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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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7 juin 2016

Réflexions de F. Cheng faisant écho à J-M Martin : le ternaire Ciel-Terre-Homme et autres sujets

La symbolique  ciel-terre est très présente chez saint Jean, et Jean-Marie Martin (à qui ce blog est dédié) en parle souvent. De même il rapproche souvent la symbolique masculin-féminin de la Bible et la symbolique yin-yang. (Voir les messages des tags , )

Du fait que la triade ciel-terre-homme se vit concrètement en Chine et au Japon, j'ai cherché à en donner des échos. J'ai donc organisé le présent message autour d'un article de François Cheng sur les représentations cosmologiques de la tradition chinoise, article paru dans Extrême-Orient, Extrême-Occident (voir note 9). Et comme il y parle des "mots vides" (petits mots et autres), de parallélismes, j'ai mis en première partie des réflexions de J-M Martin là-dessus.

En avant-première (ce n'est pas dans le fichier pdf), un mot de J-M Martin lors de l'étude du Notre Père :

  • « Pour l'homme être c'est habiter. Être, ce n'est pas exister en soi quelque part et puis ensuite être posé dans un monde, mais c'est venir au monde, à un monde habité. Or ce qui ouvre toute perspective d'être de l'homme, toute perspective d'habitation, c'est le rapport ciel-terre. C'est le lieu d'habitation par quoi l'homme reçoit l'œil et le pas leste, par quoi, libre, il s'étend. Est en question ici la distance dont l'œil est l'organe comme nous dirions "la distance dont le pas est l'organe" : avec l'œil nous mesurons l'espace. Le mot mesure n'a pas ici une signification quantitative mais une signification essentielle. Être homme, c'est être sous le ciel et sur la terre, c'est être dans leur distance. Leur distance est première, elle pose et le ciel et la terre.»

                                                                                             Christiane Marmèche

Les anges et tous les saints présents à la messe

 

Première partie : Trois thèmes présents chez J-M Martin.
   1) Le ternaire ciel-terre-homme à partir de Luc 2.
   2) L'importance des petits mots chez saint Jean (en écho aux mots vides de F Cheng).
   3) Le parallélisme biblique (il est différent du parallélisme dont parle F Cheng)
Deuxième partie : Trois extraits de François Cheng :
    I – Perspectives comparatistes : représentations cosmologiques et pratiques signifiantes dans la tradition chinoise : 1) Vide Plein  2) Yin Yang  3) Homme Ciel Terre
   II – L'homme dans le paysage chinois
   III – Orient/Occident : pensée duelle / pensée ternaire

Liens avec d'AUTRES MESSAGES. Pour F Cheng, le rapport Ciel-Terre – qu'il soit vu en perspective taoïste (avec le Vide médian) ou en perspective confucianiste (avec l'Homme) – est très présent dans les pratiques de la vie quotidienne, contemplative ou artistique. Le ternaire Ciel-Terre-Homme n'est pas qu'une idée en l'air, cela est mis en œuvre :

  • dans la prière chrétienne. Cette idée que l'homme est entre ciel et terre se concrétise par exemple dans la figure de l'Orant (voir La croix dressée, méditation à partir d'Odes de Salomon. Se laisser configurer.).
  • à la messe. Comme le dit J-M Martin : « Dans nos Eucharisties, la préface qui introduit à la prière eucharistique dit que nous pouvons être associés à cet espace de louange qui est celle des habitants des cieux, à quoi sont convoqués les habitants de la terre : “C'est pourquoi, avec les anges et tous les saints, nous proclamons ta gloire, en chantant d'une seule voix : "Saint, saint, saint…" ”.»[1] (voir LES ANGES. Première partie : les anges dans la Bible et aux premiers siècles au 2° b)
  • dans la Voie des fleurs au Japon : « Traditionnellement le bouquet japonais se construit avec trois éléments principaux symbolisant le Ciel, l'Homme et la Terre. Ce symbolisme indique que l'Homme se tient dans l'espace intermédiaire. » (Alain Delaye[2]),
  • dans la pratique de certains arts martiaux japonais, par exemple dans le Ki-no-michi (Voie-de-l'énergie) que je pratique, et dans le tai-chi aussi. Ainsi dans les mouvements faits à deux « l'objectif est d'arriver à l'harmonisation de l'homme avec l'homme. C'est la liaison terre-ciel qui est dans le mouvement : ça respire entre ciel et terre. Terre donne souffle à Ciel ; Ciel donne souffle à Terre. Il ne faut pas se sacrifier pour l'autre, s'adapter ou au contraire lui imposer notre propre rythme. Chacun doit s'harmoniser avec le rythme ciel-terre. » (Maître Masamichi Noro[3])
  • dans l'assise zen : Jacques Breton, prêtre et pratiquant de zen, propose de vivre la mort-résurrection à partir de symboles (corps, souffle, croix).

Pour lire, télécharger, imprimer le présent message en fichier pdf : echos_avec_Francois_Cheng.


 

Première partie : Réflexions de J-M Martin (extraits)

 

1) Le ternaire ciel-terre-homme en Luc 2[4].

Nativité, fresqueLa référence ciel-terre se trouve en Lc 2, 6-7. Nous sommes ici dans la naissance de Jésus. Luc convoque le ciel, c'est-à-dire les habitants du ciel : les anges ; et il convoque la terre, c'est-à-dire les gardiens de la terre : les bergers.  Et tout se résume naturellement dans un chant de glorification : « Gloire dans les hauteurs à Dieu et paix sur la terre aux hommes qu'il aime. » (Lc 2, 14) Donc les hauteurs (le ciel) et la terre. Hupsistoïs (les hauteurs) : c'est aussi une façon de dire les cieux. En fait, dans le texte, nous avons « aux hommes de l'eudokia. » L'eudokia c'est la bienveillance, l'agrément mutuel. Il pourrait se faire que nous ayons ici une division ternaire plutôt que binaire :

  • gloire à Dieu au plus haut des cieux,
  • paix sur la terre,
  • aux hommes eudokia.

Le ciel, la terre et l'homme : l'homme est peut-être l'eudokia, c'est-à-dire l'agrément mutuel du ciel et de la terre. L'homme nouveau, l'homme qui apparaît en Jésus-Christ serait lui-même l'agrément du ciel et de la terre, ce qui serait assez intéressant parce que ça ne met plus l'homme simplement sur la terre mais dans un rapport, et un rapport positif, entre ciel et terre.

Ce rapport est un intervalle médian, puisque, si je distingue deux choses, je les dif-fère, je les dif-férencie si vous voulez, je les écarte provisoirement et cela ouvre un espace médian. Qu'est-ce qui occupe cet espace médian ? Voilà une belle question. Dès qu'il y a deux, il y a deux différents et leur différence, l'acte de les différencier, donc de les tenir distants. Et je peux les tenir distants en les opposant s'ils sont excluants l'un de l'autre, ou en les approchant d'une proximité qui est leur être-bien, leur bon rapport

 

2) Deux réflexions sur l'importance des petits mots chez saint Jean.

a) Au chapitre 14 dans un dialogue entre Jésus et Philippe.[5]

« 8Philippe lui dit : Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit.” 9Alors Jésus lui dit : Tout ce temps je suis avec vous et tu ne m'as pas connu, Philippe ? Celui qui m'a vu a vu le Père. Comment dis-tu : Montre-nous le Père? 10Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et le Père est en moi ? » (Jn 14). “Être dans” chez Jean signifie être. C'est le co-relatif propre, le propre dont nous parlions tout à fait au début.

Le mot dans a une signification double, équivoque : être dans peut signifier ce que je viens de dire ici, c'est-à-dire être en son propre, ou alors signifier être comme en exil ou à l'étranger : « Vous n'êtes pas du monde mais vous êtes dans le monde ». Être dans le monde, ce n'est pas être dans son propre milieu, c'est être dans un milieu impropre, étranger. Donc double usage de l'être dans chez saint Jean. Ce sont de petites indications que je vous donne car c'est important ensuite pour la lecture. Ça ne vaut pas simplement pour le texte que nous sommes en train de lire. Les prépositions, les tout petits mots, sont les mots les plus importants dans ces textes-là parce que c'est aussi ceux sur lesquels on peut se méprendre le plus aisément parce qu'ils ne sont apparemment pas explicites.

b) Une réflexion sur les pronoms personnels, les monstratifs et les possessifs.[6]

► Vous avez parlé de l'agapê, en disant que c'est d'abord Dieu qui aime. Ça reste assez obscur pour moi. Une phrase comme « Dieu est amour » aussi.

J-M M : De fait c'est une phrase qui est assez énigmatique même dans sa forme parce que nous recevons cette formule selon l'usage que nous avons de penser un sujet, un verbe et puis un attribut.  La question qui se pose souvent c'est : est-ce qu'on peut inverser en disant « L'amour est Dieu » ? En général, selon Aristote, les propositions ne s'inversent pas nécessairement. Mais l'analyse qu'Aristote fait du sujet, du verbe et de l'attribut et que nous trouvons dans nos grammaires élémentaires, est-elle pertinente pour entendre une phrase comme celle-là ? En effet la difficulté de la phrase ne tient pas seulement au mot "amour", même s'il est difficile, mais aussi à la structure même de la phrase, et il faut l'aborder avec beaucoup de précautions. Quand nous cheminons nous sommes du côté de je, tu, il, donc des sujets que nous appelons personnels ; il faudra peut-être apprendre que le mot "personnel" n'est pas une bonne dénomination. C'est une dénomination des grammairiens, de même que les monstratifs et les possessifs qui sont les choses les plus importantes du discours.

 

3) Parallélisme biblique.[7]

J-M Martin vient d'expliquer que dans la réponse de Jésus à Nicodème «si quelqu'un ne naît pas d'eau et esprit, il ne peut entrer dans le Royaume de Dieu » (Jn 3, 5), il faut d'abord laisser tomber le "si… alors…" puis considérer les deux propositions "naître d'eau et esprit" (c'est-à-dire "naître de cette eau-là qu'est l'Esprit de résurrection"), "entrer dans le Royaume" :

Magnificat Jésus dit deux fois la même chose et il faudrait traduire : “naître (ou vivre) à partir de l'Esprit de Résurrection, c'est la même chose que être entré déjà dans le Royaume”.

N'avez-vous pas remarqué que c'est de la poétique sémitique ? Il ne faut pas avoir une très grande familiarité avec les psaumes pour apercevoir que le principe de la rime psalmique est de jouer non pas au niveau de la sonorité, comme dans la rime chez nous, mais au niveau du sens : dire deux fois la même chose.

Au lieu de prendre un psaume pour illustrer, je prends le cantique de Marie. « Ma psychê magnifie le Seigneur, mon pneuma exulte en Dieu mon Sauveur » (Lc 1, 47) :

  • ma psychê, mon pneuma, c'est deux façons de dire moi ;
  • magnifier et exulter, c'est deux façons de dire le chant ;
  • le Seigneur et mon Sauveur, c'est deux façons de désigner le même.

Autrement dit la poétique consiste à dire deux fois la même chose, non pas dans une répétition matérielle, mais avec un élément légèrement glissé. C'est Empédocle qui disait : « Ce que tu dis, dis-le deux fois»[8]. Deux pour un sens. C'est la poétique psalmique qui met en œuvre cela.

 

Deuxième partie : Trois extraits de François Cheng

 

I – Perspectives comparatistes : représentations cosmologiques et pratiques signifiantes dans la tradition chinoise[9]

 

François ChengUne réflexion de type sémiotique portant sur le domaine chinois a comme points d'appui deux éléments en quelque sorte incontournables : l'écriture idéographique et la conception cosmologique. Le premier, on le sait, sert de système de base pour toutes les pratiques signifiantes ; le second, ensemble de concepts structurés qui se veut une explication totalisante du rouage de la création, fonde, aux yeux des Chinois, la « légitimité » des signes, assure l'efficace de leur fonctionnement et fournit les critères de valeur. Les liens indissociables qui unissent les deux éléments constituent d'ailleurs un trait marquant de la sémiologie chinoise. Rappelons à ce propos que, dans les mythes archaïques de la Chine, le créateur n'a pas parlé par le « verbe » ; il a laissé des « traces » dont les humains se sont inspirés pour créer des signes divinatoires et linguistiques. Cette origine sacrée des signes linguistiques confère à ceux-ci un pouvoir exceptionnel: ils sont perçus comme de véritables médiums entre esprit humain et esprit divin. D'autre part, par leur structure qui met en jeu les notions cosmiques de qi « souffles vitaux qui animent toutes choses » et de li « lignes internes qui traversent toutes choses », par leur nature imagée, invariable et autonome, les signes se comportent en unités vivantes, comme autant de microcosmes actifs qui répondent au macrocosme originel. Cette conception spécifique du signe et de ses fonctions a inspiré une pratique poétique, et par extension une pratique picturale, dans lesquelles l'homme rêve à rien moins qu'à refaire les gestes mêmes de la Création. Système cosmologique et système signifiant sont donc à ce point imbriqués que nous sommes naturellement amenés à ordonner l'enquête sémiologique d'après l'ordre interne de cette cosmologie selon ces axes principaux que sont le Vide et le Plein, le Yin-Yang et la triade Ciel, Terre et Homme.

L'essentiel de la cosmologie chinoise est contenu en germe dans un ouvrage initial, le Yi jing « Livre des Mutations », et dans l'antiquité chinoise (à l'époque des Printemps et Automnes et des Royaumes Combattants), les deux principaux courants de pensée — le confucianisme et le taoïsme — se sont référés à lui pour élaborer leur conception cosmologique. Par ailleurs, l'École du Ying-Yang ainsi que l'École des Mélanges ont apporté, chacune à sa manière, leur contribution à la réalisation d'un système qui, malgré des variantes, a fini par s'imposer à tous et constitue le fondement de la tradition cosmologique de la Chine.

Pour notre part, le texte qui nous paraît avoir résumé le mieux cette cosmologie et qui a exercé une influence réelle sur la pensée esthétique chinoise est sans doute le chapitre 42 du Dao de jing « Livre de la Voie et de sa Vertu » :

Le Dao d'Origine engendre l'Un,
L'Un engendre le Deux,
Le Deux engendre le Trois,
Le Trois produit les Dix mille êtres,
Les Dix-mille êtres s'adossent au Yin,
Et serrent sur leur poitrine le Yang:
L 'Harmonie naît au Vide du Souffle médian

En simplifiant beaucoup: le Dao d'origine est conçu comme le Vide suprême d'où émane l'Un qui n'est autre que le Souffle primordial. Celui-ci engendre le Deux, incarné par les deux Souffles vitaux que sont le Yin et le Yang, lesquels par leur interaction régissent et animent les Dix-mille êtres. Toutefois, entre le Deux et les Dix-mille êtres prend place le Trois, qui donne lieu à deux interprétations non pas divergentes mais complémentaires.

●   Ciel/Terre/Vide médian (point de vue taoïste)

Selon le point de vue taoïste, le Trois représenterait la combinaison des Souffles vitaux Yin et Yang et du zhong qi « Vide médian ». Ce Vide médian, qui procède du Vide suprême dont il tire tout son pouvoir, est nécessaire au fonctionnement harmonieux du couple Yin-Yang : c'est lui qui attire et entraîne les deux Souffles vitaux dans le processus du devenir réciproque ; sans lui, le Yin et le Yang demeureraient des substances amorphes. C'est enfin cette relation ternaire qui donne naissance et sert de modèle aux Dix-mille êtres. Car le Vide médian qui réside au sein du couple Yin-Yang réside également au cœur de toutes choses; y insufflant Souffles et Vie, il maintient toutes choses en relation avec le Vide suprême, leur permettant par là d'accéder au devenir, à la transformation et à l'unité[10]. Ainsi, la pensée chinoise se trouve-t-elle dominée par un double mouvement croisé que l'on peut figurer par deux axes : un axe vertical qui symbolise le va-et-vient entre le Vide et le Plein ; et un axe horizontal, lieu d'interaction au sein du Plein de ces deux pôles complémentaires que sont le Yin et le Yang et dont procèdent toutes choses (y compris l'Homme, microcosme par excellence qui les assume toutes).

●   Ciel/Terre/Homme (point de vue plutôt confucianiste)

C'est justement la place de l'Homme qui caractérise la seconde interprétation du nombre Trois. Selon cet autre point de vue, de tendance plutôt confucianiste[11], le Trois, dérivé du Deux (Yin-Yang), figurerait à la fois le Ciel (Yang), la Terre (Yin) et l'Homme (qui possède en esprit les vertus du Ciel et de la Terre et en son cœur le Vide). Cette fois-ci, c'est donc la relation privilégiée entre ces Trois Entités qui sert de modèle aux Dix mille êtres[12]. L'Homme y est élevé à une dignité exceptionnelle, puisqu'il participe en troisième à l'œuvre de la Création. Son rôle n'est nullement passif : si le Ciel et la Terre sont doués d'intention, de volonté, l'Homme, par son Esprit (xin), ses sentiments (qing) et ses Désirs (yi et yu), contribue au processus du devenir qui ne cesse de tendre vers l'Essence divine (shen) dont le Vide suprême est comme le garant, ou le dépositaire.

Vide-Plein, Yin-Yang et Ciel-Terre-Homme constituent donc les trois axes hiérarchiques autour desquels s'est organisée la cosmologie chinoise. C'est dans cet ordre que nous allons voir comment, se fondant sur eux, s'est construit le double langage poético-pictural des Chinois.

1) Vide-Plein

François Cheng, Vide et pleinLe Vide est perçu, dans la peinture chinoise, comme un signe « de plein droit »[13]. Signe fondateur d'ailleurs, puisque c'est par rapport à lui que les autres éléments se perçoivent comme signes. Il intervient à tous les niveaux constitutifs d'un tableau (nous pouvons en dégager cinq, à savoir : Pinceau-Encre, Ombre-Lumière, Montagne-Eau, Homme-Ciel, Cinquième Dimension), servant ainsi de lien organique qui les relie et assurant par là leur unité[14]. Dans un tableau en rouleau, par la rupture qu'il introduit dans la linéarité et le décentrement qu'il impose aux scènes représentées, il contribue au mouvement dynamique d'un complexe spatio-temporel en perpétuel devenir. En tant que présence à la fois visible et invisible de l'Origine, et intimement lié au fonctionnement des Souffles vitaux dont tout tableau doit être animé, le Vide fonde la raison d'être de la pratique picturale en lui fournissant d'indispensables critères de valeur.

Si le rôle du Vide paraît évident dans la peinture, parce que visuellement montré, il peut « intriguer » au premier abord, touchant le langage poétique. Le langage, de structure strictement linéaire, ne semble pas devoir comporter de points vides. Pourtant, la notion du Vide est au cœur même de la pensée linguistique chinoise. On sait que la grammaire chinoise, telle qu'elle a été conçue en Chine ancienne, était essentiellement d'ordre lexico-graphique. C'est à travers une lexicographie très poussée que les règles syntaxiques et modales ont été observées. Or cette lexicographie est fondée sur la distinction qui est opérée entre deux grandes catégories de mots : xu-zi « mots vides » et shi-zi « mots pleins ». Plus tard, d'autres catégories ont été proposées: ainsi, à partir des Song, celles qui opposent si-zi « mots morts » et huo-zi « mots vivants » ; à l'époque des Qing, celles qui distinguent jing-zi « mots statiques » et dong-zi « mots dynamiques ». Par rapport aux deux grandes catégories, ces dernières constituent en réalité des sous-catégories.

Donner une définition précise à chacune de ces catégories n'est pas chose aisée. On observe des variations dans la manière dont les lexicographes, au cours des âges, ont délimité les classes de mots. Il est cependant possible de proposer les définitions suivantes qui forment une sorte de « consensus » généralement accepté :

  • Mots pleins : substantifs ; éventuellement certains verbes.
  • Mots vides : pronoms personnels, prépositions, conjonctions, la plupart des verbes, adverbes, particules modales.

Les mots vivants et les mots morts appartiennent tous aux mots vides: les premiers se composent de verbes d'action, tandis que les seconds englobent verbes de qualité, prépositions, conjonctions et particules. Quant aux mots dynamiques et aux mots statiques, ils se situent un peu à cheval entre les mots pleins et les mots vides; leur opposition n'est autre que celle qui sépare substantifs et verbes. D'une manière globale, on peut dire que les lexicographes chinois distinguent deux types de mots : les uns désignent les êtres et les choses eux-mêmes (substantifs), les autres expriment les actions de ceux-ci (verbes, adverbes) ou indiquent leurs relations (pronoms, prépositions, conjonctions, particules). Ces derniers, en nombre restreint, mais dont l'emploi est d'une grande subtilité, retiennent surtout leur attention.

Dès l'époque des Han (aux alentours de l'ère chrétienne), les commentateurs des grands textes classiques avaient l'habitude de relever l'usage de certains mots vides qu'ils désignaient par des noms tels que yu-ci et yu-zhu. C'est toutefois sous les Tang (VII- IXe siècle) qu'a commencé la prise de conscience de l'importance des mots vides. Ceux-ci, à partir des Song, ont été étudiés, de façon systématique, par les lexicographes, et aussi par les critiques littéraires qui ont consigné leurs réflexions dans de très nombreux shi-hua « propos sur la poésie »[15].

Ce qui intéresse en premier les auteurs des shi-hua, c'est le problème du style. Car dans la tradition rhétorique chinoise, le bon style d'un texte doit tenir compte, au niveau des phrases, de l'équilibre entre mots pleins et mots vides. Seul cet équilibre assure le parfait fonctionnement du qi-yun « souffle-rythme » qui doit animer les phrases. Précisons toutefois qu'il ne s'agit pas de rechercher une alternance toute mécanique entre les deux types de mots. Suivant la nature de leur contenu, certaines phrases peuvent être chargées davantage de mots pleins (phrases plus compactes, plus imagées ou plus affirmatives), et d'autres davantage de mots vides (phrases plus méandreuses, plus allusives ou plus incertaines). Dans la poésie, ces recherches ont atteint un raffinement extrême, notamment au sujet du « mot-œil » d'un vers où l'emploi d'un mot plein ou d'un mot vide n'est jamais indifférent.

●   Quelques remarques à propos des mots vides.

Mais, par-delà le souci stylistique, d'autres aspects retiennent l'attention des poètes. La poésie chinoise étant de forme concise (un vers pentasyllabique ne contient que cinq caractères), il arrive souvent que, dans un vers, les poètes omettent les mots vides, laissant de « vrais vides » entre les mots; c'est alors la cadence qui assure la liaison entre les mots et permet au lecteur de rétablir, lorsqu'il récite le vers, les mots vides qui n'y figurent pas. Il arrive aussi que les poètes remplacent un mot plein par un mot vide, afin de varier le jeu du Plein et du Vide, afin surtout d'introduire une dimension en profondeur qui ébranle un tant soit peu la certitude du langage. Ces omissions et substitutions ont pour conséquence de bouleverser le rapport entre les mots, entre le sujet et l'objet, entre le dit et le non-dit[16].

Pour confirmer nos propos, il serait intéressant de laisser s'exprimer les lexicographes chinois eux-mêmes. Sans pouvoir présenter les innombrables exemples concrets qu'ils ont proposés, nous citerons une réflexion d'ordre général de Yuan Ren-lin, un des théoriciens qui a le mieux scruté la véritable nature des mots vides. Dans son Xu-zi-shuo, il dit :

«Par son économie de forme, la poésie est appelée à se passer de mots vides. Mais, avec le contexte, il n'est pas nécessaire que ceux-ci figurent réellement. Sans être présents, ils sont pourtant là, on peut les prononcer ou ne pas les prononcer, c'est cela justement qui fait le charme mystérieux d'un poème. Il en va de même pour un texte en prose très concis. Jadis, le Maître Cheng [Cheng Yi, des Song], lorsqu'il récitait un poème, se contentait d'ajouter de lui-même un ou deux mots vides, et tout le poème prenait vie, soudain articulé, et chargé de transformations internes. Le Maître Zhu [Zhu Xi, des Song] procédait de la même manière. Ainsi, le poète [ancien] ménageait des vides dans ses poèmes; au lecteur de les combler, en ponctuant par la psalmodie. L'art des mots vides en poésie n'est pas tant dans leur emploi réel que dans leur absence, laquelle préserve tout leur pouvoir virtuel. »

Yuan Ren-lin en vient ainsi à accorder un statut quasiment métaphysique aux mots vides, dans la mesure où il identifie le jeu dialectique des mots pleins et des mots vides au mouvement dynamique du Plein et du Vide dont l'univers est animé[17].

2) Yin-Yang

Dans l'ordre du Plein, le couple Yin (l'ombre/le féminin) -Yang (la lumière/le masculin) engendre une structure originale au sein de laquelle, rappelons-le, agit toujours activement le Vide. Cette structure se traduit, dans le langage poétique, avant tout par le parallélisme, et dans le langage pictural, par la combinaison de deux figures complémentaires : Montagne et Eau.

●   Le parallélisme.

Le parallélisme occupe depuis toujours une place importante dans diverses formes littéraires chinoises; et la principale forme poétique née sous les Tang (VII-IXe siècle), le lü-shi, est à concevoir comme une dialectique du parallélisme et du non-parallélisme[18]. Soulignons seulement que, par la dimension spatiale qu'il a introduite dans le langage linéaire, le parallélisme a fait éclater celui-ci et a permis le bouleversement des syntaxes normales. Les inventions syntaxiques des poètes des Tang, d'une grande variété, ont singulièrement enrichi la langue ordinaire et de nombreuses structures grammaticales, créées dans la poésie des Tang, restent encore en usage aujourd'hui[19].

Par ailleurs, le parallélisme illustre bien l'affirmation selon laquelle la forme aussi est signifiante. Dans une traduction, le parallélisme ne saurait être rendu par une paraphrase, car la place de chaque mot y est défini à l'intérieur d'un vers et entre les vers. Voici un exemple tiré d'un lü-shi de Wang Wei qui a pour thème la randonnée mystique du poète dans la nature :

parallélisme en poésie chinoise, François Cheng

 Nous avons traduit ce distique de la manière suivante : « Marcher jusqu'au lieu où l'eau prend sa source ; et attendre, assis, la naissance des nuages » (L'écriture poétique chinoise, p.169). Or, cette traduction n'en a touché que l'aspect linéaire et temporel. Si l'on se reporte à la traduction mot à mot et si l'on lit les deux vers simultanément, on constatera que les mots mis en parallèle, par leur combinaison en couple, engendrent chaque fois une signification cachée. C'est ainsi que « marcher-s'asseoir » signifie mouvement et repos ; « atteindre-regarder » signifie action et contemplation ; « eau-nuage » signifie transformation universelle ; « s'épuiser-s'élever » signifie mort et renaissance ; « lieu-moment » signifie espace et temps. Riches de cette suite de significations, les deux vers représentent de fait les deux dimensions (et les deux modes) de toute vie. Plutôt que de s'en tenir exclusivement à l'une ou à l'autre, la vraie manière de vivre suggérée par les deux vers n'est-elle pas d'accéder au Vide qui se trouve entre les deux et qui seul permet à l'homme de ne pas séparer action et contemplation, ni espace et temps, et de participer, de l'intérieur, à la transformation universelle ?

Shitao, Peintre-Pêcheur●   Montagne et Eau.

Quant à l'esprit du Yin-Yang dans la peinture, il se manifeste, nous l'avons dit, dans les deux principales figures que sont Montagne et Eau. Celles-ci, dont la réalisation implique d'autres couples tous aussi inspirés du Yin-Yang (Pinceau-Encre, Ombre-Lumière, Ouverture-Fermeture, Montée-Descente etc.) incarnent, par leur interaction, les lois dynamiques de la Nature. Comme les deux pôles d'un champ signifiant, elles servent en outre de modèles aux autres éléments de la Nature, les transformant en figures vivantes qui s'opposent ou se complètent (arbre-rocher, homme-lune, pavillon-lac, pavillon-fleur etc.). L'ensemble des figures forme ainsi un réseau structuré à travers lequel la Nature apparaît comme un corps vivant régi par le qi « Souffles vitaux » et le li « lignes internes ». Cette conception vitaliste de la peinture permet au peintre de transcender l'illusionnisme réaliste et d'organiser l'espace pictural de façon mentale, selon l'exigence de l'esprit.

3) Homme-Terre-Ciel

Les couples Vide-Plein et Yin-Yang qui constituent les axes fondamentaux de la cosmologie chinoise ont agi comme “structurateurs” dans le double langage poético-pictural des Chinois. Grâce à eux, ce langage formel est doué de sens dès ses niveaux de base (lexical et syntaxique). Il nous faut maintenant porter notre attention à un niveau supérieur, celui qu'on peut qualifier de symbolique, puisque c'est à ce niveau que le langage constitué atteint sa signification plénière qui est de manifester le drame de l'homme, en même temps que le rapport que celui-ci entretient avec l'univers: ce qu'implique la triade que constituent Homme, Terre et Ciel (laquelle, bien entendu, est déjà sous-jacente aux autres niveaux).

La croyance en la relation organique, et par là en un système de correspondances, entre les sentiments humains et les éléments de l'univers a favorisé le processus de symbolisation, notamment en ce qui concerne les deux pratiques qui nous intéressent. Et l'écriture idéographique qui en soi est un vaste réseau métaphoro-métonymique y a puissamment contribué. S'inspirant de celle-ci, poètes et peintres cherchent à exprimer, par le truchement des images de choses extérieures, aussi bien leurs sentiments concrets que des concepts abstraits. Il est vrai que ce fait se constate également dans la poésie et l'art des autres cultures, mais en Chine, il prend une extension particulière. Toute la Nature, pour ainsi dire, y est inventoriée, catégorisée, et tout ce qui la compose est doué de contenu symbolique. Dans ce contexte de symbolisation généralisée les images utilisées par les poètes et les peintres ne se présentent pas comme de simples termes de comparaison ; elles sont de véritables présences qui incarnent les désirs de l'homme. Tout poème, comme tout tableau, doit donc réaliser l'union entre l'Homme et la Nature que la rhétorique chinoise désigne par l'expression qing-jing « sentiment-paysage ». Dans ce binôme, le premier terme qing a trait au monde intérieur de l'Homme; au sens étroit, il signifie le sentiment humain, mais au sens large, il recouvre aussi d'autres aspects psychiques de l'Homme. Quant au second terme jing, il englobe le monde extérieur dans son ensemble. Ce qui est à souligner, c'est la nature organique du binôme; dans l'optique chinoise, les deux termes sont toujours solidaires, formant les deux faces d'une même figure. L'état idéal recherché n'est-il pas celui où il y a « sentiment dans le paysage et paysage dans le sentiment »[20] ? Ce que vise donc la poésie chinoise n'est pas tant le sujet et l'objet pris isolément ni leur simple juxtaposition, mais quelque chose d'autre, né de leurs rapports de devenir réciproque.

●   La triade Ciel-Terre-Homme.

C'est ici qu'il faut insister sur un autre trait qui marque ce niveau symbolique et qu'implique la notion de triade. Nous avons dit que l'Homme, tout en étant une entité en soi, est indissociable des deux autres entités que sont la Terre et le Ciel. S'il est vrai que l'Homme entretient des rapports plus privilégiés avec la Terre, ces rapports deviendraient vite stériles et inefficaces, voire hostiles, sans la présence régulatrice du Ciel. La pensée chinoise, qui est ternaire, n'envisage pas de rapports uniquement à deux ; selon elle, deux entités face à face se trouveraient dans une situation d'opposition qui les séparerait de leurs racines et romprait le mouvement circulaire. Ce mouvement, vital, ne se conçoit que dans une relation à trois. L'Homme n'est pas un sujet isolé, pas plus que la Terre n'est un pur objet ; leur lien prend sens dans un Ouvert qu'incarne le Ciel.

Ce que nous venons de préciser se vérifie dans le double langage poético-pictural pour ce qui est du processus de symbolisation. Par-delà le sentiment (Homme) et le paysage (Terre), le Chinois conçoit un sens qui dépasse les sens portés par les signes (Ciel). En peinture, le rôle du Ciel est montré « visiblement » ; celui-ci a pour fonction de replacer la structure Homme-Terre dans une perspective ouverte qui la relie au Vide originel[21]. En poésie, le Ciel est cet Au-delà du sens que recherche inlassablement la pensée esthétique chinoise. Signalons d'abord qu'à l'époque des Tang, pour marquer l'état d'excellence qu'ont atteint effectivement les œuvres des grands poètes, les critiques littéraires employaient textuellement le mot « Ciel ». La poésie de Li Bo est qualifiée de « sons surgis hors le Ciel » ; celle du Du Fu, de « sabre aiguisé dans le Ciel » ; et celle de Li He par un de ses propres vers : « Le Ciel, doué de sentiment, vieillirait d'un seul coup en entendant ce chant ! » Le Ciel, ici, n'est pas une vague référence : il est véritablement le critère suprême.

 

II – L'homme dans le paysage chinois

 

Shitao, Conversation avec la montagne« La Renaissance et Descartes ont confirmé et accentué la séparation bien ancienne du sujet et de l'objet, affirmant qu'il faut devenir maître et possesseur de la nature. À partir de là, c'est une conquête effrénée, tant et si bien qu'on voit aujourd'hui les limites de cette grandeur, cette séparation de l'homme et de la nature pouvant aboutir à des crises effroyables. Les Chinois ont plutôt opté pour le ternaire taoïste, c'est le Yin, le Yang et le vide médian. Et le ternaire confucéen, c'est le ciel, la terre et l'homme. Les Chinois […] ont cherché à valoriser ce qui se passe entre les êtres, à accorder une importance au moins aussi grande aux êtres qu'à ce qui se passe entre eux. Et il est vrai que la vérité et la beauté, c'est toujours ce qui se passe “entre”. Ainsi devant un tableau chinois, un grand rouleau de paysage, un occidental ne manque jamais de remarquer : “Il y a un bonhomme qui est là, perdu dans le paysage, noyé dans le Grand Tout.” C'est la grande peur de l'Occidental : “perdu dans le paysage, noyé dans le Grand Tout”. Mais c'est assez logique et légitime pour l'oeil d'un Occidental, habitué à toute une tradition picturale où l'homme est toujours placé sur l'avant-scène et le paysage relégué à l'arrière-plan. Considérons maintenant le même tableau dans l'œil d'un Chinois. Il a une autre manière d'appréhender la chose. Quand le tableau est là, il commence comme un Occidental : “Ah, ce paysage, si général, il y a quelque chose d'à la fois grandiose et profond, d'inépuisable.” Et petit à petit, son attention se porte sur ce personnage, inévitablement. Parce que ce personnage est en fait judicieusement placé en un point précis du tableau. Et qu'est-ce qu'il fait ? Il est en train de contempler le paysage, de jouer du sitar ou bien de converser avec un ami, mais c'est toujours sa manière de jouir du paysage, de contempler le paysage, qui compte. Alors petit à petit, le spectateur se met à la place de ce personnage, et, tout d'un coup, il se rend compte que ce personnage est le point “pivotal” du tableau. C'est-à-dire que tout le paysage s'organise autour de lui, faisant de lui l'œil éveillé et le coeur battant du paysage. […] Le paysage devient son paysage intérieur, et son univers devient ce paysage. C'est le regard chinois. On s'approprie d'autant plus efficacement le paysage qu'on se fait humble. Le conquérant casse, mais ne possède jamais. Un peu comme Rilke, qui dit dans un poème célèbre : “Vous avez violé la jeune fille, mais elle ne vous a pas aimé”. Du coup la jouissance que vous en avez tirée, ça n'est que peu, vous voyez. Je pense que cela vient de l'attitude. Ce qui ne veut pas dire que le Chinois cherche à se perdre. Au contraire, il veut trouver cette relation de connivence, de confiance, d'intimité, pour que non seulement il ne se perde pas, mais que plus encore il s'accomplisse. Il a compris que le destin, la destinée humaine ne peut vraiment s'accomplir qu'au sein de la destinée de l'univers vivant. » (François Cheng, table ronde à Sciences-Po le 8 juin 2005)

 

III – Orient/Occident : pensée duelle / pensée ternaire[22]

 

À long terme, la Chine demeure un interlocuteur privilégié pour l'Occident. Comme elle se trouve à l'extrémité du vaste continent Eurasie, elle a pris le monde par l'autre bout. Pas de façon opposée, mais complémentaire. Quand l'Occident ne jure que par la substance, que par le plein sur lequel il a construit sa force, la Chine privilégie le vide. L'Occident ne se fie qu'à ce qui est stable. Pour survivre, il a intérêt à connaître cette expérience du vide qui est liée à l'idée du souffle. La Chine a toujours privilégié le trois.

Pourtant le deux devrait suffire puisque le yin et le yang par leur interaction engendrent le multiple. Mais Lao Tseu nous enseigne qu'entre le yin et le yang il y a ce qu'on appelle : le souffle du vide médian. C'est lui qui permet de tirer le Yin et le Yang de leur opposition passive et de les entraîner dans une interaction. Le vide médian permet l'échange et favorise le dépassement. Par l'importance accordée à ce principe on voit que la pensée chinoise n'est pas duale mais ternaire. Même s'il existe en Occident le concept de la Trinité, la pensée rationnelle ordinaire ne jure que par le deux. L'âme occidentale est profondément dualiste. Il existe toujours une dichotomie entre transcendance et immanence, sujet et objet, raison et sentiment, corps et esprit. C'est sur ce principe que l'Occident a bâti sa puissance et sa domination. Du même coup, elle a perdu sa connivence avec l'univers, sa confiance en la nature. L'Occident a dominé le monde, mais il risque de perdre son âme s'il n'apprend pas l'humilité. À l'autre bout, en dépit de tant d'épreuves, la Chine croit en la vie comme si elle avait passé un pacte de confiance avec le souffle vital. C'est ce souffle ininterrompu qui a permis à la Chine de traverser les épreuves. Elle peut donc transmettre à l'Occident cette conception intuitive d'un univers dans lequel tout se tient. Tout est relié par le souffle. L'apport de l'Occident à la Chine est la question du sujet. Même si Confucius a toujours prôné la place de l'homme au sein de l'univers, la Chine n'a pas pensé le sujet de façon aussi aiguë qu'à l'époque de la Grèce antique. Si l'Occident traverse une crise, c'est parce qu'à force d'exalter le sujet en tant qu'entité isolée, on aboutit à un individualisme à outrance. Toutefois, ce n'est pas parce que l'Occident traverse une crise des valeurs que la Chine doit se dispenser de repenser la complexité du sujet. À cause de cette complexité, l'homme est toujours en devenir et on est encore loin d'atteindre le possible de l'homme. Si l'homme est un être en devenir, c'est qu'il est avant tout un être libre. La liberté est la condition nécessaire pour qu'il devienne réellement ce qu'il est.



[1] Dans le Dictionnaire de Liturgie Dom Robert Le Gall ajoutait qu'ainsi nous nous approchons « de la montagne de Sion et de la cité du Dieu vivant, de la Jérusalem céleste, et de myriades d’anges, réunion de fête, et de l’assemblée des premiers-nés qui sont inscrits dans les cieux, d’un Dieu Juge universel, et des esprits des justes qui ont été rendus parfaits » (He 12, 22-23).

[2] Extrait d'un fichier pdf téléchargeable sur http://famille.delaye.pagesperso-orange.fr/Ikebana/sagesseikbn.htm. Le petit livre de référence est Le Zen dans l'art japonais des compositions florales, de Gusty L. Herrigel.

[3] Maître Masamichi Noro était maître d'aikido, c'est à partir de là qu'il a fondé la Voie-de-l'énergie, en japonais Ki-no-michi Voici trois références sur internet : Le kinomichi, prière du corps, interview de 1989  (En écho au pneuma (Esprit Saint...) du NT, le "ki" (souffle-énergie) japonais selon Maître Masamichi Noro)  une introduction aux séances http://www.kinomichi.ch/Article%20Kino.%2001.97.pdf , et une histoire des débuts  de cet art : http://www.tao-yin.com/nei-jia/Noro_Masamichi_Kinomichi.html .,

[5] Ce qui est mis ici est extrait du cycle Plus on est un, plus on est deux, au II 3° de 4ème rencontre : Père/Fils . J-M Martin parle aussi très souvent des pronoms personnels, et en particulier du Je du Christ : «Il faut mettre à mal ce que nos grammaires appellent les pronoms personnels. Il faut les examiner critiquement. Cela peut paraître un jeu pour intellectuel, mais il y va en fait de notre identité. Pour être élucidé, ce "Je" posera d'abord la question des pronoms personnels en général et en premier celle de "je" et "tu". Jésus dit Tu au Père. Quel est le rapport de "je" et "tu"? Une réponse pourrait être : ce sont là deux personnes qui sont en position de se rencontrer et par suite de se dire "je" et "tu". Mais il n'en est rien ! Notre façon de penser la personne en Occident est tout à fait inapte à nous faire entendre ce que veulent dire je, tu, il, nous, vous, ils, dans le Nouveau Testament. »   «On prend souvent l'Évangile pour un enseignement contre l'égoïsme et pour l'altruisme, mais ce n'est pas bien le percevoir. L'Évangile c'est le changement du sens d'autrui, mais aussi du sens de "je", simultanément. Le rapport de "je" et "tu" est un rapport tel que si je touche à l'un, je touche à l'autre. Il ne s'agit pas de glorifier l'un au détriment de l'autre, mais d'apercevoir que dans les deux cas il y a de l'identité et de l'altérité, une bonne altérité ou une bonne identité suivant le cas.»

[8] « Car ce qui le mérite, il faut le répéter au moins deux fois. » (Empédocle, De la nature, fragment 25)

[9] C'est la plus grande partie d'un article de François Cheng (il manque les citations finales), les petits titres ont été ajoutés ainsi que la note sur le confucianisme. Il s'agit d'un article paru dans Extrême-Orient, Extrême-Occident Année 1982 Volume 1 pp. 19-30. On le trouve sur http://www.persee.fr/doc/oroc_0754-5010_1982_num_1_1_879. Les notes suivantes sont donc de François Cheng.

[10] Au sujet de cette interprétation du Trois dans la tradition taoïste, outre les explications du Huai nan zi et de Wang Bi qui vont toutes dans ce sens, citons les trois commentaires tirés respectivement du Dao-de-lun shu-gao de Sima Guang des Song, du Dao-de-jing gu-ben ji-zhu de Fan Yingyuan des Song et du Lao-zi ben-yi de Wei Yuan des Qing.

[11] «Le confucianisme est une pensée de l'homme engagé. Selon Confucius, l'homme a une responsabilité à l'égard de l'univers et de la société humaine. Il doit participer comme troisième terme à l'œuvre du Ciel et de la Terre. Les questions confucéennes sont essentiellement éthiques: comment faire le bien? Comment créer l'harmonie dans la société? » (F Cheng, http://www.lexpress.fr/culture/livre/entretien-avec-francois-cheng_805280.html)

[12] Les Trois Entités sont désignées en chinois par le terme san cai. Celui-ci apparaît pour la première fois dans le Xi ci du Yi jing. L'idée sera reprise, implicitement ou explicitement, dans le Da xue, le Xun zi, et par Dong Zhongshu, Liu Xin, Zheng Xuan etc.

[13] Au rôle du Vide dans la peinture chinoise, nous avons consacré un ouvrage: Vide et Plein, le langage pictural chinois. Faute de pouvoir présenter toutes les données abordées dans ce livre, nous signalons seulement ici quelques points essentiels concernant le rôle de cette notion.

[14] Ce vide n'est donc pas "rien". « Dans la peinture, on fait grand cas de la notion de Vide-Plein. C’est par le Vide que le Plein parvient à manifester sa vraie plénitude. Cependant, que de malentendus qu’il convient de dissiper ! On croit en général qu’il suffit de ménager beaucoup d’espace non-peint pour créer du vide. Quel intérêt présente ce vide s’il s’agit d’un espace inerte ? Il faut en quelque sorte que le Vide soit plus pleinement habité que le Plein. Car c’est lui qui, sous forme de fumées, de brumes, de nuages ou de souffles invisibles, porte toutes choses, les entraînant dans le processus de secrètes mutations. Loin de "diluer" l’espace, il confère au tableau cette unité où toutes choses respirent comme dans une structure organique. Le Vide n’est donc point extérieur au Plein, encore moins s’oppose-t-il à celui-ci. L’art suprême consiste à introduire du Vide au sens même du Plein, qu’il s’agisse d’un simple trait ou de l’ensemble. Il est dit : "Tout trait doit être précédé et prolongé par l'idée [ou l’esprit]." Dans un tableau mû par le vrai Vide, à l’intérieur de chaque trait, entre les traits, et jusqu’en plein cœur de l’ensemble le plus dense, le souffle-esprit peut et doit librement circuler. » (Fan Chi, Propos sur la peinture, traduction de François Cheng, cité dans Vide et Plein, le langage pictural chinois.

[15] L'étude historique de cet important corpus a tenté plusieurs linguistes modernes. Trois ouvrages, proposant des analyses poussées, méritent d'être signalés en particulier : le Zhongguo yufaxue xiao-shi de Wang Lida (Pékin, shangwu yinshuguan, 1963), le Zhongguo yufaxue cihui lei bian de Zheng Dian et Mai Meiqiao (Pékin, Zhonghua shuju, 1965) et le Hanyu shigao de Wang Li (Pékin, Zhonghua shuju, nouvelle éd. 1980). Pour ce qui nous concerne, notre attention porte, bien entendu, sur les implications des mots vides dans la poésie, implications largement analysées dans les shi-hua.

[16] Nous avons étudié ce problème, de façon détaillée, dans L'Écriture poétique chinoise (Première partie, chapitre I).

[17] À propos justement du mot « métaphysique » qui se dit en chinois xing er shang « physique - er - dessus », Yuan Ren-lin fait remarquer que tout le pouvoir suggestif de ce mot réside dans le er (un mot vide) qui se trouve au milieu du mot. Selon lui, si l'on avait formé le mot « métaphysique » par xing shang ou xing zhi shang « physique - dessus », on se serait toujours situé dans l'ordre de la physique; alors que grâce à l'élément médian er qui y introduit une sorte de vide en spirale, le mot entier, lorsqu'on le lit, nous invite à faire un saut qualitatif et à accéder à un autre ordre

[18] Les multiples implications du parallélisme ont été étudiées par nous dans Analyse formelle de l'œuvre poétique d'un auteur des Tang et dans L'écriture poétique chinoise (Première partie, chapitre II).

[19] Sur ce sujet, voir Hanyu shigao, vol. II, de Wang Li.

[20] Dans nos travaux (Analyse formelle de l'œuvre poétique d'un auteur des Tang et L'écriture poétique chinoise, Première partie, chap. III), nous avons essayé de rendre compte de la manière dont les poètes ont traduit cet état par des images symbolisées ; pour cela, nous avons utilisé les figures métaphore et métonymie, plus familières au lecteur occidental. Mais il existe dans la tradition chinoise deux figures tout aussi importantes : le bi et le xing. Dans l'article que nous leur avons consacré (http://www.persee.fr/doc/clao_0153-3320_1979_num_6_1_1062 ), nous avons montré qu'elles mettent en jeu l'intime relation qui existe entre le sujet et l'objet (le bi: sujet ->. Objet ; le xing: objet ->sujet). Là encore, l'essentiel ne réside pas dans la distinction ou l'opposition entre les deux figures, puisque les Chinois, à partir des Song, finissent par les réunir dans une seule expression : bi-xing ou xing-xiang.

[21] cf. Vide et Plein, Première Partie ; L'espace du rêve, Introduction.

[22] Extrait de Transmettre l'héritage culturel, propos recueillis par bruno Solt http://www.cles.com/enquetes/article/transmettre-l-heritage-culturel. F Cheng met en cause notre opposition occidentale de sujet/objet. On trouve aussi une mise en cause dans la pensée de J-M martin : «Pour vous, les déploiements évidents de la pensée sont : sujet-objet, cause et effet. C'est ce qui articule la logique et le chemin de déploiement de la logique aristotélicienne dans la constitution même de l'Occident, au point que ces choses nous apparaissent comme évidentes. Un des premiers déplacements que nous aurons à opérer, c'est que, pour entendre l'Écriture, il ne faut pas être dans une parole qui commence par je. Or tout notre discours commence par je. » (Extrait d'une des rencontres sur la prière, juste avant le I de 12ème rencontre : Première approche de la question du "nom" )

 

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