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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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5 août 2017

Par Joseph Pierron, lecture de Romains 11 : Tout Israël sera sauvé

 Joseph Pierron (1922-1999) était un ami de Jean-Marie Martin. Lui-même était prêtre, spécialiste d'Écritures saintes. Voir Qui est Joseph Pierron ? Présentation suivie d'un psaume et de deux prières pour Noël. Pendant plusieurs années il a commenté des textes de saint Paul à Saint-Merri à Paris. Voici les trois séances pendant lesquelles le chapitre 11 de l'épître aux Romains a été lu[1]. Joseph commente à partir de sa propre traduction. Pour pouvoir lire le texte en entier en traduction courante, la traduction de la TOB figure à la fin.

La lecture du début du chapitre 9 figure dans le message précédent : Par Joseph Pierron : Lecture commentée de Rm 9, 1-5 précédée d'un regard sur Rm 9-11 (Israël et les nations).

 

Lecture de Romains 11 : Tout Israël sera sauvé

I – Le contexte et la structure de Rm 11

Paul écrivant aux Romains, enluminure de la Vulgatea) Bref résumé du chapitre 10.

Au début du chapitre 10, Paul annonce sa thèse : « 4La fin de la loi [est] le Christ eïs dikaiosunê (pour la justice, pour la justification, pour la justesse, pour l'ajustement) à tout croyant. »

Et à partir du verset 14, il finit son commentaire de cette thèse. Dans les versets 14-17 il essaie de définir ce qu'il en est de la foi. Mais au lieu de partir de ce qui apparaissait comme l'origine, il part au contraire de ce qui est constitué : le point d'arrivée c'est d'être une communauté qui célèbre.

« 14Comment l'invoqueront-ils sans avoir cru en lui – On traduit épikalein par "invoquer" mais cela peut très bien se traduire par "célébrer" puisque ça signifie "être tourné vers" ; et être tourné vers Dieu c'est être capable de se souvenir, de rappeler la parole et, pour le peuple de Dieu, d'y trouver sa véritable implication. « Comment le célèbreront-ils sans avoir cru en lui ? »:le deuxième élément c'est le fait de croire, le fait d'accueillir, de recueillir, c'est le fait de se décentrer, de ne pas trouver en soi-même ni ce qui manque ni même son manquement… On ne comprend rien au péché tant qu'on aligne des fautes, tant qu'on n'a pas vu dans quel sens on se situait du côté de la mort.
   Comment croiront-t-ils sans avoir entendu ? – Là on touche ce qui, pour Paul, est la base même de la foi : le fait d'écouter, le fait d'entendre ;
   Comment l'entendront-ils s'il n'y a personne pour le proclamer ? »

Et puisqu'il faut bien se situer dans un processus qui vient déjà de l'Ancien Testament, Paul se place dans une tradition :

  • au verset 15, il cite Is 52, 7 : « qu'ils sont beaux les pieds des messagers ».
  • au verset 20 il cite un autre texte d'Isaïe, un très beau texte, celui qui va conclure sa démonstration : « Je me suis laissé trouver par ceux qui ne cherchaient pas, je me suis manifesté à ceux qui ne m'interrogeaient pas » (D'après Is 65, 1).

Dans le texte d'Isaïe, cette parole visait le peuple d'Israël, ceux qui s'interrogeaient sur ce qu'il en était de leur destin, sur ce qu'il en était de leur vie après l'exil. Il y avait cette très belle promesse dans la suite du texte d'Isaïe : « 8Ainsi parle le Seigneur : de même que l'on trouve du suc dans une grappe et que l'on dit “Ne la détruis pas car il y a une bénédiction dedans”, ainsi ferai-je à cause de mes serviteurs, afin de ne pas détruire l'ensemble

Vous avez ici une formulation qui est, à mon avis, assez importante parce que dans la question qui va nous préoccuper, qui est celle de l'endurcissement du peuple, si je mets Dieu comme "cause" de l'endurcissement, de même que si je mets les hommes comme cause de l'endurcissement, je crois que je passerais à côté, que je tomberais dans ce qui a été une des difficultés majeures de l'interprétation de ce texte paulinien. La causalité n'existe pas dans le monde biblique[2], la causalité avec un effet, cela c'est du monde grec, c'est le thème de la raison : trouver la cause. Tandis qu'au contraire dans la Bible, c'est le thème de ce qui vient à vie, de ce qui vient à maturité. « S'il y a du suc dans une grappe, ne la détruis pas » : il y a donc un mouvement, et est-ce que cela va porter ?

Ici l'audace de Paul c'est évidemment de transférer aux païens ce texte qui était donné à Israël. En faisant cela il interprète ce texte adressé à Israël comme s'il était adressé aux non-juifs, à ceux qui n'étaient pas Israël. Mais il faut se rappeler la thèse de Paul au début : « tous ceux qui sont nés d'Israël ne sont pas Israël ». Il y a un changement d'Israël parce qu'Israël pour Paul n'est pas vu dans la réalité socio-politique, Israël est vu dans le sens de la promesse. Ce qui, pour Paul, est véritablement Israël, c'est le fils de la promesse faite à Abraham. Or toutes les nations doivent se bénir en lui[3]. C'est donc légitimement que lui, Paul, va essayer de lire Israël au travers même des païens.

Voilà donc la fin de ce chapitre 10, qui était plus centré sur la réalité d'Israël : comment Paul comprenait Israël, et nous voyons très bien que lui soutient qu'il est bien israélite, et d'ailleurs il va le répéter.

b) Quelle est la structure du chapitre 11 ?

Le chapitre 9 était centré sur le Dieu d'Israël et le chapitre 10 était centré sur Israël. Au chapitre 11 on revient à la question de Dieu : « Je demande donc : Dieu aurait-il rejeté son peuple ? »

La structure du chapitre 11 n'est pas simple. Comme très souvent chez saint Paul, c'est un développement qui est d'une autre logique, qui n'a pas qu'un seul mouvement en lui-même, mais qui en a plusieurs, si bien qu'il y aura des rapports à faire entre les sections qui ne sont pas de même niveau.

●   Première proposition de structure.
  • On peut d'abord remarquer d'abord qu'aux versets 1-15 il est question d'Israël, de l'élection, de la grâce, de l'endurcissement des nations ; il y a un thème qui revient, celui de "sauver". Cette première partie semble aller de soi.
  • Puis il semble que dans les versets 16 à 24, on ait un vocabulaire agricole. On est placé au centre d’une métaphore vive qui inverse la réalité agricole : il s'agit d'oliviers, de racines, de rameaux, et il s'agit de greffer.
  • Puis on aurait une autre section (v. 25-32) où on retrouve les mêmes thèmes que dans la première partie : Israël, l'élection, les dons gratuits, les nations, le verbe "être sauvé".
  • Les versets 33-36 forment une partie hymnique qui conclue le passage.

Du point de vue formel, du point de vue de l'expression, on aurait donc un schéma a – b – a' puisque que la première et la troisième partie se correspondent, l'olivier étant l'élément central. Quand on a un schéma comme celui-là, c'est généralement l'élément central qu'il faut mettre au centre de la compréhension. Ce serait donc là que je devrais m'attarder si c'était vraiment ça la structure de Paul. Or il me semble bien qu'il y a une autre structure.

●   Autre proposition de structure.

On laisse de côté les versets 33-36, une péroraison hymnique à teneur théologique, mais aussi à teneur de célébration, c'est tout le thème de l'insu de Dieu, et il est vu du point de vue positif.

On peut considérer le texte lui-même du point de vue rhétorique :

  • une proposition est faite au verset 1a : « Je demande donc : Dieu aurait-il rejeté son peuple ? Certes non. » C'est la thèse de Paul, c'est la proposition comme on dit en rhétorique grecque.
  • et après la proposition il y a toujours la preuve.

Mais ici la preuve se décompose autrement que du point de vue formel :

  • dans les versets 1-10 on a la première idée de Paul : il n'y a pas de rejet du peuple puisqu'il y a l'existence d'un reste. Il faudra bien saisir ce qu'il en est de cette question du reste. Est-ce que j'en fais quelque chose de quantitatif : un petit nombre de sauvés ? Est-ce que j'en fais quelque chose de qualitatif ? Comment cela joue-t-il dans la pensée de Paul ?
  • puis dans les versets 11-24 on a la démonstration. Paul dit : « il n'y a pas de chute ni de séparation définitive des autres, il n'y a rien qui soit joué définitivement ; il n'y a rien, pas plus du point de vue du salut des autres que du point de vue du salut d'Israël ; il n'y a pas de chute ni de salut définitif ». Si bien que la comparaison de l'olivier est introduite comme preuve au sein d'une autre structure.
  • enfin dans les versets 25-32 : le but de l'endurcissement, c'est la plénitude du corps du Christ, c'est la plénitude de la visée de création, c'est la plénitude du salut.

On voit tout de suite que dans cette deuxième façon de lire, l'accusation contre Israël apparaît beaucoup moins, puisque ce que Paul essaie de dire, ce n'est pas de se justifier vis-à-vis d'Israël existant, c'est d'essayer de ressaisir quel est le plan global de Dieu sur l'élection d'Israël et sur l'élection de la création. Il y a là une technique de Paul qui est assez intéressante à voir, comment il fait jouer ces différents types d'argumentation.

Il y aura des points forts du point de vue de la compréhension.

  1. Le premier c'est la question de l'endurcissement. Du début à la fin de la section l'endurcissement a Dieu pour… – certainement pas "pour cause" – mettons "pour origine". En effet Dieu est compromis dans l'endurcissement d'Israël, de même qu'il était compromis dans l'endurcissement du pharaon. Voilà encore une astuce de Paul : dans le chapitre 9, l'endurcissement visait les païens puisqu'il visait le pharaon, tandis que maintenant cela vise la globalité, cela vise même Israël.
  2. Le deuxième thème, c'est évidemment le thème de la miséricorde et de la totalité du dessein paradoxal de Dieu. Et c'est l'interprétation de "tout Israël". Nous resterons un moment sur cette difficulté : qu'est-ce que Paul entend par "tout Israël" ? Les exégètes ne sont pas très d'accord entre eux !
  3. Comme dernier point, il y aura "Israël et les nations".
II – Rm 1-10 : Dieu n'a pas rejeté son peuple

 

Nous abordons maintenant les versets 1-10. Disons, en simplifiant un peu, que ce texte vise le reste d'Israël. Il n'y a pas de rejet de peuple puisqu'il y a un reste. Par là, le chapitre 11 se relie au chapitre 10 où il était aussi question de reste. Et il se relie aussi au chapitre 9 où déjà Paul se demandait si Dieu était fidèle. Il se demande ici si Dieu a rejeté totalement son peuple.

Dans ce passage la première partie (v. 1-6) est de l'ordre de l'apologétique et puis (v. 7-10) il y a un passage polémique. Et comme toujours chez saint Paul, cela est basé sur une lecture de l'Écriture, la référence étant toujours ce qui est vécu maintenant, mais en même temps, interprété par l'Écriture.

1) Première partie : versets 1-6.

La question est donc la suivante : « Dieu a-t-il abandonné son peuple ? » La réponse est déjà dans la question.

« 1Je dis donc : est-ce que Dieu a délaissé (abandonné) son peuple ? Absolument pas (mê génoïto) – c'est hors de perspective, cela ne se pose même pas : nous avons rejet très fort de la part de Paul – et en effet, moi, je suis israélite de la semence d'Abraham, de la tribu de Benjamin. 2Dieu n'a pas abandonné son peuple qu'il a pré-connu – on a ici le verbe proegnô : pro c'est "en avant" mais je pense qu'il s'agit de l'origine, donc avant que le peuple n'existe, avant la création du monde.

Ou bien ne savez-vous pas ce que dit l'Écriture dans Élie quand il se plaint à Dieu contre Israël ? – C'est après l'événement du Carmel (1 Rois 19, 18), on ne sait pas s'il est effrayé, mais en tout cas il part désespéré pour aller mourir et il dit dans sa prière : « 3“Seigneur, ils ont tué tes prophètes, ils n'ont plus offert de sacrifice – ou "ils ont détruit les autels", les deux sens sont possibles – et moi je suis resté seul et ils cherchent ma vie.” 4Mais que lui répond l'oracle divin ? [Il répond] : “Je me suis réservé à moi 7000 hommes qui n'ont pas plié le genou devant Baal.” 5De même donc dans le temps de maintenant est advenu un reste selon l'élection de la grâce ; si c'est par grâce, [ce n'est] pas à partir des œuvres, 6ainsi la grâce ne devient pas grâce – elle est grâce originellement. »

Voilà donc ce texte où le raisonnement semble assez difficile !

Ce que dit Paul, c'est qu'il y a bien un reste. La meilleure preuve qu'il y a un reste – et c'est son premier argument – c'est lui-même : il reste bien conscient d'appartenir à Israël.

Et la confession de Paul va se faire triple :

  • il est d'abord israélite, c'est-à-dire qu'il revendique cette particularité d'appartenir à une réalité sociologique et politique ;
  • mais, il dit tout de suite, et c'est la deuxième détermination, qu'il est de la semence d'Abraham (cf. 2 Cor 11, 22), donc ce qui se développe, ce qui croit, ce qui pourrait continuellement apprendre à croître ;
  • enfin il est de la tribu de Benjamin. C'est dans cette troisième détermination qu'il dit quelle est son existence factuelle, le lieu de son appartenance : il n'est pas de la tribu de David, ni de celle de Lévi, il est simplement de la tribu de Benjamin. Donc Dieu a appelé comme apôtre des nations un benjaminite qui porte le nom du premier roi d'Israël (Cf. Ph 3,5).

En refusant de diviser juifs et chrétiens, Paul revendique une continuité temporelle, et cela restera jusqu'au bout de son raisonnement. Pour Paul, l'élection des païens n'est nullement le rejet d'Israël, c'est au contraire l'accomplissement de la promesse faite à Israël.

●   Verset 2a : citation de Ps 94, 14 avec un ajout.

Il essaie de prouver cela et il reprend solennellement l'affirmation que Dieu n'a pas rejeté son peuple – c'est une citation du Ps 94, 14, mais il ajoute : celui que d'avance il a connu –, il l'avait déjà dit en Rm 8, 29. On est ici devant une conception paulinienne extrêmement importante. Quand il s'agit de la question de "avant", de "en avant", il ne faut pas le comprendre comme venant d'un temps antérieur au nôtre. Pour Paul il n'y a pas de temps avant le nôtre. Quand il y a le mot pro (d'avance), c'est le fait que l'homme est continuellement devancé. De même le Christ se manifeste Fils de Dieu parce qu'il devance la Loi, parce qu'il va dans le mouvement même de la Loi mais au-delà d'elle, parce que c'est dans ce sens-là qu'il y a un pro, un "en avant". Ce qui est radical, dans l'existence du peuple, c'est que Dieu le connaît pro, dans son destin final, dans ce qu'il désire, dans ce qu'il en attend. À l'origine du peuple d'Israël, de l'élection d'Israël, il y a le désir de Dieu, et cela est une donnée extraordinaire.

Si je ne tiens pas à ce sens du mot pro, je tombe dans la prescience de Dieu, dans ces fameuses théologies qui pensaient qu'il y avait un dessein de Dieu qui était pré-établi, qui était bien ordonné avant, et qu'au fond, le monde était le théâtre où se jouait une pièce qui était déjà écrite. C'est donc tout le thème de la prédestination, tout le thème de la providence de Dieu. Ce thème a énormément excité les intelligences du Moyen Âge et il a aussi déterminé une rupture au travers du protestantisme puisque Calvin a soutenu la thèse de la prédestination.

Je ne crois pas que c'est à cela que les écrivains du Nouveau Testament pensaient. Quand l'Apocalypse parle de « l'agneau de Dieu égorgé dès avant la constitution du monde », il s'agit vraiment de la même réalité qu'ici, c'est-à-dire que le désir de Dieu est vraiment l'origine radicale de ce qui advient. Il y a peut-être un désir qui est caché et qui se dévoile, mais ce désir n'est vrai et ne peut se dévoiler que parce qu'il y a une histoire. Le maintenant du désir de Dieu, c'est vraiment aujourd'hui, maintenant… La résurrection du Christ, ce n'est pas il y a 2000 ans, c'est maintenant. Donc, pour Paul, le désir, la promesse faite à Abraham, la promesse faite au peuple, c'est maintenant. Dieu a donc pré-connu son peuple.

●   Versets 2b-4 : citation de 1 Rois 19 : un reste subsiste.

La deuxième citation est celle de l'histoire d'Élie. Il utilise 1 Rois 19, 10-18. C'était la lamentation du prophète devant le fait de la solitude. Or Dieu dit : « je me suis réservé 7000 hommes ». Il y a donc cette même idée qu'au cœur même de l'histoire d'Israël un reste subsiste. On est au plus profond du sens de l'élection. L'élection, ce n'est pas quelque chose qui est extérieur, mais c'est ce qui est semé et qui, étant semé, demeure, se développe. Les 7000 hommes sont le signe que Dieu s'est réservé, c'est-à-dire que le désir de Dieu continue de jouer. Et c'est cela qui va fonder, pour Paul, le moment présent.

●   Verset 5 : Maintenant il y a un reste selon selon l'élection de la grâce.

Le mot nun (maintenant) est très important chez son Paul. Il souligne qu’à ce moment présent, quelque chose se réalise : il y a aussi un reste : « 5De même donc dans le temps de maintenant est advenu un reste selon l'élection de la grâce. » Ce reste, comment le détermine-t-il ? Il est « selon l'élection de la grâce ».

Ici, il y a introduction du thème qui va être le thème définitif de Paul, à savoir qu'il n'y a pas d'élection par mérite personnel ou par mérite collectif, il n'y a pas d'élection qui récompenserait des bonnes œuvres, il n'y a d'élection que par la grâce. C'est certainement le mot central ici : "selon l'élection".

La TOB a traduit eklogê (élection) par "libre choix", mais concevoir l'élection de Dieu comme libre choix entre deux objets ne me paraît pas vrai. Je pense qu'il n'y a pas de contradiction en Dieu entre la liberté et la nécessité ; je crois qu'il faut comprendre que le désir de Dieu n'est pas un désir parmi des séries de possibilités ; il n'a pas créé les hommes comme une possibilité dans le développement. Non ! S'il a créé l'homme, s'il a fait advenir le Christ, c'est que l'homme (et singulièrement le Christ) était la seule possibilité d'expression humaine de la divinité. C'est extrêmement important. Si je traduis eklogê (élection) par "libre choix", j'ai l'air de dire que Dieu a différentes possibilités, et qu'il choisit. Or je ne pense pas que le thème de la liberté et de la nécessité en Dieu se pose de cette façon-là.

Quand Jésus dira : « Il fallait (deï) que le fils de l'homme monte à Jérusalem, souffre beaucoup… soit mis à mort » (Mt 16, 21) quand il met "il faut (deï)", c'est bien une nécessité, mais c'est une nécessité qui ne contredit pas la liberté du Christ. Deï c'est l'impératif le plus profond du désir d'amour. Si l'amour est un événement, cela ne pouvait pas se passer autrement, non pas parce qu'il était prédéterminé, non ! Il y avait un moyen de donner sa vie, et il fallait que soit attesté que le Fils même de Dieu devait donner sa vie, et c'est sa vie qu'il donne, et pas sa mort.

Je garderais donc la traduction “selon l'élection de la grâce” et je ne prendrai pas “selon le libre choix de la grâce”.

► N'est-ce pas au fond selon la logique de Dieu comme il y a une justice de Dieu ?

J P : C'est cela : c'est selon la logique de Dieu qui m'est éminemment inaccessible. On a toujours tendance à mesurer Dieu à partir des concepts humains. Faites attention ! Là où vous voyez Dieu dévoilé, ce n'est pas dans des concepts, ce n'est pas dans des formules, mais c'est dans des événements. Et donc ici c'est “selon l'élection de la grâce” c'est-à-dire selon ce que vous voyez apparaître, ce qui est dévoilé dans l'appel d'Abraham, dans la sortie d'Égypte, dans le retour d'exil, dans la mort du Christ : c'est la même réalité, c'est la même logique, c'est la même élection, et cela se fait "par grâce".

On a très souvent tendance à réduire la grâce (charis) à charisma, à en faire quelque chose qui est donné. On le voit bien l'expression spontanée de l'Église aujourd'hui, on a tendance à mettre en avant le charisme, le charismatique, ce que l'on a reçu. Paul ne nie pas du tout qu'il y ait des dons, des charismes, il en porte le souci ; ce n'est pas facile de diriger des communautés comme celle de Corinthe où certains revendiquent des charismes, et il va donc bien les mettre en garde. Pourquoi ? C'est que, derrière tout charisme, derrière toutes les réalités qui composent l'Église, il y a une grâce (charis). Elle est unique et inaccessible, elle peut seulement être recueillie, c'est l'amour, le désir de Dieu : charis c'est l'être même de Dieu en tant qu'il se dévoile. Et c'est pourquoi on ne peut pas être sauvé par la Loi parce que justement, ce qui sauve c'est ce qui est "en-avant de la Loi", c'est ce qui en est la visée, le dépassement. C'est là que la notion de Loi chez saint Paul est très fine : il ne nie pas la réalité de la Loi ; il dira que la Loi est un pédagogue parce qu'il faut bien qu'il trouve des comparaisons, mais il sait que c'est semé dedans et que ça va toujours vers un plus, que ça va au-delà, que la Loi n'existe qu'en tant qu'elle est devancée. De même nous n'existons comme Église que parce que nous sommes devancés. Si nous croyons que l'Église du Seigneur, l'Église du Christ, se limite à l'Église catholique romaine, nous nous trompons radicalement. L'Église de Dieu, l'Église du Christ, est déjà au-delà, et dans toute l'humanité[4]. Je ne sais pas exactement comment ce sera dévoilé. Non, la seule chose qui nous incombe, c'est de le dire et de le manifester. On est donc toujours dans le thème du caché qui doit être manifesté.

Une des idées fondamentales de la création dans la Bible, c'est qu'il y a un appel – c'est de l'ordre du caché, de l'ordre du mystère –, qui doit être dévoilé et manifesté. Donc, de même, dans le temps présent, il y a un reste. La semence subsiste. Elle subsiste aussi dans l'Israël historique, et c'est selon l'élection de sa grâce.

C'est ici évidemment qu'on s'aperçoit qu'il y a le dépassement de la notion de justice rétributive et de la notion d'arbitraire. Si je traduis "selon le libre choix de Dieu", j'ai l'air de dire que l'arbitraire fait partie de l'être même de Dieu et on retombe sur la notion de jugement mais qui n'est plus motivé : il abandonne certains, il en suscite d'autres, et il n'a même plus de motif, il n'a même plus le motif des bonnes actions ! Mais il s'agit véritablement de la charis de Dieu, de l'événement de l'amour de Dieu. Il n'y a plus de justice rétributive ni d'arbitraire parce que c'est la totalité de l'humanité qui est visée.

L'idée de Paul c'est que, derrière cela, il y a la plénitude (le plérôme). C'est cela qu'on trouve aussi chez saint Jean quand il dit que « le Verbe était plein de grâce et vérité » (Jn 1, 14), c'est-à-dire plein de l'amour de Dieu qui est vérité. Or cela consiste en quoi ? C'est très riche chez saint Jean quand le Christ dit « Le Père aime le Fils et il lui a donné la totalité (panta) dans sa main» (Jn 3, 35), tout (panta) m'a été remis ; et aussi : « De ceux que tu m'as donnés, je n'en ai perdu aucun » (Jn 18, 9). Autrement dit, ce qui est visé, c'est d'emblée la totalité des hommes et de l'humanité. L'élection ne peut pas être exclusion. Et donc, l'idée de reste est ce qui permet d'attester dans l'histoire, dans le concret, que les semailles de Dieu continuent.

Dieu vient vers nous avec miséricorde●   Verset 6.

« 6Mais si c'est par grâce, ce n'est pas donc en raison des œuvres, puisque la grâce ne devient pas la grâce. » La grâce ce n'est pas quelque chose qui s'acquiert ou qui se fait. La grâce, c'est justement ce qui est l'inconditionnel et l'absolu, c'est ce qui est l'être même de Dieu. Or l'être même de Dieu, ce n'est pas une substance. C'est ce Dieu qui s'approche, qui vient.

●  La notion de "reste".

Voilà donc le passage apologétique : une présentation assez évidente de ce qu'il en est de l'idée de reste. On voit comment Paul se situe dans la lignée des prophètes. Dans les textes que nous possédons l'idée de reste apparaît pour la première fois dans Amos[5], mais c'est probablement un ajout à son texte. Il semble que l'idée de reste ait trouvé sa première expression dans le premier Isaïe[6].

On voit que l'idée de reste, chez saint Paul, n'est pas simplement l'idée qu'Israël va subsister, qu'Israël va se donner une certaine quantité d'hommes. Chez Paul, l'idée de reste c'est ce qui est la promesse de toute la moisson. Il faut se rappeler encore, dans Jean : « Levez les yeux, les champs sont blanchis, prêts déjà pour la moisson » (Jn 4, 35).

2) Deuxième partie : versets 7-10.

C'est un passage qui est plus polémique.

« 7Qu'en est-il donc ? – autrement dit : Est-ce qu'on peut voir cela dans la réalité d'aujourd'hui ? – Ce qu'Israël recherche – ce en quoi Israël reste en chemin, se met à chercher (épizêtaï) –, cela il ne l'a pas atteint – Ici de nouveau on a le neutre : "cela". « Il ne l'a pas atteint » mais c'est plus de l'ordre du processus que de l'ordre du résultat – mais l'élection l'a atteint ; les autres ont été endurcis – nous allons voir cela tout à l'heure – 8selon ce qui est écrit : “Dieu leur a donné un esprit de sommeil (de nuit profonde, presque du sommeil de l'ivresse), des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre, jusqu'à ce jour d'aujourd'hui. 9Et David dit : “Que leur table devienne un piège, un traquenard, un scandale (ce qui fait tomber) et une rétribution pour eux ; 10queleurs yeux soient enténébrés pour ne pas voir, et fais-leur plier leur dos (ils étaient tellement raides qu'ils ne pouvaient plus se courber, même pas devant Dieu). »

Voici donc ce texte qui paraît assez difficile. Un mot revient et il reviendra après, c'est : les autres ont été endurcis (épôrôthêsan), et l'endurcissement se traduit essentiellement par le fait que leurs yeux ont été enténébrés pour ne pas voir, leurs oreilles pour ne pas entendre… Il y a d'autres conséquences : le fait que malgré la quête, malgré la recherche, le but ne s'est pas réalisé. Mais l'élection se réalise, elle existe quand même.

●  Le vocabulaire de l'endurcissement.

Le thème de l'endurcissement est difficile à aborder. Il apparaît déjà très nettement dans l'Ancien Testament, où il concerne l'engagement persistant de quelques hommes ou même d'une fraction du peuple d'Israël contre les exhortations divines. C'est pour eux un état de violence, de mort, dans lequel l'homme est tombé et c'est un état qui s'est diffusé dans le peuple, quelque chose de contagieux, si bien que, dans la Bible, seul un miracle de Dieu peut sauver de cet endurcissement.

Plusieurs racines sont utilisées pour traduire le mot "endurcissement".

1/ Un des premiers mots que l'on trouve c'est pakhunô qui veut dire être épais, être gros, être compact ; le pakhus c'est le bien-nourri. Par exemple quand on veut décrire une femme de mauvaise vie, on dit qu'elle est pakhéia (obèse) sur des talons de bois. C'est donc l'idée de quelque chose d'obtus, mais en même temps de bien nourri, de bien satisfait. C'est une racine qui indique le fait de se développer d'une façon fausse.

En hébreu c'est la racine shaman (שָׁמֵן) qui est la racine de l'huile, de la graisse et de l'onction, il est utilisé au hiphil, donc au causatif[7] : shaman c'est rendre gras, rendre épais, c'est donc rendre non accueillant, non-svelte, et cela désigne celui qui ne peut pas recevoir. Si je souligne cela, c'est que nous, si j'emploie le mot "endurcir", dès l'abord je me coupe de ce qui est la différence profonde du vocabulaire sémitique. Dans le cas de la Bible, on voit qu'il s'agit beaucoup plus de quelque chose qui advient, de quelque chose qui se fait, de quelque chose qui est en gestation, et on voit tout de suite pourquoi Israël va être traité d'endurci. Ils le diront, Amos, Isaïe. C'est qu'ils ont été installés, que la terre est riche, qu'ils sont bien nourris, qu'ils sont devenus gras, mais étant devenue gras, ils sont devenus obtus, ils sont trop épais pour pouvoir saisir. Ce n'est pas une décision de simplement s'opposer à, c'est un processus qui ne se développe pas dans l'ajustement.

En Dt 32, 15 regardons comment il est traité de l'endurcissement d'Israël, on pourrait dire de l'embonpoint d'Israël : « Jacob a mangé, il s'est rassasié, Yeshurun – c'est la désignation de la magnifique plaine de Meggido qui deviendra un des titres du messie – s'est engraissé et il a regimbé - Tu as engraissé, épaissi, élargi -. Il a repoussé le Dieu qui l'avait fait. Il a déshonoré le rocher de son salut. » On voit cette notion d'épaisseur, de non-compréhension, de non-entente mais le développement se fait ailleurs, là où se trouve la notion d'endurcissement. Si bien que, quand on dira que Dieu les a endurcis, cela ne veut pas dire qu'il leur a collé je ne sais quoi, cela veut dire qu'il n'est pas intervenu dans le développement qui était le leur.

2/ L'autre mot, celui qu'on trouve ici c'est pôreô : « Quant aux autres, ils ont été endurcis (épôrôthêsan) ». Le mot grec qui est derrière c'est pôros qui désigne le tuf, la pierre poreuse, mais c'est aussi le cal qui relie deux os à partir d'un os qui s'était brisé : il y a donc une partie qui empêche le mouvement, qui rend raide, qui pétrifie. On trouve très peu le mot pôreô dans l'Ancien Testament traduit en grec, mais on le trouve dans le Nouveau Testament, et c'est presque toujours Dieu qui est en cause. Par exemple, en Jn 12, 40 : « 37Quoiqu'il eût opéré devant eux tant de signes, ils ne croyaient pas en lui, 38de sorte que s'accomplit la parole : “Seigneur, qui a cru en ce que nous avons entendu dire ? À qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé ?” De même Isaïe a indiqué la raison pour laquelle ils ne pouvaient croire : 40“Il a aveuglé leurs yeux, il a endurci leur cœur pour qu'ils ne voient pas de leurs yeux, que leur cœur ne comprenne pas, qu'ils ne se convertissent pas et je les aurais guéris.” 41Cela Isaïe le dit parce qu'il a vu sa gloire et qu'il a parlé de lui. » Voilà un texte qui paraît très mystérieux. Qu'est-ce que c'est que cet endurcissement dont Jean reprend le texte le plus sévère, en Isaïe 6, 9-10, et qui se trouve dans la mission même Isaïe, dans la vision inaugurale ?

Isaïe intervient et est appelé au moment où tout un courant d'Israël se développe dans l'éloignement de Dieu, parce qu'on compte sur soi, on compte sur les chevaux, sur les chars, sur la diplomatie, sur les alliances. Le prophète d'Israël ne peut pas ne pas voir ce mouvement qui est amorcé. Quand il relit ce qu'il en était de la Parole, il se dit que l'orientation qui se fait jour là est de l'ordre de l'aveuglement, de la non-écoute, de quelqu'un qui se trouve fermé sur lui-même. Le prophète, lui, doit continuer à appeler parce que la parole doit être semée (Cf. Jr 7, 27[8] ; 18, 12) ; ce sera aussi le thème d'Ézéchiel quand on lui fait manger le livre qui lui tord les entrailles mais qui deviendra quelque chose de succulent[9]. Donc ce qui est indiqué ici, ce n'est pas, en terme de causalité, Dieu qui créerait le mal, c'est le fait que le dessein de Dieu, le désir de Dieu prendre corps malgré l'endurcissement. Le dévoilement de Dieu va se produire, mais il faut qu'il y ait cette épaisseur, cette ténèbre pour que puisse apparaître ce qu'il en est de la lumière. C'est Jean qui interprète : « cela, Isaïe le dit parce qu'il a vu sa gloire et qu'il a parlé de lui. » (Jn 12) On voit le motif que Jean trouve à ce cheminement au travers de l'obscurité et de l'endurcissement. Il dit : c'est qu'Isaïe, sans avoir les mots, sans avoir la vision, était déjà dans le sens même de la résurrection du Christ ; il était déjà celui qui voyait qu'au-delà de l'endurcissement – Paul ne les accuse pas, mais eux n'ont pas compris – au-delà de cela se manifesterait ce qu'il en était vraiment de l'amour de Dieu. En effet l'amour de Dieu n'est pas un sentiment, n'est pas une vertu, l'amour de Dieu est un événement. Donc l'endurcissement ne peut être compris que dans un cheminement au travers de l'obscurité.

Là on a probablement un changement de registre. Pour expliquer ce texte des paraboles, quand il reprend : « donne-leur des yeux pour qu'ils ne voient pas, des oreilles pour qu'ils n'entendent pas » on ne peut que se dire : il n'y a jamais de relation de causalité, donc il ne faut pas entendre que Dieu est cause de cela. Mais c'est toujours : l'œuvre de Dieu n'est pas séparée, elle n'est pas on ne sait où, l'œuvre de Dieu est "au cœur de".

Paul, lui aussi, reprend la même prédication prophétique. Ici l'aveuglement est considéré comme une espèce de maladie, comme un désajustement, comme un événement qui va vers une impasse. Paul le dit en Rm 11, 25 : « car je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère. – c'est là qu'on trouve le contexte dans lequel il faut comprendre l'endurcissement : le lieu d'où l'on peut comprendre, d'où l'on peut saisir, d'où l'on peut interpréter, ce sera forcément la mort et la résurrection – de peur que vous ne vous preniez pour des sages ; l'endurcissement (pôrôsis) en partie d'Israël – dans la TOB ils sont traduit "d'une partie d'Israël". Non ! Apo merous c'est "en partie" : dès le point de départ, dans Israël comme dans toute l'humanité, il y a les bons et les méchants mais il y a apo merous c'est-à-dire qu'il y a un verso qui est bon et il y a un recto qui l'est moins. L'endurcissement en partie est arrivé à Israël c'est-à-dire qu'il y a une sorte de maladie, de contagion, de désajustement qui se fait. C'est pourquoi il y a une mise en garde : il n'est pas facile de reconnaître le mystère de Dieu, de reconnaître la parole de Dieu, il n'est pas facile de ne pas la transformer institutionnellement et de la fausser.

C'est pourquoi le passage de Paul va se terminer par un hymne à la Sagesse de Dieu. On se dit : mais pourquoi ? C'est justement parce que la sagesse de Dieu n'est pas autre chose que le dévoilement de ce qu'il en est de son être. On a tendance à penser notre Dieu comme Trinité, et on le pense alors comme une essence qui est répartie entre Père, Fils et Saint Esprit : il y en a un qui est dans l'éternité, c'est un espace on ne sait où, c'est un lieu qui est le sien et que l'on traduit intellectuellement, mentalement, par des images spatiales ; là dedans il y a le fils qui vient… Je ne crois pas que ce soit cela. Je pense qu'il n'y a pas d'autre être de Dieu que sa présence, son dévoilement au travers de l'histoire de la création. L'éternité, c'est peut-être un lieu, mais en ce sens que c'est une autre qualité d'être. C'est pour cela que, en tout être qui accepte la résurrection du Christ, il y aura la zone dévoilée, la zone révélée, celle de la gloire de Dieu, mais il restera toujours en nous dans cette partie-ci, le combat contre les ténèbres, contre l'endurcissement. Donc ce qui doit être fait c'est pénétrer la profondeur de la grâce, de la richesse de la sagesse de Dieu. Je crois que je n'invente rien en interprétant ainsi.

Je vais prendre un autre passage de Paul, 2 Cor 3, 14. Il s'agit du rapport avec Moïse. « Forts de l'espérance d'être véritablement pris dans la gloire de Dieu, dans la connaissance parfaite, dans l'amour le plus réel…  12Forts d'une pareille espérance, nous sommes pleins d'assurance – on peut tenir debout, on peut tout dire – 13nous ne faisons pas comme Moïse qui se mettait un voile sur le visage pour éviter que les Israélites ne voient la fin d'un éclat passager. 14Mais leur intelligence s'est obscurcie. Jusqu'à ce jour, lorsqu'on lit l'Ancien Testament, ce même voile demeure. Il n'est pas levé, car c'est en Christ qu'il disparaît. 15Oui, jusqu'à ce jour, chaque fois qu'ils lisent Moïse, un voile est sur leur cœur. » Ici on a : « les Israélites, leur intelligence s'est endurcie » et c'est Dieu qui les endurcit. Mais un verset un peu plus loin, le dieu qui les endurcit c'est le dieu de ce monde (2 Cor 4, 4), c'est donc le diable. On voit donc que, dans la description de Paul, le thème de l'endurcissement est tel que, tantôt il voit en Dieu celui qui le met en marche, et immédiatement après, il y voit le diable, et il n'y a pas de contradiction pour lui ! En effet, la vérité est semée dans l'ambiguïté qui traverse l'homme : ou la lumière ou les ténèbres. On peut dire que c'est Dieu qui maintient l'homme, que c'est cela l'appel qu'il fait au moment de la création : ou bien l'homme se tourne du côté du mauvais, du diable, de celui qui coupe, qui sépare, qui est le meurtrier, ou bien il se tourne vers la source. En fait il s'agit de la description d'une situation et non pas du tout d'une condamnation.

3/ Il y a un dernier terme qui est utilisé pour indiquer l'endurcissement, je le signale parce qu'il apparaît dans notre épître en Rm 2, 5 : « Par ton endurcissement (sklêrotêta)….»  c'est de la racine sklêros : du point de vue étymologique c'est ce qui est dur au toucher. Ce sont des catégories fondamentales du point de vue du symbolisme, aussi bien dans la culture grecque que dans la culture sémitique, il y a l'opposition du dur et du mou, il y a l'opposition du solide et du liquide. Ici donc, c'est le dur qui ne permet plus qu'existe le doux, le flexible. C'est donc ce qui va être le sec par rapport à l'humide, c'est ce qui est âpre, pénible. On se rappelle quand, dans le discours sur la multiplication des pains, Jésus dit : « je suis le pain de vie descendu du ciel » les autres se rebiffent et disent « cette parole est sklêros » (Jn 6, 60) : elle est sèche, elle est amère, elle ne passe pas, on ne peut pas l'avaler. Et en Rm 2, 5 Paul décrit justement le fait de l'endurcissement global des hommes et aussi d'Israël en disant : « 4Méprises-tu la richesse de sa bonté, de sa patience et de sa générosité sans reconnaître que cette bonté te pousse à la conversion ? 5Selon ton endurcissement – ils ont traduit "par ton endurcissement" et non pas "selon…" – selon la persistance de ton cœur, tu amasses contre toi un trésor de colère… » Si tu restes dans cette direction-là, si tu restes sec, tu ne peux pas produire du fruit, si tu restes dans ce qui est le non-accueillant, alors tu ne pourras pas produire, être véritablement semence.

●  Les deux citations faites par Paul aux versets 8-10.

Dans cette partie polémique de Rm 11, 7-10 Paul termine en citant deux passages d'Écriture, d'une part Dt 29, 4 combiné avec Is 29, 10, d'autre part Ps 69, 23. Ces citations veulent justifier ce que Paul pense de l'endurcissement, ici d'Israël mais qui est aussi possible pour tout homme. Pour cela il va dire : ce n'est pas quelque chose que j'invente et il va se référer à l'Écriture.

Il cite donc Dt 29, 4 : « car le Seigneur Dieu ne vous a pas donné un cœur pour savoir, ni des yeux pour voir, ni des oreilles pour entendre jusqu'à ce jour. » C'est le moment de la célébration de la première pâque, lors de l'entrée dans la terre promise. Jusqu'à ce moment, au travers du désert, ils n'ont pas eu un cœur pour savoir, ils n'ont pas eu des yeux pour voir. En fait, le texte est écrit à ce moment-là, mais pour le moment de l'exil. Le deutéronomiste rappelle : on ne sait jamais comprendre, on ne sait jamais entendre ; on a des yeux et on ne voit pas, on a un cœur et on ne change pas, et c'est toujours jusqu'à maintenant, c'est pourquoi on ne tient pas. Ici Paul va l'appliquer au contexte : c'est le maintenant valable pour tout homme, c'est qu'on a bien un cœur (c'est-à-dire une intelligence), on a bien des yeux, on a bien des oreilles, mais on ne sait pas comprendre, on ne sait pas voir, on ne sait pas entendre.

Et avec Dt 29, 4 Paul cite Is 29, 10 qui fait partie de l'Apocalypse d'Isaïe c'est-à-dire des derniers textes écrits et ajoutés au livre d'Isaïe, ils datent de 350 avant J.C., donc au début de la période hellénistique. « Parce que le Seigneur vous a abreuvés (pépotiken) d'un esprit de nuit (katanuxéôs) ; et il vous fermera les yeux et il aveuglera vos prophètes et vos chefs et vos voyants pour les secrets. » Ici le texte est certainement corrompu parce que le oï orôntes ta krupta (qui voient les secrets) ne colle pas avec ce qui précède. En tout cas, ce que dit Isaïe, reprenant la même idée que celle de Deutéronome, c'est qu'ils sont comme dans un profond sommeil, qu'ils ne sont pas éveillés, qu'ils ne sont pas lucides du tout.

Et Paul met une deuxième citation, Ps 69 (68), 23-24, celle-là est très belle. Le texte massorétique[10] disait « que devant eux, leur table soit un piège – donc il s'agissait d'une attaque contre les ennemis d'Israël : c'est le sage qui se plaint devant Dieu et qui demande que, devant ses ennemis, leur table c'est-à-dire leur communauté de table, ce qui fonde l'unité, le fait de manger ensemble – que leur abondance soit un traquenard, que leurs yeux s'enténèbrent pour ne rien voir, et qu'à tout instant les reins leur manquent. » Paul est plus près de la traduction grecque des Septante : « que, en face d'eux, leur table devienne un piège, devienne un traquenard, ce qui fait tomber (skandalon) ; que leurs yeux s'enténèbrent pour ne pas voir, que leur dos soit courbé à travers tout (qu'il soit raidi et ne se plie pas). »

Ce psaume a été beaucoup utilisé dans le christianisme primitif pour interpréter le Christ et son œuvre. Par exemple en Rm 15, 3 à propos du Christ : « le Christ en effet n'a pas recherché ce qui lui plaisait mais, comme il est écrit, “les insultes de tes insulteurs sont tombées sur moi”. » C'est tiré du verset 10 de ce psaume-là et c'est attribué au Christ. Il est cité aussi en Jn 2, 17 (le zèle de ta maison me dévorera).

Donc ici l'endurcissement tel qu'il est souligné par ces textes reste bien dans la même ligne : il y a un événement qui fait que les yeux ne voient pas, que les oreilles n'entendent pas. Remarquez que Paul ne cherche pas de coupables, ne porte pas d'accusation, il essaie simplement de voir ce qu'il en est du plan de Dieu. C'est bien plus le mystère de Dieu qui l'intrigue au travers du refus d'Israël que la position d'Israël même.

C'est là qu'on retrouve ce qu'il en était du mystère. Qu'est-ce que c'est que notre Dieu ? Est-ce que nous ne risquons pas, nous aussi, d'être du côté de ceux qui s'endurcissent ?

 

III – Rm 11, 11-24

 

Rappel sur la structure de Rm 9-11[11].

Cette année, nous avons choisi de lire des chapitres 9-11. Je situe ce que nous avons déjà vu.

En 9, 1-5 Paul cite les privilèges d'Israël, c'est-à-dire ce qui le constitue dans le désir de Dieu.

Cela lui permet de poser la question : « Est-ce que, du fait du Christ, du fait de l'option chrétienne, il y a rupture vis-à-vis d'Israël qui resterait alors à part et serait rejeté du côté des païens ? Dieu serait-il infidèle ? »

La réponse de Paul se déroule de la façon suivante :

  • En 9, 6-29, sa pensée est centrée sur la fidélité de Dieu : Dieu ne peut pas être infidèle à sa promesse et donc, ce qu'il a promis à Israël doit se réaliser ; de toute façon toute parole de Dieu ne peut pas ne pas se réaliser.
  • À partir de 9, 30 jusqu'à la fin du chapitre 10, il centre son regard sur Israël lui-même. Dans le moment précédent l'idée était celle d'un reste d'Israël tandis qu'ici il examine ce qu'il en a été de l'Israël dans la réalité historique.
  • Au chapitre 11 il revient à la question de la fidélité de Dieu, mais sous un mode de dépassement. Paul a une pensée dialectique qui fait que, ayant établi la thèse que Dieu ne peut pas être infidèle, ayant établi qu'il y a eu dans l'histoire d'Israël certains manquements, certaines incompréhensions – tout pour Paul se joue sur la manière de comprendre la parole de Dieu, c'est une question d'interprétation –, il se demande alors comment Dieu peut être fidèle et comment il connaît Israël.

Nous avons vu la structure du chapitre 11 :

=> d'une part (v. 1-10) Paul parle d'Israël, de l'élection, de l'endurcissement, des nations ; on a une première affirmation concernant Israël ;

 => d'autre part (v. 25-32) on a de nouveau Israël, l'élection, le don gracieux, les nations et la plénitude : il y a la grande déclaration (v. 25-27) puis la conclusion (v. 28-32) que Paul fait en se reportant au début du chapitre 9 et en lui donnant son sens.

Ces deux passages semblent se recouper mais en fait, nous verrons que c'est le mot "tout Israël" qui focalise la pensée de Paul aux versets 25-32.

 =>  entre les deux (v. 11-24) il y a une recherche du rapport entre Israël et les judéo-chrétiens c'est-à-dire les juifs qui se sont convertis au christianisme.

En effet vous avez vu comment procède Paul : il a une proposition qui gouverne tout un développement – par exemple en 1, 16 c'était « je ne rougis pas de l'Évangile, il est puissance… pour le salut… » ; en 3,21 c'était : « nous sommes sauvés gratuitement par la grâce » ; en 9, 1 c'était : Israël ce n'est pas simplement ceux qui sont issus d'Israël, et c'est sa thèse qu'il développe ici à la fin du chapitre 11.

1) Rm 11, 11-16.

Lisons Rm 11, 11-16 qui va introduire un thème nouveau.

« 11Je dis donc : est-ce qu'ils ont trébuché hina (pour que) ils tombent – cela voudrait dire : “il était dans la volonté de Dieu qu'ils tombent”, mais je ne crois pas que ce soit l'interprétation, il faudra revoir ce que veut dire hina que j'ai traduit par "pour que" – Pas du tout. Mais par leur faux-pas, c'est le salut pour les païens et pour qu'il y ait de la jalousie (ou du zèle) à leur égard. 12Si leur faux-pas [est] la richesse du monde et si leur êtrêma (leur situation inférieure, leur diminution[12]) [est] la richesse des païens, combien plus leur plénitude. » On voit quel est l'argument clé de Paul : si l'abaissement apparent d'Israël est déjà la richesse des païens, combien plus en sera-t-il quand ils apporteront leur plénitude.

« 13Je vous le dis, à vous les païens : dans la mesure même où je suis l'apôtre des païens, que je me glorifie de ce service, [je vous le dis] 14si de quelque manière j'incite à la jalousie (au zèle) [ceux] de ma chair, je sauverai certains d'entre eux. 15Si en effet la mise à l'écart de ceux-ci [est] la réconciliation du monde, quel [sera] l'accueil [de ceux-ci] sinon la vie à partir des mortscombien plus le fait qu'ils seront accueillis au travers de la vie qui vient de la résurrection des morts. – 16Si donc les prémices sont saintes – si la partie réservée est sainte – la pâte tout entière aussi. Si la racine est sainte, les rameaux aussi. »

a) Première approche : le thème de la chute, du trébuchement.

C'est un texte qui paraît difficile. Il est en fait basé sur une argumentation fréquente dans l'Ancien Testament : c'est le fait de chuter, de tomber. Le péché peut être quelquefois volontaire, il peut être révolte, il peut être volonté d'égarement, mais il peut aussi être de l'ordre du faux-pas. Qu'Israël ait trébuché, c'est vrai, mais est-ce pour tomber définitivement ? – Le mot "tomber" est utilisé ici comme désignant "une perte définitive". Est-ce que, vraiment, la pierre (l'obstacle, skandalon) contre laquelle ils ont buté les conduit à la mort ou sinon, qu'en est-il ?

Au verset 11 la TOB a évité le problème en traduisant « je demande donc : est-ce pour une chute définitive qu'ils ont trébuché ? »

Par ailleurs il y a la question du hina (pour que) de « pour qu'ils tombent » :

  • on peut le prendre le dans un sens final, et alors cela voudrait dire qu'il y aurait un plan de Dieu, qu'il aurait prévu que les juifs trébucheraient afin que les autres soient sauvés ; c'est très souvent dans ce sens-là que le texte est interprété ;
  • ou bien on peut le prendre au sens consécutif – il arrive quelquefois que hina soit de l'ordre de la conséquence – Dieu n'aurait pas voulu, mais la conséquence de la chute d'Israël amènerait la conversion des païens. Je ne crois pas que ce soit cette deuxième possibilité.

Et je pense qu'un des mots les plus importants du verset 11 c'est le petit mot de (non pas) : Est-ce qu'ils ont trébuché hina (pour que) ils tombent. Pas du tout (mê genoito). Ce que veut dire Paul : autant on a pu séparer le sort d'Israël et le sort des païens, autant on ne peut plus les séparer. C'est dans la chute, dans le faux-pas, dans la mauvaise compréhension qu'ils se retrouvent. Paul reprend ici ce qu'il a dit au chapitre 3 : « tous nous somment enfermés dans le péché » et il disait par là : « tous nous sommes dans le mortel, dans le mortifère, tous nous avons besoin de salut ». Et donc, qu'Israël ait trébuché, c'est simplement qu'eux aussi peuvent reconnaître ce qu'il en est du salut de Dieu.

Donc ici, Paul ne se référerait pas à un événement historique, il se baserait beaucoup plus sur ce qu'il en est pour lui de la foi, tant celle d'Israël que celle des chrétiens. Il faut qu'Israël prenne conscience qu'on est sauvé gratuitement, qu'on n'est pas sauvé par ses mérites. On n'est pas sauvé simplement par ce que l'on fait, mais par ce que l'on accueille.

On aurait donc, en fait, de nouveau, l'interprétation de l'événement de Jésus-Christ : Jésus-Christ a été la pierre qui a fait trébucher, donc la cause du faux-pas, et ce faisant il a dévoilé la richesse du monde (v. 12). Or la richesse du monde ce n'est pas la perfection du monde  – le fait de ceux qui seraient supérieurs, qui auraient une auréole mieux faite –, mais la richesse du monde c'est que se réalise l'accomplissement de la volonté créatrice de Dieu, à savoir reconnaître que, ce qui réalise authentiquement le fait d'être homme, c'est le besoin d'être pardonné, le besoin d'accueillir ce qui vient de l'au-delà.

Il y a pour Paul deux possibilités :

– ou bien on se situe dans êtrêma (la situation inférieure, donc la diminution, ce qui est voué à l'échec) et déjà cela, ça montre ce qu'il en est de la richesse du monde : la richesse du monde, ce n'est pas de posséder, mais c'est d'être tourné vers plus grand, c'est d'être tourné vers un accueil, c'est d'être tourné pour recevoir. Donc le mot êtrêma est bien en situation, il est valable pour tous, il est applicable dans l'instant où Paul parle.

– ou bien on se situe dans to plêroma (la plénitude, l'accomplissement) de ceux qui recevront le salut venant de Dieu : c'est alors que sera dévoilé nettement ce qu'il en est d'être un homme, de constituer un monde et d'être en communion avec son Dieu.

b) Lecture glosée des versets 11-15.
●   Versets 11-12.

« 11Je dis donc : est-ce qu'ils ont trébuché pour qu'ils tombent, qu'ils ne se relèvent plus, qu'ils soient K. O., qu'ils ne bougent plus ? Pas du tout, ce n'est pas possible. Mais, par le faux-pas de ceux-ci est le salut pour les nations de telle sorte qu'il les suscite, qu'il crée de la jalousie (de l'envie, du zèle)parazêlôsaï est un mot difficile à traduire, il ne colle pas bien avec le grec mais vient de l'hébreu : c'est la bonne rivalité, la bonne émulation. – 12Si donc le faux-pas de ceux-ci a dévoilé la richesse du mondeet la richesse n'est pas la perfection, mais elle permet de dévoiler que les autres étaient sauvés simplement par l'accueil de la parolesi ce qui est le degré inférieur de ceux-ci révèle la richesse des nations, combien plus l'accomplissement de ceux-ci révélera-t-il ce qu'il en est de Dieu et du salut. » Au fond, Paul dit que la promesse de Dieu faite à Israël, il faut bien qu'elle se réalise, et pour cela, comme il l'a fait au chapitre 4, en Rm 9, 6-7[13] il se tourne vers Abraham, le père des croyants qui a reçu la promesse pour son peuple et pour les nations. Donc c'est une reprise du chapitre 4.

●   Versets 13-14.

Ici Paul va se retourner vers les chrétiens qui viennent ou du judaïsme ou du paganisme. Ce que Paul souligne, c'est d'abord qu'il reste lié à sa race par sa chair.

« 13Je vous le dis, à vous les nations (les païens) – c'est pour bien indiquer que les propositions qu'il fait sur Israël, ils ne peuvent pas les omettre ; ils ne peuvent pas se couper d'Israël, leur sort est lié, c'est une dimension qu'il ne faudra jamais laisser de côté. Il y a là chez Paul, un rappel important pour nous parce que très souvent on s'est défini par opposition, et on ne s'est pas saisi dans le sens de parazêloun, dans le fait de rivaliser dans la compréhension et dans la recherche de Dieu. On a eu tendance à avoir une Église close sur soi, fermée comme une institution. On voit tout de suite que la pensée de Paul ne va pas vers l'institution, elle va vers la réalité de ce qu'il en est d'être un homme – d'être un païen ou d'être un juif – en sachant qu'on ne peut pas les séparer.

La vision de PaulDans la mesure même où je suis, moi, l'apôtre pour les nations  – il reconnaît cette vocation qu'il a dès le moment de sa conversion ; il est resté ensuite trois ans dans le désert, mais dès ce moment-là, ce qui importe pour lui, ce n'est pas la terre d'Israël. Même s'il ne néglige pas d'aller dans les synagogues, il sait qu'Israël n'a de sens que s'il est universel. Alors "Israël universel", c'est là que va être le point d'interprétation. Pour Paul il s'agit de trouver où est l'universalité d'Israël et il se tourne donc vers les païens en rappelant qu'il est à leur service – je me glorifie de ce service – il emploie ici le mot doxazô, probablement en référence à la gloire de Dieu. C'est un terme que Paul aime bien : il doit laisser passer par lui l'immense gloire de Dieu. Ce n'est pas lui qui sauve les autres, mais il remercie et il glorifie Dieu d'ouvrir le chemin vers la miséricorde – [je vous le dis] 14si de quelque manière j'incite à la jalousie (au zèle) [ceux] de ma chair, je sauverai certains d'entre eux.

●   Verset 15

« 15Si en effet la mise à l'écart de ceux-ci [est] la réconciliation du monde, quel [sera] l'accueil [de ceux-ci] sinon la vie à partir des morts – dans ce verset Paul reprend la même donnée que tout à l'heure, à savoir que la mise à l'écart a déjà produit des effets dans le monde ; à plus forte raison quand Israël accueillera le message.

c) Étude du verset 16.

Je mets un peu à part le verset 16 parce que c'est la conclusion des passages précédents mais aussi une nouvelle ouverture.

Il y a une première visée globale sur ce qu'il en est Israël. « Si les prémices (aparkhê, la partie réservée) sont saintes, toute la pâte aussi, et si la racine est sainte, les rameaux aussi. »

Que veut-il dire ? On voit qu'on n'est pas sur le même niveau de comparaison puisque, s'il y avait une comparaison stricte entre les deux membres de phrase, j'aurais : « si les prémices sont saintes, la totalité de la pâte est sainte ; si la racine est sainte, l'arbre tout entier est saint », alors qu'ici on a « même les rameaux sont saints ». Autrement dit, dans la perspective de Paul un certain tournant se fait jour, et c'est très habile. Il prépare la suite, il fait appel à un vocabulaire sacrificiel, à un vocabulaire qui relève du culte. Or le culte, c'est le lieu de la mémoire, du mémorial, de la reprise, c'est ce qui permet d'aller à l'origine. La nouveauté pour Paul n'est jamais l'addition de quelque chose, la nouveauté est le dévoilement, la révélation de ce qui est le plus originaire.

●   Quelques mots du vocabulaire sacrificiel.

J'ai dit qu'il faisait appel à un vocabulaire sacrificiel, En effet il emploie le mot aparkhê, un mot qui, dans le monde grec, s'appliquait aux offrandes : quand on offrait un taureau en sacrifice, on coupait d'abord les poils entre les cornes et on les faisait brûler, c'était l'aparkhê, ce qui était mis à part, et c'était le premier rite sacrificiel. À ce mot grec correspondent deux mots hébreux qui sont assez difficiles à traduire :

1/ le premier c'est חֵלֶב (ḥélev) la graisse : dans le sacrifice hébraïque, dans ce qui était offert à Dieu, on n'avait pas le droit de prélever la graisse, c'était la part réservée à Dieu (Cf. Lv 7, 25 et Nb 15, 18) ; donc ce mot indiquerait la partie consacrée, la partie réservée ; Cette offrande des prémices, c'était aussi la première gerbe, les premiers fruits, cela faisait partie de la sainteté donc du tout autre, de ce qui était réservé à Dieu ;

2/ l'autre terme c'est רֵאשִׁית (reshit), le principe, l'origine (be-reshit c'est "à l'origine"), ce mot indique donc le principe, ce qui est l'origine (Nb 15, 18-21).

●   Les deux comparaisons.

Première comparaison : « si les prémices sont saintes – et ici les prémices cela ne peut être qu'Israël, les prémices ce sont eux qui restent l'origine, vous ne pouvez pas vous couper d'eux – toute la pâte (le monde tout entier) le sera. » Si vous tenez bien à la racine – et c'est dans le judaïsme que vous la trouverez, c'est dans le choix de Dieu, c'est dans cette particularité que vous la trouverez –, alors la totalité de la pâte sera sainte. On voit ainsi la façon dont Paul se situe vis-à-vis de son peuple Israël. Mais il va changer : au fond, quand il pense à ce qui a été mis à part (l'aparkhê), il pense certainement à Abraham et aux Pères, à ceux qui ont été séparés et qui ont reçu la promesse. C'est toujours le mouvement de la pensée de Paul quand il rencontre Israël, c'est qu'il dépasse toujours le Sinaï pour aller à la promesse faite à Abraham.

Deuxième comparaison. « Si la racine est sainte, les rameaux aussi ». Là il y a une nouvelle ouverture. Par ce biais Paul est en train de nous préparer un nouveau sens pour Israël. Tout son argument va être : il faut être lié à l'Israël historique parce que l'Israël de Dieu le déborde de toutes parts ; il faut être profondément des héritiers pour que soit donné le plein sens de ce qui a été promis. Et alors qu'au chapitre 10 il parlait d'Israël en tant que réalité ayant été située dans un peuple, dans un pays et dans un temps, il va maintenant parler de "tout Israël" mais sur un autre mode qui n'exclut pas du tout Israël historique. Et là, je ne crois pas que Paul oppose une institution à une autre institution.

 

2) Rm 11, 17-24 : l'olivier sauvage et l'olivier authentique.

Olivier ancienLes versets 17-24 sont un peu difficiles.

●   Versets 17-21.

« 17Si certains des rameaux ont été brisés (cassés) toi qui est l'olivier sauvage (l'olivier des champs) tu as été greffé en eux (dans ses rameaux), et tu es devenu participant de la racine et de la sève de l'olivier [authentique]. 18Ne te vante pas aux dépens des rameaux – il y a deux possibilités, ou bien "se vanter", ou au contraire "condamner", on a les deux traductions suivant les manuscrits –  comment peux-tu te vanter, ce n'est pas toi qui portes la racine mais la racine qui te porte »

Que veulent dire ces versets ? Paul se met à parler d'un olivier de bonne souche dont les rameaux ont été coupés, et où des sauvageons ont été greffés. Il est bien évident que c'est le contraire absolu de ce que l'on fait. La greffe des arbres était bien connue à l'époque du Christ, elle a dû commencer vers les VIIIe – IXe siècles avant J.C. Or généralement, quand on fait une greffe, c'est sur une racine sauvage que l'on greffe le rejeton qui vient d'un bon arbre car la racine sauvage apporte la force et le dynamisme. Ici Paul utilise l'inverse : c'est la racine qui est bonne et dessus vous mettez un rejeton sauvage. Je vous assure que si vous faites ça, vous n'aurez pas beaucoup de résultat ! Que veut dire Paul par ce biais-là ?

Il y a une chose intéressante c'est que, dans les versets suivants (21 et 24), il dit qu'il y a quelque chose qui peut se produire kata phusin (selon la nature, selon l'ordre normal, selon ce que l'on pouvait prévoir), qu'on pourrait donc se situer dans une pensée courante, mais qu'il faudrait peut-être se placer para phusin (contre la nature, contre le cours normal) : « 24si toi, en effet, tu as été retranché de l'olivier sauvage auquel tu appartenais selon la nature (selon l'ordre qui était normal), et que contrairement à la nature tu as été greffé sur un olivier franc, combien plus ceux-ci qui selon la nature seront greffés sur leur propre olivier. » Que veut dire Paul ici ? Il veut souligner le caractère mystérieux d'une opération qui est à l'inverse de toute œuvre humaine. Il sait fort bien comment se pratique une greffe et il veut souligner que l'acte de Dieu n'est pas selon la nature, on ne se situe pas dans un calcul qui serait d'ordre humain. Selon le calcul d'ordre humain, c'est en effet selon ce que l'on aurait fait que l'on pourrait être sauvé, alors qu'ici on se trouve, non plus dans l'ordre humain mais dans l'ordre du salut et de la gratuité. Donc, ce que veut dire Paul, c'est qu'il faut rejoindre l'ordre d'Israël, et l'ordre d'Israël c'était justement d'être déjà dans le domaine de la gratuité : c'était en ce sens-là que l'olivier était vrai, authentique. Or s'il en est bien ainsi, si je me situe dans l'ordre de ce qui est reçu, si je reçois ce qui vient de la miséricorde de Dieu, je ne peux pas me vanter, je ne peux pas mépriser les autres rameaux et en particulier Israël, je ne peux pas me glorifier en face d'eux, parce que si je le faisais, je sortirais de ce qu'il en est de l'ordre de la miséricorde.

C'est ce qu'il dit : « 19Tu diras alors : des rameaux ont été coupés afin que moi je sois greffé. 20C'est bien ! – Paul ne rejette pas l'argument, il emploie de l'ironie cinglante – Ils ont été coupés par la non-foi, toi tu tiens par la foi. Ne t'enorgueillis donc pas, crains 21car si Dieu n'a pas épargné les rameaux, ceux [qui sont] selon la nature, il ne t'épargnera pas. » Paul veut dire ici : méfie-toi, si tu te crois supérieur, si tu crois arriver au salut, si tu ne le reçois pas comme une grâce, si tu ne restes pas dans la foi (dans le recueil), tu es encore pire que les autres, tu es coupé, tu es rejeté. Pour Paul il est impossible d'être dans la foi et de se vanter de quoi que ce soit.

Je crois qu'il y a là une leçon pour nous chrétiens, c'est une donnée qui doit être maintenue. Combien de fois notre Église, et peut-être nous-mêmes, nous avons eu tendance à considérer qu'on était supérieurs à d'autres. Paul nous dit : « Ne sens pas les choses élevées, mais crains ; aies vraiment peur de ne pas recevoir, aies vraiment peur de ne pas être dans la zone du pardon, méfie-toi d'être de ceux qui veulent encore faire la conquête de ».

 Reconnaître l'être de Dieu c'est reconnaître le fait qu'il n'est pas ni un juge, ni un dominateur, ni un créateur (tel qu'on l'a compris à la suite du monde grec). Véritablement la création n'est qu'un appel, et être un homme c'est être appelé, c'est être nommé, c'est être destiné, c'est cela qu'il faut accueillir et qu'on ne peut pas posséder, et c'est cela qui est le fondement pour Paul. Et une fois que tu es là, surtout reste bien dans la foi afin de tenir ; si tu t'écartes, si tu prends l'autre versant, si tu penses par ta propre force, par ton intelligence, par ta volonté, bâtir ta réputation et tenir, tu ne tiendras pas. Et c'est la conclusion.

●   Verset 22 : bonté et sévérité de Dieu.

« 22Vois donc la bonté (khrêstotêta) et la sévérité de Dieu : d'une part la sévérité envers ceux qui sont tombés ; d'autre part la bonté de Dieu envers toi si tu persévères dans la bonté, sinon toi aussi tu seras retranché.

Paul oppose ici deux concepts :

Lève-toi– d'une part il y a la bonté (khrêstotêta) quirecouvre ce qu'il en est de la miséricorde dans le judaïsme : le mot khrêstotêta traduit le plus souvent le mot ḥèsèd (חֶ֫סֶד) en hébreu, c'est l'attitude du grand seigneur qui se courbe pour relever. Autant en hébreu l'amour de Dieu, la passion de Dieu, c'est le mot raḥamim (רַחֲמִים) qui est repris à l'utérus féminin (reḥem) pour indiquer la passion et l'attachement, autant la ḥèsèd c'est l'acte bienveillant qui relève et qui soulève, c'est être entre les mains de Dieu. Il faut demeurer dans la bonté de Dieu, il faut se laisser prendre par la main de Dieu, et la main de Dieu n'est pas une main de justice, n'est pas une main de combat, elle est ce qui relève.

– D'autre part il y a la sévérité de Dieu : si tu veux te justifier, si tu veux te présenter devant Dieu avec tes actions, à ce moment-là il va y avoir la sévérité de Dieu, tu es dans l'ordre du jugement.

Tout se passe comme si l'existence du croyant était sur un pli, et d'un côté il y a la miséricorde de Dieu et de l'autre la sévérité : ou tu regardes du côté du soleil, tu te laisses transfigurer par ce regard, tu acceptes d'être pardonné gratuitement et tu es dans la grâce, tu es dans la joie, ou bien tu te considères toi en train de faire ce que tu fais – tu peux même te glorifier, tu peux même t'enfler, mais ce n'est rien – tu es de l'autre côté.

Pour Paul la limite n'est pas entre les juifs et les chrétiens, elle est en tout homme, entre un versant qui est tourné vers l'accueil de Dieu et l'autre tourné vers le jugement. C'est là que va être l'opposition entre tenir et tomber : si tu regardes vers Dieu, tu vas tenir par la miséricorde de Dieu ; si tu regardes vers l'autre côté, tu vas être coupé de ton Seigneur.

●   Versets 23-24 : les nouvelles greffes.

Aux versets 23-24 Paul conclue : « 23Quant à ceux-là, s'ils ne persistent pas dans l'incrédulité, ils seront greffés ; en effet Dieu est puissant pour les greffer à nouveau. 24Si toi, en effet, tu  as été retranché de l'olivier sauvage auquel tu appartenais selon la nature (selon ce qui est normal) – la nature ce n'est pas l'essence, ils n'ont pas du tout l'idée grecque d'essence – si, contrairement à ta nature – toi tu n'as pas reçu la promesse, c'est donc quelque chose de merveilleux qui t'est donné – tu as été greffé sur un olivier francc'est Israël[14]combien plus ceux-ci qui [sont] selon la nature seront-ils greffés sur leur propre olivier. »

●   La visée de Paul.

Cela c'est la visée de Paul sur Israël. On voit qu'il ne considère pas du tout le sort et le destin d'Israël comme étant quelque chose de scellé, de clos, d'historiquement terminé par la venue du Christ. Au contraire, il pense sincèrement que les deux (Israël et les nations) ont vocation liée, et que cette vocation est liée à partir d'une même origine, une origine qui a d'abord été révélée en Israël, qui est bien au-delà de l'événement du Sinaï, qui est bien au-delà de la promesse, qui est l'intention même du Dieu qui crée.

Ce texte de Paul nous repose le problème de ce qu'il en est de Dieu. Qu'est-ce que c'est que le mystère de ce Dieu qui ne peut pas se passer des hommes, qui ne peut vouloir que le pardon pour ne pas être coupé d'eux, qui ne peut donc être reconnu qu'au travers de sa bonté et non au travers du jugement ? Derrière ce texte, il y a évidemment tout ce que Paul avait dit sur le salut.

●   Pour nous aujourd'hui.

Ces textes sont difficiles, je crois quand même qu'ils sont fondamentaux. Autant il faut encourager les efforts de rapprochement et de compréhension entre juifs et chrétiens, autant il ne faut pas penser que l'unité aura lieu au travers d'une réalisation historique.

Je pense qu'ici il y a une réflexion qui devrait être développée, elle est valable pour Israël, elle est valable pour toutes les autres religions. On a toujours tendance à penser que l'institution Église aurait le salut (« Hors de l'Église, point de salut » !) ; on a souvent l'impression de posséder la vérité alors que les autres ne l'auraient pas complètement ; on a tendance à croire qu'on a un bon système qui doit être maintenu et défendu. Je ne crois pas que ce soit le sens de la révélation en Jésus-Christ ; je pense qu'on n'en a jamais fini d'approcher ce qu'il en est de lui. Cela ne peut rester qu'une interrogation. Et la richesse de ce qu'il en est de lui ne peut venir que des interrogations qui viennent des autres.

Quand on est dans l'Église, on a tendance à répéter les mêmes choses. Par exemple il fallait voir de quel type était notre catéchisme, c'était une pensée close sur elle-même ! Alors que, si le Christ est la parole, s'il est l'événement, il est ce qui fait être, ce qui fait advenir, donc ce que je ne possède pas. Je crois qu'il y a encore beaucoup à faire pour que les interrogations des hommes nous amènent à bien interpréter nos textes. Il ne faudrait surtout pas croire qu'on possède le sens de ces textes.

 

IV – Rm 11, 25-32
●   La structure des versets 25-36.

Au verset 25 Paul commence par cette formule solennelle : « Je ne veux pas que vous ignoriez, frères ». Quand Paul utilise cette formule, c'est qu'il introduit un nouveau passage, qu'il introduit ce qui lui apparaît comme étant capital. En tout cas, c'est encore souligné ici par l'invocation "Frères".

  • à la suite de cela il y a la grande déclaration des versets 25-27
  • puis il y a la conclusion de Paul (v. 28-32) qu'il fait en se reportant au début du chapitre 9 et en lui donnant son sens ;

Et il termine le tout par les versets 33-36 qui est un hymne d'action de grâces.

 

1) Rm 11, 25-27 : tout Israël sera sauvé.

Aux versets 25-27 on arrive à un point central. Paul vient de parler d'un unique olivier sur lequel ceux d'Israël sont greffés naturellement, et sur lequel les autres sont greffés par miracle. Il est pris dans cette pensée-là et il va essayer d'approcher ce qu'il en est. Il a alors de très grandes phrases qui ont fait couler beaucoup d'encre. C'est du très grand Paul !

« 25Je ne veux pas en effet que vous ignoriez frères, ce mystère, de peur que vous ne vous preniez pour des sages, parce que l'endurcissement est advenu partiellement (en partie) à Israël jusqu'à ce que la plénitude des nations soit entrée. 26Et ainsi tout Israël sera sauvé selon ce qu'il est écrit : “De Sion viendra le libérateur, il écartera de Jacob les impiétés, 27et voilà quelle sera mon alliance avec eux quand j'enlèverai leurs péchés”. »

Qu'est-ce que c'est que le salut ? C'est que soit levé le péché, c'est que soit levé ce qui est de l'ordre de l'exclusion, de l'ordre de la mort, de l'ordre du mortifère.

a) Verset 25a.
●   Le mot "mystère".

« 25Je ne veux pas que vous ignoriez frères, ce mystère…» Dans ce verset apparaît le mot "mystère". C'est un mot qu'on connaît bien en sémitique, qui a été très utilisées par les gens de Qumran. Le mot "mystère" n'indique pas une révélation ésotérique, mais c'est la communication de ce qu'il en est du futur à partir d'une compréhension de l'origine.

Par exemple à Qumran, le mystère c'est ce qu'il en est de l'authentique judaïsme. En essayant de se définir contre les juifs de Jérusalem, les gens de Qumran parlent de "mystère" à leurs propos : le véritable Israël, c'est ce qu'ils sont et c'est ce qu'ils veulent être, à savoir être le peuple de l'attente de Dieu (ils seront pour la guerre sainte…), et ça ils le comprennent à partir de l'origine, ils le découvrent à partir d'une lecture de la Torah. On voit donc bien le sens qu'a le mot "mystère" pour eux.

Pour Paul ici, le mystère c'est d'essayer de saisir ce qu'il en est de l'humanité – et en particulier d'Israël –, à partir de l'origine.

●   Ce que dit Paul en Rm 9-11 à propos d'Israël semble contradictoire.

La vraie difficulté apparaît tout de suite : c'est que ce que dit Paul semble contradictoire. Voici par exemple ce que dit Bultmann : « La conception que Paul a de l'histoire le met en singulière difficulté quand il s'agit du problème de l'accomplissement des promesses. Pour qui valent-elles ? Sa réponse dans Rm 9 à 11 est parfaitement contradictoire. D'une part il affirme que les promesses de Dieu ne valent d'aucune façon pour l'Israël empirico-historique, que le peuple de Dieu n'est pas le peuple généalogique (Israël n'est pas tout Israël, tout Israël n'est pas issu d'Israël), d'autre part, il s'efforce de prouver qu'Israël comme peuple sera Israël tout entier et sera sauvé. »

Donc deux notions contradictoires.

  • d'une part en 9, 27 c'est "le reste" qui sera sauvé ;
  • d'autre part en 11, 26 c'est "tout Israël" qui sera sauvé,

Vous avez là, résumé en deux phrases ce qu'il en est de la difficulté de ce passage !

●   Que veut dire "tout Israël" ?

Il faut d'abord bien saisir comment Paul va poser son affirmation : tout Israël sera sauvé. Elle apparaît comme quelque chose qu'il peut déduire de ce qu'il vient de dire avant. En effet, il explique ce qu'il en est de l'expérience tant d'Israël que des païens, à savoir la traversée vers… – en effet le mot "expérience" est à prendre au vrai sens du mot expérience (experiri) : le fait d'aller (iri) à partir de (ex) au travers (per), vers autre chose. Paul fait une analyse tant de l'expérience d'Israël que de celle des païens : le point de départ de la traversée n'est pas le même, le point d'arrivée doit être le même :

  • Dans le premier cas, en Rm 9, le point de départ c'est Israël historique, et il reprend une idée qui a été classique dans l'expérience d'Israël, à savoir qu'il y a toujours eu des chutes, qu'il y a toujours eu des malentendus, et qu'il y a toujours pourtant eu un reste.
  • Dans le deuxième cas Paul part de l'expérience des païens dont il est l'apôtre : le point de départ n'est pas Israël, mais au contraire c'est l'absence d'Israël, c'est l'êtrêma, le lieu même où Israël s'est effacé.

Mais ils vont aller au travers, dans la même expérience vers... Vers qui ? vers Israël, mais l'Israël qui sera l'Israël tout entier.

Paul utilise donc ici le mystère comme étant le passage de l'Israël historique à l'Israël accompli, à l'Israël qui est l'Israël de l'au-delà.

Et il leur dit : « de peur que vous ne vous preniez pour des sages » ; n'allez pas croire que c'est vous qui êtes des malins, n'allez pas croire que c'est vous qui avez mieux compris; on ne comprend pas, on ne saisit pas, on ne peut qu'être pris, on ne peut qu'être saisi. Il leur dit « N'allez pas vous considérer comme des sages parce que le mystère justement c'est l'endurcissement d'Israël ».

b) Versets 25b-26 : la question de l'endurcissement partiel.

Il s'agit ensuite de « l'endurcissement qui est advenu partiellement (en partie) à Israël ». Je pense en effet qu'il faut traduire "endurcissement partiel"[15], car ça ne signifie pas pour Paul qu'une partie d'Israël aurait été fidèle et qu'une autre partie ne l'aurait pas été. Non ! le "en partie" est un "en partie" de qualité, il n'est pas quantitatif : ce n'est pas un certain nombre de gens d'Israël, mais c'est en partie. Israël a bien été situé dans l'accueil de la parole de Dieu, Israël a bien été dans cette direction-là, mais il n'est pas allé jusqu'au bout, il faudra donc qu'il y aille jusqu'à ce que… ; ceux d'Israël n'ont pas fait toute la traversée, ils n'ont pas reconnu dans cet homme en croix Israël dans son sens le plus vrai, ils n'ont pas reconnu au travers de ce Dieu manifesté là le Dieu qui s'était révélé à eux. Donc c'est partiellement, mais ils ne sont pas condamnés.

Et alors, quand est-ce que… ? Bien sûr, après, jusqu'à ce que la totalité des païens soit convertie : jusqu'à ce que la plénitude des nations soit entrée. Je peux entendre cela comme disant que la fin du monde ne viendrait que quand les juifs se seraient convertis, et c'est à partir de ce texte-là qu'on en a déduit qu'il fallait convertir les juifs pour qu'arrive la fin du monde parce que, quand l'endurcissement d'Israël aurait cessé, la totalité des païens serait sauvée[16]. Je ne crois pas que ce soit ce sens-là chez Paul. Ce qu'il dit c'est que ce qu'il en est d'être païen, d'être coupé de Dieu, d'être dans le royaume de la mort trouvera son plein sens quand sera dévoilé ce qu'il en est d'être un homme en liaison avec la miséricorde de Dieu, et alors la plénitude sera révélée.

J'ai traduit ainsi : « L'endurcissement partiel d'Israël durera jusqu'à ce que soit entré la plénitude des païens » alors que dans la TOB on a « l’endurcissement d’une partie d’Israël durera jusqu’à ce que soit entré l’ensemble des païens », ils ont opté typiquement pour la position que je ne soutiens pas, ils ont pris le mot "plénitude" au sens de totalité, au sens de la quantité, quand l'ensemble des païens c'est la totalité. Mais non ! La plénitude cela désigne la qualité poussée à la limite de ce qu'il en est d'être un païen qui accepte le salut. C'est ceux qui auront fait l'expérience d'être dans le dénuement, dans le manque et, en même temps pourtant, dans la confiance et l'acceptation. Et alors, si cela est dévoilé, même l'endurcissement partiel d'Israël sera levé puisque la promesse faite à Abraham sera réalisée.

Et on comprend bien, à ce moment-là, la citation qui vient après[17] : « 26Et ainsi tout Israël sera sauvé selon ce qu'il est écrit : “De Sion viendra le libérateur – c'est bien d'Israël que vient l'origine et que vient le libérateur, non pas simplement le fait que le Christ soit le fils de David. Non ! Le libérateur - c'est-à-dire ce qu'il en est d'être sauvé, ce qu'il en est d'être dans l'écoute de la parole, ce qu'il en est d'être dans le démuni -, cela viendra de Sion. Il y a toute l'expérience d'Israël, toute l'expérience de l'exil, toute l'expérience de la lutte contre les Romains, tout est là : De Sion viendra le libérateur, ce qui vient gratuitement, ce qui est gratuitement donné – il écartera de Jacob les impiétés – il écartera ce qui est dans le domaine du profane, il écartera ce qui reste entre les mains des hommes pour que tout soit dans le domaine de Dieu – et voilà quel sera mon alliance avec eux, j'enlèverai leurs péchés” » : voilà, c'est fini, le passage est fait. Il peut dire : «tout Israël sera sauvé » (début du v. 26) où le mot "tout Israël" recoupe non seulement l'Israël historique, mais aussi l'Israël de la promesse, la dimension la plus extrême qui avait été faite à Israël ; eux sont les gardiens de la promesse, et c'est cette promesse qui nous advient. Donc c'est l'Israël de l'élection, l'Israël vrai, l'Israël qui était dans la pensée de Dieu, au cœur même de son désir.

Remarque.

Les textes qui ne semblent pas pratiques au premier abord sont peut-être les plus fondamentaux pour bien voir ce qu'il en est de l'élection, de l'appel, du dessein de Dieu. Je crois qu'il y aura beaucoup à voir, et il faudra que ce soit par le souvenir.

Quel peut être le sens du culte chrétien ? Si je prends le culte comme une opération qui produit la grâce, je pense que je ne vais pas dans le sens de ce que Paul dit. Le culte, c'est ce qui permet la mémoire, ce qui permet de se souvenir au plus profond de l'origine, en sachant que je ne sais pas les formes historiques que cette promesse va prendre. C'est pour cela que, personnellement, je ne suis pas orienté vers un retour à la chrétienté…

2) Versets 28-32 : ennemis et bien-aimés.[18]

Je prends les versets suivants avant l'hymne final. Ces versets 28-32 tombent là comme ça, sans aucun mot de transition, et c'est assez rare chez Paul. À mon avis c'est voulu, c'est une espèce de point d'orgue à ce qu'il a dit du judaïsme.

●   Première lecture de l'ensemble.

« 28Vu du côté de l'Évangile [ils sont] ennemis à cause de vous (ou "au travers de vous" ou "pour vous") ; vue du côté de l'élection [ils sont] les bien-aimés au travers des pères (ou "à cause des pères" ou "à la suite des pères"). » Ici Paul situe ce qu'il en est d'Israël : ils sont ennemis et en même temps bien-aimés. Il ne s'agit pas de penser qu'il y aurait en Israël des gens qui seraient ennemis et d'autres qui seraient bien-aimés. C'est la même chose pour nous et pour tout croyant : on est sur un pli, sur un fil du rasoir où d'un côté on est bien-aimé mais où la possibilité d'être ennemi reste donnée. Dans la pensée biblique jamais on ne pense par opposition de catégories ; quand on met une opposition, c'est une opposition de qualités.

« 29En effet sans repentir sont les dons et l'appel de Dieu – ils ne peuvent pas être changés ; il n'est pas possible que l'appel lancé par Dieu à Abraham ne se réalise pas – 30de même que vous, en effet, jadis vous n'étiez pas à l'écoute de Dieu – en général on traduit êpéithêsan par "vous étiez désobéissants", mais je pense que c'est "vous étiez dans la non-écoute", nous verrons ça tout à l'heure – maintenant au contraire vous avez été reçus dans la miséricorde à cause de la non-écoute (désobéissance) de ceux-ci. 31De même eux aussi maintenant sont dans la non-écoute à cause de votre miséricorde, afin qu'eux aussi maintenant soient dans la miséricorde. »

Ce sont les phrases les plus difficiles de ce passage. Est-ce que Paul veut dire qu'il y a une succession temporelle : il y aurait eu un temps où ceux d'Israël était ceux qui écoutaient et les païens ceux qui n'écoutaient pas ; maintenant les païens sont réconciliés à cause de la non-obéissance des juifs ; et puis il y aura un autre temps où les juifs aussi vont écouter de nouveau et vont être sous la miséricorde ? C'est une interprétation qui a été très soutenue dans l'Église où on disait : « il n'y a pas de salut pour le monde tant qu'Israël ne se sera pas converti ». Je ne crois pas que ce soit le véritable sens, surtout parce que ce qui est important c'est ce qui est dit au verset 32.

« 32En effet Dieu a enferméil a fermé à clé, il a emprisonnétous dans la non-écoute afin que miséricorde soit faite à tous. » Paul reprend ici la thèse fondamentale de l'épître aux Romains : on ne peut s'approcher de la réalité de Dieu par le moyen de prises ; il ne faut surtout pas croire qu'on peut mettre la main sur Dieu. Il ne faut pas croire que l'on peut, par ses propres mérites, être dans la communion avec Dieu. On ne peut être dans la communion avec Dieu que dans le domaine de la gratuité, dans le domaine de la grâce.

a) Versets 28-29.

Essayons d'approcher ce texte. Il est proche de Ga 6, 15-16 : « en effet, il n'y a plus de circoncision ni d'incirconcision, mais il y a une créature[19] nouvelle, et tous ceux qui sont de cette règle (qui participent) ont la paix et la miséricorde et [ils sont donc participants] de l'Israël de Dieu. » L'idée de Paul c'est que la nouveauté n'est pas quelque chose de différent, d'ajouté comme s'il y avait eu l'Ancien Testament puis il y aura le Nouveau Testament avec un changement d'objet. Ce qui est neuf, c'est ce qui fait ressortir le plus originaire. Et le Christ accomplit parce qu'il met à jour ce qui était le plus originaire dans la foi d'Abraham, dans la foi de Moïse et dans la foi d'Israël.

●  Verset 28 : une série de trois oppositions.

« 28Vu du côté de l'Évangile ils sont ennemis à cause de vous ; vue du côté de l'élection ils sont les bien-aimés au travers des pères. »

  • vous avez d'une part "selon l'Évangile" (ou "du côté de l'Évangile") et d'autre part "selon l'élection" ("du côté de l'élection").
  • puis vous avez l'opposition entre ennemis et bien-aimés ;
  • enfin vous avez l'opposition entre "à cause de vous" et "à cause des pères", nous en reverrons la traduction après.

=> Selon l'Évangile / selon l'élection.

La difficulté c'est de savoir ce que veut dire kata (selon). Il y a au minimum six manières de comprendre cette proposition ; déjà en grec elle n'est pas facile à saisir :

  • kata c'est généralement ce qui va de haut en bas, par exemple une cataracte[20], c'est ce qui indique un rapport mais en descendant ; on peut donc traduire "selon", "suivant"... Il y aurait l'opposition entre un processus ancien et un processus nouveau. Mais je ne le crois pas.
  • il y a d'autres possibilités : "à cause de l'Évangile" (ou bien "conformément à la norme de l'Évangile") / "à cause de l'élection…

Je pense que dans la pensée de Paul, l'Évangile et l'élection ne sont pas opposés ; ce qui est mis en question, c'est le processus de révélation.

  • "selon l'élection", c'est le point de départ : la semence est jetée en terre, la parole est donnée ;
  • "selon l'Évangile", c'est simplement la fleur (ou le fruit) qui révèle ce qu'il en était de l'élection.

Ce n'est donc pas l'opposition entre deux catégories mais entre ce qui était secret (caché) et ce qui est dévoilé. C'est pour cela que je préfère "vu de". Mais vous comprenez que je ne sais comment traduire car si je mets : « vu du côté de l'Évangile », les gens vont penser à un message, à un contenu, alors que ce qui est premier dans la visée de Paul c'est certainement cet homme en croix...

« Vu du côté de l'Évangile ils sont ennemis… vu du côté de l'élection ils sont les bien-aimés…» c'est-à-dire :

  • "vu du côté de l'Évangile" c'est-à-dire vu à partir de la résurrection du Christ ils apparaissent comme des ennemis puisqu'ils ne le reconnaissent pas, et pour Paul c'est le fruit qui révèle ce qu'il en était de l'élection
  • mais pourtant "vu du côté de l'élection", ils sont les bien-aimés et ils le restent

Le couple caché / révélé que j'ai cité désigne deux modes d'être à la parole de Dieu. Et c'est là qu'il y a un thème extrêmement important. Quand on dit que Jésus accomplit l'Écriture, il ne faut jamais penser au fait qu'il apporterait autre chose. Il "accomplit" en ce sens qu'il dévoile toutes les potentialités, tout ce qui était déjà semé. Par exemple l'universalisme qui sera le but de Paul, il le voit dans la promesse faite à Abraham.

=>  "Ennemis (ekhthroï)" et "bien-aimés (agapêtoï)".

1/ Le mot bien-aimé (agapêtos) est un qualificatif donné au peuple d'Israël. Il a été mis en valeur quand la royauté et le sacerdoce ont commencé à défaillir : c'est le peuple qui va être le bien-aimé de Dieu, cela apparaît en Dt 4,37 ; 9,5… Prenons Dt 7, 8 : « mais c'est par amour pour vous et pour garder le serment juré à vos pères que YHWH vous a fait sortir à main forte et t'a délivré de la maison de servitude.» C'est une phrase qui résume bien ce qu'il en est d'Israël : ce qui est premier c'est l'amour de Dieu pour eux.

Au moment de l'exil, on lit dans le deuxième Isaïe : « Toi, Israël mon serviteur, Jacob que j'ai choisi, race d'Abraham ma bien-aimée. » (Is 41, 8). Donc c'est une donnée qui est maintenue.

Voici maintenant un texte juste antérieur à l'époque du Christ, dans le codex de Damas, un écrit qu'on a retrouvé en partie dans la synagogue du Caire, et dont on a retrouvé des fragments dans les fouilles de Qumran[21].  « Ainsi que Moïse l'a dit : "Ce n'est pas à cause de ta justice ni à cause de la droiture de ton cœur que tu entres pour hériter de ces nations-là [Dt 9, 5], mais parce qu'il a aimé tes Pères et parce qu'il a gardé le serment [Dt 7, 8]" tel est le cas des convertis d'Israël, (qui) se sont détournés de la voie du peuple ; à cause de l'amour de Dieu pour les premiers qui témoignèrent en sa faveur, il aime ceux qui sont venus après ceux-ci, car c'est à eux qu'appartient l'Alliance des Pères." (Damas VIII, 14-18 avec le parallèle en B, I, 26-31).

Donc les sectaires de Qumran n'attribuent leur situation – le fait d'appartenir au peuple élu – ni à leur mérite ni à leur justice : ce n'est pas par la pratique de la Loi qu'ils se sauvent. Le texte dit : « c'est parce qu'il y a l'amour de Dieu pour les pères » et cela concerne la promesse : Dieu va la réaliser.

Donc "bien-aimés", c'est un titre donné à Israël et pour Paul ce titre ne lui est pas enlevé même après la venue du Christ : vu du côté de l'élection, ils sont les bien-aimés.

2/ À l'opposé il y a les ennemis (ekhthroï). Certains veulent cela au sens actif : ce serait les juifs qui seraient devenus les ennemis de Dieu. Il est vrai que dans Paul ce mot est souvent utilisé avec un sens actif, mais vu le contexte, je pense qu'il faut le prendre au sens passif : c'est Dieu qui semble les traiter en ennemis.

« 28Vu du côté de l'Évangile ils sont ennemis à cause de vous ; vue du côté de l'élection ils sont les bien-aimés à cause des pères. » :vu du côté de la révélation c'est Dieu qui les aime et les traite comme bien-aimés, et pourtant vu de l'autre côté il semble les traiter comme ennemis.

Israël est donc toujours pour saint Paul sur cette ligne de crête où d'une part il est le bien-aimé de Dieu (celui qui a été appelé) mais d'autre part il faut qu'au travers du message reçu ils arrivent à l'accomplissement ; or ils n'ont pas vu, pas reconnu que l'accomplissement était déjà réalisé.

En fait l'accomplissement est radical en Jésus-Christ mais il n'est pas encore réalisé pour nous, il ne va se réaliser que dans l'épaisseur du temps. Nous risquons de penser que nous sommes sauvés à cause de notre foi alors que nous ne serons sauvés que gratuitement et que nous ne savons pas encore ce que veut dire le salut ; nous n'avons pas encore fini d'apprendre ce qu'il en est d'être sauvés.

=> "À cause des pères".

Paul dit "à cause (dia) des pères" : je pense que le dia il faut le prendre dans l'idée de traversée. On a souvent entendu cette préposition grecque comme indiquant la causalité : à cause de, par les mérites de, par l'effort de. Or en Israël il n'y a pas le sens de la causalité. Cette notion grecque a été mise au point par Aristote pour expliquer ce qu'il y a entre le possible et le réel, mais cela ne se trouve pas en Israël : un Grec pense que l'homme a un champ de possibles qui est la cause de ce qui va se réaliser. Jamais un juif ne pensera ainsi parce que le rapport d'existence n'est pas celui de l'homme à ce qu'il va faire, pour lui, ce qui compte c'est son rapport à Dieu : est-ce que Dieu va traverser, va venir, est-ce qu'ils vont avoir la gloire de Dieu (c'est-à-dire la puissance de Dieu) avec eux. On ne peut pas séparer Israël de la présence ou de la non-présence de Dieu.

Donc Paul dit : « vu du côté de l'élection ils sont les bien-aimés au travers de (à cause de) ce qu'il en a été des pères ». Les pères, ce n'est pas simplement le moment d'Abraham, parce qu'Abraham n'existe que dans la conscience d'Israël, au travers du mémorial. Donc dans cette traversée qui vient des pères, là l'élection est maintenue.

Cependant l'Évangile dévoile l'autre aspect : la promesse à Abraham concerne la descendance mais Dieu a dit aussi à Abraham : « toutes les nations seront bénies en toi » (Gn 22, 18 cité par Paul en Ga 3, 8), et ça c'est le deuxième point : il faut que la promesse soit accomplie aussi en dehors d'Israël.

Dans cette simple phrase Paul résume ce qu'il en est de l'aventure de Dieu au milieu de l'humanité, et d'Israël en particulier. Ce qu'il vise, vous pouvez l'entrevoir  dans la conclusion au verset 32 : il les a tous bouclés (les juifs comme les autres) dans l'impossibilité d'entendre vraiment, d'arriver à l'originaire, de savoir ce qu'il en est de l'amour de Dieu, il les a tous enfermés là-dedans pour qu'ils soient sauvés gratuitement et qu'ils aperçoivent ce qu'il en est de l'amour de Dieu.

C'est le cœur même du christianisme, c'est cela qui fait que nous sommes authentiquement des hommes, à savoir que nous savons que le pardon précède le don. Nous savons que le désir que Dieu a de constituer l'homme dans sa liberté, c'est de le mettre "à l'écoute de", et ce n'est pas de commander. Pour autant il y aura des séries de malentendus, et on sera du côté de ceux qui sont dans la non-lumière. La révélation de Dieu en son Fils sera donc nécessaire pour que le pardon – c'est-à-dire le don de Dieu qui est par-delà –, soit révélé.

●   Verset 29.

« 29Car sans repentir sont les dons et l'appel de Dieu – pourtant dans l'Ancien Testament on trouve quelquefois l'affirmation que Dieu s'est repenti ou se repent, par exemple en Gn 6, 6 où il dit que Dieu « se repent d'avoir fait l'homme » et du coup il les fait tous disparaître, mais alors c'est la mort dans le monde !

En fait, comme il est dit dans le Deutéronome : « Tu feras disparaître le mal du milieu de toi » (Dt 22, 22), la grande affaire de l'homme c'est de faire disparaître le mal, c'est-à-dire de faire disparaître ce qui est le mortifère.

C'est ce mot que nous avons ici. « Les dons de Dieu sont sans repentir », ils sont dans le sens de la promesse, de la gratuité parce que Dieu n'est pas un juge. Les dons de Dieu, c'est ce qui va mettre sur la voie. L'idée que la parole de Dieu est solide contrairement à la nôtre se trouve par exemple en Nb 23, 19[22], voici ce texte dans la traduction araméenne de la Bible à l'époque du Christ, dans le targum de Jérusalem : « YHWH n'est point comme les dires du fils de l'homme – donc YHWH n'a pas une parole comme la nôtre – car le fils de l'homme parle et se redit. De même ses œuvres (à Dieu) ne ressemblent point aux œuvres de la chair qui cherchent conseil et qui reviennent sur ce qu'ils ont décidé – la chair c'est l'homme livré à lui-même, enfermé dans ses capacités à lui – mais le maître de tous les siècles, YHWH qui a promis de multiplier ce peuple comme les étoiles du ciel et de leur donner en héritage le pays des Cananéens, est-il possible qu'il ait promis et qu'il ne fasse point ce qu'il a dit ? »

L'idée c'est que si Dieu cherchait la justice rétributive – une justice qui rend à chacun la part qui lui est due –, il ne pourrait être que le juge qui condamne. Mais si Dieu veut être fidèle à son être à lui, il ne peut pas changer, il est sans reprise, donc la promesse se réalisera, le sens de la création devra se réaliser.

appelsEt Paul met à part l'appel (klêsis). C'est un des mots clés de sa théologie. Il l'a repris à l'Ancien Testament, cela concerne la création qui n'est pas une fabrication. La création de l'homme, celle d'Israël, ce n'est pas modeler l'homme et faire que ça marche ! Il faut au minimum qu'il y ait le souffle, c'est-à-dire qu'il y ait un appel. La création ne peut être qu'appel, ça ne peut être que la destination à un nom. Et donc Paul va nous dire qu'il met l'appel originairement. Pour Israël ce qui est le plus radical, c'est qu'il est né de la gratuité de Dieu, qu'il est né de l'appel de Dieu.

Et donc je vais traduire : « sans repentance (sans reprise) sont les dons de Dieu et en particulier son appel. »

C'est pour cela que, quand Paul se définit, il utilise le mot "appel", alors que les Douze ont tendance déjà à se définir par l'institution, à parler à partir d'une fonction. Lui qui est le 13e, donc qui n'est plus dans le symbolisme du 12, va dire qu'il est « apôtre par appel (klêtos apostolos) » (Rm 1, 1).

De même l'Église du Christ est l'Ekklêsia : c'est un rassemblement mais il est par appel[23], c'est-à-dire que l'Église ne peut pas déterminer ses limites, ses frontières. Les frontières ne sont plus géographiques, celles d'un credo qui serait établi dans des formules ; les frontières de l'Église sont celles de l'appartenance à Dieu par le Christ, mais cela nul ne les connaît. L'Ekkêsia de Dieu est à l'horizon de l'accomplissement. C'est tout cela qui est impliqué dans ces phrases de Paul.

Et c'est à partir de là que le thème de l'Église va être bâti, en particulier dans les épîtres aux Colossiens et aux Éphésiens. Le "je" du Christ n'est plus dans un individu ; il est au cœur même de l'appel, donc avec tous ceux qui croient. C'est une autre conception de l'anthropologie. Selon la pensée grecque appuyée par Descartes nous sommes des individus alignés les uns à côté des autres avec un certain nombre de barrières et de droits. Je ne pense pas que ce soit dans ce sens-là qu'il faut chercher le sens de la personne dans la révélation juive et chrétienne ! La personne c'est ce qui est par l'autre, avec l'autre et en l'autre. Dire "je" implique un "tu" dans une réelle présence, sinon il n'y a de révélation ni de l'amour ni de la divinité.

C'est pour ça qu'il y aura l'émerveillement d'Adam quand il verra Êve, parce que c'est dans l'entre-deux, c'est dans ce qui se joue entre Adam et Êve que se trouve ce qui est de l'ordre de la liberté.

b) Versets 30-32 : un peuple qui n'est pas à l'écoute.

surditéCes versets sont très difficiles à traduire. Il y a le verbe apeïteïn qu'on traduit généralement par "désobéir". Dans la Septante, la traduction grecque de l'Ancien Testament ce verbe indique l'attitude pécheresse du peuple, il indique que les hommes sont dans la non-écoute (la désobéissance) de Dieu. Cet usage va dominer l'Ancien Testament. Au fond, ce verbe indique qu'on n'accueille pas le message de salut.

Par exemple Rm 10, 21 : « Au sujet d'Israël, il (Dieu) dit : “Tout le jour j'ai tendu les mains vers un peuple désobéissant (apeïthounta) et rebelle” [Is 65, 2]» ce n'est pas d'abord une révolte, c'est l'antithèse de croire (pisteueïn), donc l'antithèse du recueil, c'est ne pas adhérer à la parole ; et en saint Jean c'est ne pas adhérer au Fils.

Ici Paul va déterminer apeïteïn avec trois fois le mot "maintenant".

« 30De même vous, en effet, jadis vous n'étiez pas à l'écoute de Dieu ; maintenant au contraire vous avez été reçus dans la miséricorde à cause de la non-écoute de ceux-ci. 31De même ceux-ci maintenant sont dans la non-écoute par suite de votre miséricorde, afin qu'eux aussi maintenant bénéficient de la miséricorde. »

Donc il y a trois fois le mot "maintenant" :

– une fois il concerne les païens et il semble opposer un déjà d'autrefois à un maintenant temporel ;

– puis deux fois il concerne les juifs, et là on voit qu'il n'y a pas un "autrefois" et un "maintenant" : le maintenant prend là sa valeur, c'est quelque chose qui est décisif : le maintenant c'est ce qui révèle le décisif dans l'histoire humaine. Or ce qui était décisif dans la promesse à Abraham se trouve maintenant décisif dans la révélation du Christ. Donc le maintenant des juifs est le même que le nôtre. Il n'y a pas une période où les juifs ne croiront plus et où nous nous croirons. Non ! Il y a le fait que nous les païens on est dans la non-écoute dans ceux qui étaient des aveugles. Mais les juifs aussi. C'est très proche de la parole qu'on trouve au chapitre 9 de Jean à la fin de la guérison de l'aveugle-né, ce sont les pharisiens qui disent : « est-ce que nous sommes aveugles nous aussi ? »[24], et Paul aurait dit : « vous êtes aveugles comme les païens sont aveugles », vous n'avez pas découvert encore ce qui est pourtant révélé, ce qui est de l'ordre de la gratuité de Dieu.

Paul est en train ici de préparer la transition vers sa conclusion. C'est la reprise de ce qu'il avait dit dans les premiers chapitres des Romains : on ne peut pas se justifier devant Dieu, seul Dieu peut justifier, seul il peut donner la justesse. Et donc la justesse de Dieu se révélera aussi à Israël et par Israël.

D'où sa phrase de conclusion : « nous sommes tous enfermés ». Apparemment on est enfermés dans une non-écoute, une négativité, mais en fait on est enfermés dans la miséricorde de Dieu et enfermés librement. C'est le moment où il y a "Il faut" : la seule contrainte est de savoir qu'on est dans la gratuité, qu'on ne peut rencontrer un Dieu libre que dans la mesure où on est libres. L'interdit est ce qui permet d'être autrement. C'est probablement un des grands sens de la Loi et de la nécessité de la Loi en Israël : c'est pour apprendre qu'il faut être autrement et au-delà.

Ici il faudrait voir les thèses récentes à propos de ce qui fonde les sociétés africaines. Le seul point qui apparaît, c'est l'interdit de l'inceste, c'est ça qui permet à ces sociétés de s'établir et de vivre. L'interdit n'est pas pour eux de l'ordre de la négation, mais c'est ce qui permet le passage ailleurs, ce qui permet l'ouverture ailleurs.

On pourrait dire : pourquoi fallait-il qu'il y ait des règles, et des règles de sainteté ? Justement parce qu'il n'y a pas de sainteté sans liberté, et il faut que l'homme traverse le sens de la Loi pour reconnaître librement Dieu dans la liberté la plus complète. Là il y aurait beaucoup à chercher, et ce serait dans ce que saint Paul a entre-aperçu.

On a intérêt à se tourner vers la Bible non pas comme étant ce qui apporte des réponses, mais comme étant au contraire ce qui affine le questionnement.

Enfin on a le verset 32. « 32En effet Dieu a enfermé tous dans la non-écoute afin que miséricorde soit faite à tous. » On avait déjà ça en Ga 3, 22-23 : « Mais l'Écriture a tout enfermé sous le péché, afin que ce qui avait été promis fût donné aux croyants par la foi en Jésus-Christ. Avant que la foi vînt, nous étions enfermés sous la garde de la loi, en vue de la foi qui devait être révélée ».

 

V – Versets 33-36, l'hymne

 

Pour conclure son passage Paul n'a que la poésie et que l'hymne. Et ce n'est pas un hasard parce que, on le voit bien au travers des psaumes de la Bible, la poésie c'est ce qui laisse passer un sens qui est toujours inexploré, un sens qui est toujours à faire. D'où Paul sait bien que ce qu'il vient de dire n'est pas une conclusion, ce n'est qu'une ouverture, quelque chose qui est posé ailleurs.

« 33Ô profondeur de la richesse et de la sagesse et de la connaissance de Dieu, que ses jugements sont inscrutables, que ses chemins sont sans trace (sans empreintes). 34Qui, en effet, a connu la pensée du Seigneur, qui est devenu pour lui son conseiller ? 35Ou qui d'abord lui a donné et a pu être récompensé en retour ?

36Car à partir de lui et au travers de lui et pour lui [sont] toutes choses. À lui la gloire pour les siècles. Amen. »

Cet hymne très court est bâti sur le modèle de l'hymne juive surtout de l'époque des IIe et Ier siècle avant J.-C. C'est composé généralement d'une invocation qui va donner un ton extrêmement solennel parce que, devant les mystères de ce qu'il en est de Dieu, seule l'action de grâces est possible. Il est toujours possible de se laisser scandaliser par l'action de Dieu, de rester interdit devant le mal, la mort, devant tout ce qui arrive, mais c'est aussi peut-être l'occasion de se trouver devant l'inouï de Dieu.

a) Verset 33 ; Dieu comme rien qui est à la source de tout.

D'où le mot que Paul utilise : profondeur (bathos). Généralement on définissait Dieu comme étant le très haut (hupsistos), le plus élevé, et on avait tendance à le voir comme celui qui domine, qui regarde et qui juge. Paul sent bien que ce mot hupsistos qu'il utilise une ou deux fois n'est pas le mot qui convient pleinement, aussi il prend ici "profondeur" (bathos).

Quand il parle de la profondeur, il indique ce qu'un regard ne peut pas englober, cerner, à savoir ce qui n'est pas de l'ordre du transparent, mais ce qui est de l'ordre du caché qui vient à dévoilement. Pour Paul le terme "profondeur" correspond à l'inouï de Dieu : il l'a sous son regard et il n'arrive pas à l'englober car c'est celui qui meurt et qui ressuscite. Il n'arrive pas à le penser et pourtant il sait que c'est là qu'il y a d'une part la richesse, d'autre part la sagesse, et qu'il y a la connaissance.

Le mot de "profondeur" est intéressant car il rejoint par un certain aspect ce que certains rabbins juifs et surtout des kabbalistes[25] avaient pensé du Dieu créateur quand ils parlaient d'un Dieu qui crée à partir de rien – ceci se trouve dans le deuxième livre des Maccabées[26] – mais ils ne comprennent pas "le rien" au sens du vide absolu, ils pensent que Dieu est la source de toute potentialité, la source de tout développement. C'est une conception du vide qui est assez proche de ce qu'on trouve chez les bouddhistes[27].

Il y a un type de pensée où je peux essayer de définir Dieu comme un être et lui attribuer des séries de qualificatifs, alors que là, on cherche à rejoindre ce qui est le rien et pourtant d'où tout sort. Il y a là-dessus de très beaux textes dans la kabbale, en particulier dans le Zohar où on parle de la semence des semences, c'est-à-dire du plus petit grain – comme le grain de sénevé – d'où tout va sortir. C'est vers ce type de pensée que se dirige Paul.

●   Richesse, sagesse et connaissance.

Paul utilise d'abord le mot "richesse" pour qualifier Dieu, le Christ, l'Église. Au fond ce mot sert à désigner la plénitude. Cette plénitude pour lui c'est ou bien la richesse de sa bonté (Paul le dit en Rm 2, 4), ou la richesse de sa gloire  (Rm 9, 23). Donc le mot de "richesse" est un mot clé de l'être de Dieu. Dieu est celui qui est nécessaire pour faire vivre, il est à l'origine de tout, à la fois à partir de sa bonté et par le fait même de pouvoir se communiquer, de communiquer sa gloire.

Le deuxième terme utilisé c'est la "sagesse" (sophia). Il n'est pas à prendre au sens de la sagesse des Grecs qui est la pensée équilibrée permettant de vivre en harmonie avec la nature, avec la cité et avec ses habitants. Il traduit le mot hébreu hokhma qu'on trouve dans les livres sapientiaux, en particulier le Livre de la sagesse. La sagesse c'est ce qui sous-tend le déroulement de l'histoire, et en particulier de l'histoire du salut. La sagesse hébraïque renvoie toujours à la mémoire alors que la sagesse grecque renvoie à la pensée, au logos, à des articulations systématiques, à des constructions intellectuelles. La sagesse hébraïque renvoie à la mémoire, au souvenir, non pas pour en avoir la nostalgie mais pour y redécouvrir continuellement l'origine. On ne peut pas ne pas retourner à la mémoire pour être un homme. Et ça c'est un des points que Heidegger a redécouverts.

Le troisième terme c'est le mot "connaissance" et comme souvent, c'est le plus important. La connaissance c'est l'entre-deux, c'est ce qui doit permettre le contact tout en ne permettant pas la fusion. En hébreu connaître (yada) c'est se trouver dans la juste distance et dans le bon rapport. La plénitude de la connaissance de Dieu vient de ce qu'il est unique, et donc la première chose de celui qui s'approche c'est de savoir qu'il ne peut que recevoir librement et qu'il ne peut pas  posséder.

La connaissance est visée là pour dire : attention, toutes les formules, en particulier celles que j'ai utilisées, ne sont qu'une ouverture. Il le dira juste après en Rm 12, 3 : « Je vous dis en effet ceci : à la mesure de la grâce qui m'a été donnée – ce qui veut dire : surtout n'allez pas croire que j'aie dernier mot – pour tout être (à chacun) parmi vous, ne pensez pas au-delà…[28] » c'est-à-dire n'allez pas vous donner des séries de connaissances ésotériques en dehors de ce qu'il faut penser, donc en dehors de ce dont il faut faire mémoire, de ce dont il faut se souvenir parce qu'on n'a jamais perçu la radicalité de ce qu'il y avait dedans.

Voilà cette première formule qui est l'introduction à l'hymne.

●   Jugements inscrutables et chemins sans trace.

« Ô profondeur… que ses jugements sont inscrutables » : le mot "inscrutable" (anéxéraunêta), on ne le trouve qu'ici dans le Nouveau Testament. Paul veut dire que les pensées de Dieu sont hors de nos prises, car ce qu'il vise est de l'ordre de la profondeur, donc du non-saisissable directement.

Et il va plus loin : « que ses chemins (anéxéraunêta) sont sans trace (anéxikhniastoi) », on ne peut en saisir la trace. khnos c'est la marque du pied, c'est la trace laissée sur la terre ou sur le sable : il n'y a pas de trace.

b) Versets 34-35 : trois interrogations.

Et Paul va développer cela par une citation qu'il va reprendre en mettant trois interrogations qui se suivent sur le mode des questionnements de sagesse :

« 34Qui, en effet, a connu la pensée du Seigneur ? – sa réponse : personne n'a accès à la profondeur de cette connaissance. Dans le Livre de la sagesse il y a quand même quelqu'un qui aura accès aux profondeurs et à l'origine, et ce sera la sagesse de Dieu qui est presque hypostasiée, comme si c'était pour établir le contact entre l'unicité de Dieu, entre l'unique qu'il est et la multiplicité que nous sommes comme s'il y avait besoin d'un intermédiaire. Vous avez cela dans les chapitres 6 à 10. Cette conception-là va être introduite en Israël par les juifs d'Alexandrie et on va la retrouver un peu moins affirmée dans des textes comme le Siracide, l'écrit de Jésus ben Sira. Pour Paul cette Sagesse qui est la possibilité de connaître, c'est celui qui sera l'image de Dieu, ce sera le Christ, mais quand il écrit les Romains, cette formule-là n'est pas encore apparue. Le thème de l'image de Dieu est déjà apparu, mais mettre le Christ à la place de la Sagesse – Jean le fera en le faisant le Logos de Dieu [début de l'évangile de Jean], cela ne va apparaître que dans les épîtres de la captivité. La pensée de Paul n'est jamais une pensée figée, c'est une continuelle remise en cause de ce qu'il dit.

La Sagesse, Proverbes 8, 25-27Qui est devenu pour lui son conseiller ? – Cette question se trouve Is 40, 13 : « Qui a pesé l'Esprit de YHWH ou qui étant son conseiller, lui a indiqué… ? » La réponse pourrait être « Personne », mais il reste quand même que la Sagesse a été son conseiller, on a ça en Pv 8, 22-31, le chapitre 8 des Proverbes étant le discours de la Sagesse : « 27Lorsqu'il (Dieu) disposa les cieux, j'étais là… 30J'étais à l'œuvre auprès de lui. »

 35Ou qui d'abord lui a donné et a pu être récompensé en retour ? – C'est-à-dire : qui lui a donné en premier quelque chose de telle sorte qu'il puisse être rétribué ? Là encore la réponse est « Personne sauf la Sagesse qui détient et distribue les trésors de Dieu », on a ça en Pv 3, 16 : « 11Heureux qui a trouvé la Sagesse… 16dans sa droite longueur de jours, dans sa gauche, richesse et gloire » et aussi en Sg 7, 11-14.

Donc on voit comment dans cette finale de Paul s'ouvre un nouveau fil de pensée. La Sagesse n'est pas indiquée, mais elle est continuellement sous-entendue, si bien que ce ne sera pas un hasard si dans l'hymne des Éphésiens les qualificatifs de la Sagesse seront appliqués à Jésus.

c) Verset 36 : la formule doxologique.

 « 36À partir de lui et à travers de lui et pour lui sont toutes choses » : c'est un jeu sur les prépositions grecques. Il y a :

  • la préposition d'origine : d'où ça vient (ex)
  • la préposition de traversée : au travers (dia)
  • et la préposition de : vers (eïs).

Cette pensée s'exprime avec des prépositions grecques. On n'aurait pas pu mettre cela dans une proposition parce qu'il aurait fallu trouver un nominatif et un accusatif, donc mettre une essence et des mots pour définir Dieu. Or on ne peut définir Dieu, on ne peut le trouver que dans la trace, donc dans l'origine, la traversée et le but. La question pertinente à propos de Dieu n'est pas « Qu'est-ce que Dieu ? » mais « Où est Dieu ? » : où se révèle-t-il ? C'est une caractéristique de la théologie juive et de la théologie chrétienne. Malheureusement le christianisme va rencontrer l'ontologie grecque et on aura tendance à enfermer Dieu dans des définitions ; dans ce cas, ce qui sera premier c'est les définitions, et on ne sera plus orienté vers l'être authentique.

Et on a une deuxième formule : « À lui la gloire pour les siècles – la gloire c'est le rayonnement prestigieux qui vient de lui. Cela signifie donc « à lui la manifestation de toutes les possibilités qui viennent de lui ».

Amen – "que cela vienne", mais aussi "c'est déjà venu" et c'est ainsi.

 

Avec ce chapitre 11 nous avons ainsi fini de lire les trois chapitres liés plus particulièrement à la question d'Israël.

 

ANNEXE : Traduction de Rm 11 dans la TOB

1Je demande donc : Dieu aurait-il rejeté son peuple ? Certes non ! Car je suis moi-même Israélite, de la descendance d’Abraham, de la tribu de Benjamin. 2Dieu n’a pas rejeté son peuple, que d’avance il a connu. Ou bien ne savez-vous pas ce que dit l’Ecriture, dans le passage où Elie se plaint d’Israël à Dieu : 3Seigneur, ils ont tué tes prophètes, démoli tes autels ; moi seul je suis resté et ils en veulent à ma vie ! 4Mais que lui répond Dieu ? Je me suis réservé sept mille hommes, ceux qui n’ont pas fléchi le genou devant Baal. 5De même, dans le temps présent, il y a aussi un reste, selon le libre choix de la grâce. 6Mais si c’est par grâce, ce n’est donc pas en raison des œuvres, autrement la grâce n’est plus grâce. 7Qu’est-ce à dire ? Ce qu’Israël recherche, il ne l’a pas atteint ; mais les élus l’ont atteint. Quant aux autres, ils ont été endurcis, 8selon qu’il est écrit : Dieu leur a donné un esprit de torpeur, des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre, jusqu’à ce jour. 9David dit aussi : Que leur table leur soit un piège, un filet, une cause de chute et un juste châtiment ! 10Que leurs yeux s’enténèbrent jusqu’à perdre la vue ; fais-leur sans cesse courber le dos.

11Je demande donc : est-ce pour une chute définitive qu’ils ont trébuché ? Certes non ! Mais grâce à leur faute, les païens ont accédé au salut, pour exciter la jalousie d’Israël. 12Or, si leur faute a fait la richesse du monde, et leur déchéance la richesse des païens, que ne fera pas leur totale participation au salut ? 13Je vous le dis donc, à vous les païens : dans la mesure même où je suis, moi, apôtre des païens, je manifeste la gloire de mon ministère, 14dans l’espoir d’exciter la jalousie de ceux de mon sang et d’en sauver quelques-uns. 15Si, en effet, leur mise à l’écart a été la réconciliation du monde, que sera leur réintégration, sinon le passage de la mort à la vie ? 16Or si les prémices sont saintes, toute la pâte l’est aussi : et si la racine est sainte, les branches le sont aussi. 17Mais si quelques-unes des branches ont été coupées, tandis que toi, olivier sauvage, tu as été greffé parmi les branches restantes de l’olivier pour avoir part avec elles à la richesse de la racine, 18ne va pas faire le fier aux dépens des branches. Tu peux bien faire le fier ! Ce n’est pas toi qui portes la racine, mais c’est la racine qui te porte. 19Tu diras sans doute : des branches ont été coupées pour que moi je sois greffé. 20Fort bien. Elles ont été coupées à cause de leur infidélité, et toi, c’est par la foi que tu tiens. Ne t’enorgueillis pas, crains plutôt. 21Car, si Dieu n’a pas épargné les branches naturelles, il ne t’épargnera pas non plus. 22Considère donc la bonté et la sévérité de Dieu : sévérité envers ceux qui sont tombés, bonté envers toi, pourvu que tu demeures en cette bonté, autrement tu seras retranché toi aussi. 23Quant à eux, s’ils ne demeurent pas dans l’infidélité, ils seront greffés, eux aussi ; car Dieu a le pouvoir de les greffer de nouveau. 24Si toi, en effet, retranché de l’olivier sauvage auquel tu appartenais par nature, tu as été, contrairement à la nature, greffé sur l’olivier franc, combien plus ceux-ci seront-ils greffés sur leur propre olivier auquel ils appartiennent par nature !

25Car je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère, de peur que vous ne vous preniez pour des sages : l’endurcissement d’une partie d’Israël durera jusqu’à ce que soit entré l’ensemble des païens. 26Et ainsi tout Israël sera sauvé, comme il est écrit : De Sion viendra le libérateur, il écartera de Jacob les impiétés. 27Et voilà quelle sera mon alliance avec eux, quand j’enlèverai leurs péchés. 28Par rapport à l’Évangile, les voilà ennemis, et c’est en votre faveur ; mais du point de vue de l’élection, ils sont aimés, et c’est à cause des pères. 29Car les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables. 30Jadis, en effet, vous avez désobéi à Dieu et maintenant, par suite de leur désobéissance, il vous a été fait miséricorde ; 31de même eux aussi ont désobéi maintenant, par suite de la miséricorde exercée envers vous, afin qu’ils soient maintenant eux aussi objet de la miséricorde. 32Car Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde.

33O profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses jugements sont insondables et ses voies impénétrables ! 34Qui en effet a connu la pensée du Seigneur ? Ou bien qui a été son conseiller ? 35Ou encore qui lui a donné le premier, pour devoir être payé en retour ? 36Car tout est de lui, et par lui, et pour lui. À lui la gloire éternellement ! Amen.



[1] Sont transcrites ici trois séances de mai-juin 1992. Joseph Pierron (1922-1999) était un ami de Jean-Marie Martin. Lui-même était prêtre, spécialiste d'Écritures saintes. Voir Qui est Joseph Pierron ? Présentation suivie d'un psaume et de deux prières pour Noël., La transcription, les titres, les notes ont été faits en  juin 2017 par Christiane Marmèche, auteur du blog La Christité dédié à Jean-Marie Martin.

[3] Dieu dit à Abraham : « Toutes les nations seront bénies en toi » (Gn 22, 18 cité par Paul en Ga 3, 8)

[5] « Ainsi dit YHWH: Comme le berger sauve de la gueule du lion deux jambes ou un bout d'oreille, ainsi seront sauves les fils d'Israel qui sont assis à Samarie sur le coin d'un lit, et sur le damas d'un divan. » (Amos 3, 12)

[6] « En ce jour-là, le reste d'Israël et les réchappés de la maison de Jacob cesseront de s'appuyer sur celui qui les frappait; ils s'appuieront avec confiance sur YHWH, le Saint d'Israël…  » (Is 10, 20 sq)

[8] « Et tu leur diras toutes ces paroles, mais ils ne t'écouteront pas; et tu crieras après eux, mais ils ne te répondront pas » (Jr 7, 27)

[9] « Il me dit: Fils de l'homme, mange ce que tu trouves, mange ce rouleau, et va, parle à la maison d'Israël ! J'ouvris la bouche, et il me fit manger ce rouleau… » (Ez 3)

[10] Le texte hébreu produit du travail des massorètes qui travaillèrent du VIIe au XIe siècle , il y a eu en particulier ajout de points-voyelles et de signes d'accentuation .

[11] C'est le début d'une nouvelle séance. La structure de Rm 9-11 a déjà été examinée au début de la séance précédente, voir le début du présent message.

[12] Certaines Bibles traduisent "amoindrissement" mais la plupart mettent "échec".

[13] « Car tous ceux qui sont issus d’Israël ne sont pas Israël. Ce n’est pas non plus que tous les enfants d’Abraham soient sa descendance. Mais : « en Isaac sera appelée pour toi une descendance ». C’est-à-dire que les enfants de la chair ne sont pas enfants de Dieu ; mais ce sont les enfants de la promesse qui sont considérés comme descendance. » (Rm 9, 6-8)

[14] Dans l’Ancien Testament, l’olivier désigne Israël (Cf. Jr 11,16-19 ; Os 14, 6-7).

[15] C'est aussi la traduction de plusieurs Bibles : Bible à la colombe : « Car je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère, afin que vous ne vous regardiez pas comme sages : il y a endurcissement partiel d’Israël jusqu’à ce que la totalité des païens soit entrée ».  Chouraqui : «Car je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère, pour que vous ne soyez pas sages à vos yeux : l’endurcissement est venu en partie pour Israël jusqu’à ce que la plénitude des nations soit entrée. » Darby : « Je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère-ci, afin que vous ne soyez pas sages à vos propres yeux : c’est qu’un endurcissement partiel est arrivé à Israël jusqu’à ce que la plénitude des nations soit entrée »

[16] Le début du verset 26 est à bien entendre : « Et ainsi tout Israël sera sauvé » En effet ainsi (houtôs) n’est pas un adverbe de temps mais de manière, il signifie "de cette façon".

[17] La citation est double, une partie est tirée d’Is 59, 20-21, l'autre d’Is 27, 9.

[18] C'est ici que commence la troisième et dernière séance de lecture du chapitre 11.

[19] Joseph Pierron traduit le mot ktisis (création) par "créature" car c'est l'homme qui est concerné, ce n'est pas le monde matériel. J-M Martin fait la même chose.

[20] Le mot français vient du latin cataracta (chute d'eau), lui-même issu du grec kataraktês.

[21] Du Document de Damas, en 1896  on a trouvé deux fragments à la Génizah de l’ancienne synagogue Ben Ezra dans la banlieue du Caire ; ce sont les manuscrits A et B qui se recouvrent en partie tout en se complétant. On a reconnu le manuscrit A dans dix fragments des grottes IV, V et VI.

[22] « Dieu n'est point un homme pour mentir, Ni fils d'un homme pour se repentir. Ce qu'il a dit, ne le fera-t-il pas? Ce qu'il a déclaré, ne l'exécutera-t-il pas? » (Nb 23, 19)

[23] Le mot ekklêsia vient de ek (hors de) et klêsis (appel). J-M Martin en parle aussi : «L'appel (klêsis) est un appel individuel, mais cette vocation est aussi une convocation c'est-à-dire un appel adressé à l'humanité. » (Différents sens du mot Église (Ekklêsia) chez st Paul et au Concile Vatican II. Qu'est-ce que la "sainte Église catholique" ?)

[24] « Jésus leur dit : "Si vous étiez aveugles, vous n'auriez pas de péché ; maintenant vous dites : "Nous voyons", votre péché demeure.". » (Jn 9, 41)

[25] Les kabbalistes parlent du tehiru, l'Abîme cosmique, un terme emprunté au Zohar : la rétractation (tsimtsum) du divin a permis la formation de cet espace vide (tehiru) qui contenait des résidus divins. Cet espace est vide mais ce n'est pas le néant. Un vase qu'on a vidé contient encore comme des gouttes de parfum.

[26] Le second livre des Macchabées est un livre deutéro-canonique écrit vers 120 avant Jésus Christ. Une mère juive qui a vu mourir, l'un après l'autre, ses sept fils dans d'horribles tortures, parle au dernier : «Je te conjure, mon enfant, regarde le ciel et la terre, contemple tout ce qui est en eux et reconnais que Dieu les a créés "à partir des choses qui ne sont pas " (ex ouk ontôn), et que la race des hommes est faite de la même manière. ...» (2 Maccabées 7, 28). Le contexte est donc celui de Dieu qui donne la vie, qui est la source de la vie.

[27] Nirvāna est un terme sanskrit qui veut dire "extinction" d'une flamme ou d'une fièvre, étymologiquement "ex-spiration" et par extension "apaisement" puis "libération". Le mot "bouddha" lui-même n’est pas un nom de personne, c’est le participe passé substantivé d'un verbe sanskrit qui signifie notamment « s’éveiller, se réveiller, reprendre connaissance, reconnaître » et aussi « éveiller, réveiller, ranimer ». Le mot que les bouddhistes utilisent pour parler du vide c'est shunyata en sanskrit, et chez eux ça n'a pas un sens négatif. Par exemple au Japon il y a deux mots pour traduire shunyata, le premier c'est KU qui désigne aussi le ciel au sens de la voûte céleste : c'est le fond des choses, devant lui les nuages passent ; l'autre c'est MU, et le caractère japonais correspondant représente la culture sur brulis : on a mis le feu aux buissons et il n'y a plus que des cendres, le champ est vide mais en fait il est riche de toutes les récoltes futures. Le vide en question est un vide matriciel, Maître Eckhart l'appelle Empfänglichkeit en allemand, c'est le vide de l'accueil. (Note de C. Marmèche qui s'inspire d'un enseignement du dominicain Bernard Durel)

[28] « Car, par la grâce qui m'a été donnée, je dis à chacun de ceux qui sont parmi vous de ne pas avoir une haute pensée de lui-même, au-dessus de celle qu'il convient d'avoir… » (Bible Darby)

 

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