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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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16 avril 2016

La symbolique du nom et la gnose. Lecture d'un passage de l'Évangile de la vérité, Folio XI

Le thème de la connaissance (de la gnose) est très présent chez saint Jean, et la symbolique du nom est essentielle dans le premier christianisme. Jean-Marie Martin, spécialiste de saint Jean (cf Qui est Jean-Marie Martin ?), les  a étudiés en particulier grâce à L'évangile de la vérité, un texte sur lequel il a travaillé à l'École Pratique des Hautes Études avec Henri-Charles Puech. Lors de plusieurs rencontres à Saint-Bernard de Montparnasse, il a cité le passage de L'évangile de la vérité du folio XI p. 20,34 – 22,19 (édition de H-C Puech). J'ai réalisé un patchwork à partir de là, l'essentiel étant extrait de deux rencontres, celle du 16/04/2003 sur "la Prière en saint Jean" (13ème rencontre : Nom, voix, appel. Extraits de Gn 1 et de l'évangile de Vérité) et celle du 16/02/2011 sur "connaître en saint Jean". Les considérations sur la connaissance et le nom ont été étoffées à partir d'autres rencontres.

Message parus ou à paraître sur l'Évangile de Vérité

 

 

La symbolique du nom et la gnose

Lecture d'un passage de l'Évangile de la vérité

Folio XI p. 20, 34 – 22, 19

 

Nous savons que dans les ressources de notre langue, nous n'avons pas l'équivalent de ce que signifie le "nom" dans le monde biblique. C'est donc pour nous une invitation à regarder ce mot de façon plus insistante, parce que probablement se recèle là une différence fondamentale dans l'appréhension des évangiles qui attesterait de notre caractère encore étranger à l'écoute de cette parole.

Il importe d'une part de savoir que pour nos Écritures nous sommes d'être nommés d'un nom encore inconnu et indicible et non pas d'être fabriqués, et d'autre part que l'homme n'est pas soi-même, mais il est "vers soi" en entendant par là qu'il est "vers son nom". Le plus proche de nous-même est distant de notre "je" usuel, il est notre nom dans le Nom, notre lieu dans la maison du Père (allusion à Jn 14, 2).

 

1) Premier contact avec le texte.

Evangile de vérité, codex Jung, M3750, M MalinineNous en venons maintenant à un texte sur le thème du nom. Il s'agit d'un ouvrage du premier tiers du IIe siècle qu'on a trouvé en Égypte en 1945, à Nag Hammadi, dans une grande bibliothèque où il y avait un grand nombre d'ouvrages inconnus rédigés en copte[1]. Celui-ci est un joli texte qu'on appelle couramment l'Évangile de la Vérité, ce qui ne veut pas dire que c'est un évangile au sens des évangiles, ni même un évangile apocryphe. Il s'appelle ainsi parce que ce sont les premiers mots : « L'Évangile (la belle annonce) de la Vérité est joie pour ceux qui ont reçu la grâce de la part du Père de la Vérité, qui fait en sorte qu'ils le connaissent par la puissance du Verbe ».

On n'en connaît pas bien l'auteur, mais il est possible qu'il soit de la main de Valentin. C'est en fait une sorte d'homélie. Je pense que c'est à l'origine de la pensée valentinienne qui deviendra gnostique, mais ce texte n'est pas gnostique dans le sens négatif du terme[2]. Il est très proche d'autres textes qu'on a découverts récemment, comme les Odes de Salomon[3], en syriaque, qui sont, elles, reconnues pour appartenir à la grande Église.

Dans l'Évangile de la Vérité,  on trouve en beaucoup de lieux le mot nom, le mot voix et le mot appel (klêsis). Il faut dire néanmoins que les mots grecs que je cite ici sont des mots conjecturés, parce que ce texte nous est parvenu en copte. On en a donc tenté une rétroversion grecque, à supposer qu'il ait été auparavant écrit en grec. J'ai travaillé à cela pendant quelques années aux Hautes Études avec Henri-Charles Puech. Le texte dont je me sers ici est la publication qui en a été faite par Joseph Ménard, maître d'œuvre de ce travail.

 

Je prends ce texte assez en amont, avant que ne se rencontrent les mots de nom, de voix, d'appel. Le Sauveur vient instruire les disciples de la gnose c'est-à-dire de la connaissance.

Folio XI p. 20, 34 – 22, 19 (p. 40-42 du livre de Ménard éd  1962)[4]

« Ayant pénétré dans les lieux vides des frayeurs, il passa parmi ceux qui étaient dénudés par l'oubli, devenant gnose, perfection, proclamant ce qui est dans le cœur (du Père) afin [   ] d'instruire ses disciples. Les disciples c'est-à-dire les Vivants, ceux qui sont écrits dans le livre des Vivants, ils reçoivent l'enseignement pour eux-mêmes. Le reçoivent du Père ceux qui se tournent vers lui à nouveau. Puisque la perfection du tout est dans le Père, il est nécessaire pour le tout de remonter vers lui. Celui qui sait prend ce qui lui est propre et l'attire à soi. Car celui qui est ignorant est déficient, il manque de beaucoup puisqu'il manque de Celui qui doit l'accomplir. Puisque la perfection du tout est dans le Père il est nécessaire que le tout retourne vers Lui et que chacun prenne ce qui lui est propre. Il les a inscrits par avance, les ayant préparés pour la donner à ceux qui sont venus de lui. Ceux-ci dont il a connu à l'avance le nom ont été appelé à la fin de sorte que celui qui possède la gnose est celui dont le nom a été appelé par le Père. Car celui dont le nom n'a pas été appelé est ignorant. De fait comment quelqu'un entendra-t-il si son nom n'a pas été appelé ? Car celui qui est ignorant jusqu'à la fin est un ouvrage de l'oubli et il sera détruit avec lui. Sinon pourquoi ces misérables ne possèdent-ils pas un nom et pourquoi n'est-il pas de voix pour eux ? De sorte que celui qui a la Gnose est un être d'en haut. S'il est appelé, il entend, il répond et se tourne vers celui qui l'appelle et remonte vers lui. Et il connaît comment on l'appelle.- Possédant la Gnose, il fait la volonté de celui qui l'a appelé, il veut lui être agréable, il reçoit le repos ; son nom propre lui appartient. Celui qui possédera ainsi la Gnose sait d'où il est venu et où il va ; il sait comme quelqu'un qui, s'étant enivré, s'est détourné de son état d'ivresse, a accompli un retour sur soi-même et a rétabli ce qui lui est propre.»

 

2) Qu'est-ce que la gnose ?

 

 

a) Les mots connaissance et vérité dans L'Évangile de la Vérité.

L'Évangile de la Vérité a été caractérisé comme "gnostique" parce qu'on a un certain nombre de préjugés un peu rapides, il parle de la gnose (de la connaissance) mais il faut voir que le verbe connaître (gignôskô), qui correspond au substantif gnôsis, est un des verbes les plus fréquents chez saint Jean[5]. Voici le début de L'Évangile de la Vérité :

 « L'Évangile de la Vérité est joie pour ceux qui reçoivent la donation gracieuse du Père de la Vérité, qui consiste en ce qu'ils Le connaissent (gnôsin auton) dans la puissance du Logos (de la Parole) venu de la Plénitude (du Plérôme) de Celui qui est dans la Pensée et l'Intelligence du Père, Celui qui est appelé Sauveur[6], car c'est le nom de l'œuvre qu'il œuvre pour le salut de ceux qui ignoraient (a-gnô-ountôn) le Père.– Ensuite le texte est lacunaire mais aussitôt après, il reprend – L'Évangile est manifestation de l'espérance, découverte pour ceux qui Le cherchent. »

Le mot connaissance (ou le verbe connaître) est fréquent dans L'Évangile de la Vérité, mais il faut voir qu'ici la connaissance a rapport au mystère, ce mot n'étant pas pris dans le sens qu'il a chez nous mais dans le rapport caché / manifesté : mustêrion / apocalupsis, apokalupto c'est retirer le voile (kaluma c'est le voile). Le rapport du voilé (du voilement) au dévoilé (au dévoilement) est la structure de base de toute l'écriture du Nouveau Testament. Nous ne vivons pas, nous, sur ce schéma-là, il faut en prendre bien conscience.Chez nous, ou c'est voilé ou c'est dévoilé ; ou on sait, ou on ne sait pas, il y a là une différence fondamentale. C'est ce qui justifie l'importance de la "recherche" qui n'est pas simplement une recherche pour connaître, mais une recherche qui est déjà connaître : chercher c'est déjà connaître, comme l'a dit Pascal.

En fait la connaissance de Dieu est posée d'abord et l'homme est ensuite toujours plus ou moins pensé comme ce qui a à rejoindre cette pensée. Nous avons aussi la considération que l'homme adulte est un être nativement inachevé, il lui manque ce qui est susceptible de le constituer en son plus propre et qui ne peut venir qu'à la fin : la connaissance (gnôsis). Et celle-ci vient à la fin parce qu'elle lui est préparée avant. Nous connaissons ce principe.

Par ailleurs la vérité se dit a-lêthéia en grec : lêthé c'est l'oubli ou l'être occulté, et dans a-lêthéia il est affecté du préfixe "a" que les grammairiens appellent "privatif" ou "négatif", mais qui n'est pas nécessairement privatif ou négatif puisqu'il peut être l'indication d'une provenance : a-lêthéia c'est la sortie de l'oubli, l'émergence hors de l'oubli.  La vérité c'est ce qui fait sortir de l'occultation, qui dévoile. Que quelque chose soit vérité, cela s'accomplit dans une monstration, une manifestation. Donc la vérité c'est une autre façon de dire le dévoilement alors que chez nous la vérité est un rapport entre l'idée que j'ai et la chose telle qu'elle est. Ici la vérité se dirait plutôt du côté de la chose elle-même qui se montre. Ceci c'est du plus archaïque du mot vérité dans la pensée occidentale, et c'est surtout à partir d'Aristote que la vérité est conçue comme une similitude entre la pensée et la chose. Ici la vérité est un aspect de ce qui se montre, donc se dévoile.

Ceci c'est le premier sens du mot vérité qui n'est plus tellement entendu à l'époque des évangiles, mais Jean, lui, l'entend à partir de la structure de base de toute l'Écriture qui est le rapport caché / manifesté, donc le rapport oubli (caché) / dévoilement de ce qui était caché, mais c'est un dévoilement qui ne rejette pas dans l'oubli ce qui précède, la vérité est la garde de l'oubli.

b) Le verbe connaître chez saint Jean.

Dans la première épître de Jean, la première occurrence du verbe connaître en 1 Jn 2, 3 est énigmatique : « à ceci nous connaissons que nous l'avons connu », lui, c'est-à-dire Dieu. Le double emploi du verbe dans ce qui est apparemment des temps différents pose un problème : faut-il connaître que l'on connaît ? Et ici il semble qu'il y ait un décalage au niveau des temps. Ce décalage serait faussement compris s'il s'agissait simplement de temps différents : le présent, et le passé. En réalité, il faut sans doute penser en termes d'aspects comme en hébreu où il y a l'accompli et l'inaccompli[7] et non pas passé, présent, futur.

Dans notre verset « nous connaissons maintenant » désigne probablement un acte cognitif et « nous l'avons connu » ne désigne pas un passé mais un état permanent, donc d'une certaine façon un accompli : le deuxième emploi du verbe connaître n'est pas de l'ordre de du cognitif qui chez nous est toujours un acte, il s'agit d'un pré-cognitif.

Il est bon ici de mettre en œuvre le principe fondamental de la semence et du fruit (qui correspond au rapport caché / manifesté) : « Nous l'avons connu », en un sens, désignerait le séminal, c'est-à-dire que le connaître n'est pas d'abord à entendre comme le connaître conscient, ou le connaître pleinement conscient. Conscience et connaissance, chez nous, s'égalent. Pas ici. On peut peut-être avoir connu Dieu, c'est-à-dire l'avoir connu séminalement sans en avoir conscience. Ensuite cela s'accomplit par la conscience. Donc pour l'essentiel du verbe connaître, il ne faut pas que nous partions de l'idée de conscience.

En réalité rien ne peut être connu qui ne soit déjà de quelque façon connu, parce que connaître c'est d'abord être connu. Je ne peux connaître que d'être connu, que d'être dans le champ du connaître, mais non pas un champ accompli. Saint Jean dit ce genre de choses à propos du verbe aimer et c'est peut-être plus audible : « Nous aimons de ce que lui le premier nous a aimés » (1 Jn 4, 19). Et c'est une chose qui n'est pas l'usage psychologique, tout pertinent qu'il soit, d'une pareille proposition. Nous sommes invités à dépasser la signification déjà pertinente de cet usage pour l'emploi du verbe connaître. Autrement dit, d'une certaine façon, il faut être déjà dans le champ de la vérité pour connaître. Je dis "champ de la vérité" parce que je désigne par là le rapport qu'il y a entre ce qui vient et ce qui reçoit : être dans la pliure du venir et du recevoir.

 

3) Lecture commentée.

●   La venue du Sauveur.

Le Sauveur « ayant pénétré dans les lieux vides des frayeurs – "les lieux vides" : la vacuité est la même chose que la ténèbre, elle induit des frayeursil passa parmi ceux qui étaient dénudés[8] par l'oubli… – on a ici le mot lêthê (oubli) devenant gnose, perfection, proclamant ce qui est dans le cœur 21 (du Père) – « Dieu, personne ne l'a jamais vu. Le Fils unique, Dieu qui est dans le sein (kolpos) du Père, lui, nous l'a présenté » (Jn 1, 18) : les deux mots kardia (cœur) et kolpos (sein) peuvent se prendre l'un pour l'autre pour dire l'intérioritéafin [   ] d'instruire ses disciples – cette instruction c'est la donation d'une révélation, d'un dévoilement.

Le Christ est la monstration, le dévoilement en tant que a-léthéia (vérité), ce qui correspond à « Qui me voit, voit le Père » : voir le Christ c'est ajuster son regard à ce qui s'entend dans sa parole, car de toute façon nous ne voyons qu'à partir de l'entendre. Vous ne savez pas à quel point vous êtes prisonniers d'une parole non-dite à partir de laquelle vous voyez le monde, ce que vous voyez c'est tout petit à la mesure où se découvre l'indéfini des espaces.

●   Les disciples.

Les disciples c'est-à-dire les Vivants, ceux qui sont écrits dans le livre des Vivantscette thématique des noms inscrits sur le livre des Vivants[9] est une autre façon de traiter la question de l'appel (klêsis) : être appelé c'est avoir un nom[10]. Et cette thématique des tablettes[11] sur lesquelles les noms des vivants sont inscrits dit le pro-pos c'est-à-dire la pro-position au sens strict du terme (pro signifie "avant", "devant"), la position antécédente des semences.

ils reçoivent l'enseignement pour eux-mêmes. Le reçoivent du Père ceux qui se tournent vers lui à nouveau. Puisque la perfection du tout est dans le Père – "La perfection du tout” c'est-à-dire l'accomplissement du Plérôme, la plénitude des éons mais également la plénitude des hommes –  il est nécessaire pour le tout de remonter vers lui.

"La perfection du tout est dans le Père" elle y est "retenue" – pas au sens où on retient sa table de multiplication, mais au sens de la retenue des eaux – c'est-à-dire que la descendance se manifeste premièrement dans son aspect de semence, il n'y a pas encore l'accomplissement en fruit de cette semence. Ceci est donc à entendre dans la structure volonté /œuvre qui correspond à semence / fruit : la volonté est d'abord donnée, elle a tout en elle pour s'accomplir en fruit. Mais rappelez-vous : « Tu sèmes une semence de blé par exemple –– et le Dieu lui donne le corps – c'est-à-dire que le Dieu détermine la semence  et détermine également la croissance c'est-à-dire l'accomplissement en fruit – selon qu'il l'a voulu – c'est-à-dire selon la détermination séminale » (d'après 1 Cor 15, 37-38).

Nous sommes la volonté voulue de Dieu, elle doit venir à accomplissement, mais l'accomplissement est provisoirement "retenu", et cette rétention est en même temps une garde. Le rapport de la semence et du fruit est un rapport qui n'est pas simplement un cèlement (le fait d'être caché), ce n'est pas simplement un caché par ignorance ou pas oubli, mais il y a premièrement un rapport à la retenue, à la retenue qui est une retenue de garde.

déploiement de la fleurPour aider à comprendre cette notion de manifestation comme déploiement, je prends le cas de la fleur qui est le déploiement de ce qui se trouve dans le bourgeon. La fleur se déploie mais elle se déploie comme fleur pour autant qu'elle est gardée, qu'elle est retenue dans le cœur. Lorsqu'elle n'est plus retenue dans le cœur et que tombent les pétales, ce n'est plus le déploiement, c'est le démembrement. Il y a là des termes que nous employons avec rigueur : nous sommes nativement, pas simplement dans une situation de déploiement, mais dans une situation de démembrement. Et ce démembrement est celui de l'humanité dans son ensemble, c'est-à-dire que nous ne sommes pas dans une symphonie heureuse les uns par rapport aux autres, mais aussi chacun de nous est démembré en polarités adverses.

●   Celui qui connaît / celui qui est ignorant.

Celui qui connaît[12] prend ce qui lui est propre et l'attire à soi. » Autrement dit, une des caractéristiques du "voulu" c'est que nous ayons un propre, notre propre. Le propre n'est pas simplement le singulier, n'est pas simplement l'individuel etc. Nous savons que le plus propre est aussi le principe même du plus proche, c'est-à-dire le principe de la proximité. Plus on est au propre de soi-même, plus on est ouvert au proche. Ceci est très étranger à l'anthropologie de notre Occident.

 Celui qui est ignorant est déficient et il manque de beaucoup puisqu'il manque de celui qui doit l'accomplir. – Après "celui qui connaît" on a maintenant "celui qui est ignorant", mais comme je l'ai dit, ceci se joue à l'intérieur de chacun, il n'y a pas "celui qui" et "celui qui… ne pas…".

●   L'homme inachevé a sa perfection "retenue" dans le Père.

Puisque la perfection de la totalité est dans le Père, il est nécessaire que la totalité retourne vers lui et que chacun prenne ce qui lui est propre (son propre). – Chez Jean, les mots de nom et de voix sont liés à to idion (le propre), ta idia, dans le chapitre 10, dit du bon Pasteur :« Les brebis entendent sa voix (phônê), et il appelle ses propres brebis (ta idia probata) par leur nom. » (Jn 10, 3). Le terme de "voix" indique en effet la parole dans sa singularité : dans l'acte d'écouter la parole il y va de quelque chose comme reconnaître un timbre (ce qui résiste à toutes nos tentatives d'explications à partir d'un contenu) : cette parole parle pour moi.

Il les a inscrits par avance, les ayant préparés, pour la donner (la perfection) à ceux qui sont venus de lui. » Nous sommes dans une situation très intéressante et constante où l'homme est nativement aveugle, aveugle de naissance. C'est-à-dire que son être paraît avant que l'accomplissement (ou la perfection) de son être ne soit. C'est ainsi que nous avons lu le chapitre 9 de l'aveugle de naissance. Mais ceci est très important à méditer : s'il y a de la recherche, si on étudie, c'est que nous ne sommes pas finis, nous ne sommes pas accomplis, nous ne nous connaissons pas, nous sommes dans une situation où nous nous précédons, au sens où le Baptiste précède celui qui vient.

 Le nom, l'appel.

 « Ceux dont il a connu à l'avance le nom la connaissance à l'avance du nom c'est la klêsis (l'appel) par le nom propre ont été appelés à la fin de sorte que celui qui possède la connaissance, c'est celui dont le nom a été appelé par le Père.

L'appel de Dieu, Jérémie 2, calligraphie du Centre de BéthanieLe thème de l'appel (klêsis) est lié à la signification du nom, parce que le nom n'est pas quelque chose qui survient après coup : le nommable, le nommé et le nom, c'est la même chose, dans le même geste. Le nom n'est surtout pas une étiquette qu'on ajoute après coup. C'est très important que le père donne le nom, et c'est pour cela que le Père n'a pas de nom, il n'y avait personne qui pouvait lui en donner un ! Le nom c'est le plus propre, mais c'est le plus ouvert : d'une part un nom ne peut être que reçu – on ne se donne pas son nom –, et d'autre part il est ce par quoi je donne qu'on puisse m'appeler[13].

Pour les Anciens, le nom d'un être désigne son cœur secret et simultanément le fait que, dans ce cœur secret, il est appelé. C'est-à-dire que l'identité de l'homme, le plus propre de l'homme, c'est d'être “oreille ouverte”. Pour nous, ou bien on est en nous-mêmes, ou bien on est aux autres. Ce qui est en question, ici, c'est qu'on est d'autant plus nous-mêmes qu'on est plus aux autres, on est d'autant plus dans notre nom propre qu'on est plus ouvert à l'écoute qui nous appelle[14]. Importance de l'ouverture.

Le nom dit l'essence de l'être, et l'essence de l'être se détermine dans le désir ou la volonté de ce qui donne d'être : nous sommes voulus de plus originaire que notre conception au sens courant du terme. Nous avons auprès de Dieu un nom, un nom qui donne un chemin, un nom qui "destine par avance" – je ne dis pas que nous sommes pré-destinés parce que ça pas de mauvais relents, mais c'est le mot qui est employé dans nos Écritures à condition qu'il soit bien entendu. L'appel sans doute ne peut venir que du futur, c'est-à-dire que le futur de l'aïôn est dans l'extrême proximité de l'arkhê[15].

●   Cette part de chacun qui n'a pas été appelée.

Car celui dont le nom n'a pas été appelé est ignorant – En effet il n'est de connaissance dans ce domaine que donnée : le salut se fait par la foi et non pas par les œuvres ; mais il ne faudrait pas prendre à nouveau la foi comme une œuvre elle-même qui mériterait le salut.

Je signale une petite difficulté : à première écoute on pourrait penser qu'il y a des pauvres gens qui n'ont pas eu la chance d'avoir été appelés et d'avoir un nom. Mais, il faut le redire, il n'y a pas des individus qui seraient sans nom et d'autres individus qui seraient avec nom. En chaque homme il y a un nom propre et il y a une part qui ne relève pas de l'appel de Dieu. Cela rejoint le thème des deux semences[16]. Nous vivons sur un ego crispé, et même dire "crispé" n'est pas suffisant. La façon dont nous utilisons ce pronom est la crispation même, alors que ego est infiniment divisible.

► Cet aspect de nous-même qui n'est pas appelé, qui est ignorant, c'est nous-même dans ce monde ?

J-M M : C'est cela, mais c'est ce monde-ci en tant qu'il est régi par la mort et le meurtre. Il y a en effet dans ce monde éminemment de christité, même là où on ne sait pas qu'elle est, c'est-à-dire qu'il y a de l'appelé. Tout homme entend à son heure et à sa façon. Le Père a remis l'humanité dans les mains du Christ (Jn 13, 3), et il dit : « de tous ceux que tu m'as donné je n'en ai perdu aucun » (Jn 18, 9). Autrement dit, il faut qu'éclate notre ego crispé, que se dénoue la crispation que nous nous faisons de "je". Un des travaux les plus urgents serait de revisiter à nouveaux frais les pronoms personnels.

Marie-Madeleine au tombeau, évangéliaire d'Egbert, Xe sDe fait, comment quelqu'un entendra-t-il si son nom n'a pas été appelé ? » Appeler, ici, c'est donner d'entendre et d'entendre le propre. Comment ne pas penser ici au retournement qui s'opère au chapitre 20, lorsque Marie de Magdala cherche au tombeau ? Elle ne voit rien ou elle se méprend sur ce qu'elle voit puisque, même quand elle voit Jésus, elle ne voit pas que c'est Jésus. Ce qui lui ouvre les yeux, c'est d'entendre son nom propre : Jésus ne dit rien d'autre que « Mariam », son nom. Et ensuite elle peut dire :« J'ai vu, le Seigneur (le Ressuscité). »

« Car celui qui est ignorant jusqu'à la fin…  – donc celui qui, non seulement n'a pas encore entendu, mais celui qui n'entendra jamais. N'oublions jamais que, en cela, "celui-ci" et "celui-là" disent des aspects de chaque homme. Il y a quelque chose en chacun de nous qui n'entendra jamais, et il y a en chacun de nous quelque chose qui a commencé d'entendre, mais qui n'a pas encore pleinement entendu. Cela éclaire des mots de l'évangile de Jean – …est un ouvrage de l'oubli et il sera détruit avec lui.  – l'oubli (lêthê) est évidemment le contraire décisif et définitif de l'a-lêthéia (la vérité) qui en grec signifie : la sortie hors de l'oubli.Celui qui est constitué par l'oubli, par la vanité, qui n'est que rêve et songe, cela en nous n'entendra jamais.

Sinon pourquoi ces misérables ne possèdent-ils pas un nom et pourquoi n'est-il pas de voix (phônê) pour eux" ? – Nous avions l'appel, maintenant nous avons le nom et la voix.

Chez nous la distinction du nom et de la voix est la distinction du sémantique (le nom) et de la phonétique. Par exemple au chapitre 20 Marie de Magdala reconnaît Jésus au moment où il l'appelle par son nom : « Mariam », et on entend des gens dire : c'est au timbre de la voix que Marie-Madeleine reconnaît Jésus. Mais non ! La voix signifie précisément ici l'appel entendu comme appel, donc comme ce qui touche le fond de l'être, et ce qui fait que Marie se retourne : c'est un appel qui retourne, qui convertit. L'Évangile est une parole d'appel, et si je l'entends, j'entends la voix, et que j'entende, cela m'est donné à son heure.

●   Cette part de chacun qui a été appelée.

De sorte que celui qui a la gnose donc qui a entendu – est un être d'en haut. – Comme dit Jean : celui qui est « né d'en haut » (Jn 3,3), et on naît à un état, donc ce connaître-là doit d'entendre plutôt entitativement qu'opérativement.

S'il est appelé, il entend, il répond – le mot de répondre est un mot très important sur lequel nous pourrions passer tout une rencontre. Il est très important en grec mais aussi en latin, en français et dans les langues romanes – et se tourne vers celui qui appelle se tourner vers, c'est l'at-tention et remonte vers lui. Et il connaît comment on l'appelle – Là il connaît son nom secret, son nom constitutif.

Possédant la connaissance, il fait la volonté de celui qui l'a appelé – en effet, l'appel est du côté de la semence, c'est-à-dire de la volonté, par rapport au fruit. Vous vous rappelez cette distinction[17] : caché-manifesté, semence-fruit, volonté-œuvre, tout cela se recoupe deux par deux. – Il veut lui être agréable. Il reçoit le repos, son nom propre lui appartient.

Celui qui possédera ainsi la gnose sait d'où il est venu et où il vaJean dit : « Tu ne sais d'où il vient, ni où il va ». (Jn 3, 8) c'est-à-dire tu ne sais pas d'où tu viens avant de savoir où tu vas.

Chercher à savoir d'où on vient et où l'on va peut paraître incongru chez nous à la mesure où "être" se réfère à la capacité d'être posé quelque part, n'importe où : un individu est un étant qui peut être posé ici ou là. Alors que la référence à « D'où je viens et où je vais »  c'est la référence à mon lieu propre et c'est quelque chose qui n'est pas dans la perspective de l'homme occidental qui n'est pas défini dans son rapport à, son être à[18]. Chez saint Jean la question majeure c'est « D'où je viens ? »,  et c'est la même question que « De qui je suis fils ? », grande différence avec notre discours qui est structuré par « Qu'est-ce que ? »

Il sait comme quelqu'un qui, s'étant enivré, s'est détourné de son état d'ivresse icila vie native est considérée comme une sorte d'ivresse : nous sommes le produit du vide, de l'oubli, il y a une sorte d'ivresse, une sorte de vacuité – a accompli un retour sur soi-même et a rétabli ce qui lui est propre. » Il s'est détourné de la région de l'oubli, celle de la ténèbre, de la mauvaise vacuité (c'est-à-dire de la vanité), du néant, du songe (dans les pages suivantes, il y a un magnifique passage sur les rêves).

 

ANNEXE. Traduction de Anne Pasquier[19]

folio XI p. 20,34 – 22,19

S’étant engagé 35dans les voies stériles, lourdes de menaces, il se fit un chemin à travers celles qui sont dépouillées du fait de l’oubli, car il est connaissance et perfection, lisant à haute voix ce qui est en (p.21) elles [  ] . . . [  ] instruire ceux qui doivent être instruits. Or, ceux qui doivent être instruits sont les vivants inscrits dans le livre 5des vivants. C’est sur eux-mêmes qu’ils s’instruisent, car ils sont les (biens) reçus du Père, tout en étant retournés à lui. Comme c’est dans le Père qu’est la perfection du Tout, 10il est nécessaire que le Tout accède à lui. L’individu qui est parvenu à cet état de conscience hérite alors de ses biens propres et les tire à lui. Car celui qui est 15inconscient est dépossédé, et ce dont il est dépossédé est considérable puisqu’il est dépossédé de cela même qui le comblerait. Comme c’est dans le Père que réside la perfection du Tout, 20il est donc nécessaire que le Tout accède à lui et que chacun obtienne ainsi ses biens propres. 

S’il les a inscrits à l’avance, c’est qu’il les avait destinés à 25ses descendants / ceux dont il a déterminé à l’avance le nom, à la fin furent appelés. / C’est donc que toute personne consciente est celle-là même dont le Père a prononcé 30le nom. /Car celui dont le nom n’a pas été cité est inconscient. Comment, sinon, quelqu’un pourrait-il entendre si son nom n’a pas été proclamé ?  Assurément, qui est 35inconscient jusqu’à la fin est une créature de l’oubli et se dissipera avec lui. Pourquoi, sinon, les gens frappés d’indignité (p. 22) ne sont-ils pas nommés ? Pourquoi n’y a-t-il paspour eux de convocation ? Dès lors, si quelqu’un est conscient, il est d’en haut. Lorsqu’on l’appelle, 5il entend, répond, se tourne vers celui qui l’appelle, puis va le trouver. Il sait alors comment il se fait qu’on l’appelle : en toute connaissance, il 10accomplit la volonté de celui qui l’a appelé, il cherche à lui plaire, il est dispos. Le nom d’un individu lui revient en propre : qui sera parvenu à un tel état de conscience sait 15d’où il vient et où il va. Il est devenu lucide. Comme un homme qui a été ivre, il s’est désenivré. Ayant repris ses esprits, il a remis de l’ordre dans ses 20affaires.



[1] Saint Irénée en parle : « Quant aux disciples de Valentin, se situant en dehors de toute crainte et publiant des écrits de leur propre fabrication, ils se vantent de posséder plus d'évangiles qu'il n'en existe. Ils en sont venus en effet à ce degré d'audace d'intituler Évangile de vérité un ouvrage composé par eux récemment et ne s'accordant en rien avec les Évangiles des apôtres » (Adv Haer III, XI - 9). La version copte est de fin IV° siècle, donc plus tardive que ce à quoi saint Irénée se référait à la fin du II° siècle.

[2] Certains thèmes caractéristiques du gnosticisme valentiniens n'apparaissent pas dans l'Évangile de vérité : la doctrine de l'énumération des éons, le mythe de la chute de Sophia, la distinction entre le démiurge inférieur et le père inconnu. Tout semble alors indiqué que l'Évangile de vérité fut composé à une époque ancienne ou la terminologie valentinienne commençait à se préciser, et où Valentin lui-même était encore proche de l'orthodoxie. On sait par Tertullien que Valentin avait failli même être évêque (Adv. Val. 4). Ce n'est qu'après sa séparation d'avec l'Église officielle de Rome que Valentin fonda une communauté à part, et Ptolémée, Marc et Héracléon furent ses disciples. » (Jean Daniel Dubois, le contexte judaïque du nom dans l'Évangile de vérité, Revue de théologie et de philosophie, Volume 24 (1974)

[4] La traduction de Anne Pasquier faite directement à partir du copte figure à la fin en annexe.

[5] « Grâce à son emploi très fréquent de la notion de « connaître » ou de « connaissance » qui y revient sous une forme ou sous une autre près de 60 fois, l'Évangile de Vérité [] se présente comme un traité de connaissance. ». (J-A Ménard, La "connaissance" dans l'Évangile de vérité). Saint Jean emploie gignôskô près de 60 fois dans son évangile, 25 fois dans sa première lettre et 1 fois dans la deuxième, soit presque 40 % des 222 emplois de gignôskô dans le NT !

[6] On croit souvent que Jésus est un prénom et un patronyme. Mais Jésus (Yeshouah) c'est le reflet le plus propre de son nom, et son nom c'est son identité profonde. Yeshouah signifie sauveur.

[8] La symbolique du vêtement est très importante chez Paul et chez Jean. Par exemple, en 1 Cor 15, est posée la question : avec quel corps viendront ceux qui ressusciteront. La réponse est : « 36Tu sèmes une graine, par exemple de blé ou de quelque autre chose, et  le dieu lui donne le corps selon qu'il l'a voulu.» Il est dit : "tu sèmes une semence nue", c'est-à-dire non pourvue de corps, non arrivée à sa croissance, à sa maturité. Le corps, ici, c'est l'accomplissement.

[9] « Ajoute des iniquités à leurs iniquités, Et qu'ils n'aient point part à ta miséricorde! Qu'ils soient effacés du livre des vivants, Et qu'ils ne soient point inscrits avec les justes! » (Ps 69, 27-28)

[10] Le verbe appeler a deux sens : donner un nom (« il appela la lumière "jour"…»), et héler quelqu'un. Le mot klêsis est un mot surtout paulinien et le mot Ekklêsia (l'humanité convoquée) est de même racine. Cf Le déploiement de la parole en Gn 1. Dire, voir, séparer, appeler ; lumière, ténèbre, jour.

[11] Plusieurs passages de la Bible mentionnent le Livre des vivants. On pense que ce thème a pour origine les tablettes célestes babyloniennes qui étaient des tablettes de la destinée et qui jouaient un rôle dans le rituel du Nouvel An. Le thème du livre de vie se trouve d'ailleurs dans la littérature apocalyptique des IIIe – IIe siècles avant JC : livre de Daniel (Dn 12, 1), livre d'Hénoch…

[12] D'après J-M Martin, dans le livre de Ménard  c'est "celui qui sait" et non pas "celui qui connaît" mais ce choix a été fait il y a longtemps et ce n'était probablement pas un bon choix.

[13] L'appel (klêsis) du Christ lui-même est à bien entendre. « La parole du Christ est une parole appelante, mais elle n'a rien à voir avec ce que sont nos paroles impérieuses ; et nous pensons habituellement notre relation à Dieu sur le mode de relation mutuelle qui sont toujours dans un certain rapport d'impérialisme, un certain rapport d'oppression. En quoi cette parole n'était pas impérieuse ? Elle n'est pas impérieuse parce que la parole du berger n'est rien d'autre que le silence de l'agneau égorgé. » (J-M Martin, ICP 1982-83)

[14] « Comment essayer de penser de façon rigoureuse ce que peut signifier un appel-à-être, et ceci en deçà des représentations anthropologiques d'un Dieu qui appelle ? En effet si on se le représente comme un homme, on le voit capable d'appeler, mais c'est l'homme qui appelle. En quel sens entendre que nous sommes constitués par un appel, un appel qui atteint chacun de nous en son propre et qui, atteignant chacun de nous en son propre, est un appel à la totalité de l'humanité ?  Il faudrait repenser des mots comme celui de "vocation" dont la racine est le mot vox (voix), appel, et le mot "convocation", mais aussi le mot Ekklêsia qu'on trouve chez Paul et qui a la même racine que le mot klêsis.» (J-M Martin à la fin de la séance)

[15] Aïon et arkhê ici ne sont pas exactement la fin et le début des temps !

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