Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 1 093 433
Archives
7 juin 2016

CIEL-TERRE. Chapitre I – Approches des rapports du ciel et de la terre en termes d'expériences

Voici la transcription de la première séance du cycle animé par Jean-Marie Martin qui a eu lieu au Forum 104  à Paris en 2008-2009. Le but de cette séance est d'avoir un premier ensemble de réflexions qui ne sont pas posées là comme des principes a priori mais comme des expériences que nous avons faites sur les mots ciel et terre.

Chapitre I

Approches

 

 

Le Ciel dure, la Terre demeure. Oui, le Ciel-Terre demeure à jamais, mais c'est parce qu'il ne vit pas pour lui-même qu'il subsiste éternellement.
 Voyant cela les saints, se mettant à la dernière place, se retrouvèrent au premier rang. Insoucieux de leur vie ils se maintenaient bien vivants.
 N'est-ce pas leur abnégation qui réalisait leur perfection ?
                                   Tao Te King, Livre I, chapitre 7. (Lu par Yvon Le Mince)

 

1) Introduction.

"Le ciel et la terre", vaste programme… Aussi vais-je essayer ici de circonscrire notre projet, le déterminer.

●   À partir d'où méditer ciel et terre ?

Comme la lecture que nous venons de faire l'atteste, la symbolique du ciel et de la terre est, sinon universelle, en tout cas, très répandue dans de multiples cultures, de multiples sources spirituelles, de par notre monde.

Nous n'allons surtout pas faire un catalogue comme pour commémorer des opinions diverses, nous allons d'abord nous situer par choix et aussi par compétence. Nous allons nous concentrer sur ciel et terre dans le Nouveau Testament et dans les premiers commentaires du Nouveau Testament. Nous aurons une séance sur Jean, une sur Paul, puis un ou deux textes gnostiques du IIe siècle, et un texte de la grande Église de ce même IIe siècle, donc dans l'origine chrétienne. En effet, ce qui est dans ces textes survit – d'une certaine façon mais comment – dans l'usage que les chrétiens en font.

Tout le monde sait que les premiers mots de la Bible sont : « Au commencement Dieu fit ciel et terre » (Gn 1, 1). La prière la plus usuelle des chrétiens dit : « Notre Père qui es aux cieux », et « que ta volonté soit faite comme au ciel, de même aussi sur terre », donc ciel et terre. Qu'est-ce que nous disons exactement si nous prions ? Et si nous ne prions pas, qu'est-ce que nos voisins qui prient peuvent bien dire (ou ne pas dire), quand ils prononcent ces mots-là ?

J'ai dit « une symbolique » parce que les mots de ciel et terre, dans l’usage que nous en faisons aujourd'hui, sont pris autrement que dans une symbolique, pour la bonne raison que notre structure native de penser en Occident moderne n'est pas de type symbolique. Elle a d'autres articulations qui nous sont nativement familières, alors que la structure de type symbolique réclamerait pour nous, pour essayer de l'entendre, un moment de recul par rapport à ce qui nous paraît évident.

●   Comment méditer ?

Ceci m'amène à une deuxième détermination pour circonscrire notre étude : il ne s’agit plus maintenant du contenu mais du chemin à suivre, de la méthode. Plutôt qu'un cours qui prétendrait dire des choses sur ciel et terre, je voudrais que nous nous exercions à entendre des symboles fondamentaux en prenant celui-là, mais avec l'intention en même temps d'être introduits dans un mode d'écoute, et donc un mode de parole, qui ne nous est pas familier. Donc il y a une part d'exercice, une part d'expérience, au sens étymologique du terme ex per ire. Vous savez que, dans expérience, la racine c'est le "i", et la désinence "ence". Il y a deux préfixes ex et per : à partir de, et en passant à travers. Le "i" est ce qui reste du verbe ire, aller. Donc : aller à partir d'un point en traversant.

Donc nous allons essayer de traverser des textes et non pas simplement de nous informer de façon survolante sur ce que ces termes-là peuvent bien signifier. Ce sera une expérience qui dépassera le thème même que nous prenons, le dépassera d'abord dans un premier sens.

●   Ciel et terre : un couple ?

Nous avons deux termes, le terme de ciel et le terme de terre. On peut bien sûr essayer de les étudier chacun pour eux-mêmes, mais ils sont mis en corrélation, autrement dit nous avons ici une répartition, un deux, une parité, un parage ; et méditer sur le deux, sur les deux premières choses, c'est mon souci depuis toujours. Est-ce qu'on peut voir les deux premières choses ? Vous allez dire : pourquoi pas "la" première ? Non, parce qu'il n'y a pas de un sans deux.

Ciel et terre : ici, nous n’avons pas seulement un couple, parce que le couple est un des modes du parage ou de la parité, il y a d'autres modes. Nous vivons sur des répartitions fondamentales : ciel et terre ; masculin et féminin ; le haut et le bas ; la droite et la gauche ; et puis dans la modernité : le sujet et l'objet, par exemple, et partout : le singulier et le pluriel – mais il faudrait d'abord dire le singulier et le duel car, pour certaines langues anciennes de notre Occident même, le deux n'est pas un pluriel, c'est un duel : il y a le singulier, le duel et le pluriel, ce qui a une grande signification. Donc ma proposition est de nous exercer sur ces choses.

●   Prendre du recul.

homme en prière, Benn, PsaumesJe disais que, pour cela, il faudra prendre recul par rapport à la façon spontanée dont nous pensons ciel et terre. La difficulté de dire « Notre Père qui es aux cieux », je pense que probablement vous l'éprouvez. Chaque fois que je suis conduit à commenter le Notre Père, je commence toujours par demander ce qui fait difficulté. Eh bien, ce sont les premiers mots : Père est un mot qui fait difficulté psychologiquement pour un certain nombre de personnes, ciel fait problème cosmologiquement parce que le ciel n'est plus tellement réputé être la demeure du Dieu. Donc nous avons affaire ici à des choses qui sont usées, usuelles, et qui, de ce fait, ne disent plus grand-chose. C'est ce que nous voudrions examiner.

Je me permets de vous demander votre concours puisque nous allons essayer de faire cela ensemble. Pouvez-vous dire ce qu'évoque chez vous, aujourd'hui, pour vous-même ou pour ce qu'il en est communément, le mot de ciel, le mot de terre et ce qu'évoquerait le rapport du ciel et de la terre. Donc trois registres.

En travaillant sur cette base, nous aurons un premier ensemble de réflexions qui ne seront pas posées là comme des principes a priori mais comme des expériences que nous avons faites sur ces mots-là.

2) Interventions et réponses.

      Première intervention  

La nuit étoilée, Van Gogh► Le lieu : je voyage en mer. La terre : le plancher des vaches, c'est le départ et ce sera aussi, non pas la fin, mais le retour. En mer on voit le ciel imprévisible, tout puissant. En tempête on est complètement à la merci. Le ciel me dépasse complètement. C'est le seul repère pour me situer. En mer il n'y a aucun repère, c'est le ciel qui me permet de me situer, faire le point avec les étoiles. C'est instinctivement l'occasion de me dépasser ou de m'engloutir dans un voyage comme ça.

J-M M : Donc il y a une expérience qui est sans doute particulière, qui met en jeu la terre en tant que point de départ et de retour, autrement dit la terre comme habitation. Parce que l'habitation, ce n'est pas là où on reste, l'habitation c'est le lieu d'où l'on part et où l'on revient librement. C'est un point très important. Le thème de la terre comme un lieu de séjour : ce lieu de séjour est traité ici de façon légèrement dépréciative par rapport au voyage. Le voyage ici est le voyage sur l'eau, la mer.

Ce que je vais dire maintenant est latéral par rapport à ce que vous avez dit. On peut commémorer la terre par rapport au ciel – nous y reviendrons – mais on peut la citer par rapport à autre chose, par exemple les quatre éléments : la terre est un des quatre éléments. La terre est aussi un des deux pôles dans le rapport ciel-terre. Du fait de cette configuration différente, le mot terre n'a pas le même sens. Faites bien attention à ceci : c'est une règle fondamentale que tout mot a un champ relativement indéterminé de significations possibles et que son sens se détermine par le contexte. Le contexte peut être un contexte de site, c'est-à-dire de lieu dans lequel le mot est prononcé. Si je dis par exemple : « maintenant nous entrons dans les poissons », ça peut signifier : nous sommes dans un supermarché, on quitte l'étal de la boucherie pour… ou ça peut vouloir dire : nous sommes le 21 février, nous entrons dans le signe des Poissons. Ce sont des choses sans rapport. Cependant « nous entrons dans les poissons » peut s'entendre de la bonne façon parce que c'est dit dans telle circonstance, dans telle condition de la parole.

 La circonstance la plus immédiate dans l'Écriture, c'est le contexte. La contextualité est décisive pour la signification d'un mot. Les multiples possibilités de significations d'un mot se trouvent déterminées, précisées de par les mots qui sont autour, par les mots qui sont, soit des contraires, soit des synonymes, soit des mots qui sont en bonne compagnie les uns avec les autres, soit des mots qui sont simplement à côté l'un de l'autre. C'est un rapport syntaxique ou un rapport parataxique, c'est-à-dire de juxtaposition. Dans le poème, en particulier, le simple fait qu'un mot soit à côté d'un autre les fait jouer ensemble, de même que, dans une toile, une couleur n'a pas la même qualité suivant la couleur qui est à côté d'elle. Ceci est très important pour ce qui constitue l'unité d'un poème. Voilà un petit principe méthodologique que nous éprouvons ici sur le tas et qui est quelque chose à retenir.

Ainsi, dans ce que vous avez dit, ce qui est très curieux, c'est que le rapport ciel-terre est plutôt médiatisé par le rapport ciel-eau ou terre-eau. Et pourtant ce n'est pas encore les quatre éléments.

La situation d'un mot dans un ensemble est décisive, même un court ensemble comme ici. Donc, c'est un principe, il faudra, quand nous lirons ces mots ciel et terre dans tel ou tel contexte, nous souvenir de la nécessité pour les entendre de préciser leur rapport mutuel : comment ils s'exaltent ou s'effacent ou s'opposent l'un l'autre.

En passant il a été dit quelque chose du ciel : c'est qu'il est le repère. C'est une des choses qui sont notées par les Anciens : « Dieu, au quatrième jour de la Genèse, fait le soleil, la lune et les étoiles pour qu'ils soient des signes ». Le rapport ici est un rapport d'orientation. Mais dans le rapport ciel-terre cette fois, les mesures du temps ont à voir simultanément avec les mouvements du soleil et de la lune, de même que sur terre elles ont à voir avec les saisons, c'est-à-dire avec les semences et les récoltes, comme si les semences et les récoltes étaient les repères de lunaison intérieurs à la terre, comme s'il y avait un effet de miroir. Il y a là quelque chose d'important. Dans un ouvrage comme Les travaux et les jours d'Hésiode, la terre se trouve être la terre arable, cette fois, et non plus la terre habitation, la terre comme lieu des cultures, des travaux, ce qui est un des aspects de la terre.

Nous avons donc eu occasion d'énoncer quelques principes, de façon simple, sur l'exemple qui a été donné, des principes fondamentaux et essentiels dans la lecture des données symboliques.

        Deuxième intervention  

L'envol du petit prince► Moi, je suis complètement piégé par la question. Quoi que je pense, que je dise, je suis toujours avec mon corps. Je ne peux pas imaginer quoi que ce soit d'un ailleurs sans me situer dans mon corps d'une part, mais aussi dans les paroles que Jésus a prononcées. Et le "où" est un lieu qui ne peut pas être le lieu de mon imagination. Il semble que Jésus nous emmène à travers ses paroles dans un lieu que je ne peux pas imaginer.

J-M M : Tu dis une chose absolument fondamentale. Je vais non pas simplement commenter tes paroles, mais en profiter pour dire quelque chose autour, ou en dehors.

J'ai parlé des quatre éléments tout à l'heure. La théorie des quatre éléments date d'Hippocrate, en médecine, et d'Empédocle d'Agrigente, Ve siècle avant Jésus-Christ, celui qui a énuméré les quatre éléments. On pense qu'à l'origine il s’agit de quatre régions. Je parle de lieux ici, de régions, et comme toujours chez les Anciens, de régions régies, donc qualifiées, pas simplement des portions d'espace. Probablement, à l'origine de la distinction on a ceci : le ciel est une région régie par Zeus, la terre par Déméter (Gêmêter, la Terre mère), l'océan par Poséidon, et la région de l'air pourrait être attribuée à Hermès parce qu'il est le communiquant, le dieu aérien.

« Où je suis et vers où je vais », « D'où je viens ? » : ce sont les questions premières de la gnose[1], mais ce sont les questions de tout le monde. La question « où ? » chez saint Jean est la première de toutes, plus importante que notre question d'Occidentaux qui est la question Qu'est-ce que ? La question est une question de désorienté, une question de qui cherche à se repérer, à s'orienter[2].

Le ciel, nous aurons à voir cela. J'anticipe de beaucoup sur les choses que nous allons apercevoir, mais si vous ne comprenez pas ce que veut dire « Notre Père qui es aux cieux », c'est excellent puisque les cieux désignent ce que nous ne fréquentons pas, ce que nous ne connaissons pas, désignent l'insu, le bienheureux insu. « Notre Père qui es aux cieux » : Notre Père qui es dans l'insu. C'est quelque chose qui n'est pas su, ça ne veut pas dire que nous n'avons par rapport à cela. L'orientation même déjà est une façon de se rapporter.

Occasion pour dire aussi que sans doute le rapport ciel-terre a à voir avec le haut et le bas, mais peut-être que d'autres parmi vous ont suggéré cela.

      Troisième intervention  

percée vers un autre ciel► Ciel, il ne s'agit pas d'un espace physique, il s'agit de l'espace du dieu, du divin, c'est le monde spirituel par opposition au monde ordinaire dont le monde physique fait partie. Et la terre est ce monde ordinaire dans lequel nous avons l'habitude d'évoluer. L'homme, dans son processus d'évolution spirituelle, passe du monde ordinaire, la terre, au monde divin, le ciel. Il passe d'un monde d'illusion à un monde de réalité, de vérité. D'ailleurs en anglais, pour désigner le ciel on a deux termes, sky et even, sky étant le monde physique.

J-M M : En français il n'y a qu'un mot au singulier, mais il y a deux pluriels : les ciels pour les ciels atmosphériques, les cieux pour les cieux spirituels.

suite : C'est par l'apprentissage de fusion dans le processus vital que l'homme évolue d'un monde à l'autre.

J-M M : Voyez, là nous avons peut-être le cœur de la difficulté pour nous, Occidentaux. Quand je dis “nous” ce n'est pas forcément pour la plénitude de moi-même, mais pour la part d'Occident qui est en moi. Le ciel est une affaire de cosmologie, en un sens, et ce qui est prodigieux, c'est que, dans cette affaire de cosmologie, le rapport ciel-terre n'a aucun sens parce que la terre en tant que planète est dans le ciel. Autrement dit, ce n'est pas un rapport adéquat, ce n'est pas un rapport d'une symbolique authentique. Vous ne m'entendrez jamais, pour ce qui me concerne, appeler la terre "la planète". Jamais.

Ceci pose une question assez fondamentale : est-ce que la réalité est dite par la science et nous sert ensuite pour parler de façon figurée : « c'est une image », dirions-nous ? Pas du tout. Si nous procédons ainsi nous sommes à rebours d'une authentique symbolique. Ce qui est premier, c'est que le soleil se couche à l'Occident ; ce qui est premier, c'est que le ciel est en haut. Ce qui est premier, c'est-à-dire la vérité au sens étymologique du terme, c'est ce qui se donne à voir à notre regard humain, et la science ensuite dit des choses sans doute exactes, éventuellement exactes, mais non vraies, non vraies au sens que je viens de dire. C’est toute la question de la compatibilité ou de l'incompatibilité du discours scientifique avec le discours symbolique. Il ne faudrait surtout pas penser que la vérité, c'est le discours scientifique qui dit ce qu'il en est, et que le discours issu de l'expérience sensorielle banale serait simplement quelque chose que l'on emploie symboliquement pour dire des réalités spirituelles. C'est la grande distinction entre le sens propre et le sens métaphorique, une distinction qui est tueuse de symbole. Au Moyen Âge, chez saint Thomas d'Aquin, par exemple, qui est la part très occidentalisée du Moyen Âge, dans la Tertia Pars, il pose la question : Dieu a un fils, Dieu se met en colère, bref un certain nombre d'affirmations sur Dieu qui sont dans la Bible, et il fait le départage entre ce qu'il faut entendre au sens propre et ce qu'il faut entendre au sens métaphorique ; un peu comme dans notre dictionnaire, nous avons une définition et ensuite "fig", c'est-à-dire : sens figuré. Si on fonctionne de cette façon, on reste dans la pensée occidentale et on n'entre pas dans une expérience authentiquement symbolique.

D'emblée, en évitant soigneusement de te prononcer sur la distance prise entre science et symbole, tu es allé à la signification que les occidentaux appelleraient purement symbolique, c'est-à-dire seulement symbolique de la distinction du spirituel et du matériel. Est-ce que la distinction du spirituel et du matériel est une bonne distinction ? C'est aussi une distinction de l'Occident. Est-ce qu'elle a son équivalent dans notre Écriture, est-ce la première distinction ? Entendue dans ce sens-là, c'est une distinction qui est d'abord platonicienne et non pas proprement christique. C'est la distinction de l'intelligible et du sensible. Elle est platonicienne mais elle dure encore aujourd'hui.

Là, tu as dit spirituel, ce qui est autre chose, sauf qu'il nous faudra aussi d'abord nous demander si cette distinction entre idéel et réel – si j'ai bien les pieds sur terre – est une distinction qui appartient à l'Évangile ou non. Il faudra nous demander si la première distinction entre ciel et terre est bien celle-là, ce que je ne crois pas, celle que j'évoque moi, je ne sais pas la tienne.

Là nous avons des questions essentielles, tout un champ de questions : le rapport des données scientifiques, comment les apprécie-t-on ? C'est assez éprouvant pour un moderne, surtout un moderne qui aurait une activité du type scientifique, que de se laisser dire que la science n'est pas capable de symbolique. Et pourtant c'est une thèse qui est défendue par de nombreux philosophes et que moi-même je tiens volontiers, ce qui n'est pas sans poser un certain nombre de questions.

► Chez les scientifiques, certains disent : la science ne peut pas tout expliquer.

J-M M : C'est cela, mais je vais plus radicalement ici. Parce qu'il y a une autre façon de répondre, n'est-ce pas, c'est que la science dit ce qu'il en est de la nature, et la spiritualité dit ce qu'il en est de la surnature, des mots qui, pour l'instant, en un certain sens, restent vagues parce que nous ne les avons pas regardés de près ensemble. Je pense que ça appartient un peu à la théologie de Benoît XVI – Benoît XVI et moi nous avons la même foi mais nous n'avons pas tout à fait la même théologie, ce qui est tout à fait légitime en bonne théologie romaine. Cette interprétation du rapport entre la science et la spiritualité est une production de l'Occident rendue possible par les choix qu'on a fait pour l'Occident… Et peut-être qu'il faut que se ferme l'œil de la science qui a son efficacité évidente en son lieu pour que puisse s'ouvrir l'œil de l'esprit, l'œil du cœur. Il n'est pas sûr qu'on puisse faire une harmonieuse synthèse des deux. Cette synthèse, elle est tellement recherchée, tellement voulue…

Et ici je n'engage que moi, chacun est libre de penser autrement. Cependant j'annonce la couleur parce que je voudrais que ce qui constitue le propre d'une pensée symbolique soit bien clairement mis en évidence, qu'il n'y ait pas de compromission ; ce qui poserait alors un certain nombre de questions : comment peut-on être scientifique au bureau ou au laboratoire et christique ou chrétien ailleurs ? Ce sont des questions qu'il faudra regarder en face. Les modernes ne supportent pas de se reconnaître divisés. Il y a une volonté fallacieuse d'unifier, de tout recouvrir d'un même manteau rapidement qui est suspecte. Prendre conscience de ce que nous sommes dans un natif divisé, que cette division est en un certain sens exaspérée par l'annonce de la nouveauté christique, c'est quelque chose qu'il ne faut pas exclure à priori.

      Quatrième intervention  

La terre vue du ciel, photo de la nasa► L'œil du cœur fait-il partie du ciel ou de la terre ? C'est une question qui arrive à propos de votre échange. Sinon : le ciel et la terre, le haut et le bas, c'est les mêmes mais… ce n'est pas tout à fait les mêmes pour moi. Les cieux seraient à l'intérieur de moi. Et puis un lieu plus subtil après la mort, je le pense aussi un peu intérieur. Je dis après la mort parce que j'ai perdu mon mari il y a quelques années mais j'ai l'impression que c'est incorporé, c'est le même lieu quelque part. La terre est plus grossière, plus boueuse, plus matière, mais elle a ses instants de ciel, ses instants de divin, de plus subtil. La terre est le lieu émotionnel, c'est les heurs et les malheurs. J'avais pensé au ciel aussi comme à un instant terre privilégié – un coucher de soleil ou une mer démontée sont des lieux de ciel sur la terre pour moi – et j'en étais venue à ces scientifiques qui nous ouvrent cet univers fantastique et fantastiquement immense qui est pour moi comme un instant de bonheur intérieur. Le ciel immense des scientifiques est aussi lieu de bonheur. Donc l'interrogation entre les sciences et la symbolique m'intéresse beaucoup.

J-M M : Parmi les multiples questions de votre intervention – je ne sais pas si je vais les remémorer toutes – il y a une sorte d'équivalence qui a été pensée entre le haut et le bas, l'intérieur (le centre) et la circonférence. Effectivement, ce sont des choses qui s'égalent en un certain sens. Souvent j'ai dit : si vous avez des difficultés à dire « Notre Père qui êtes aux cieux », dites « Notre Père qui êtes au creux ». Donc on rejoint là quelque chose qu'il faut méditer mais qui est une indication.

Il y avait d'autres choses assez précieuses dans ce que vous avez dit, peut-être que nous aurons l'occasion de les retrouver. Nous aurons à dire que le mot de "terre" n'est pas un mot univoque. Il y a terre et terre comme il y a ciel et ciel, comme il y a bas et bas. Le bas peut être entendu comme vil mais il peut être l'égal du haut. Rien n'est aussi important par rapport à ciel-terre que le rapport du haut et du bas, nous verrons cela chez saint Jean en particulier. Or nous entendons systématiquement le bas de façon dépréciative par rapport au haut. Il est très étrange que la Loire n'accepte pas d'être inférieure à Nantes par rapport à ce qu'elle est à Nevers. Pourtant, de toute façon, si ça coule c'est qu'elle est plus haute à Nevers, mais elle ne supporte plus d'être appelée inférieure. C'est vrai que le mot inférieur a pris chez nous un sens dépréciatif. Il y a une raison subtile à cela. Il faut bien percevoir qu'il y a une égalité entre le haut et le bas. Il y a une mêmeté à certains regards. La notion de regard, donc de point à partir d'où je vois, est décisive. On trouve cela dans l'évangile de Jean à propos des temps : « Ne dites-vous pas : “Encore un quadrimestre et vient la moisson” ? Voici que je vous dis : “Levez vos yeux et contemplez les champs, qu'ils sont blancs, prêts déjà pour la moisson.” » (Jn 4, 35) Il y a deux regards…

C’est donc là un point important par rapport à la symbolique. Il correspond à d'autres aspects importants chez Jean, lorsqu'il dit : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, que nos mains ont touché au sujet du verbe de résurrection. » (d'après 1 Jn 1, 1). Jean ne commémore pas ici les expériences sensorielles qu'il a eues du Christ. Il s'agit ici naturellement d'une sensorialité  ajustée à ce qui est à voir et à entendre, c'est-à-dire à la résurrection. La sensorialité grossière qui est la nôtre n'est pas ajustée. Donc il y a comme un entendre dans l'entendre, un entendre subtil à l'intérieur de l'entendre grossier, un voir subtil à l'intérieur du voir etc. Il y a un corps subtil dans le corps, cela fait partie de la pensée johannique[3]. Ce sont des choses qui reviendront.

Si des remarques partielles ont pour effet provisoire de brouiller des choses que vous croyiez détenir et qui vous étonnent, vous gênent, ne vous inquiétez pas. Parce que si rien ne se brouille, rien ne s'éclaircira. C'est saint Jean qui le dit. Saint Jean dit tout.

Pour saint Jean, le trouble (taraxis) est un moment essentiel qui meut la recherche, invite à un déplacement qui se fera quand le temps sera venu, s'il se fait, s'il y a lieu, sur le chemin de chacun. Donc que cela ne vous trouble pas, ni l'apparent désordre de ce que nous faisons en ce moment puisque c'est lié au témoignage de chacun. Il n'y a pas un ordre prévu d'avance, il faut se laisser aller à cela provisoirement.

      Cinquième intervention  

► Pour moi le ciel, c'est ce qui rend possible l'existence sur terre. Le ciel, c'est l'ouverture, et c'est cette ouverture qui me permet de vivre, qui permet que sur terre, là où j'habite, la vie soit possible. Le ciel au-dessus de moi, le ciel le jour, le ciel la nuit. Le ciel dispense la lumière y compris la nuit. Je suis très sensible à la lumière de la nuit qui chasse l'obscurité – qui pour moi est quelque chose d'effrayant – et la lumière de la nuit est évidente pour moi, même quand il n'y a pas d'étoiles.

L'univers à l'époque de la BibleJ-M M : C'est un thème qui sera à méditer : le rapport lumière et nuit, le ciel comme ouverture, ce qui n'empêche que c'est aussi traditionnellement dans les psaumes la toile de tente[4], ce qui couvre, mais il faut voir en quoi, comment.

Suite : La terre, c'est en effet ici-bas par rapport au ciel, mais plus normalement c'est le lieu de mon quotidien, c'est là où j'habite et c'est là où je voyage. Mais je ne peux profiter de ce quotidien que parce que le ciel est là et qu'il s'ouvre au-dessus de moi. J'ai toujours été fascinée par le ciel, y compris par le ciel de la cosmologie, par les inconnues qu’il recèle, par les découvertes de savants. Le ciel que j’appréhende psychologiquement et le ciel de la cosmologie suscitent également en moi l’émerveillement. Je ne sais pas si on peut parler ici de spirituel ou si l'émerveillement peut mener à autre chose.

J-M M : Le rapport du pré-scientifique et du spirituel est très important dans l'histoire originelle à la fois de notre culture et sans doute aussi de la Bible parce que c'est antérieur. C'est le moment où la pensée babylonienne et mazdéenne (iranienne) est axée sur l'étude du ciel. Seulement le pré-scientifique ne correspond pas exactement à l'attitude scientifique des modernes. Là il y a des choses qui dépassent simplement nos humeurs ou nos plaisirs par rapport à la science, des choses d'un enjeu considérable auxquelles peut-être on fera allusion.

Mais, encore une fois, nous ne sommes pas ici dans des actes de foi, nous essayons de nous situer par rapport à notre histoire, aux éléments de notre histoire. La nouveauté christique qui surgit encore sur ces données est un ensemble complexe que nous essayons de débrouiller. Je ne voudrais pas qu'on se fixe de façon trop rapide ou décisive sur cette affaire particulière de son rapport éventuel à la science. C’est important dans son lieu mais ça pourrait parfois nous embrouiller pour entendre la symbolique que nous cherchons.

Par ailleurs, le rapport positif ciel-terre comme sorte d'ouverture mutuelle, de l'un à l'autre, ou le ciel ouvrant, on va le rencontrer dès le début de l'Évangile : le ciel s'ouvre à la terre, c'est le commencement même de l'évangile de Marc et aussi de l'évangile de Jean[5].

      Sixième intervention  

Champ de céréales► Moi j'ai pensé à la peinture des Hollandais où le ciel peut être aussi important, avec cette terre plate. Le ciel est exalté et la terre est exaltée par le ciel. Par exemple la terre est exaltée par un champ de blé qui luit au soleil.

J-M M : … ou un trait de mer. C'est très fréquent parce qu'il y a des cieux de mer souvent en Hollande.

 ► Suite : Je repensais aussi à Rembrandt qui n'a pas le même rapport au ciel, mais le ciel est quand même très présent.

J-M M : Oui, c'est peut-être plutôt une question de lumière… Ça me donne occasion de manifester que le ciel peut être le ciel atmosphérique ou le ciel cosmonautique. Le mot ciel a cette ambiguïté-là. Par ailleurs, si on regardait de façon attentive l'histoire ancienne de ce rapport ciel-terre, on verrait la commémoration de trois cieux, de sept cieux, de neuf cieux suivant les lieux, etc. Quelles sont ces répartitions ? Je ne fais qu'évoquer la chose.

Il y a la distinction du ciel atmosphérique et du ciel stellaire avec la formidable distinction des fixes et des planètes. Les données orientales – je parle ici de Babylone et de l'Iran – nous arrivent par les Magoi (les Mages) et par Pythagore en Occident. Elles continueront à jouer un rôle considérable. Ce qui arrive par Pythagore à l'Occident est arrivé de Babylone à la Bible elle-même déjà. Les rapports originels ne sont pas nombreux mais nous en avons un là qui est assez caractéristique.

      Septième intervention : ciel et terre / masculin et féminin  

► (Yvon[6]) Moi je me suis laissé aller comme ça, je me suis aperçu que ciel et terre n’étaient pas mes catégories habituelles. Je me suis aperçu que j'étais plutôt dans les catégories déjà dites comme intérieur-extérieur, et après j'ai appliqué le ciel et la terre à l'intérieur et à l'extérieur. J'ai mis le ciel à l'intérieur et la terre à l'extérieur, et je me suis aperçu aussi que pour moi le ciel, c'était quelque chose de subtil et donc qui pouvait pénétrer la terre par sa subtilité, donc qu'il était masculin (dans ma tête) et puis que la terre était réceptive, elle était féminine. Et là je me suis arrêté et je n'ai pas vu ce que la terre pouvait apporter au ciel. Le ciel féconde la terre, mais après j'ai un trou !

J-M M : Il y a une chose intéressante et quasi universelle qui est dite, c'est le rapport ciel-terre comme masculin-féminin, ce qui est une autre répartition. Ce n'est pas absolu, il y a quelques exceptions. De même - chose qui m'étonne profondément - le soleil est masculin, la lune est féminine, c'est presque évident, mais pas en allemand. Comment cela peut-il être autrement, qu'est-ce que cela veut dire ? Il y a sûrement des choses intéressantes mais difficiles à élucider là.

yin-yang fractalVoilà quelqu'un qui est assez familier de yin et yang[7] par exemple, de purusha et prakriti[8]. Donc ce sera la belle question : est-ce qu'il y a quelque chose pour nommer le premier deux ? Est-ce que yin et yang c'est le premier deux ? Nous allons voir ce qu'il en est dans l'évangile de ce thème-là parce que nous verrons qu'il y a des distinctions qui ne se recoupent pas, qui ne s'égalent pas. Par exemple le rapport ciel-terre n'est pas le rapport lumière-ténèbre et cependant il y a un rapport entre les deux qui est très complexe. Nous allons examiner cela. 

Il ne faut pas vous étonner de la manie que j'ai de chercher le premier deux. Des deux, il y en a beaucoup, des répartitions, des distinctions.

La première répartition dans la création est la distinction de  la lumière et de la ténèbre bien que nous ayons, en Genèse 1 : « Au commencement Dieu fit ciel et terre ». Mais si on regarde le processus, l'accomplissement de cela, « Dieu sépare la lumière de la ténèbre, il appelle la lumière “jour” et la ténèbre “nuit”… ». Nous ne sommes pas encore au masculin-féminin et cependant il y a un rapport étroit à cela.

De même qu’après il y a l'analogie, mais il faut bien voir en quoi consistent les rapports d'analogie. Qu'est-ce que c'est que l'analogie ?

Là on ouvre une question, on ouvre un champ.  Et la réponse sera à chaque fois dans tel texte, dans tel contexte. N'oublions pas ce que nous avons dit au début : le contexte est décisif pour l'intelligence d'une pensée qui ne procède pas par définition, c'est-à-dire par sens propre. Ce qui fait que l'Occident a privilégié profondément le sens propre, c'est qu'il a privilégié la logique et que, pour procéder logiquement, il faut une définition rigoureuse. Il n'y a pas moins de rigueur dans les procédures symboliques, mais c'est une rigueur d'un autre type : je veux dire que l'apprentissage sera dur et compliqué, complexe, exigeant. On ne dit pas n'importe quoi n'importe comment, du moins on ne projette pas dans le texte les humeurs que nous avons. Il s'agit d'apprendre à entendre, et cependant le processus d'exigence n'est pas le même que celui qui s'est développé dans notre culture occidentale, chose qui est à apprendre.

      Huitième intervention : l'intervalle entre ciel et terre   

Le rêve de Jacob, William Blake, vers 1800► Vous n'avez pas tellement insisté sur la verticalité entre la terre et le ciel.

J-M M : Oui, c'est un point très important. Nous avons dit qu'il y a le haut et le bas, donc du même coup il y a monter et descendre, il y a l'échelle ou l'arbre, il y a ce qui est entre le ciel et la terre, donc cet intervalle. Qu'est-ce qui habite l'intervalle ? À quoi sert l'intervalle ? L'intervalle qui distingue est aussi celui qui unit ou celui qui sépare. Là nous avons l'intervention d'un des modes d'être trois : dès qu'il y a deux il y a trois puisque il y a les deux différents et la dif-férence, ce qui fait qu'ils se tiennent à distance, ils dif-fèrent, ils se portent de part et d'autre. Le "se porter de part et d'autre" est peut-être un porter qui se porte pour constituer l'unité de deux. Donc ce qui distingue peut être aussi ce qui unit, ou alors ce qui distingue est ce qui sépare. Distinguer, ce n'est ni séparer ni réunir, en soi.

C'est Empédocle qui, le premier, a ajouté aux quatre éléments l'amitié et la haine, c'est-à-dire ce qui fait que ceux qui sont distingués le sont pour être unis en amitié ou sont distingués pour être ennemis. La question de l'intervalle peut être annoncée soit comme la verticalité qui est l'axialité, soit comme ce qui emplit l'intervalle. L'idée d'emplir a à voir avec l'idée de Pneuma, donc le souffle, l'air etc. Il y a là tout un champ symbolique qui demande à être regardé de près.

« Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire (de la présence du pneuma). Hosanna au plus haut des cieux ! Béni soit celui qui vient dans le nom du Seigneur  » ; « Nul n'est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'Homme» ; « Il est monté vers les hauteurs… il a donné des dons aux hommes »[9],c'est-à-dire qu'il a empli de donation l'espace intervalle.

Vous avez un certain nombre de textes fondamentaux qui sont très liés à la symbolique ciel-terre et que nous allons rencontrer. Cette idée, qui est décisive, nous verrons qu'elle est chez saint Jean dès le premier chapitre et qu'elle est reprise au chapitre 3[10].

      Neuvième intervention  

Le petit prince entre ciel et terre► Pour moi il y a aussi la notion de fini et d'infini : le ciel on n'en fait pas le tour, la terre on en fait le tour.

J-M M : Fini et infini sont des catégories qui sont assez complexes malgré tout. Sous cette forme-là, elles ne sont pas trop présentes dans l'Écriture. Dans l'Écriture, on trouve l'abyssal, ce qui est le sans fond, ce qui ne tient pas la marche, c'est-à-dire l'infranchissable. Il pourrait se faire d'ailleurs que quelquefois nous confondions l'infini et l'indéfini. L'infini mathématique est de l'indéfini plutôt que de l'infini, au sens théologique du terme. Il y a une ambiguïté du finir parce que l'infini pour les Grecs – mais ça dépasse le monde grec –, c'est ce qui est inachevé, qui n'arrive pas à avoir son visage, sa limite, son corps. C'est une notion négative de l'infini. Il faudrait garder le mot indéfini dans ce cas-là probablement. Et nous avons en Occident l'habitude de dire Dieu infini.

Nous avons ici un autre exemple de deux, le deux non pas des contraires, mais de la contradiction. C'est le oui et le non simplement : fini-infini. Les contraires, c'est haut et bas, ciel et terre, qui ne sont pas forcément des contraires mais qui peuvent l'être, parce qu'ils peuvent aussi être des couples. Le deux va depuis le duel jusqu'au duo, c'est-à-dire le duo harmonique et le duel meurtrier, pour prendre deux mots qui ont la racine deux.

À propos du deux, il y a une chose sur laquelle nous reviendrons mais je voudrais déjà vous alerter à cela. Il y a des choses qui se répondent et des choses qui ne se répondent pas. Autrement dit, il y a deux façons d'être autre. Il y a être "l'autre de" quelque chose ou simplement "autre que" quelque chose. La nuit est l'autre du jour, mais entre la rose et le crapaud ? Ils ne sont pas la même chose mais le crapaud n'est pas l'autre de la rose sauf si, quand je dis rose, je veux dire le beau et si, quand je dis crapaud, je veux dire le laid. Ceci vaut pour une certaine idée que nous pouvons en avoir parce que le laid est l'autre du beau et seulement pour celui qui considère que le crapaud est laid, puisque Voltaire, dans son dictionnaire philosophique, dit que pour le crapaud rien n'est aussi beau que sa crapaude. Vous remarquerez donc un certain relativisme.

C'est une partition complexe que nous sommes en train de jouer, avec de nombreux développements possibles. Nous allons les centrer surtout sur ciel-terre, mais nous nous rendons bien compte que, en même temps, ça touche à toutes les dualités, donc à toutes les premières répartitions fondamentales. Et il est remarquable que les cultures soient constituées par des répartitions fondamentales, c'est-à-dire qui vont de soi, qui sont réputées n'avoir pas besoin d'être examinées. C'est un a priori à partir de quoi le reste peut s'édifier. Toute pensée s'exerce à partir d'un non-dit qui va de soi. Et la tâche que nous faisons ici, c'est de questionner ce non-dit pour apercevoir quel serait le non-dit qui porte toute notre culture et qui n'est pas le non-dit de l'Écriture, qui, elle, a son propre non-dit. C'est très exigeant, ce que nous sommes en train de toucher.

      Dixième intervention  

► Le lieu qui est ce nom de Dieu, quel est-il par rapport au ciel et à la terre ? Est-ce un lieu racine, un lieu semence, ou un lieu fruit ? L'un et l'autre probablement.

J-M M : Ce qui pourrait être intéressant, c'est que le ciel est quand même réputé être le lieu de Dieu : « Notre Père qui es aux cieux. » Est-ce que Dieu a un lieu ? Non. Toute la tradition dit : Dieu est son lieu, à tel point que Hamaqom (le Lieu) est un des noms de Dieu dans le monde hébraïque.

Si le ciel est le lieu, il n'est pas un lieu qui fait différence d'avec la terre qui serait un autre lieu, il est le lieu des lieux. Dans la langue hébraïque qui est réputée être une langue non spéculative, non philosophique – réputée faussement parce qu'elle l'est à sa manière qui n'est pas celle de l'Occident – une façon de désigner l'essence, c'est d'employer le nom au singulier avec l'article défini : "le" lieu. Le lieu n'est pas un lieu parmi les lieux. D’où l’importance du mot de lieu ici parce que, en un certain sens, la terre est le lieu des hommes et le ciel est le lieu des dieux.

Il faut tenir compte aussi de l’importance de la mythologie grecque qui est quelque peu vivante encore au temps de l'avènement du christianisme… Et le christianisme prend la suite ici de la lutte d'Israël contre le polythéisme.

Il faut dire aussi que le mot "terre" a beaucoup de sens, il y a plusieurs mots en grec. Quand je dis [11], la terre, le pays, je ne dis pas la même chose que quand je dis khthôn[12] qui est la terre, le sol, en référence à ce qui est sous le sol. En hébreu, haaretz, la terre, c'est à la fois la terre comme élément, peut-être, mais c'est aussi le pays, la terre de séjour. "Haaretz" est le titre d'un journal : "Le pays", "El pais" etc.

Tout ceci pour multiplier les approches, les possibilités de sens. Le désordre commence à se faire, j'espère. On aperçoit aussi déjà peut-être quelques principes de lecture, quelques principes d'approche de ces choses.

●   Sens propre et sens métaphorique.

Suite : J'aimerais approfondir ce que tu as dit sur la distinction faite par saint Thomas d'Aquin (dans la troisième intervention).

J-M M : C'est une distinction tout à fait capitale, elle est nécessitée par la logique : le sens propre et le sens métaphorique. Quand on dit : « Tu es le soleil de ma vie », c'est une métaphore. L'Occident ne s’y trompe pas. Quand on parle du soleil dans un contexte scientifique ou quand on dit « tu es le soleil de ma vie », on sait très bien qu'on ne parle pas de la même façon. Il y a une répartition[13]. On dit : "c'est une image", et c'est secondaire. Souvent d'ailleurs on emploie le mot symbole dans le même sens : « c'est purement symbolique » veut dire "c'est seulement symbolique" ! Jamais je n'emploie le mot symbole dans ce sens étréci, vous l'avez aperçu[14]. Donc cette distinction-là est une distinction majeure dans la théologie médiévale, c'est-à-dire qu'elle effectue une opération chirurgicale sur le texte à l'aide d'un scalpel d'Occident. Cela ne suit pas les arêtes ou les distinctions de la pensée sémitique, ça projette sur le texte une interrogation qui vient de l'extérieur et donc, d'une certaine façon, ça tue le texte. C'est ce que nous allons essayer d'éviter. Nous n'allons pas nous contenter de dire : il y a un sens imagé ou symbolique et puis un sens scientifique. Nous n'allons pas nous en tenir à cela, comme si l'un était le vrai et l'autre l'approximatif.



[1] « Ce n'est pas le bain seul qui est libérateur mais c'est aussi la gnose– c'est Théodote qui parle sans doute ici et qui donne comme une sorte de définition de la Gnose – “Qui étions-nous ? Que sommes-nous devenus ? – Où étions-nous ? Où avons-nous été jetés ? – Vers quel but nous hâtons-nous ? D'où sommes-nous rachetés ? – Qu'est-ce que la génération ? et la régénération ?” » (Clément d'Alexandrie, Extraits de Théodote 78, traduction F. Sagnard p.203). Voilà les questions porteuses de la Gnose. “D'où venons-nous ?” est ici égalée à “Qui sommes-nous ?” au sens de “De qui sommes-nous fils ?” puisqu'il s'agit de la génération : “De qui sommes-nous ?”. (J-M Martin au Forum 104 en 2007-2008).

[4] « Bénis YHWH, mon âme. YHWH, mon Dieu, tu es si grand! Vêtu de faste et d'éclat, drapé de lumière comme d'un manteau, tu déploies les cieux comme une tente » (Ps 104, 1-2)

[6] Yvon le Mince, prêtre catholique, aumônier à l’hôpital Sainte‑Anne. Il a fait une rencontre éclairante avec l’Hindouisme et la vision nouvelle de Sri Aurobindo. Voir sur le blog figure un Témoignage d'Yvon le Mince par rapport à J-M Martin.

[7] Le rapport yin-yang est subtil et éclaire différemment le rapport masculin-féminin : « Dans le cercle du Tao, le poisson clair, yang, a un œil noir car, au plus profond de son expansion, il porte le germe de son contraire et complémentaire yin. Le poisson noir, yin, a un œil clair, car lui aussi porte l'amorce de son inséparable yang. Ainsi yin et yang se juxtaposent et se succèdent, se contrarient et s'équilibrent dans une danse sans fin d'où sort la multitude des êtres. » (Alain Delaye, fichier pdf téléchargeable sur http://famille.delaye.pagesperso-orange.fr/Ikebana/sagesseikbn.htm)

[8] Le couple purusha-prakriti se trouve dans le Sāṃkhya, un des six darshana (points de vue) de l'hindouisme, cela sous-tend aussi la pensée du yoga. « Prakriti est le monde de phénomènes, mais elle ne se déploie qu'en présence de purusha, lequel lui est aussi indissociable que le yang l'est du yin. Ce mot masculin implique “plénitude” (puru), donc autosatisfaction, pour l'étymologie traditionnelle. Purusha est conscience pure et sereine, pour qui le non-manifesté se manifeste. Il n'est pas dit que purusha féconde prakriti, il suffit qu'il soit présent pour que se déclenche le processus créateur. Purusha n'est que le “spectateur” à qui la séductrice prakriti se donne en spectacle en ses émanations incessantes, en ses métamorphoses infinies, que l'on compare à des parures indéfiniment renouvelées. De même, en grec, le mot kosmos ne signifie-t-il pas seulement l' “ordre de l'univers”, mais les ornements, les parures féminines. » (Jacques Brosse, Pourquoi naissons-nous et autres questions impertinentes, Albin Michel 2007)

[9] La première citation est tirée de l'acclamation du Sanctus, la deuxième est de Jn 3, 13, et la troisième est celle-ci : « En montant dans les hauteurs, (…) Il a donné des dons aux hommes. (…) Celui qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux afin de remplir  la totalité. …  » (Ep 4, 8-10). Le thème de monter-descendre est abordé au II – 1° de Chapitre II – "Ciel et terre" chez saint Jean.

[11] : la terre par opposition au ciel, la terre comme un des quatre éléments, comme habitation de l'homme, le pays.

[12] Khthôn : la terre, le sol sur lequel on habite, la terre comme séjour des vivants et des morts.

[13] J-M Martin reprendra ces considérations à la fin du I du Chapitre II – "Ciel et terre" chez saint Jean : 6) L'analogie de proportionnalité.

Commentaires