjà soupçonnées dans le premier, et en particulier exploitait cette idée que la résurrection du Christ le montre comme nouvel homme – second Adam, nouvel homme – et simultanément comme principe d'une nouvelle humanité.

Notre troisième partie essayait d'approfondir ce verbe que nous avons employé tout à l'heure quand nous avons dit que la résurrection du Christ nous "montre" le Christ. Qu'est-ce que montrer ? Et là nous avions rencontré la notion originelle de dévoilement du mustêrion. Ceci avait été traité en deux temps qui exploitaient deux aspects de cette même réalité : l'aspect de manifestation et l'aspect d'activité dont nous venons de rappeler le sens.

Cette activité s'exerce dans des événements privilégiés. Entendez par là que nous allons voir maintenant comment s'articule ce que nous avons déjà vu à l'événement particulier du baptême chrétien et à l'événement de la célébration eucharistique. Nous avons donné comme titre à cette quatrième partie quelque chose qui pourrait être un jeu de mots, nous allons en débattre d'ailleurs.

 

IV – Mustêrion et mystères

 

Comment va s'organiser cette partie ?

La question que nous venons de suggérer peut être examinée d'abord – et là, nous partons au fond d'une considération qui serait très proche de nous – du point de vue de la notion de "rite". En effet, baptême, célébration eucharistique, ce sont des choses qui font intervenir cette notion de rite.

Ensuite, nous pourrions examiner cette même question dans le vocabulaire, plus spécifique, des mystères, ce mot, n'étant bien sûr pas entendu au sens des vérités qu'on ne peut comprendre, mais au sens où ta mustêria (les mystères) était le nom à partir duquel s'était formée progressivement une réflexion sur ce que la théologie classique a appelé "les sacrements". Nous ne pensons pas étudier la notion évoluée de sacrement dans ce chapitre puisque nous avons annoncé pour bientôt une anthropologie médiévale ou thomiste dans laquelle la notion classique de sacrement trouvera sa place. Mais nous verrons ici l'équivalent – ou en tout cas la source – de ce développement théologique dans la notion de ta mustêria (les mystères).

Troisièmement, nous regarderons le point de vue des expressions pauliniennes elles-mêmes.

 

1) Le rite.

Nous ne savons pas si vous voyez bien comment est conçue cette partie de notre chapitre, mais la question concrète du baptême et de l'eucharistie par exemple pose un certain nombre de questions. Autrement dit, nous essayons en particulier de ressaisir l'articulation de cela avec l'essentiel du christianisme que nous avons dégagé par rapport au Christ et par rapport à l'homme dans les parties précédentes. Or, on peut se placer de bien des points de vue pour poser cette question.

Le premier point de vue que nous envisageons serait le plus récent : le point de vue de la notion de rite. Cette notion de rite est familière aux historiens des religions. N'oubliez pas que les historiens des religions sont des gens d'aujourd'hui qui interrogent des attitudes passées, c'est-à-dire qu'ils ont soupçonné l'originalité de l'attitude rituelle vécue par rapport à des explications de type logique, des explications telles que celles que nous trouvons dans la définition classique du sacrement. Si vous voulez, par rapport à la notion théologique médiévale de sacrement par exemple, la notion de rite telle qu'elle est élaborée par les historiens des religions est une façon plus moderne d'interroger une activité de l'humanité.

Nous rappelons d'un mot cette notion de sacrement, tout en disant bien que ce n'est pas ici notre projet d'en parler explicitement, mais il faut bien que vous voyiez de quoi il s'agit, ce que nous avons, nous, et ce que vous avez, vous, dans l'esprit ne coïncidant pas nécessairement à ce sujet.

La notion théologique de sacrement s'est analysée à travers le double concept de moyen et de signe : le sacrement est un moyen convenu par Dieu pour procurer quelque chose, le mot "convenu" étant dans la traduction exacte du terme latin classique en théologie : conventionalis (conventionnel). C'est un signe, mais pas un signe entendu selon la dynamique du symbole, un signe plutôt entendu dans le sens de la marque d'un contrat, ou alors quelquefois développé dans le sens d'une leçon de choses.

Cette notion théologique de sacrement – dont nous allons voir le bien-fondé relatif – ne nous satisfait pas pleinement. Et ce que nous disions avant de rappeler ce point, c'est que les historiens des religions ont soupçonné que l'attitude rituelle vécue était quelque chose d'autre, et de plus profond que le compte qu'on en rend à travers les concepts théologisés que nous venons d'indiquer.

À ce sujet, nous vous signalons un ouvrage d'accès facile intitulé Le rite et l'homme du père Louis Bouyer (Coll Lex orandi, n° 32). C'est un ouvrage intéressant. Nous vous signalons cependant qu'on assiste dans cet ouvrage, comme dans la plupart des ouvrages contemporains sur cette question, à une sorte de tentative d'apologétique d'annexer les données des historiens des religions pour rénover la notion sèche de sacrement. C'est une entreprise qui ne nous satisfait pas pleinement. Nous voulons dire qu'il ne suffit pas d'annexer des acquisitions des historiens des religions et de les ajouter. Il faudrait, l'esprit éveillé ou suscité par des recherches de ce genre, reprendre à frais nouveaux et à l'intérieur même de l'interrogation chrétienne, une étude – disons - du comportement rituel.

*   *   *

Donc, en vertu de cet emploi par les historiens des religions du terme "rite", nous pensons que ce mot peut désigner le spécifique d'une activité qui n'a pas son équivalent (ou qui n'a pas sa place) dans une mentalité purement logique. Autrement dit, nous commençons par là parce que c'est une bonne façon de nous étonner. Il faut que le rite nous étonne. Ce n'est pas du tout un comportement conforme à notre mentalité spontanée. Et il y a intérêt à ce qu'il nous étonne parce qu'étant donné le milieu dans lequel nous vivons, s'il ne nous étonne pas, c'est qu'au fond nous l'acceptons par facilité, par lassitude, par habitude, et qu'il n'a pas suscité en nous cette question qui est susceptible d'en renouveler le sens.

Donc cette première démarche dans notre quatrième partie nous situe aujourd'hui dans une problématique qui est celle du départ. Ce ne doit pas être celle de l'arrivée mais celle du départ. Et vous voyez que cette problématique n'est pas celle de nos sources. La question "rite ou non-rite" n'existe pas sous cette forme dans nos sources. De même d'ailleurs que la question "Dieu ou non-Dieu". Le christianisme ne s'est pas annoncé originellement dans un milieu d'athéisme, ni dans un milieu que nous appellerions "profane", ce qui est au contraire notre milieu d'aujourd'hui, donc les problématiques ne sont pas les mêmes.

Nous venons de prononcer le mot de "profane". Et en effet, cette question touche de près à la difficile question du "sacré et du profane", puisque par "rite" nous avons désigné au fond, de façon très extérieure mais par rapport à nous, une activité non réductible à ce que nous appelons les activités ordinaires ou profanes de l'homme. Nous n'avons pas du tout l'intention d'aborder la question générale du sacré et du profane, mais nous remarquons que cette question est assez souvent évitée et qu'elle n'est jamais traitée de façon très satisfaisante. Et d'ailleurs, dans l'histoire de la réflexion chrétienne, la notion de sacré a été plus ou moins assimilée à la notion de sainteté, et la notion de sainteté elle-même a été exprimée en langage éthique, moral, ce qui est une sorte de réduction. En un certain sens, les historiens des religions trouvent plus dans le comportement originel à l'égard du sacré que la théologie n'en a retenu dans son interprétation en langage éthique. Mais nous pensons que ni l'un ni l'autre n'est pleinement satisfaisant.

Donc cette notion de "rite" telle que nous l'employons ici, sera au moins utile au départ pour tenter de désigner le spécifique d'une certaine activité qui n'a pas son équivalent dans notre comportement spontané. Or, notez-le bien, il s'agit là d'un langage : le rite est un langage. Le rite est un mode vital d'appréhension. Nous disons "appréhension" plutôt que "compréhension" parce que précisément le mustêrion comme tel ne se comprend pas d'une saisie totale, d'une "saisie cataleptique" comme disaient les Anciens. Mais il y a une appréhension : l'activité rituelle est un mode de saisie, un mode d'appréhension dans le vécu. Donc plus qu'un langage – ce que nous avons dit d'abord qu'il était –, le rite serait une parole. On fait toujours cette différence, que nous avons utilisée à plusieurs reprises, entre un langage dissertant, qui dit des choses sur quelque chose, et la parole qui est ici et maintenant, qui fait quelque chose, qui est un événement. Or c'est en ce deuxième sens que le rite est parole et non pas seulement langage – pour employer ici une distinction qui n'est pas de nous, qui est assez divulguée[4], et que nous empruntons.

Le christianisme – et c'est bien là notre moment d'étonnement, nous voulons que ce soit étonnant – s'est saisi dans des expériences qui ne nous sont pas familières. Nous avons dit que le rite ne nous est pas familier et nous allons y revenir tout à l'heure. Mais le rite n'est pas la seule expérience originelle du christianisme qui ne nous soit pas familière, il faudrait aussi parler par exemple de l'expérience du sacré miraculeux avec ce que cela comporte d'effrayant, de numineux[5]. Et de même, le christianisme s'est appréhendé originellement dans le sacré rituel qui ne nous est pas plus familier.

Nous avons tendance à écrémer le christianisme, à l'écrémer de notre point de vue, c'est-à-dire à déceler dans les appréhensions originelles du christianisme ce qui correspond le mieux à nos possibilités d'appréhension, par exemple insister sur le christianisme comme appréhension d'un fait historique. Mais en fait, la prise de conscience originelle du christianisme ne se situe pas du tout dans ce contexte de pensée qui serait celui d'un constat de fait au sens moderne, où d'une enquête policière sur la réalité d'un crime ou sur la personne de l'assassin, ou un témoignage au sens actuel du témoignage judiciaire, puisque c'est cela le fait aujourd'hui. Le christianisme originel – bien qu'il soit un fait – n'a pas été appréhendé dans une mentalité qui privilégierait cet aspect des choses. C'est bien un fait, mais non appréhendé dans ce contexte mental.

Et c'est pour cela d'ailleurs que l'aspect miraculeux par exemple – comme aussi l'aspect rituel, – nous gêne. Pour nous, le christianisme serait beaucoup plus intelligible sans les miracles. Et ce qui est curieux justement, c'est qu'on a voulu fonder l'apologétique du christianisme sur les miracles, et cela en plein XIXe siècle ! Au niveau de l'attestation, il y a bien une certaine fonction du miracle, mais pas dans le contexte mental qui est le nôtre.

Tout cet aspect du christianisme – l'aspect miraculeux comme aussi bien l'aspect rituel – nous gêne. Or, quand quelque chose nous gêne, c'est qu'il y a là quelque chose d'intéressant, c'est-à-dire que c'est susceptible de remettre en question la plate-forme provisoire sur laquelle nous sommes, de laquelle vous interrogeons la réalité.

*   *   *

Ce que nous venons de dire sur le contexte du sacré miraculeux était vrai pour Moïse, vrai pour Jésus-Christ – la transfiguration, les miracles – vrai pour l'expérience de la résurrection du Christ. Or ce type d'expérience, en tant précisément qu'il s'articule à un tel contexte mental, nous est difficilement accessible.

On dit quelquefois en le déplorant : il n'y a plus le sens du sacré, et c'est vrai. Et c'est beaucoup plus grave – et beaucoup moins aussi – qu'on ne l'imagine. Le problème en effet n'est pas de restituer artificiellement une certaine notion de sacré. Le problème est d'abord de prendre conscience de cette différence radicale. Le sacré n'est pas une impression pieuse qui par malheur viendrait à nous faire défaut. Ce n'est pas cela, ce n'est pas une impression pieuse.

Ce contexte expérimental nous fait défaut. Objectivement cela est certain, et, notez bien, d'une constatation antérieure à tout jugement porté sur le fait. Mais nous pensons qu'il ne faut se situer ni dans le jugement nostalgique – hélas, il n'y a plus de sacré –, ni non plus dans le mouvement d'une valorisation de la sécularisation du profane qui n'est rendue possible que par un certain type d'interrogation des rapports entre sacré et profane et qui ne restitue pas davantage la mentalité originelle. Pour l'instant, nous relevons une constatation et nous la relevons comme un fait. Nous n'indiquons ni de nostalgie ni de chant de triomphe pour l'instant.

Donc ce contexte expérimental dont nous disons qu'il nous fait défaut, nous disons aussi que les historiens nous le montrent de l'extérieur, car ils ne l'éprouvent pas davantage expérimenté d'une manière analogue dans ce qu'ils appellent "les religions". Le temps est loin heureusement où, de la plate-forme du rationalisme, on considérait le sens du sacré comme infantile ou comme pré-logique ou comme illusoire. Aujourd'hui on le considère au moins comme un type d'expérience humaine. Or il est remarquable qu'originellement notre christianisme s'est saisi dans ce type d'expérience. Donc expliquer le christianisme comme une doctrine – donc comme un certain nombre de thèmes énoncés – à quoi s'ajoute un rite qui est un moyen convenu d'introduction, expliquer ainsi le christianisme est une réduction inadmissible. Le rite n'a pas besoin d'une explication par rapport à la doctrine comme s'il était quelque chose qui s'ajoute à elle ; le rite est un mode original d'appréhension de la totalité du christianisme.

Et c'est pourquoi dans ce chapitre thématique, nous voulons cependant introduire cette réflexion. En effet, du point de vue du problème qui nous occupe, il ne peut pas être satisfaisant de traiter séparément de la doctrine (des choses qu'il faut croire) et puis ensuite des sacrements qu'il faut pratiquer. Ce qui est impliqué par la réflexion que nous venons de faire, c'est que la distribution en théologie classique des différents traités ne répond pas à notre question, à notre façon d'appréhender le christianisme.

Donc si vous vouliez nous permettre d'employer une expression poétique que vous auriez tort de juger purement métaphorique, nous dirions que le christianisme se reçoit d'emblée comme un chant. Vous ne voyez peut-être pas le rapport… Nous sommes en train de dire ici que le discours chrétien originel et fondamental n'est pas un discours dissertant, n'est pas une leçon de théologie même, mais c'est un chant. Et l'Église n'est pas une société qui ensuite chanterait de temps en temps, l'Église se constitue d'emblée comme une liturgie, elle est une liturgie, elle est la gloire chantée du Père ; et nous verrons plus tard que cette gloire, c'est le corps du Christ.

Ceci nous permet déjà de percevoir un rapport d'intention avec notre tout premier chapitre. Il faut absolument rattacher ce que nous venons de dire là aux préoccupations qui s'exprimaient dans notre chapitre sur la vertu d'eucharistie.

Nous sommes apparemment restés loin du texte. Nous l'avons interrogé. Comme nous l'avons indiqué, nous allons, dans un second temps de cette quatrième partie, voir l'emploi du mot "les mystères". En effet le mot "rite" n'est pas un mot qui, dans ce sens-là, appartienne au langage proprement chrétien, il appartient au langage emprunté aux historiens des religions. Par contre le mot "mystères" appartient au christianisme, comme un certain emploi du mot "sacrement" appartient à une certaine théologie catholique. Et cela sera sans doute pour nous occasion de poser une question historique qui ne nous satisfera sans doute pas pleinement, et c'est pourquoi nous avons annoncé qu'en troisième lieu nous irions voir ce qui est dit dans saint Paul au sujet du problème auquel nous somment alertés.

 

2) Les mystères.

Nous avons provisoirement emprunté le mot de "rite" aux historiens des religions. Or il y a un mot qui, dans l'histoire de la pensée chrétienne, désigne cette pratique rituelle, c'est le mot qui est surtout employé au pluriel : ta mustêria (les mystères), et même ta sacra mustêria (les saints mystères).

Nous voudrions indiquer que ce sens rituel du mot "mystère" n'est pas explicitement contenu dans l'emploi du mot mustêrion tel que nous l'avons étudié chez saint Paul. Et cela va nous donner occasion de faire connaissance avec une controverse concernant le mystère.

Un certain nombre d'auteurs, protestants libéraux en particulier, trouvant, surtout à l'époque des religions comparées, des similitudes entre le christianisme et les religions à mystères – un type de religion qui apparaît à l'époque hellénistique dans le bassin méditerranéen –, en avaient conclu une dépendance du christianisme par rapport à ces religions à mystères.

L'école de Maria-Laach, avec Dom Odo Casel, avait accepté le principe d'une parenté entre le mystère chrétien et les religions à mystères, et, d'un point de vue catholique, considérait cette mystique hellénistique comme une sorte de préparation providentielle à la révélation du mystère.

Certaines similitudes sont assez grandes entre le christianisme et ces religions à mystères. Ainsi, dans ces religions, les actes du Sauveur qui sont récités, évoqués, sont aussi rendus présents et efficaces dans l'activité rituelle du myste, c'est-à-dire de celui qui est initié ou soumis aux mustêria. Il y a donc une part de similitude. En plus de cette similitude, Dom Casel reconnaissait la parenté (c'est-à-dire la dépendance) du mystère chrétien par rapport à ces mystères, et cette dépendance était expliquée dans le sens d'une certaine préparation providentielle.

Depuis un certain nombre d'années au contraire, le vent a changé de point cardinal, on recherche du côté du judaïsme ou du judéo-christianisme, et plus particulièrement parfois du côté de différentes sectes du judaïsme comme Qumran, les esséniens… et on recherche plutôt de ce côté l'origine des sacrements chrétiens au plan de la dépendance historique. On dit que Paul n'emploie pas le mot au sens où il est utilisé dans les religions à mystères, et on recherche plutôt les sources de Paul du côté de l'apocalyptique et de la sophiologie juive (littérature de sagesse), comme nous l'avons d'ailleurs fait aussi. Et l'on ajoute que sa formation de juif rigoureux ne devait pas le disposer à emprunter des conceptions et des catégories au paganisme.

Voilà, exposé d'une façon très sommaire, une question de controverse historique. C'est très sommaire bien sûr, mais nous pensons cependant avoir donné les intentions, les indications des différentes options à propos d'une question historique récemment soulevée.

*   *   *

Nous voulons dire maintenant comment on peut se situer par rapport à ces différentes positions.

D'abord, quoi qu'il en soit de Paul, l'emploi du mot "les mystères" au sens rituel se généralisera dans la patristique pour désigner aussi les activités rituelles du christianisme. Il faudrait rappeler ici une histoire que nous retrouverons avec plus de détails, histoire des mots corrélatifs de mustêrion et de sacramentum. Si le mot "sacrement", originellement, désigne souvent un mystère au sens non rituel, à l'inverse le mot "mystère" désignera très souvent une activité rituelle également. Donc, quoi qu'il en soit du sens proprement paulinien du mot mystère, nous avons détesté un emploi patristique très large où "les mystères" est un terme qui désigne l'activité rituelle chrétienne.

Pour ce qui est de saint Paul lui-même, nous avons constaté nous-mêmes que le mot mustêrion avait en effet chez lui des sources apocalyptiques et sophiologiques (cf. III). Si, sémantiquement, le mot mustêrion n'inclut pas chez Paul la nuance d'activité rituelle, le contenu rituel du mot s'y trouve évidemment abondamment. Si ce n'est pas dans l'emploi strict du mot mustêrion, en fait chez Paul, on trouve abondamment cette relation, c'est-à-dire cette appréhension rituelle dont nous parlons.

C'est le rapport singulier qui existe entre les actes salvifiques du Christ et l'activité rituelle – baptême et eucharistie notamment – du chrétien. Ceci est très important et fera d'ailleurs l'objet de notre troisième point. Quoi qu'il en soit du mot, la chose s'y trouve. La perception de ce rapport entre actes salvifiques du Christ (passion – résurrection) et activités rituelles (initiation et rite d'assemblée) se trouve exprimée de façon explicite chez saint Paul.

Ceci correspond en fait à la notion rituelle de mustêrion dans les religions à mystères elles-mêmes. Mais ce n'est pas le problème d'une éventuelle dérivation, c'est-à-dire d'une éventuelle origine détectable au plan de la conjoncture historique qui nous intéresse ici. Ce qui nous intéresse – et là nous nous situons autrement que Dom Casel – c'est la convergence, c'est la similitude de structure mentale, la similitude de type de pensée. Et nous passons du plan ancien de la considération des dépendances historiques au plan d'une réflexion de type structurel. Et là, ce n'est pas l'influence éventuelle qui nous intéresse en tant qu'elle est détectable par une transmission repérable par l'historien, mais c'est une similitude de structure. Et, quoi qu'il en soit de la position historique de Dom Casel, c'est là tout l'apport considérable de sa très profonde conscience de ce qu'est le mystère chrétien. Même s'il exprimait à travers les schèmes des mystères hellénistiques, il a opéré une très grande prise de conscience qui a renouvelé d'ailleurs considérablement en son temps la recherche liturgique.

Pour expliquer cette similitude, nous n'avons nullement à recourir à une question d'influence qui laisserait des traces dans le vocabulaire, cette similitude s'exprime suffisamment par le recours à une structure mentale commune, à un mode d'appréhension qui est le lot commun des civilisations très anciennes – nous disons "civilisations" pour prendre un terme approximatif et extérieur, nous pourrions parler de "traditions", mais tout cela avec prudence, en regard de la nôtre.

Vous voyez bien le problème. Très souvent les historiens restent très influencés par une problématique du genre : qu'est-ce qui est hellénistique et qu'est-ce qui est juif ? Depuis 50 ans [on est en 1969], que ce soit à l'École Pratique des Hautes Études ou dans les Facultés de théologie, c'est la question. Eh bien, ce n'est pas une question intéressante parce que l'éventuelle différence entre l'hellénistique et le juif n'est rien comparé à la différence entre ce qu'ils ont de commun et nous. Ici nous ne situons pas la différence de structure mentale géographiquement mais chronologiquement si vous voulez. C'est aussi une façon sommaire, mais qui nous paraît plus utile, de distinguer – disons- une mentalité ancienne et une mentalité moderne plutôt que de distinguer une mentalité juive et une mentalité hellénistique. Vous voyez cette différence de problématique ? Nous la formulons ici de façon fort simpliste, mais derrière la formule il y a quelque chose qui n'est pas simpliste.

Cette question de vocabulaire n'est là qu'en attente aussi d'un développement ultérieur. L'histoire du mot mustêrion (sacramentum), la théologie du sacrement… se trouveront par exemple dans l'étude de l'anthropologie scolastique et dans la suite de ce développement dans la pensée chrétienne. Nous avons donc ici seulement un tout premier point qui est à sa place.

 

3) Le langage de Paul.

baptême et mort-résurrectionNous voudrions maintenant faire abstraction et de la problématique du rite telle qu'elle est entendue par les historiens des religions – bien qu'elle nous ait servi pour nous préparer l'esprit –, et de la problématique des mystères, pour considérer le langage de saint Paul lui-même.

Il y a chez saint Paul la perception d'une relation singulière entre les rites de baptême et d'eucharistie d'une part, et les actes salvifiques de la passion-résurrection. Rappelez-vous : dès la première partie de ce chapitre, nous avons parlé d'une relation singulière existant entre le Christ et tous. Nous pensons par ailleurs que la perception de cette relation singulière est extrêmement importante dans la pensée de Paul, et qu'elle est même à l'origine de sa notion d'Église "corps du Christ" telle que nous allons la développer plus tard. Ceci est une anticipation.

Donc nous avons parlé d'un rapport singulier existant entre le Christ et tous. De même, nous pensons qu'il existe une relation originale entre des actes du Christ et des actes de tous, c'est-à-dire entre la passion-résurrection du Christ et le baptême chrétien, ceci exprimé dès les premières épîtres de Paul. Et c'est dans la perception de ce rapport, ou si vous voulez, disons mieux, c'est cette même relation ainsi perçue par Paul qui sera exprimée plus tardivement par la patristique dans la nuance rituelle du mot "les mystères".

 

a) Le baptême.

■    D'abord pour ce qui concerne le baptême, premier texte fondamental Rm 6, 3-6.

« 3Ou bien ignorez-vous que nous tous qui avons été plongés (baptisés) dans le Christ Jésus, c'est en sa mort que nous avons été plongés (baptisés) ?Nous ne cherchons pas ici à expliquer les dernières finales de ce texte, mais à montrer qu'il existe un rapport entre la mort du Christ et le baptême, et de même avec la résurrection, ce qui est dit juste après – 4Nous avons donc été co-ensevelis avec lui par la plongée (le baptême) pour la mort, en sorte que, de même que le Christ est ressuscité d'entre les morts par la gloire du Père, ainsi, nous aussi, nous marchionsausens hébreu, c'est-à-dire que "nous vivions" – dans une nouveauté de vie.

5En effet, si nous avons été co-plantés avec lui en similitude de sa mort, nous le serons aussi de sa résurrection, 6sachant que notre homme ancienc'est-à-dire notre humanité adamique ; nous sommes toujours, implicitement dans le thème, fondamental chez Paul, de l'adamologie qui fait l'objet de ce chapitre 6 –  a été co-crucifié avec lui, en sorte que soit désactivé (détruit, dénoncé) le corps du péché. »

Voilà un texte très important. La réalité décisive, le coup mortel porté à l'humanité adamique, entendue ici comme corps du péché, est situé à la mort du Christ. Cela, nous le savons, est fondamental chez saint Paul. Et en un autre sens pour nous, cette réalité décisive est située dans l'avènement du baptême. Et nous verrons que, rétrospectivement, la mort du Christ est appelée quelquefois, un baptême, un baptême dans la mort, par projection, c'est-à-dire par interprétation du fait de la mort en fonction de cette participation à ce fait qu'est notre baptême.

Le point que nous soulevons ici est évidemment de toute première importance. Et pour vous le faire saisir, nous allons donner des précisions. Mais vous pourriez imaginer qu'après tout, nous essayons de résoudre une question qui est bien simple, et que nous cherchons une difficulté là où il n'y en a pas, c'est-à-dire que le Christ est mort et a mérité globalement le salut qui est ensuite appliqué par le baptême. Nous voulons bien… Langage éthique, langage moral, langage de mérite, de droit, bien ! Mais ce n'est pas sur ce schème que saint Paul comprend le rapport. Il y a quelque chose de beaucoup plus intime que cela. Cela est une traduction valable partiellement, mais ce n'est pas cela que nous cherchons. Ce que nous cherchons, c'est précisément cette relation singulière.

De même, notre schème habituel de pensée distingue le tout et les parties, et ce n'est pas satisfaisant. Souvent même, à propos de l'Église nous pensons par exemple que l'Église est un tout dont les Églises partielles sont les parties. Non, peut-être pas. Il y a plus. Peut-être qu'une Église locale n'est pas simplement une partie de l'Église, mais quelle est la "présenciation" – si vous me permettez – de l'Église. Autre schème, autre type de rapport que celui du tout à la partie.

De même ici, en un sens, l'acte décisif est la mort du Christ, mais en un autre sens, l'acte décisif est là dans mon baptême. Et vous verrez l'importance de cela peut-être plus encore pour la célébration eucharistique. Mais enfin, même type de problème : une relation singulière entre deux choses que nous refusons de traduire hâtivement dans le langage d'une somme totale qui est distribuée et appliquée, donc finalement selon le schème du tout et de la partie traduite en langage éthique de mérite.

Nous avons employé ici le mot de présenciation. Simplement, cela recouvre provisoirement ce que nous n'avons fait que percevoir, une relation "unique", singulière. Les autres types de relations (du tout et de la partie…) ne rendent pas compte de cela. Gardons-lui surtout ce caractère unique, cela est très profondément dans la pensée de Paul.

 

■    Même idée dans Col 2, 11-12.

« 11En lui aussi vous avez été circoncis d'une circoncision non faite à la main – non chirurgicale – mais dans le dépouillement du corps de la chair – donc lorsque vous avez dépouillé ce "corps de chair", celui-ci correspondant au "corps de péché" dont il était question tout à l'heure ; c'est-à-dire que le mot "chair" n'a pas du tout notre sens actuel évidemment, mais il s'agit de l'humanité adamique en tant que qualifiée par le péché – (vous avez dépouillé tout cela) dans la circoncision du Christ. – La circoncision du Christ dont il est question, ce peut être soit la circoncision que le Christ apporte, soit la circoncision que le Christ subit ; bien évidemment le mot "circoncision" pour le Christ ne désigne pas la circoncision qui est célébrée au 1er janvier, mais désigne la mort du Christ. Il n'y a aucun rapport entre saint Paul et l'évangile de l'enfance.

12Ayant été co-ensevelis avec lui dans le baptême, dans lequel vous êtes aussi co-ressuscités par la foi en la force de Dieu qui l'a ressuscité des mortsvous êtes co-ressuscité par la foi en cette activité, c'est-à-dire  - et cette extrêmement important - que cette foi, non seulement fait que nous pensions à l'activité qui a ressuscité le Christ des morts, mais cette foi opère en nous cette participation à la résurrection.

Là nous retrouvons à nouveau une illustration d'un thème qui a été indiqué auparavant : c'est cette même énergie qui a ressuscité le Christ et qui donne la foi, c'est-à-dire ressuscite, transforme. Et il y aura beaucoup de choses à dire parce que, chez nous, nous distinguons la foi et le baptême comme deux choses, alors que pour Paul c'est la même chose. Évidemment, en pratique, bien des problèmes peuvent se poser aujourd'hui. Mais c'est le problème de sacramentalisation : la foi, puis les sacrements. Mais cela n'a aucun sens par rapport à la problématique de Paul, cela ne se pose pas ainsi. Le mot "baptême" n'a pas de sens sinon comme une dénomination de la foi chez Paul, comme la foi est une dénomination du baptême. Vous apercevez ce petit point qui est très important pour bien voir en quel sens fort ces mots sont employés dans nos sources, mais aussi pour voir comment il ne faut pas de façon simpliste puiser dans nos sources pour résoudre immédiatement une question pastorale qui se pose.

Dans ce texte, comme aussi dans le texte de Rm 6 que nous citions, nous avons relevé, du point de vue du vocabulaire, un grand nombre de mots construits avec le préverbe grec sun correspond aux préverbes co (ou cum) et qui sont pour nous difficile à traduire parce que la préposition française "avec" ne s'emploie pas comme préverbe.

Cela nous permet d'ajouter un peu à notre réserve de prépositions. Nous avions déjà remarqué

  • en : "dans", être dans le Christ ;
  • dia et le génitif : "par", "par le moyen de", par le Christ ;
  • ek : "à partir de" ;
  • dia et l'accusatif : "pour", "en vue de" ; en vue du Christ, en vue de former le Christ ;
  • eïs et l'accusatif : "pour" ;

Nous ajoutons maintenant sun : "avec". Et nous vous signalons que cette préposition est spécialement employée à propos de la nuance rituelle, c'est-à-dire pratiquement de la nuance baptismale de cette relation singulière que nous avons admise.

Vous voyez que chez saint Paul, nous n'avons pas cherché la notion de sacrement en général. Elle n'existe pas et nous verrons pourquoi et nous verrons comment. Nous avons parlé du baptême. Il faut maintenant parler de l'eucharistie.

 

b) L'eucharistie.

Pour l'eucharistie, le texte qui pourrait nous intéresser serait le récit de la scène rapportée par Paul en 1 Cor 11, 23-26.

 

Eucharistie du Christ-humanité« 23Pour moi, en effet, j'ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis, à savoir que le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit le pain 24et eucharistiant, il le rompit et dit : "Ceci est mon corps qui est pour vous, faites ceci dans ma mémoire (la mienne)" 25de même aussi la coupe après le repas, en disant : "Ceci est la nouvelle alliance dans mon sang, chaque fois que vous boirez, faites ceci en ma mémoire (la mienne)" 26Car chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez – vous accomplissez cette annonce – la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne. »

Ce que nous voulons marquer ici, c'est la référence de l'eucharistie à la passion-résurrection du Christ.

La passion. Dans les expressions mêmes de l'institution se trouvent des expressions sacrificielles. Dans la liturgie elle-même : « Ceci est mon corps livré pour vous » ; à propos de la coupe, le texte est encore plus explicite : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang » ou « le sang répandu », donc aussi une référence à la croix.

Il s'agit d'un rite qui se réitère en fonction d'une mémoire… mais il vaudrait mieux dire d'un "mémorial", ou "comme un mémorial", c'est-à-dire que ce n'est pas dans le sens d'un simple souvenir dans la ligne de la durée temporelle, d'un fait du passé, mais très précisément comme une sorte de présence de l'activité initiale du Christ dans l'activité rituelle. Voilà la distinction dans laquelle il faut approfondir la notion de mémorial : par une remise en question de notre notion de mémoire. En cela d'ailleurs nous pouvons être latéralement aidés par les historiens des religions qui sont prêts à dire que la mémoire du fait qui avait lieu "en ce temps-là" et qui est évoquée dans la célébration, est tout autre chose, pour un Ancien, que la mémoire de l'historien d'aujourd'hui.

Nous aurions bien d'autres choses à dire, mais nous allons nous en tenir là, d'autant plus que le développement ultérieur de ce qui concerne l'eucharistie et le corps du Christ sera sans doute plus utilement repris dans la considération ecclésiologique sur l'Église corps du Christ ; nous verrons que peut-être la pratique – nous disons bien la pratique – eucharistique a pu servir de coagulant à la pensée paulinienne pour qu'il saisisse la relation de l'Église et du Christ selon ce schème de la tête et du corps qui fera l'objet d'un chapitre ultérieur d'ecclésiologie.



[1] Pour qu'on ne confonde pas le mot "Église" de Paul avec l'Église que nous connaissons, nous gardons le mot grec. (voir note suivante)

[3] Ici commence une nouvelle séance de cours c'est pourquoi J-M Martin reprend ce qui a été dit à la séance précédente.

[4] Voici par exemple ce que dit Louis-Marie Chauvet : « Si l’on se souvient que tout discours est un acte dans lequel quelqu’un dit quelque chose (prédication) sur quelque chose (référence) à quelqu’un (communication), et que, comme l’a montré P. Ricœur, la "communication" de sujet à sujet est toujours un "événement" singulier et fugace là où, au contraire, le "sens" construit par la prédication et la référence est du côté de la permanence et (virtuellement du moins) de l’universel, on dira que la "parole" est éminemment "événement". Elle relève en fait de ce qui motive tout discours, à savoir le désir de s’affirmer comme sujet, d’être reconnu, de vérifier que l’on tient une place pour autrui. Elle émerge parfois comme telle, soit sous le régime de l’alliance : « Moi, j’ai confiance en toi… Tu sais, je t’aime (bien)… Je te pardonne… Tu comptes pour moi »… ; ou inversement, sous le régime de la violence : « Tu n’es rien… Je te hais… ». ("Parole et sacrement", https://www.cairn.info/revue-recherches-de-science-religieuse-2003-2-page-203.htm)

[5] Le numineux est, selon Rudolf Otto et Carl Gustav Jung, ce qui saisit l'individu… C'est « un sentiment de présence absolue, une présence divine. Il est à la fois mystère et terreur.

 

 

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