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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 avril 2017

SIGNE de la CROIX. Chapitre V. Textes sur la croix dressée suivis de réflexions sur l'anthropologie et sur l'analogie

Le cinquième jour de la retraite de sept jours animée par Jean-Marie Martin sur le thème "signe de la croix, signe de la foi",  La première partie donne des extraits des Odes de Salomon sur le thème "Se laisser configurer par la croix, revêtir la croix", la deuxième partie concerne la thématique ciel/terre en Jn 3, 7-18, la troisième partie précise quelle est la conception de l'homme dans le Nouveau Testament, et la quatrième partie indique qu'il est préférable de parler de Dieu par analogie (ce mot est d'abord longuement commenté) et non par concept. L'homélie de la messe de retraite figure à la fin.

 

Chapitre V

Textes sur la croix dressée

suivis de réflexions sur l'anthropologie et sur l'analogie

 

I – Odes de Salomon

 

Odes de Salomon, Marie Joseph PierreCe matin je vous ai apporté un petit livre rouge que nous allons ouvrir. C'est un livre de poèmes très anciens qui datent peut-être de la fin du Ier siècle, début du IIe siècle. Ça s'intitule les Odes de Salomon[1]. Le recueil comporte 42 odes. Bien sûr ce n'est pas Salomon qui les a écrites, mais elles sont écrites sous le patronage de Salomon qui est la figure de la Sagesse[2].

Nous avons un texte en syriaque. La traduction ici est faite par une de mes anciennes élèves qui a fait son chemin depuis, qui a été professeur de syriaque à l'Institut Biblique de Jérusalem, qui maintenant enseigne à l'École Pratique des Hautes Études à Paris. Il y a longtemps, nous avons travaillé un peu ensemble cette traduction, je m'y reconnais aussi.

 

1) Odes 26, 27 ; début des odes 28 et 42.

Ode 27

1. Je déployai mes mains,
je sanctifiai mon Seigneur,
2. puisque l'extension de mes mains est son signe,
3. et mon déploiement, le bois dressé.
Alleluia.

Vous avez reconnu la croix ?

Ces odes sont pour nous très énigmatiques souvent parce qu'elles sont inscrites dans une tradition symbolique qui ne nous est pas familière. Nous avons ici explicitement le signe de croix, c'est même le titre que la traductrice a donné à cette petite ode. Nous avons la direction de la verticalité : le bois dressé.

Jésus ressuscité, chapelle de CondetteCeci est repris dans l'ode 42 à quelque chose près :

Incipit de l'ode 42

1. Je déployais mes mains,
m'offris près de mon Seigneur,
puisque l'extension de mes mains est son Signe
2. et mon déploiement le bois déployé
 qui fut pendu sur la voie du Dressé.

●   Qui parle dans les odes ?

Le “je” de cette ode, quel est-il ? C'est le chantre, mais c'est parfois le Christ lui-même.

Dans l'ode 26, il est dit : « 8Qui écrit les chants du Seigneur ou qui les lit ? – c'est une belle question : qui a écrit ces chants et qui les lit – 9ou qui s'exerce lui-même à la vie […] 10ou qui repose sur le Très Haut pour parler par sa bouche ? 11Qui peut interpréter les merveilles du Seigneur… ». Donc c'est le chant lui-même qui chante.

En note il est dit ici pour l'ode 27 : « Thème du chantre debout. Assimilé à son chant, c'est lui qui est étiré aux dimensions de l'espace : mystère de la croix, dressée comme l'arbre de vie – opposé à l'arbre mort, sec – déployée et étendue en largeur et en hauteur (v.3) ; figure de l'homme ressuscité dans le geste liturgique de l'orant, les mains constituant l'extrême de l'extension du corps, mais aussi son efficacité. » (p. 142).

Du reste l'ode 26 dit :

« 1. Je fis sourdre la gloire au Seigneur, puisque je suis à lui, 2. J'énoncerai son saint chant puisque mon cœur est près de lui. – nous avons lu « je sanctifiai mon Seigneur » (ode 27), c'est « que ton nom soit sanctifié » (il vaudrait mieux dire : « Que ton nom soit consacré ») dans le Notre Père : donc le Notre Père est en cela allusivement ici.

3. Lors sa cithare est en mes mains, point ne feront silence les chants de son repos. 4. Je crierai près de lui de tout mon cœur, le glorifierai, le surexalterai de tous mes membres.

La notion de membre est très importante, et à cette notion de membres correspond la notion des directions, car aussitôt après il ajoute :

 5. Lors de l'orient jusqu'au couchant la gloire sienne, 6. du midi jusqu'au nord, sienne la louange. 7. de la cime des hauts jusqu'à leur lisière, la plénitude sienne. »

Notes de M-J Pierre

V.1-4 : La fonction de chanter est assimilée au chant ; et cette louange consistante ne s'écarte pas de son auteur, à la différence des générations selon la chair ; elle reste “auprès de lui” (v. 2-4), est “à lui” ou “sienne” comme le Verbe est “près de” ou “vers” Dieu en Jn 1, 1.11 […]. Pour les membres, il s'agit certes des membres du chantre, mais aussi des membres du Corps mystique du Christ, le monde entier (“tout”) devenu corps et tourné vers le Père.

V.5-7 : Les six dimensions de l'espace constituent le plérôme ou la plénitude de Dieu, et sont assimilés à la gloire et à la louange, devenus vraiment “les siens”. Ils sont remplis par la parole de Dieu (cf Mt 24, 27.30-31), où une partie de la tradition syriaque signale une voix en plus des trompettes angéliques d'un bout des cieux à l'autre.

 

Ode 26

1. Je fis sourdre la gloire au Seigneur
puisque je suis à lui,
2. J'énoncerai son saint chant
puisque mon cœur est près de lui.
3. Lors sa cithare est en mes mains,
point ne feront silence les chants de son repos.
4. Je crierai près de lui de tout mon cœur,
le glorifierai, le surexalterai de tous mes membres.
5. Lors de l'orient jusqu'au couchant
la gloire sienne,
6. du midi jusqu'au nord,
sienne la louange
7. de la cime des hauts
jusqu'à leur lisière, la plénitude sienne.
8. Qui écrit les chants du Seigneur ?
ou qui les lit ?
9. Ou qui s'exerce lui-même à la vie,
pour se sauver lui-même ?
10. Ou qui repose sur le Très Haut
pour parler par sa bouche ?
11. Qui peut interpréter les merveilles du Seigneur ?
Puis lors qu'il les interprète, il est délié,
demeure l'interprété.
12. Lors, il suffit de connaître et de se reposer,
lors les chantres sont debout dans la reposée,
13. comme un fleuve à la riche source
coule à l'aide de tels qui le quêtent.
Alleluia.

Esprit Saint aux ailes déployées●   Ode 28, 1-2. L'extension horizontale.

Je dois dire aussi que l'ode 27 est suivie immédiatement par l'ode 28 :

« 1. Comme les ailes des colombes sur leurs poussins – la colombe ici appartient à cette symbolique générale : l'extension des ailes prend la place de l'extension des bras car en syriaque le bras et l'aile se disent du même mot, ce qui permet le glissement, le passage. Le thème de la colombe se poursuit autrement – la bouche de leurs poussins près de leur bouche, ainsi même les ailes du Pneuma sur mon cœur. »

Ceci rappelle : « Le Pneuma de Dieu voletait au-dessus des eaux » (premier verset de la Genèse).

 

2)  Se laisser configurer par la croix, revêtir la croix.

Vous voyez toute une série de rappels de symbolique, des mots qui se mettent à chanter ensemble. Ceci est très différent de ce que vous appelez un poème, et pourtant c'est un poème. Nous avons ici la chose peut être la plus importante de ce que j'ai à dire à propos de la croix et qui va s'expliquer par ce que j'ai déjà énoncé de façon inaudible, par le mot de configuration.

Peut-être qu'un mot pourrait vous aider. Je pensais à cela – parce que je n'arrête pas de causer avec vous tout au long de la journée ! Ne croyez pas que je vous parle simplement dans les quelques instants où nous sommes ensemble, je vous dis de belles choses parfois, je les oublie après, je ne pense pas à vous les redire. Je ne récite pas des choses que j'aurais pensées d'avance, je pense avec vous en même temps, j'essaie, j'essaie aussi un petit peu en avant parce qu'en principe je suis là pour conduire – un mot pourrait peut-être vous éclairer provisoirement, c'est le mot de schéma corporel. C'est un mot de la psychologie qui dit quelque chose de l'auto-compréhension, de l'auto-configuration du corps. Or la croix christique c'est l'auto-configuration du corps : je me laisse assimiler. Est-ce que la croix christique serait le miroir de mon propre corps ? Il serait très important que j'y découvre à la fois toute l'image d'un corps qui se défait et qui du même coup se construit, c'est-à-dire l'identité de la mort et de la résurrection du Christ : la croix de douleur / la croix de résurrection (ou, comme disaient les anciens, la croix de lumière, la croix de gloire), jamais séparées l'une de l'autre.

On trouverait chez Paul des passages qui considèrent justement que mon corps, pour autant qu'il est un corps de douleur (mon corps souffre, mon corps se défait), est néanmoins le corps de l'homme nouveau. L'homme ancien se défait : il se défait physiquement, il décrépit comme corps, il souffre, c'est une chose qui n'est pas du tout contestable.

Le malheur a été qu'on prenne ce genre d'expression comme disant : souffrez maintenant, vous serez heureux plus tard. Ce n'est pas ça la question. Justement, c'est l'identité même d'une présence glorieuse (radieuse) qui peut sub-sister au temps même que subsiste la mortalité en nous.

Si bien que faire sur moi-même le signe de la croix, c'est revêtir la croix, comme dit Paul, « revêtir l'homme nouveau », c'est m'investir de nouveauté. Dans cette perspective, peut-être que le mot de configuration du corps peut vous aider.

l'Homme, vision d'Hildegarde de Bingen●   L'homme configuré.

On doit ajouter que mon corps singulier est mis en même temps en rapport avec les directions de l'espace. Pour les Anciens, il y a des dimensions cosmiques, mais l'homme n'est pas quelque chose qui est en face du monde, l'homme est un micro-cosmos, il est configuré. La droite et la gauche, le haut et le bas sont les repérages fondamentaux de mon être-au-monde, donc de mon être profond car être, c'est être au monde.

Ici j'emploie le mot monde non pas au sens johannique du terme puisqu'au sens johannique, monde signifie ce monde-ci dans lequel nous sommes asservis, mais au sens du monde qui vient, le royaume de Dieu, c'est-à-dire un espace régi par l'agapê et non pas régi par le meurtre, régi par la vie et non pas régi par la mort.

Voilà des articulations.

Le mot articulation est très intéressant ici puisque qu'un corps est un corps articulé. Or un espace est un espace qualifié, ce n'est pas l'espace des géomètres qui est neutre et dans lequel on trace des figures : l'espace est un espace toujours déjà articulé, toujours déjà qualifié.

Voilà une posture qui est la posture christique.

J'aurais voulu dire mieux encore, mais je fais ce que je peux.

●   L'espace orienté, déterminé par la croix.

► Quel lien fais-tu avec articulations et qualifications de l'espace ?

J-M M : On est au monde en tâchant de s'y repérer, c'est-à-dire de repérer les espaces, de s'y orienter : s'orienter en soi-même comme aussi bien s'orienter dans l'espace immédiat d'un bâtiment, ou s'orienter dans l'espace du monde.

Quand j'emploie le mot "espace" ici, je le redis encore une fois, je ne l'emploie pas comme cette espèce d'étendue neutre et indéfinie dans laquelle on peut décrire des formes à l'infini… Cette notion d'espace des géomètres n'est pas connue des Anciens. Ils pensent à partir du lieu plutôt qu'à partir de notre idée d'espace. Et le lieu c'est, disons, un espace qualifié, un espace qui a un centre, un point central, autour de quoi s'articulent des directions et des dimensions. Le mot lieu en allemand, ort, est un mot qui, dans le très vieil allemand, signifie la pointe de la lance, parce que c'est ce par quoi on fixe (ou fiche) en terre une lance qui constitue un centre.

croix arbre de vie, axe du mondeEt le vocabulaire du bois fiché en terre est fréquemment utilisé pour signifier la croix. C'est le repérage d'un centre : un centre de vie, un centre d'intérêt, un centre de l'espace, tout ce que vous voudrez. Être centré c'est avoir un foyer, c'est avoir un point focal, un repérage fondamental autour de quoi les choses se déterminent. S'il y a un point marqué, il détermine un haut et un bas, une droite et une gauche, un devant et un derrière, ce sont les six directions fondamentales. C'est pourquoi la croix à six branches, qui est une croix dans l'espace, est peut-être le symbole fondamental le plus complet, étant donné que le septième élément, c'est précisément le centre qui n'est pas l'un des six, de même que le shabbat n'est pas un jour parmi les jours, mais il est le jour de tous les jours. Les juifs disent parfois une phrase magnifique : « Les jours de la semaine nourrissent l'homme, le shabbat nourrit les jours. » : les jours de la semaine où on travaille nourrissent l'homme, mais le shabbat où on ne travaille pas est justement le jour qui nourrit les jours.

Une pensée qui ne pense pas à cela n'a pas lieu, n'a pas son lieu, n'a pas de centre, pas de quoi s'orienter : c'est une pensée planante (mais au sens de la planê en grec ancien, c'est-à-dire de l'errance), c'est une pensée qui n'a pas de lieu et pas de chemin, car pour avoir un chemin il faut avoir un lieu. Un chemin n'est pas une errance. « Je suis le chemin » ne veut pas dire « je suis une errance » – étant entendu par ailleurs que nos errances pourront se relire après coup comme ayant été secrètement un chemin, mais nous les vivons éventuellement comme errances.

► Je crois que c'est tellement fondamental, primordial en nous, qu'on ne sait pas qu'on porte ça, parce que le petit bébé est constitué de ça.

J-M M : Le petit bébé, s'il vient au monde, il vient progressivement au monde en prenant conscience de cela. Nativement il est tout à fait désajusté. Rien n'est désajusté comme un bébé : il veut vous toucher – veut-il vous toucher ? Il ne sait pas ce qu'il veut d'ailleurs – seulement il ne sait pas apprécier la distance, il vous donne aussi bien un coup de poing. Il n'est pas ajusté. Il n'est pas encore dans un monde. Et spirituellement nous sommes semblables à lui ! Nous ne sommes jamais véritablement, pleinement ajustés. Or la croix est le signe de cet ajustement.

Ajustement (dikaiosunê), c'est le même mot que justification et que justice. C'est un mot très fréquent chez Paul. Mais le terme de justification fait écho aux querelles théologiques : est-ce qu'on est justifié par la foi ou par la grâce ? Et le mot justice chez nous est trop simplement relégué dans le champ de la morale. “Ajustement” est la bonne traduction de ce mot-là (dikaiosunê). Donc nous naissons désajustés, en quête d'ajustement.

Si on essayait de se relire soi-même dans ce que nous appelons notre corps et dans nos cogitations (nos pensées) – puisque c'est dans cette banalité-là que nous pensons – si progressivement quelque chose de ce genre s'ajustait, je vous assure que le bénéfice serait au-delà de ce qu'on attend du bénéfice d'une retraite. Il y va de la vie, dans une retraite aussi, justement. Ce serait une bonne façon de revenir progressivement au monde, au monde nouveau, au monde qui vient, ou auquel nous avons à venir.

 

II – La thématique ciel/terre en Jean 3, 7-18

 

Nous en venons maintenant à saint Jean. Le premier repérage que nous avions fait était essentiellement lié aux deux directions du haut et du bas. Je parle ici des directions, il faudrait parler également des dimensions, ce qui reste autre chose par rapport à la détermination d'un espace de vie, nous y viendrons un jour ou l'autre.

Notre point de départ était donc l'unité, le lieu explicitement pensé entre le haut et le bas, dans la figure de l'échelle de Jacob. Donc nous sommes ici dans l'arbre médian qui est aussi la posture humaine, posture essentielle de l'homme comme dressé. Et nous avons vu en plus, avec les Odes de Salomon, l'extension latérale de la droite et de la gauche qui est à la fois le signe d'un déploiement et le signe d'un recueil et d'un rassemblement.

 

1) Jn 3, 14-18 : La croix qui sauve unit ciel et terre.

Une autre figure se trouve au chapitre 3 et elle est aussi paradoxale pour notre esprit, mais elle appartient aux testimonia, c'est-à-dire à ces données de l'Ancien Testament qui sont recueillies comme appartenant à une même symbolique.

a) Versets 14-15 : La hampe du serpent et le bois de la croix.

serpent d'airain, enluminure du Moyen Age« 14Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi il faut que soit élevé le Fils de l'Homme 15afin que tout homme qui croit en lui ait vie éternelle.»

Allusion est faite ici à un passage des Nombres. C'est le récit de cette bataille dans laquelle l'armée israélite est décimée par des morsures de serpents. Alors Moïse fait un serpent qu'on appelle parfois le serpent d'airain (ou de bronze), et le met sur le haut d'une hampe, d'un bois[3]. Le vocabulaire est intéressant parce que, dans les traductions en grec, parfois ils traduisent par sêmeion (signe), parfois par xulon (bois)[4]. C'est dire à quel point l'image de la croix dans la relecture de ce texte joue un rôle fondamental : le bois c'est la croix. Et celui qui voit, qui concentre son regard sur le serpent élevé, est guéri des morsures des serpents. C'est un épisode entre autres, mais qui est relevé ici et posé dans la collection des signes préfigurant la croix.

Il faut que le Fils de l'Homme soit élevé de la même manière et exposé aux regards : « Ils regarderont vers celui qu'ils ont transpercé » est-il dit au chapitre de la crucifixion (Jn 19, 37), c'est une citation également de l'Écriture.

Et regarder sauve de la morsure des serpents, c'est la même chose qu'avoir vie éternelle. « Tout homme qui croit en lui » : croire c'est entendre la parole, la parole donne de voir, c'est voir aussi et c'est même toucher – « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, […] et que nous nos mains ont touché… » (1 Jn 1,1). La foi, le regard croyant, le regard de foi, c'est cela qui sauve, qui donne vie éternelle, qui sauve de la morsure des serpents.

Les thèmes de la fosse, des flammes, des serpents etc. sont des thèmes très fréquents dans les psaumes. C'est une façon de dire la condition exposée de l'homme. Nous sommes ici dans le même type d'imagerie.

b) Verset 16. Le Fils un et les enfants ; le "serpent un" et "les serpents".

« 16Dieu a tant aimé le monde – c'est-à-dire les siens qui sont dans le monde, ce n'est pas le monde au sens négatif ici – qu'il a donné son Fils Monogène (son Fils un)… ».

“Son Fils un”, c'est très important parce que le “serpent un” n'est pas “un” serpent comme “l'homme un” n'est pas un homme parmi les hommes. On dit que la langue hébraïque n'est pas une langue spéculative. C'est vrai qu'elle ne l'est pas sur le mode sur lequel l'Occident est spéculatif, mais vous avez là une haute spéculation sur la distinction du singulier et du pluriel. « Je suis le pain de vie » (Jn 6, 35) : je ne suis justement pas du pain ni un pain parmi les pains. Il y a un usage du singulier, donc du Monogène, du Fils un – fils au sens “un” et non pas un fils parmi les fils – qui est l'unité unifiante des enfants dispersés. Et les enfants dispersés se manifestent ici comme ceux qui sont soumis aux multiples serpents.

c)  La symbolique du serpent.

serpent d'airain, mur d'égliseLa symbolique du serpent est une symbolique curieuse, elle a même une réputation plutôt négative en général dans le monde biblique, chrétien également. En général le serpent c'est le premier rusé. Seulement le premier rusé est en même temps l'inversion du plus sage, et il en reste une sagesse pervertie. Ici "le" serpent au singulier est donc pris en figure positive.

Vous avez là l'indication d'un principe premier dans la lecture des symboles. Les symboles doivent toujours se lire dans un contexte, et tout peut symboliser tout. Seulement pour que ce ne soit pas symboliser rien – parce que symboliser tout, c'est symboliser rien – il faut que cela entre dans un contexte, que cela se détermine dans un contexte.

De culture à culture, les contextes sont différents. Par exemple le dragon, dans l'Apocalypse, c'est la même chose que l'adversaire, le serpent, Satan ; en Extrême-Orient le dragon est quelque chose comme le Logos. Donc de culture à culture.

Mais à l'intérieur d'une même culture, d'un auteur à un autre auteur, la même chose peut être prise en sens différents. C'est pour cela qu'il faut toujours lire le contexte, la contexture, et qu'une parole ne parle que dans sa contexture. De plus chez un même auteur la même chose peut parfois être prise en sens différents, ce qui donne lieu à d'apparentes contradictions. Les apparentes contradictions sont nombreuses dans la Bible, elles sont toujours extrêmement fructueuses et signifiantes. Quand il y a deux phrases qui ont l'air de se contredire, surtout n'essayez pas d'en choisir une au détriment de l'autre. Elles sont vraies à condition de percevoir la compossibilité des deux, chacune étant mise dans son lieu et dans son sens, et c'est cela qui fait avancer la pensée.

d) Versets 16-18. Espace de jugement et espace de salut.

« 16Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils Monogène en sorte que tout homme qui croit en lui ne périsse pascomme périssaient les combattants israélites mais ait vie éternelle.»

« 17Car Dieu n'a pas envoyé son Fils vers le monde  pour qu'il juge le monde, mais pour que par lui le monde soit sauf. » Vous avez ici une dépréciation du jugement. « Il n'est pas venu pour juger » donc il n'y a pas de jugement. Vous avez plusieurs textes de Jean qui disent que le Christ n'est pas venu pour juger, mais d'autres textes de Jean disent : « Il a été établi juge des vivants et des morts ». C'est contradictoire ? Pas du tout : chaque chose demande à être entendue en son contexte et en son lieu. En quel sens n'y a-t-il pas de jugement ? Ce qui me sauve de l'espace de jugement, de l'espace d'être jugé, c'est de croire.

« 18Qui croit en lui (qui l'entend) n'est pas jugé, qui ne croit pas (qui n'entend pas), est jugé d'avance du fait qu'il n'a pas cru dans le nom du Fils Monogène de Dieu. » Ça déplace le lieu du jugement : ça signifie que nous sommes nativement dans un espace dans lequel on se juge, et la foi est ce qui me sort hors de l'espace de jugement.

Vous avez dans les Synoptiques : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés », il ne faut pas entendre « si vous avez la gentillesse de ne pas juger vos petits copains, en récompense Dieu, sans doute, plus tard, ne vous jugera pas. » Tu parles ! Juger atteste que je suis dans un espace qualifié par le jugement, un espace de jugement. Du même coup je demeure dans un espace de jugement, et du même coup je suis jugé. C'est sortir de l'espace de jugement qui sauve.

Il faudrait continuer[5], mais ce que je voudrais marquer, pour revenir à notre thème, c'est que nous sommes toujours dans la thématique du haut et du bas. Ce qui est relevé à propos du serpent ici, c'est qu'il est dressé ; et que cette croix qui sauve, c'est ce qui unit ciel et terre.

 

2) Haut et bas, ciel et terre en Jn 3, 7-8 et 12-13.

a) Versets 7-8. Naître d'en haut. Le rapport à l'insu.

Nous sommes dans la thématique ciel / terre tout au long de ces premiers chapitres. Que nous y soyons toujours serait confirmé si nous lisions le début de ce chapitre 3 puisque Jésus y affirme au verset 7 que « il faut naître d'en haut », donc un haut et un bas.

Vierge Orante, Monastère du Christ, Mendoza, ArgentineIl faudrait que nous commentions les phrases décisives. « 8Le pneuma souffle où il veut– donc il souffle à partir de son désir, de sa volonté ; rappelez-vous : désir, volonté, semence – et tu entends sa voixce qui ne veut pas dire (ou pas d'abord) : tu entends le vent dans les branches – mais tu ne sais d'où il vient ni où il va ». “D'où je viens ?”, “où je vais ?” : nous avons dit que la question “où ?” est la première question, la question identifiante. “D'où je viens ?”, “où je vais ?” dit qui je suis, et “qui je suis” dit “de qui je suis né”. Et d'où je viens, c'est là où je vais, car c'est ça la demeure : la demeure est le lieu d'où je sors pour y revenir.

“Tu ne sais”. Bienheureuse nescience. Le non-savoir ici est l'indice que ce que je vise dans ma pensée est au-delà de ce que je puis détenir, c'est-à-dire que ma pensée est trop petite, mon pouvoir de pensée est toujours trop préhensif et du même coup manque cela qui n'est pas de l'ordre de ce qui se prend. Le véritable savoir, c'est savoir que ça ne se sait pas ; de même que la bonne attitude, c'est ne pas vouloir prendre de force ce qui n'est pas prenable, car cela lui permet de se donner. Nous avons déjà dit cela.

Le rapport avec l'insu n'est pas un rapport de savoir ou un rapport de prise : « Tu entends sa voix ». Mon rapport au bienheureux insu est la parole qu'il donne à entendre. Entendre pas seulement la voix qui récite des théories, mais la voix qui appelle. Et j'entends la voix ou non, et à l'heure où cela est donné. Dieu donne à entendre mais il donne aussi que j'entende à l'heure où cela est donné.

b) Versets 12-13 : le Christ jonction entre ciel et terre.

Je ne poursuis pas le texte parce qu'il nous conduit vers d'autres thèmes que ceux pour lesquels nous avons ouvert cette page, mais lisons les versets 12 et 13.

« 12Si je vous dis les choses terrestres et que vous ne croyez pas, comment si je vous dis les choses célestes croirez-vous ? on a donc la distinction entre les choses terrestres et les choses célestes : les choses que vous venez d'entendre ici ne sont encore que des choses terrestres.Ceci réitère le rapport ciel / terre – 13Personne n'est monté vers le ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'Homme. » C'est lui qui fait l'unité, la jonction des éléments ciel et terre dans leur distance, et accomplit ainsi leur proximité.

Le Christ, c'est le chemin ou la hampe dressée entre ciel et terre, le monter et descendre, c'est ce qui établit la proximité qui n'est pas une proximité matérielle.

L'être proche en question ici, c'est la véritable proximité qui est intérieure. C'est le philosophe Heidegger qui dit en substance : « Quand je suis à Fribourg en Bresgau et que je pense au pont de Kehl, je suis plus près du pont de Kehl que la personne qui passe dessus sans y penser.[6] » La pensée est un des modes de la véritable proximité. Quand nous parlons de proximité ici, nous ne parlons pas simplement d'une proximité mesurable en kilomètres ou en centimètres, nous parlons de la proximité au sens où nous avons à être le proche, le prochain les uns des autres. Être le prochain ne veut pas dire qu'on doive nécessairement habiter ensemble. La proximité c'est d'avoir mutuellement soin.

C'est très important aussi pour comprendre même la mémoire, car la mémoire est la proximité du passé et de l'avenir, ce n'est rien d'autre. La mémoire n'est pas simplement la faculté de se souvenir de choses, c'est de retenir ensemble.

Programme des jours à venir.

Nous sommes conviés implicitement à mettre en pièces un certain nombre de choses qui nous sont familières comme mode de pensée, donc à revisiter cela. Je vous assure que c'est un véritable rajeunissement de l'esprit pour peu qu'on veuille bien s'y laisser aller.

Un jour j'aimerais bien expliquer ce que c'est que l'analogie, parce que l'analogie est un thème majeur chez saint Thomas d'Aquin et c'est ce qu'il garde de plus précieux par rapport à l'Écriture. Or la philosophie moderne a complètement balayé la notion d'analogie. Et ce serait peut-être déjà un chemin pour nous aider à entrer dans la symbolique. C'est quelque chose de très rigoureux, de très précis[7].

Comme perspectives, nous avons à relever deux autres thèmes de l'exaltation, du même type que ce que nous avons déjà amorcé du côté de la croix : il y aura Jn 8, 28 et un verset au milieu du chapitre 12 ; ces versets sont importants car ce sont des traces sur le chemin de ce que sera la croix[8].

Cependant il serait bon aussi de s'arrêter au chapitre 5, la guérison du paralytique, car il est question ici de la différence entre l'être gisant (l'être couché) et l'être debout. Et la petite phrase « Lève-toi, prends ta couche (ton grabat) et marche » est peut-être l'origine fondamentale de l'expression « prendre sa croix » (porter sa croix), et ça lui donne un sens tout à fait positif[9].

Par ailleurs nous allons remettre à une autre session tout ce qui est de l'extension des bras, puisque c'est le thème du rassemblement des dispersés (des déchirés)[10]. C'est un thème majeur, et qui aurait plutôt trait à l'horizontalité du déploiement pour le rassemblement ; il est indiqué dans la symbolique des bras ici.

Et puis nous arriverons au passage de la crucifixion qui est quand même un lieu majeur où il faut aboutir si on veut parler de la croix comme signe. Qu'est-ce qu'elle signifie ? Il y a énormément à dire, soit qu'on considère ce passage en lui-même, soit qu'on ait le temps de faire appel au texte auquel j'ai fait allusion, celui de 1 Jean 5 : j'avais indiqué que c'était important pour lire l'effusion de l'eau, du sang et du pneuma à la croix du Christ.

 

III – Réponses à des questions

 

1) La conception de l'homme dans le Nouveau Testament.

a) Penser l'homme en termes de posture et de relation.

J'ai reçu de votre part trois textes de dimensions inégales. Je prends la première question.

► Vous avez dit que faire le signe de la croix sur moi-même, c'est revêtir l'homme nouveau. Est-ce que ça veut dire que c'est me relier au monde qui vient, à l'espace qui est régi par l'agapê et par la vie ?

J-M M : Réponse : oui.

Revêtir : nous avons indiqué qu'il y a là une symbolique du vêtement. Nous avons prononcé un autre mot qui est "configuration". Mais le vêtement est une configuration du corps, c'est une interprétation du corps, c'en est la manifestation, ceci dans la base de la symbolique du vêtement, à la mesure où le corps est une posture.

●  Mais le corps (qui est posture) n'est pas clos en soi, il est précisément toujours relation. Mon corps est relation, et la relation qui est un des modes de la dis-tance, implique en même temps cette notion d'espace.

Dis-tance n'est pas à prendre ici dans un sens négatif. Même l'éloignement n'est pas nécessairement à prendre en un sens négatif, à la mesure où l'éloignement est la condition de l'approche, donc la constitution d'autrui comme prochain. C'est l'importance également de la dif-férence qui n'est pas négative mais qui est, au contraire, la condition de la mêmeté. On ne peut être même que si on dif-fère. J'insiste sur la préposition : dis-tance, dif-férence. La dis-tance (stance), c'est se tenir de part et d'autre ; la dif-férence (fere) : se porter de part et d'autre. Ce sont des choses très élémentaires.

Et comme l'homme est constitué par la relation, il est nativement dans une qualité d'espace. On peut le dire dans le langage de l'espace, et c'est ce que fait l'Écriture quand elle distingue les deux olam – en grec les deux “aïones” ; nous dirions dans notre langage à nous les deux “mondes” bien que ce ne soit pas le mot qu'ils emploient[11]. Ce sont des espaces qualifiés, des espaces régis, ce ne sont pas des espaces qui se mesurent avec des mètres étalon, mais qui s'appréhendent.

Le sentiment (se sentir auprès de) est plus fondamental que l'énumération d'une distance par centimètres et mètres. Le langage des poids et mesures que nous entendons principalement dans le champ de la mathématique, ou de la physique ou de la chimie – le poids spécifique, le “ce qui se pèse”– a un sens familier à notre époque. Mais ces mots peuvent être lus dans un autre langage et sont plus essentiellement entendus quand ils sont entendus comme des qualités que comme des quantités. Le sentiment de proximité est un plus authentique sens du proche que la mesure en mètres.

Par exemple le poète Hölderlin emploie souvent le mot de "mesure" et il ne s'agit pas du tout de mesurer avec un étalon. Donner la mesure, être à la mesure de. Il y a de magnifiques commentaires d'Heidegger sur ce thème chez Hölderlin.

Savez-vous que le mot pensée en français vient du mot pesée ? Bien sûr il ne signifie pas une pesée sur la balance, il signifie apprécier quelque chose selon son poids qualitatif, si je peux m'exprimer ainsi : soupeser, peser. Ça nous met dans le rapport du lourd et du léger. Et ce rapport du lourd et du léger, nous l'utilisons constamment et dans des sens opposés. Par exemple quand je dis « Oh, vous êtes un peu léger », c'est un sens négatif par opposition à ce qui a du poids, c'est-à-dire de la présence, de la densité. En revanche si j'oppose le subtil et le lourd : « il est lourdaud », c'est le lourd qui est négatif par opposition au subtil. Voyez ce genre de renversement.

●   Parler en termes de nouveauté de vie et de qualité d'espace.

être en relation, Berna LopezDonc ici j'essaie de dire ce que signifie l'expression « relié au monde qui vient ». Ce qui est premier dans l'Écriture, ce n'est pas la vertu individuelle, c'est la qualité de relation, car nous appartenons à un des deux mondes suivant la qualité de relation. C'est ainsi que par exemple nous vivons nativement dans un espace de jugement (pour revenir à quelque chose que nous avons lu) ; un espace de jugement, c'est un espace dans lequel on juge et du même coup dans lequel on est jugé. Être retiré de l'espace de jugement pour être dans l'espace d'agapê, c'est être transféré de ce monde à un monde nouveau, ou que se révèle en nous une dimension nouvelle de notre être au monde. Et c'est cela qui est annoncé par l'Évangile, c'est la capacité (peut-on dire) d'acquérir une vie d'un nouveau type, mais c'est la même chose que de dire : accéder à un monde nouveau.

Quand je dis : nous sommes meurtriers d'être mortels, c'est que nous appartenons à la mort, à la fois comme excluant autrui et comme étant exclus par autrui. Mais ce n'est pas forcément la mort, ça peut être purement et simplement la jalousie, et c'est même premièrement la jalousie. L'élément premier de la fratrie, c'est la jalousie. Ce qui me permet de dire cela, c'est que la première fratrie est le premier lieu d'émergence du meurtre : c'est Abel et Caïn. Et comme nous sommes constitués par une relation, si je tue un des termes de la relation, j'atteste que je suis mort, puisque je ne suis plus en relation. C'est ce que dit saint Jean en toutes lettres : « aucun meurtrier n'a la vie en lui » (1 Jn 3, 15)[12].

Je sais que je viens de dire un certain nombre de choses qui ne sont pas familières à première écoute, parce que nous pensons toujours tout à partir de cette substance, de ce sujet, de cet ego, une égoïtée qui pour nous est première. Mais penser ainsi, c'est appartenir à un monde dans lequel la relation positive, la relation d'agapê n'est pas constitutive. Or dans le monde qui vient, c'est la relation d'agapê qui est la qualité de cet espace relationnel : le monde est un espace relationnel.

J'ai répondu à la question et j'ai débordé, j'en ai profité pour esquisser quelques points importants de ce qu'on pourrait appeler l'anthropologie du Nouveau Testament, la conception de l'homme.

Voilà pourquoi si je juge, je suis jugé : je suis dans un espace où il y a du jugement. Être sauf, c'est être retiré de l'espace de jugement. Et je suis retiré de l'espace de jugement en accédant à un autre espace. Accéder à un autre espace s'appelle la foi. C'est en ce sens-là que la foi fait que je ne suis pas jugé, parce qu'elle me retire de l'espace de jugement.

b) Penser notre rapport à Dieu dans une véritable altérité.

Les conséquences sont très graves parce que finalement il s'agit de notre rapport à Dieu. Or quoi que nous fassions, nous continuons plus ou moins d'avoir un rapport à Dieu qui est un rapport de compétition : c'est ou lui ou nous, c'est-à-dire que nous sommes deux.

Bien sûr que nous sommes deux, Dieu est autre que moi, mais nous n'avons d'expérience d'altérité que d'altérité jalouse, compétitive : la plupart du temps c'est toi ou moi. Et c'est ainsi qu'ensuite on essaie de poser des questions : qui prend l'initiative, est-ce Dieu ou est-ce moi ? Si c'est Dieu, ce n'est pas moi : si c'est Dieu qui me sauve, donc je ne me sauve pas. C'est vrai ultimement dans les traités de théologie sur la grâce, sur la donation gratuite du salut, où c'est Dieu qui prend l'initiative et qui me conduit jusqu'au bout, hors du monde de compétition pris dans le mauvais sens. Car le mot de compétition pourrait être pris dans un bon sens aussi dans d'autres lieux, mais je lui garde ici son sens négatif qui décrit un monde où c'est d'autant plus toi que c'est moins moi.

Caïn tue Abel, Monreale (Sicile), Cathédrale, XIIe sOr mon rapport à Dieu est une véritable altérité, mais une altérité dans laquelle c'est d'autant plus lui que c'est plus nous. Il ne s'agit pas du monde de l'alternative, du : ou bien… ou bien… Et cela, nous avons du mal à l'imaginer parce que nous naissons dans un monde ouvert par la jalousie (phthonos) et la jalousie conduit ultimement à exclure, la jalousie conduit au meurtre. Ici je prends jalousie dans un sens fort.

Je vais vous donner un exemple très joli. Dans mon village à Chevannes, entre Nevers et Château-Chinon, il y avait une petite fille, jolie d'ailleurs. Petite, on lui annonce que demain va naître son petit frère. Le lendemain matin, quand les parents sortent dans le jardin, ils aperçoivent le carré de choux complètement arrachés, bouleversés et piétinés. Ce n'est pas inventé ça ! Elle savait par ailleurs que les petits frères, ça naît dans les choux, et elle sentait très bien que c'était une menace, qu'elle ne serait plus la seule à être aimée. Elle a maintenant probablement 60 ans, elle est grand-mère, tout va bien !

 

2) Précisions sur des choses vues.

Le dernier texte que j'ai reçu de vous – texte plutôt que question – comporte plusieurs caractéristiques. D'abord c'est le texte de quelqu'un qui dit être tout à fait à l'aise avec ce que nous disons et ce que nous faisons ici au cours de cette semaine. Ensuite c'est un texte qui est en même temps une demande de rendez-vous et qui comporte beaucoup de données personnelles : je ne me sens pas le droit d'en faire état publiquement puisque je me réserve une certaine discrétion dans ce domaine. Je retiendrai quelques expressions qui sont communicables sans indiscrétion.

●   Prendre (saisir) de façon adamique ou de façon christique.

► J'aime comprendre le thème de “prendre quelque chose comme Adam” et par opposition “se laisser vider comme le Christ” car j'ai l'impression que c'est ici que tout se joue.

J-M M : Cela fait allusion au premier texte que nous avons lu qui est Ph 2 : « Lui qui étant en image de Dieu, n'a pas essayé de prendre, mais s'est vidé de lui-même et c'est pourquoi il a fait l'espace pour que cela lui soit donné. » En effet je crois qu'avoir aperçu quelque chose de ce champ-là est effectivement de première importance, c'est même une façon de dire la qualité propre des deux espaces. Il y a l'espace de notre adamité (de notre Adam de Gn 2-3) dans lequel nous sommes nativement par naissance en ce monde où "prendre" est la première chose que nous essayons de faire : prendre au sens de saisir, même aussi comprendre. Tout cela n'est pas jeté comme nul et non avenu, c'est notre condition native. Et par ailleurs prendre pourra aussi être gardé jusque dans le monde qui vient à condition que prendre soit donné dans la parole qui donne, la parole qui dit « Prenez et mangez ». Mais à ce moment-là, ce n'est plus le prendre de la rapine ou de la violence (de la ruse, etc), le prendre ce qui ne se prend pas. Au contraire, c'est avoir découvert qu'il y a quelque chose d'essentiel qui ne peut qu'être donné. Je pense que cela est très important.

●   Dieu à l'image de l'homme / l'homme à l'image de Dieu.

Je reviens rapidement sur quelque chose que j'avais commencé à dire tout à l'heure, mais je ne suis pas allé jusqu'au bout. Qu'il y ait une corrélation entre toi et moi, entre Dieu et moi, implique que si je reste dans le monde de la préhension par exemple, ou de la violence, de la prise violente, non seulement je suis violent mais en même temps je me fais un dieu violent puisque c'est corrélatif. Or le Dieu qui fait peur, le Dieu qui est perçu comme méchant, comme punisseur, comme juge sévère, c'est une fabrication de ce monde dans lequel nous sommes. Le Dieu que je me fais est à l'image de ce que je suis, alors que nous sommes invités à être un homme à l'image de Dieu, ce qui est l'inverse.

Tant que je suis dans le monde de la compétition, Dieu reste un compétiteur donc un adversaire. Et ceci est très important parce que je pense qu'ultimement notre idée de Dieu et de nous-mêmes en Occident n'a pas cessé d'être dans un rapport de meurtre. Je veux dire par là qu'une certaine idée du Dieu juge et menaçant a été sans doute meurtrière pour un certain nombre d'hommes. Elle continue à l'être mais aujourd'hui on se rebiffe et on met Dieu à mort. Il pourrait se faire que toute cette histoire soit l'histoire d'une relation manquée. Elle est toujours plus ou moins manquée, mais avoir mis le doigt sur ce point est quelque chose d'important. Je suis un peu sorti de ta question pour revenir à la question précédente, mais vous voyez qu'elles s'entretiennent, qu'elles se tiennent l'une l'autre.

●   Être configuré par l'Esprit Saint.

Je retiens également de cette page autre chose pouvant donner lieu à développement :

► En ce qui concerne le mot pneuma, j'ai découvert un peu qui était l'Esprit Saint et bien sûr j'ai hâte d'en savoir plus. Dans l'encyclique sur la vie consacrée Jean-Paul II disait à peu près : « C'est l'Esprit Saint qui donne la force de répondre à un don exigeant, c'est lui qui configure au Christ. »

J-M M : J'ai été tout content de voir que Jean Paul II employait le même langage que moi, ça fait toujours plaisir : la configuration, c'est un mot qui fait difficulté. C'est du reste un mot qui a son équivalent dans le Nouveau Testament : se laisser configurer par le Christ. Et effectivement c'est le Pneuma (l'Esprit) de Dieu qui œuvre en nous. Or l'Esprit de Dieu n'est pas seulement un souffle muet, c'est le souffle qui porte la parole du Logos, la parole de l'Écriture. Me laisser porter par la parole entendue dans le souffle du Pneuma, c'est en effet cela qui est susceptible de me configurer au Christ comme enfant de Dieu.

●   Porter sa croix.

Si j'ai choisi de venir à cette retraite c'est pour apprendre, en regardant Jésus, à accepter mes croix.

J-M M : En effet voilà que le mot de croix ici, qui était dans le titre de la retraite, prend un sens usuel que nous avons commémoré simplement en passant, et qui est l'expression « les croix dans la vie ». Cette expression courante, peut-être à l'excès, a un sens qui est lié à l'expression « porter sa croix ». Ceci nous ramènerait au texte du paralytique : « Lève-toi, porte ton grabat – étant entendu que Jean pense le grabat comme la croix – et marche ». Il y a une espèce de circulation ici qui se fait spontanément[13].

 

IV – L'analogie

 

 J'ai dit ce matin qu'un jour où il y aurait peu de questions, j'essaierais d'expliquer ce que c'est que l'analogie comme une espèce d'introduction à la compréhension du symbole.

saint Thomas d'Aquin visité par l'Esprit1) L'analogie de proportionnalité chez saint Thomas d'Aquin.

Je vais essayer d'aller très progressivement. En effet ce qu'on appelle analogie chez saint Thomas d'Aquin est un mode de pensée qui sort saint Thomas des vicissitudes de l'Occident et qui lui permet de garder quelque chose de la symbolique néotestamentaire.

Très curieusement ce thème de l'analogie a disparu et même est rejeté explicitement de la pensée occidentale par la philosophie telle qu'elle s'est développée par la suite. Un jour, je me rappelle, je rencontrais un de mes collègues, un dominicain qui enseignait à la Catho en même temps que moi. C'était un éminent professeur de théologie, grand spécialiste de Hegel, vraiment à l'extrême pointe de la philosophie de l'Occident. Je lui dis : mais alors qu'est-ce que vous faites de l'analogie de saint Thomas d'Aquin ? Réponse : Ouf, c'est passé tout ça ! Ah bon ! Pour moi c'est ce qui reste de plus précieux chez saint Thomas d'Aquin.

Qu'est-ce que l'analogie ?

●   Approche de l'analogie par l'usage de quantités.

On va partir de l'équation, c'est-à-dire d'une égalité (c'est le sens du mot équation)  et une égalité de proportions. Une proportion, c'est par exemple 3/6, un pro-rata. Analogia et prorata en latin sont des mots dont la signification est en consonance. Nous sommes ici dans l'arithmétique élémentaire. Soyez tranquilles, je ne vais pas aller au-delà car je ne suis pas du tout mathématicien. L'arithmétique nous apprend à compter, mais pas à réfléchir à ce qu'on fait quand on compte, c'est dommage.

Le rapport entre 3 et 6 (3/6) est une proportion de moitié (3 est la moitié de 6) ; 4/8 est aussi dans une proportion de moitié (4 est la moitié de 8) ; donc je peux dire 3/6 = 4/8. Cette égalité de proportions est faite avec des éléments inégaux : le 3 n'est pas égal au 4, et le 6  n'est pas égal au 8, mais le 3 est au 6 ce que le 4 est au 8. Les éléments ne sont pas égaux, ce sont les deux proportions qui sont égales. C'est pour cela que les théologiens parlent de “analogie de proportionnalité” – pas de simple proportion mais de proportionnalité, donc de proportion de proportions.[14]

●   Analogie de proportionnalité.

Nous ne sommes pas ici (avec 3/6 et 4/8) dans une analogie, nous sommes dans une adéquation. Mais si au lieu de le faire avec des quantités, je fais la même opération avec des choses qui ne sont pas de l'ordre de ce qui se compte et de ce qui se mesure ; si je dis par exemple « Tu es le soleil de mon cœur », je dis que le soleil est à la terre, ce que tu es, toi, par rapport à mon cœur. Les langues font cela spontanément parce que les gens ne calculent pas quand ils disent « tu es le soleil de mon cœur », et puis c'est très compréhensible tout de suite, ça passe très bien ; or c'est une analogie de proportionnalité. Si je dis « ce que la couleur est à l'œil, l'idée l'est à l'intelligence », je fais la même chose.

Or nous ne sommes pas ici du tout dans l'univoque. En effet l'univoque, c'est un sens pour un mot. Si je dis une souris, je dis une souris ; si je dis un homme, je dis un homme. Mais si je dis être à propos d'une souris et être à propos d'un homme : la souris est et l'homme est. Mon verbe être a-t-il le même contenu dans l'un et l'autre cas ? Non pas ; autrement l'être serait le premier genre et il n'y aurait rien en dehors de lui, puisque tout est être. Alors mon verbe être est-il purement équivoque, il ne dit rien de pareil dans l'un et l'autre cas ? Il n'est ni univoque, ni équivoque, il est analogue c'est-à-dire qu'il signifie selon une certaine proportionnalité : en d'autres termes, ce que l'être de la souris est à la souris, l'être de l'homme l'est à l'homme, voilà cette proportionnalité.[15]

Dans « Tu es le soleil de mon cœur » le mot de soleil est transféré à un sens que vous appelez figuré, mais ça ne veut rien dire figuré, c'est un autre sens, et c'est un sens cependant qui est en rapport avec le premier. De même la couleur et l'œil sont dans une proportion analogue à la proportion qui est entre l'idée et l'intellect.

●   Les transcendantaux.

On ne peut pas dire de chose univoque de Dieu, on ne peut même pas dire de chose univoque de l'être – c'est lié au fait qu'au Moyen Âge l'être c'est Dieu. De nos jours, ce n'est plus cela, avec raison d'ailleurs parce que le concept d'être est trop petit pour dire Dieu. D'ailleurs les universaux sont ces choses qui ne sont pas définissables par une définition univoque. Par exemple le vrai n'est pas définissable de façon adéquate, le vrai a la dimension même de l'être. L'être est essentiellement vrai ou essentiellement bon, et tout mal est une trace de non-être dans l'être. Au Moyen Âge, on appelle cela des transcendantaux, donc ce qui dépasse la pensée qui procède par définitions[16]. Autrement dit les choses indéfinissables peuvent être appréhendées par analogie mais pas par définition.

Le mot définition a lui-même une définition. Comment se fait la définition ? Elle se fait par genre et différence spécifique (par genre et espèce) nous l'expliquions hier[17]. L'homme est du genre animé mais il est spécifié dans l'ensemble du genre animé comme un animé qui est doué de logos (de parole ou de raison, comme vous voudrez). Or ce qui permet la définition, la différence spécifique sur le genre, n'existe pas dans l'être comme être. C'est à partir de là que s'affirme la notion d'analogie.

 

2) Parler de Dieu par analogie et non par concepts.

Il n'y a pas de définition de Dieu, car il n'appartient pas au monde qui puisse se définir. Saint Thomas le dit : nous pouvons savoir que Dieu existe (et il pense pouvoir le montrer) mais nous ne savons pas ce qu'est Dieu. Pour ma part il me paraît assez difficile de pouvoir montrer que cela est sans savoir quelque chose de ce que c'est… C'est du moins les théories de la théologie classique.

Autrement dit on ne peut pas parler de Dieu par discours univoque, par définition, et c'est là que l'analogie est d'un grand secours : on ne peut parler de Dieu que par analogie c'est-à-dire par proportion de proportions. « Ce que Dieu est à l'âme, c'est quelque chose comme ce que le soleil est au jardin » par exemple.

Les grandes traditions spirituelles de l'humanité ont toutes parlé ce langage symbolique. On ne peut adéquatement parler de Dieu que par là ; et encore, ça ne veut rien dire, car on ne peut pas en parler adéquatement si je désigne par "adéquatement" une équation.

Donc ce langage, qui est un langage d'approche, est celui que toutes les grandes traditions ont porté. Et lorsqu'on veut le remplacer par un discours purement conceptuel, on manque la capacité de dire Dieu. C'est pourquoi notre recours au discours de l'Écriture, au discours fondateur de notre foi, est pour moi de première importance. Les tentatives de définir, de mettre en ordre, de débattre avec, les questions philosophiques sont légitimes. Ce que je crains, c'est de prétendre à faire des synthèses. Si nous sommes dans un discours de type logique il faut que ça se rencontre. Ça se rencontre mais pas nécessairement pour être pacifiquement ensemble. Ça peut se rencontrer pour qu'on prenne conscience d'une distance, d'une carence et d'une différence. Les distances sont bonnes, les différences sont bonnes, mais faire des synthèses, c'est souvent s'obliger à manquer les deux parties de ce qu'on prétend synthétiser.

 

3) Précisions à partir de questions.

Je ne sais pas si cela vous éclaire, mais j'ai essayé d'être le plus simplet !

► Ce sont les paraboles sur le royaume des cieux ? Par exemple : « Le royaume des cieux est semblable à un homme qui jette de la semence »

J-M M : Bien sûr, les paraboles rentrent dans l'ordre d'une symbolique, mais pas seulement les paraboles.

► En même temps vous avez dit que Jésus est le visible de l'invisible, ce n'est pas une définition, c'est une connaissance.

J-M M : Ah ! Mais c'est que la connaissance par analogie est une connaissance éminente, c'est une connaissance. Nous avons tort de penser que l'éminence de la connaissance réside dans l'univocité. Seulement toute notre culture tend à évacuer cela, sauf à se servir des restes de l'analogie dans le domaine de la publicité et donc de la rhétorique – parce que la publicité, c'est la rhétorique d'aujourd'hui. Mais c'est un usage déficient de la grande symbolique.

Quand je dis “voir”, ce n'est ni voir avec les yeux ni voir avec la raison. « Il est le visible » mais qui ne se donne à voir ni à l'œil ni à la raison, il ouvre son propre espace de visibilité.

► Moi je suis matheuse et ça me va très bien sauf un mot, quand vous avez dit “proportion” au début, en fait en mathématiques c'est un rapport : le rapport de trois à six est le même que le rapport de quatre à huit, et c'est l'égalité qui est la proportion. 

J-M M : Quand on dit la moitié, je pensais que c'était une proportion, une portion. En même temps je pense que le mot de proportion est légitime, même s'il n'est pas d'usage. En tout cas Platon emploie le mot analogia pour la moitié, par exemple ou le tiers. Le mot analogie signifie "proportion" en grec. Seulement toute science spécifie son langage et le détermine de façon parfois arbitraire pour qu'on puisse s'y reconnaître. Je vous remercie de la remarque.

Pourquoi j'aimerais garder le mot de "proportion" ? C'est que l'analogie de pro-portionnalité m'intéresse parce que c'est une analogie de proportion de proportions, comme je l'ai expliqué au début.

► En conclusion : « ce que le soleil est à mon jardin est comme ce que Dieu est pour moi », ça c'est tout à fait bien.

J-M M : C'est le transfert dans un champ qualitatif… D'ailleurs vous savez, chez les Anciens, la différence était moins grande, parce que chez les Anciens, les chiffres n'étaient pas premièrement des quantités.

Il faut savoir que la symbolique des chiffres est constante chez Jean et dans les premiers écrits. Par exemple « cinq pains » (Jn 6, 9, 13)  ne signifie pas nécessairement qu'il y a 5 pains car cinq signifie que c'est le pain de la Torah (qui comprend 5 livres) et pas encore le pain de l'Évangile[18]. Autrement dit il y a toute une procédure qui ne nous est pas du tout familière.

De même quand Jésus dit qu'il y avait “environ 153 poissons”, ce n'est pas qu'il les a comptés, ça a une signification qualitative. Dans une tradition donnée les chiffres sont porteurs d'une qualité reconnue par tous. Ainsi dans la Bible il y a des chiffres extrêmement porteurs de sens : le 40 par exemple.

Le 50 est le chiffre du jubilé et aussi le chiffre de la Pentecôte, c'est-à-dire de la collation de la Loi à Moïse, ce qui a été transféré dans le Nouveau Testament comme la descente du Saint Esprit sur l'humanité. Or 50, c'est 7× 7 + 1, le 7 étant un chiffre majeur, donc c'est le carré de 7 plus 1 qui est l'unité. Ceci est une parenthèse.

 

Homélie sur Mt 13, 1-9 : parabole du semeur

 

Jr 1,1.4-10

Paroles de Jérémie, fils de Helkias, l'un des prêtres qui étaient à Anatoth, dans le territoire de Benjamin.

Le Seigneur m'adressa la parole et me dit : « Avant même de te former dans le sein de ta mère, je te connaissais ; avant que tu viennes au jour, je t'ai consacré ; je fais de toi un prophète pour les peuples. » Et je dis : « Oh ! Seigneur mon Dieu ! Vois donc : je ne sais pas parler, je ne suis qu'un enfant ! » Le Seigneur reprit : « Ne dis pas : "Je ne suis qu'un enfant !" Tu iras vers tous ceux à qui je t'enverrai, tu diras tout ce que je t'ordonnerai. Ne les crains pas, car je suis avec toi pour te délivrer, déclare le Seigneur. » Puis le Seigneur étendit la main, il me toucha la bouche et me dit : « Ainsi, je mets dans ta bouche mes paroles ! Sache que je te donne aujourd'hui autorité sur les peuples et les royaumes, pour arracher et abattre, pour démolir et détruire, pour bâtir et planter. »

Mt 13, 1-9

Ce jour-là, Jésus était sorti de la maison, et il était assis au bord du lac. Une foule immense se rassembla auprès de lui, si bien qu'il monta dans une barque où il s'assit ; toute la foule se tenait sur le rivage. Il leur dit beaucoup de choses en paraboles :

« Voici que le semeur est sorti pour semer. Comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin, et les oiseaux sont venus tout manger. D'autres sont tombés sur le sol pierreux, où ils n'avaient pas beaucoup de terre ; ils ont levé aussitôt parce que la terre était peu profonde. Le soleil s'étant levé, ils ont brûlé et, faute de racines, ils ont séché. D'autres grains sont tombés dans les ronces ; les ronces ont poussé et les ont étouffés. D'autres sont tombés sur la bonne terre, et ils ont donné du fruit à raison de cent, ou soixante, ou trente pour un. Celui qui a des oreilles, qu'il entende ! »

 

Voici donc qu'il est question de semence.

Il était déjà question de semence dans le livre de Jérémie. « Avant même de te former dans le sein de ta mère – donc avant cette gestation, cette naissance, donc avant le temps – je t'ai connu (je t'ai voulu). » Et c'est cela en nous qui est voulu, connu de Dieu, le nom qu'il nous donne en secret, que nous ne connaissons pas, qui est véritablement notre semence.

parabole du semeurDans la parabole évangélique il est question de semence encore. Ce qui est semence ici c'est la parole, la parole qui est entendue ou non entendue, qui germe ou ne germe pas. “Entendue” traduit : « que celui qui a des oreilles, qu'il entende ».

À la suite de cette parabole Jésus dit quelque chose sur les paraboles en général, donc sur la façon d'entendre les paraboles. Si vous lisez, vous serez étonnés parce qu'on croit assez souvent que les paraboles, c'est fait pour dire de façon simple des choses que tout le monde puisse comprendre. Mais non ! Les paraboles sont dites en sorte qu'on ne les entende pas d'abord[19] ; car une chose qui n'appartient pas à notre monde quotidien ne peut être dite dans notre monde quotidien que sur un mode incitatif à la pensée. Entendre la parole de Dieu, c'est faire un chemin : c'est d'abord se méprendre… et ensuite cela ouvre une connaissance qui n'est pas une connaissance plaquée sur nous mais qui est le produit en même temps de notre terrain (de notre nous-même) et de la donation de Dieu au moment (à l'heure) où il le donne.

Et puis, à la suite de notre texte, il y a ce qu'on appelle l'explication ; mais ce n'est pas une explication, c'est une invitation à méditer, à penser quel sens était secrètement tenu, sens auquel on peut finalement aboutir au terme de la méditation de la parole. Nous n'aurons pas occasion de le lire puisque ce serait le texte de demain mais il est supplanté par la fête de sainte Marie-Madeleine, qui est aussi une circonstance heureuse.

Il faut apprendre à lire une parabole. J'ai des exemples : dès le IIe siècle il y a des gens dans le milieu sectaire (dans une secte par rapport à la grande Église) qui lisent la parabole de cette façon-là : mais qu'est-ce que c'est que ce Dieu-là, il ne fait même pas attention à la façon dont il sème ! Un Dieu qui se respecterait ne risquerait pas à perdre la semence sur le chemin, il ne sèmerait pas sur des ronces, etc. Eh bien ça, ce n'est pas lire la parabole, parce que la parabole n'est pas faite pour cela. Une parabole a une visée, il faut détecter la visée.

Il y a une parabole de semence aussi que nous lirons samedi, la semence qui croît d'abord et ensuite va apparaître l'ivraie. J'étais amené à lire ce texte ici, dans la Nièvre, aux vacances précédentes, et on en parlait au bistrot avec les hommes qui étaient venus à la messe et ils disaient : enfin, entre laisser pousser l'ivraie et attendre que ce soit le dernier moment de la moisson pour faire le tri, le partage, non, il y a une autre solution : employer des engrais systémiques. Ça aussi c'est dit dans une perspective qui n'est pas celle de celui qui dit la parabole.

Donc il faut voir l'axe, la volonté. Par ailleurs tous les éléments d'une parabole ne sont pas susceptibles d'avoir signification par rapport à ce qui est visé. Donc nous allons plutôt essayer de lire dans ce qui est visé.

Dieu sème la parole. La parole n'est pas mise ici directement en rapport avec le fruit. La question, c'est dans quoi sème-t-il, qu'est-ce qui recueille la semence ? Autrement dit nous sommes invités à méditer sur ce qu'il en est de notre oreille, sur notre façon d'entendre la parole, car la terre est la figure de ce qui recueille. C'est pourquoi il y a un développement sur entendre.

L'explication vous la connaissez sans doute, elle est dans la suite du texte.

Premier cas. La semence est semée sur le chemin et les oiseaux viennent. Les oiseaux qui viennent, c'est le diabolos, c'est l'adversaire qui s'empare des semences qui seront donc sans fructification. Ce thème est très intéressant parce qu'on le trouve d'une autre façon chez saint Paul : la falsification de la parole par le menteur, par le diabolos, c'est en Rm 7. Dieu adresse une parole à Adam, la parole qui dit : « Tu ne mangeras pas de l'arbre, du jour où tu en mangeras tu mourras », ça c'est la parole semée. Mais cette parole n'arrive pas à l'oreille d'Adam au sens où elle dite par Dieu parce qu'entre-temps elle est falsifiée. Il y a la parole de Dieu et la reprise par le diabolos qui donne une interprétation de la parole, et qui en fait, de parole donnante (car toute parole de Dieu donne ce qu'elle dit), une parole de loi,  si bien que la parole arrive falsifiée. Vous avez ici le commencement de la critique de l'interprétation de la parole de Dieu comme loi (nomos), chez saint Paul. Souvent, effectivement, entre la parole de Dieu et ce que nous en entendons, il y a beaucoup d'intermédiaires, il y a de la falsification, de l'errance ; et comme dit Paul, cela désœuvre la parole, la rend inactive. Toute parole de Dieu fait ce qu'elle dit : il dit « Lumière soit », et lumière est ; mais il dit « Tu ne mangeras pas » et ça mange quand même, qu'est-ce que c'est que ça ? Qu'est-ce qui est intervenu entre-temps ? On dit que c'est la liberté, mais ce n'est pas la question de Paul. Ce qui est en question, c'est que le véritable sens du « Tu ne mangeras pas » est falsifié, on en fait une parole de loi et du même coup une parole de menace si je n'obéis pas à la loi ; et on en fait une parole qui interprète celui qui la dit comme un jaloux, comme quelqu'un qui veut se garder jalousement pour lui l'arbre, donc le fruit. Donc je vois Dieu comme une sorte de compétiteur. Souvent nous sommes tentés de cela : c'est lui ou moi. Alors que notre rapport à Dieu est un rapport à un autre, mais n'est pas un rapport compétitif sur le mode sur lequel nous pensons toi et moi selon notre natif. Nous sommes nativement compétitifs, la jalousie est radicalement inscrite en nous. Donc la parole de Dieu est ainsi falsifiée, c'est le premier cas.

Le second cas prend en compte aussi la façon dont l'Écriture, la parole de Jésus, est entendue. C'est une parole qui a sans doute enflammé bien des gens mais qui n'ont pas donné suite. Donc c'est “le peu de terre”, et ça vient tout de suite. Et on voit bien que, dans la première Église, c'est un souci : la permanence, la fidélité, la constance dans l'écoute de la parole.

Le troisième cas, c'est la parole qui tombe dans ce qui va l'étouffer. Il y a des tas de choses qui nous retiennent (l'appât du gain, les plaisirs, toutes les choses qu'on énumère ordinairement) et qui nous dissuadent d'entendre véritablement la parole.

Reste à souhaiter que nous puissions être une bonne terre, que la parole en nous donne du fruit à raison de 100 ou 60 pour 1 ; mais 30 pour 1 c'est déjà bien ; et souhaiter que nous ayons des oreilles pour entendre.



[1] Les Odes de Salomon, par Marie-Joseph Pierre, édition Brepols 1994, série Apocryphe, volume 4, toutes les références de pages renvoient à ce livre.

[2] Salomon est le type du Sage et du Roi-Messie. Il est en effet le fils de David par excellence, […] et Jésus ré-assume ce titre avec toutes ses prérogatives, il enseigne au temple sous le portique de Salomon (Jn 10, 23) qui va devenir le lieu de la communauté chrétienne primitive (Ac 3, 11 ; 5, 12). […] La tradition juive ancienne attribue à Salomon une multitude de proverbes. Il est Sage, portant la couronne de sagesse, et Jésus revendique son héritage en Lc 12, 42 : « La reine du midi… vint des extrémités de la terre pour écouter la sagesse de Salomon et il y a plus ici que Salomon. » (texte extrait du livre de M-J. Pierre p 26-29).

[3] Texte de Nb 21, 6-9. « Et YHWH envoya contre le peuple les serpents brûlants, et ils mordirent le peuple,  et il mourut en grand nombre de gens en Israël. Le peuple vint dire à Moïse : “Nous avons péché en parlant contre YHWH et contre toi. Intercède auprès de YHWH pour qu’il éloigne de nous ces serpents.” Moïse intercéda pour le peuple et YHWH dit à Moïse : “Façonne-toi un Brûlant que tu placeras sur une hampe. Quiconque aura été mordu et le regardera vivra.” Moïse façonna donc un serpent de bronze qu’il plaça sur la hampe, et si un homme était mordu par le serpent, il regardait le serpent de bronze et vivait. »

[4] Nb 21, 8 : texte massorétique hébreu « Place-le sur une hampe (nes) », traduction de la Septante « Pose-le sur une enseigne (sêmeion) ». Barnabé au Ier siècle cite ainsi le texte : « le serpent élevé sur le bois (xulou) » (Lettre 12, 7).

[6] « Si nous tous en ce moment nous pensons d'ici même au vieux pont de Heidelberg, le mouvement de notre pensée jusqu'à ce lieu n'est pas une expérience qui serait simplement intérieure aux personnes ici présentes. Bien au contraire, lorsque nous pensons au pont en question, il appartient à l'être de cette pensée qu'en elle-même elle se tienne dans tout l'éloignement qui nous sépare de ce lieu. D'ici nous sommes auprès du pont là-bas, et non pas, par exemple, auprès du contenu d'une représentation logée dans notre conscience. Nous pouvons même, sans bouger d'ici, être beaucoup plus proches de ce pont et de ce à quoi il « ménage » un espace qu'une personne qui l'utilise journellement comme un moyen quelconque de passer la rivière. » (Heidegger. Essais et conférences, 1951, Bâtir habiter penser, page 187).

[7] Le thème de l'analogie est traité au IV de ce chapitre.

[8] Ce sera traité au chapitre VI, I - 2° et 3°.

[9] Ce sera traité au chapitre VI, I - 1° (c'est mis dans Comment entendre "porter sa croix" ? Lc 9, 23 ; Mt 16, 24 ; Mc 8, 34)

[10] Cela a fait l'objet de la session de Nevers à Pentecôte 2011 : Un et multiples, l'humanité déchirée.

[12] Voir le chapitre VII de la session 1 Jean – Connaître aimer (tag 1JEAN). Voir aussi Péché, mort, meurtre, fratrie en saint Jean. Penser en termes d'archétypes..

[14] Voici un exemple pour distinguer les deux types d'analogie à propos de "Dieu est bon" et "l'homme est bon" : suivant l'analogie de proportion on dit que Dieu est formellement bon, c'est à dire possède en soi la bonté dans la plénitude de cette qualité, et que l'homme n'est bon que par dérivation en tant que créature de Dieu, donc l'homme est secondairement bon. L'analogie de proportionnalité c'est le même exemple, mais vous devez sentir que ça change : ce que la bonté infinie est à Dieu, la bonté finie l'est à l'homme. (Deleuze :      http://www.le-terrier.net/deleuze/anti-oedipe1000plateaux/1514-01-74.htm

[15] « Il existe une analogie que Saint Thomas d'Aquin appelle de proportionnalité […] elle porte sur des rapports semblables qui existent entre des essences dissemblables et même totalement hétérogènes. Être pilote ou être roi sont des choses complètement différentes, et cependant elles sont analogues parce que le pilote est à son navire ce qu'est le roi à son royaume. Interpréter selon l'analogie de proportionnalité cette phrase : “Dieu est vivant”, ne signifie nullement que Dieu possède la plénitude de vie dont tous les autres vivants ne possèdent que des parcelles (…) ; elle signifie simplement qu'en Dieu il y a un principe, à nous complètement inconnu, qui joue le même rôle que l'âme des vivants terrestres. » (Landry Bernard. L'analogie de proportionnalité chez saint Thomas d'Aquin. Revue néo-scolastique de philosophie, n°96, 1922. p. 454. http://www.persee.fr/doc/phlou_0776-555x_1922_num_24_96_2323

[16] Les transcendentaux sont des attributs très généraux qui dépassent toutes les catégories, qui expriment une propriété commune à tout ce qui est, qui se convertissent l'un dans l'autre. Les philosophes citent, en général, outre l'Être lui-même, ses propriétés : l'Unité, le Vrai, le Bien.

[17] Chapitre IV, II - 2° a).

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