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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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5 janvier 2016

La fraternité revisitée. Relectures du rapport Caïn-Abel (Gn 4) en 1 Jn 3 et Jn 13

Chez Jean on ne pense pas à partir d'une définition de ce que c'est, mais par référence à un archétype, en particulier par référence au début de la Genèse. Voici comment saint Jean relit la figure de la fratrie archétypique.

Figurent ici des extraits de deux sessions animées par Jean-Marie Martin dont les transcriptions sont sur le blog :

 Une troisième partie sera ajoutée prochainement indiquant comment le Christ renverse la relation  de fraternité native

 

 

La fraternité revisitée

 

I – La figure de Caïn en 1 Jn 3, 11-16

 

1) Versets 11-12.

 

a) Verset 11 : la proclamation décisive d'amour mutuel.

Il m'est arrivé plusieurs fois avec d'autres groupes, de lire et de méditer cette première lettre de Jean. Très souvent je commence par ce verset 11 que nous abordons maintenant. C'est un verset qui se trouve au beau milieu du chapitre 3 qui est lui-même au beau milieu de la lettre. C'est une proclamation très décisive, très simple mais très importante où intervient le terme d'agapê qui ouvre la réflexion sur l'agapê pour les chapitres qui suivent.

« 11Car c’est ceci l’annonce que nous avons entendue dès l’arkhê, que nous ayons agapê mutuelle (ou réciproque), que nous nous aimions mutuellement (ou les uns les autres). »

« C'est ceci l'annonce » : nous avons déjà aperçu la structure d'un énoncé de ce genre dans la première lettre de Jean. Vous pourriez aller voir les autres fois, c'est forcément la même chose, mais ce n'est jamais les mêmes termes. On trouve aussi une forme semblable : “et c'est ceci l'entolê ” : la disposition, entolê étant un mot que je traduis par "disposition" et qui signifie littéralement "précepte"[1].

«Et c’est ceci l'annonce (angelia) que nous avons entendue de lui et que nous vous annonçons, [c'est ceci] que Dieu est lumière, en lui, point de ténèbre. » (1 Jn 1, 5).

«À rebours, je vous écris une disposition (entolé) nouvelle qui est vraie, en Lui et en vous, à savoir que la ténèbre est en train de passer et que la lumière véridique déjà luit. » (1 Jn 2, 8).

«Et c'est ceci sa disposition (entolé), que nous croyions dans le nom de son Fils Jésus Christos et que nous nous aimions les uns les autres selon qu'il nous a donné disposition. » (1 Jn 3, 23)

Du reste ici, on attendrait plutôt : « c'est ceci le précepte, que nous avons entendu dès l'arkhê, que nous nous aimions les uns les autres » puisque c'est censé être un commandement, et même le premier commandement. Non, c'est une annonce, c'est l'annonce d'une nouvelle : que l'espace d'agapê nous soit ouvert mutuellement. Du reste, de façon très drôle, lorsqu'il est annoncé que la ténèbre est en train de passer et que la lumière déjà luit, ce qui est une nouvelle, c'est en revanche le mot entolê. Or ce n'est évidemment pas un précepte. Donc voyez avec quelle précaution il faut prendre les mots. Et les traductions réclament de l'attention.

« Que nous avons entendu dès l'arkhê » : le thème d'entendre dès l'arkhê (principiellement) n'est pas essentiellement ou premièrement peut-être l'indication d'un temps où nous avons déjà entendu (dès le début) ; il est plutôt comme le principe, comme l'essentiel porteur du reste, comme ce qui retient la totalité du discours. « Agapê mutuelle » : nous aurons à voir les rapports entre : l'agapê de Dieu, c'est-à-dire l'agapê par laquelle Dieu nous aime ; l'agapê par laquelle nous aimons Dieu ; et l'agapê par laquelle nous nous aimons mutuellement. Il y a là trois emplois qui demandent à être pensés à partir de leur source, de leur lieu. Le rapport des trois demande aussi à être pensé. Agapê désigne donc ici quelque chose comme une qualité d'espace de relation.

 

b) Verset 12. La figure archétypique de Caïn : le meurtre fratricide.

« 12 Non pas comme Caïn qui était du mauvais et qui a égorgé son frère. »– il s'agit de penser ici la mort et la fratrie. Chez Jean on ne pense pas à partir d'une définition de ce que c'est, mais par référence à l'archétype. Penser la mort, c'est se référer à la première mort. On pourrait dire prototypos, mais plus radicalement archétypos, la première mort. La première mort est un meurtre. La première mort n'est pas seulement un meurtre, c'est un fratricide. C'est donc un lieu excellent pour penser le sens authentique de la fratrie entre les hommes et du rapport en elle de l'agapê et du meurtre. Ce qu'il en est de l'homme se pense souvent, surtout en perspective paulinienne, non pas à partir d'une définition de l'homme, mais à partir d'Adam, de la figure archétypique d'Adam, des Adam, puisqu'il y en a trois[2]. Ici, chez Jean, c'est à partir de Caïn. L'intérêt est très grand parce qu'il s'agit d'annoncer la résurrection et l'agapê d'un même mouvement. Vous pourriez me dire : pas du tout, ce que nous avons entendu dès l'arkhê, c'est “Jésus est ressuscité”.

Comment penser d'un même mouvement la résurrection et l'agapê qui sont, comme on sait, des maîtres mots de l'Évangile, mais qui ne sont pas deux choses différentes ? C'est pourquoi ailleurs Paul nous dit : « C'est ceci l'Évangile, que le Christ est mort et ressuscité », et ici : « que nous ayons agapê mutuelle ». C'est la même chose, c'est parce que la mort et le meurtre surgissent dans le même, qu'on comprend que la vie (la résurrection) et l'agapê se manifestent comme le même : la vie par opposition à la mort, l'agapê par opposition au meurtre. Voilà.

Je reviens sur la signification de l'énigme : l'annonce essentielle c'est “Jésus est ressuscité” ; or ici l'annonce essentielle, c'est l'agapê. Qu'est-ce qui permet que cela soit pensé ensemble ? C'est que, de fait, de la même manière, la mort et le meurtre étaient pensés ensemble puisque la résurrection, c'est le dépassement de la mort, et l'agapê c'est le dépassement du meurtre. Il faut donc bien percevoir la puissance de ces quelques mots : « Non pas comme Caïn qui était du mauvais ». Il était "du mauvais", car ce qui œuvre ici, c'est la semence de diabolos, la semence du meurtre qui est en Caïn.

« En grâce de quoi l’égorgea-t-il ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises, et celles de son frère bien ajustées. » Ceci ouvre une autre question : est-ce que Caïn tue parce qu'il est mauvais, ou est-ce qu'il est mauvais parce qu'il tue ? Question à dissoudre : ce n'est pas la question. Il y a une entre-appartenance de l'être mauvais et du meurtre. La causalité ici n'est pas en question. On ne cherche pas la responsabilité.

 

Caïn et Abel, Louvre

 

À la question : « D'où vient le mal ? » qui est une question immense, Jésus a déjà répondu. Dans le chapitre 9 de l'évangile, le chapitre de l'aveugle de naissance, les disciples posent la question : « Qui a péché pour qu'il naquit aveugle, lui ou ses parents ? », question qui se comprend très bien. Il y a la question qui nous est bien familière : « qui est responsable ? ». Mais comme en plus il est né comme cela, aveugle, c'est difficilement lui, alors ça peut être ses parents. Réponse de Jésus : « Ni lui, ni ses parents »[3]. Par parenthèse : ni son arrière-arrière-arrière-grand-père Adam. Peut-être que le récit d'Adam n'est pas fait pour poser la question de qui est responsable.

 

c) Parenthèse : l'approche évangélique de la Genèse, en particulier du Fiat lux.

Ceci étant, la lecture qui est faite de la Genèse par le Nouveau Testament n'est en aucune façon le sens conjecturable de celui qui a écrit la Genèse. Ceci est très important. C'est vrai pour toute lecture traditionnelle, c'est un travail constamment à faire et refaire de penser sur des schèmes qui sont des propositions de sens.

On peut approcher la Genèse de bien des façons. On peut l'approcher par exemple à la manière juive qui est la plus proche que je connaisse de l'approche évangélique, je veux parler de la Cabale. Il est hautement probable que ce n'est pas écrit au départ dans la figure de ce que lit la Cabale pour la Genèse, pas plus que ce n'est écrit au sens de Paul (2 Co 4, 6) que Tertullien reprend en disant : « “Dieu dit : 'Fiat lux', et la lumière fut, c'est-à-dire le Verbe » (Adversus Praxeas XII). Seulement la perspective du Nouveau Testament est celle-ci : l'Écriture est la semence, la venue du Christ est secrètement engrammée dans l'Écriture. Or c'est au fruit que je connais la semence, donc c'est la venue du Christ qui me permet de relire ce que, sans cela, je ne pouvais en aucune façon lire dans l'Écriture. On peut lire la Genèse d'une façon juive ; on peut la lire d'une façon christique – l'Évangile est une lecture christique ; on peut la lire à la façon de la théologie classique ; on peut la lire à partir des principes de l'historico-critique, de l'histoire critique. Si vous le faites à partir de l'historico-critique, en aucune façon vous n'allez trouver le Christ dans la Genèse.

L'histoire de la signification de la lecture de l'Écriture est quelque chose de très mouvant, de très complexe, c'est une belle histoire. Nous sommes régis par l'idolâtrie du "fait", alors qu'un fait opaque, ce n'est rien du tout. Quand je dis : la venue du Christ est un "événement", je dis tout le contraire de : c'est un fait. Un avènement ou un événement n'est pas un fait. Un événement est l'intrication de protagonistes et de témoins. Un événement, c'est que ça vienne, que ça se reçoive, et que les protagonistes soient attestés par des témoins. Les témoins font partie de l'événement. Autrement dit, l'écriture de saint Jean fait partie de l'événement christique. Ce n'est pas le fait brut que je pourrais conjecturer qui est la base de ma foi, ma foi est dans l'événement, la venue témoignée.

C'est bien ce que disent les premiers mots de Jean dans sa première lettre : « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu… – donc il y avait une venue et un recueil – et nous témoignons et nous annonçons ». Donc le témoignage fait partie de l'événement. Alors si je lis en historien, rien n'empêche de conjecturer ce que je veux, mais ce n'est pas là-dessus qu'est fondée la foi. La foi, ce n'est pas : assurons-nous bien du fait avant d'en rechercher la cause. Voilà un principe qui paraît très sain. Il caractérise toute la pensée, la pratique et la recherche de notre monde d'aujourd'hui

C'est l'histoire de la dent d'or de Fontenelle. Un bébé était né avec une dent en or. Alors on essayait de conjecturer pourquoi. Certains disaient que c'était pour consoler les chrétiens de la bataille de Lépante. C'est vraiment toute l'ironie du XVIIIe siècle. En fait, si on y regardait de plus près, le bébé n'était pas né avec une dent en or. Conclusion : « Assurons-nous bien du fait avant d'en rechercher la cause ». Voilà ce qui régit notre monde.

Ici la parole a une autre fonction, elle est prise dans un autre ensemble. C'est pourquoi l'historico-critique ne m'intéresse pas du tout. Je ne dénie pas le droit à quiconque, s'il  est historien, de fonctionner en historien mais, pour moi, ça n'apporte rien. Ce n'est pas le fait conjecturé derrière la parole, c'est la parole elle-même qui est à entendre. Cela nous vient par la parole, par le témoignage, dans la parole. Donc c'est fondé finalement sur une expérience spirituelle de témoins et non pas sur la factualité. On a dit beaucoup de sottises à propos des rapports entre l'histoire et l'Évangile ces derniers temps. Sous prétexte qu'on voulait dé-métaphysiquer l'Évangile, on le retournait du côté de l'histoire, ceci à partir du XVIe siècle. L'Évangile est pensé dans le champ de la pensée métaphysique jusqu'au Moyen Âge. Le XIIIe siècle est un siècle très rationaliste contrairement à ce qu'on croit, la théologie est très rationaliste au XIIIe siècle. Ensuite, elle devient factuelle. Ce faisant, elle ne fait que reproduire les mouvements spontanés de l'histoire d'Occident, c'est-à-dire qu'elle passe de la mathêsis à l'historia Or nous ne sommes pas là pour justifier ou interpréter ou assumer les vicissitudes de la pensée d'Occident. Histoire, histoire, histoire, c'est l'inflation de l'histoire dans le champ de l'exégèse et de la théologie. Cela donne lieu à une scolastique aussi indigente que ne l'était celle fondée sur la ratio. Notre tâche ici est d'essayer d'entendre la parole comme elle se dit, et non pas selon les présupposés de notre écoute.

 

2°) Versets 13-16.

 « 13Ne vous étonnez pas, frères, si le monde nous hait. » – En effet le monde nous hait. C'est la même chose que nous avons entendu comme petite note : « c'est pour ça que le monde ne nous connaît pas, comme il ne l'a pas connu » au début de ce même chapitre 3. Telle est l'hétérogénéité radicale du monde. Autrement dit la haine ou la persécution ou le meurtre des premiers chrétiens n'est pas étonnant.

 « 14Nous savons, - un emploi du mot savoir qui est positif parce qu'il n'est pas mis en rapport d'opposition ou de différence avec le verbe connaître –nous savons que nous avons été transférés de la mort à la vie, (nous le savons) de ce que nous aimons nos frères. » Voilà une phrase « nous avons été transférés de la mort à la vie » qui se trouve également chez saint Paul, la même phrase. Ici mort et vie sont des espaces. La mort est un nom de l'espace dans lequel nativement nous vivons, et nous avons été transférés dans l'espace de la vie, c'est-à-dire de la résurrection. Et comme l'espace de la résurrection est l'espace de l'agapê, nous savons que nous avons été transférés de la mort à la vie en ce que nous aimons, en ce que nous avons agapê pour les frères. C'est d'une logique implacable.

« Celui qui n'aime pas demeure dans la mort (dans l'espace de  mort) ». Mort et vie, ici, supposent quatre termes : parce qu'il y a “cette vie” et “la Vie qui vient”, dans laquelle nous commençons à être transférés, l'espace de vie. Dans “cette vie”, il y a ce que nous appelons la vie et la mort, mais c'est l'ensemble qui est appelé ici la mort. Ce que nous appelons la vie au sens usuel du terme, c'est ce que saint Jean appelle ici “la mort”. En revanche “la mort christique”, c'est la Vie. Autrement dit il y a comme quatre termes : la mort en notre sens, la vie en notre sens, la mort christique et la vie de résurrection. Le mot de vie est employé deux fois, le mot de mort, deux fois, mais pas dans le même sens.

mort et vie dans les deux espaces

« 15Tout homme qui hait son frère est anthrôpoktonos (meurtrier, homicide) – Ceci nous aide à comprendre le mot haine, ou le mot mort, ou le mot meurtre, non pas dans des sens spécifiques, mais comme des dénominations génériques d'un mode de vie, d'un espace. Haine signifie aussi bien : animosité, indifférence, tout ce qui est négatif dans la relation. Le mot haine ne désigne pas simplement une des modalités de “l'être contre l'autre”, de même le mot meurtre. C'est très important pour l'intelligence du vocabulaire. Deux remarques ici : chez Jean, notre vie s'appelle la mort parce que ce que nous appelons la vie est régi par le prince de la mort ; donc nous avons été transférés de ce règne du prince de la mort au royaume de Dieu, à l'espace de Dieu.

et vous savez qu'aucun homicide n'a, en lui, la vie éternelle demeurant. – Le meurtrier ne vit pas, le meurtrier est mort. Et ceci est très important pour dégager une anthropologie selon laquelle la vie véritable est simultanément de vivre à soi et à autrui.

Ma vie est radicalement relationnelle si la relatio est le plus propre de mon identité – ce n'est pas l'un ou l'autre : plus je suis relationnel et plus je suis moi-même. Si je tue l'autre, comme je suis essentiellement relatio à lui, je meurs. Le raisonnement est implacable.

Dans la question  “est-ce parce qu'il est mauvais qu'il tue ou l'inverse ?”, c'est la même chose : le problème n'est pas du pourquoi, mais de l'appartenance mutuelle de l'acte et de la disposition.

16À ceci nous connaissons l'agapê – on va finalement connaître, connaître l'agapê –  que lui a déposé son être pour nous – l'agapê est l'événement de la mort christique, l'agapê est un événement. L'agapê n'est pas d'abord pensée comme un sentiment, ni comme un commandement, ni comme une vertu, l'agapê est d'abord pensée comme l'acte christique de mourir, ou l'acte du Père de donner le Christ à la mort, à une mort qui est une mort pour la vie. Nous savons que nous mourrons de mort de servitude. Le Christ a cette capacité qui lui est donnée d'auprès du Père de mourir avec acquiescement, ce qui en fait une mort féconde, pour lui et pour tout le monde, c'est-à-dire pour tous les siens, les hommes qui sont dans le monde. « À ceci nous connaissons l'agapê » : l'agapê est premièrement l'agapê de Dieupour l'homme, l'agapê consiste dans le fait de se donner. Nous savons par ailleurs que ce don est un pardon, la perfection du don. Quand nous avons étudié le don l'an dernier, j'ai fait une énumération des caractéristiques du verbe donner dans saint Jean

et, nous-mêmes, nous devons (il faut) déposer notre être pour les frères. » – Le ophelein, il faut, n'est pas un “il faut” de commandement, c'est un “il faut” d'identité, mais c'est la même chose. C'est la belle nécessité selon laquelle recevoir la vie est donner la vie, la belle nécessité, cette belle équation.

 

II – Jésus-Judas et Caïn-Abel d'après Jn 13

 

Lors de la session animée par Jean-Marie Martin sur le thème "Pain et parole", la  lecture de Jn 6, 70-71 a fait poser beaucoup de questions sur Judas. À cette occasion J-M Martin a lu le rapport Jésus-Judas comme figure inversée du rapport Caïn-Abel de Gn 4.

 «Vous les Douze, dit Jésus, n'est-ce pas moi qui vous ai choisis ? Or un diviseur (un diabolos) est parmi vous. Il parlait de Judas, fils de Simon Iscariote. C'est lui, en effet, qui allait le trahir, lui, un des Douze. » (Jn 6, 70-71)

 

1) La figure de Judas : deux remarques.

Venons-en de façon plus précise au diabolos et à la figure de Judas. Plusieurs remarques successives qui sont autant de petites touches qui peuvent nous aider à cheminer sur la question à laquelle je ne donnerai pas une réponse décisive, je ne peux pas.

1ère remarque. Dans un premier temps ne vous effrayez pas de ce que Judas soit appelé diabolos. L'antithèse de Judas est Pierre : très souvent la figure de Judas et la figure de Pierre sont présentées en opposition. Or Jésus appelle Pierre « Satan » qui est le mot hébreu "accusateur", souvent traduit en grec par diabolos, disperseur. Dans quelles circonstances ? C'est tout de suite après qu'il vient de confesser le Christ, en Matthieu (Mt 16, 16), dans un passage analogue à celui de Jean (21, 15-17). Chez Matthieu,  l'annonce de la Passion provoque le refus de Pierre et la réaction de Jésus (Mt 16, 22-23) : Vade retro Satanas, formule connue. Mais ensuite à ce même Pierre il sera dit : « Sois le pasteur de mes brebis » (Jn 21, 15-17). Entre-temps du reste il aurait mérité encore plus, par son  reniement, d'être appelé Satan. Autrement dit ces paroles ne sont pas le dernier mot sur Pierre ; et même pour Judas, on ne peut pas dire que le nom de diabolos soit le dernier mot du Christ à son sujet.

2ème remarque. En ce qui concerne les personnages de l'Évangile, il faut se poser la question de savoir dans quelle mesure ils sont ce que nous appelons aujourd'hui des personnes, et dans quelle mesure ils sont des figures. Or nous avons dit que la personne n'avait pas l'unité que nous imaginons, n'était pas l'ultime atomos sur quoi on peut faire fond, que l'homme était le champ divisé dans lequel sont les deux semences.

 

2) Quelques "figures" de l'évangile de Jean.

Le je conscientiel superficiel de Judas participe à quelque chose de négatif dont l'ampleur est très grande. Elle est très grande parce que probablement il représente l'ami. Thomas représente le frère, Marie-Madeleine représente symboliquement l'épouse. Autrement dit, les types différents de relations sont signifiants d'un mode particulier de relation. Jean est le disciple par excellence, l'écoutant par excellence, mais ce n'est pas lui seulement dont il est dit que Jésus l'aimait, puisque c'est mis ici au compte de Judas[4].

 

3) Judas possède une part d'ivraie et une part d'insu.

Ces personnages jouent leur propre liberté en un sens, et cependant ce qu'ils jouent et savent jouer n'épuise pas leur être. Judas est muni d'un insu, de son insu propre. Et l'insu de Judas est précisément cela de lui qui obéit à la parole. Et obéir à la parole de Dieu, ici, c'est agir selon l'Écriture. Judas est, sous cet aspect-là, celui qui entend et obéit à l'Écriture, puisque obéir signifie entendre.

Nous avons lu au verset 12 du chapitre 17 « Je n'en ai perdu aucun sinon le fils de la perdition afin que soit accomplie l'Écriture. » Le fils de la perdition, c'est la manifestation de ce qui est essentiellement perdition, fils signifiant la venue à visibilité de ce qui est en secret dans le père, le père étant ici le diabolos selon le thème des deux semences qui est largement indiqué par Jean. J'ai dit les deux lieux principaux où vous pouvez trouver décrites les deux semences : Jn 8, 39-59, et le chapitre 3 de la première lettre de Jean.

Nous avons dit que nous étions le champ où il y avait et l'ivraie et le bon grain[5] : c'est la part d'ivraie qui en Judas se révèle, vient à jour dans sa participation au meurtre, mais cela se révèle bien que ou parce que, dans son insu, il obéit à la parole de l'Écriture, qu'il agit selon l'Écriture.

Quelle utilité Judas a-t-il du point de vue simplement anecdotique ? À vrai dire, elle est à peu près nulle parce qu'on aurait pu prendre Jésus très facilement sans ce rôle de Judas. Cependant Jésus n'est pris que lorsqu'il se laisse prendre :

  • Vous avez au chapitre 7 et au chapitre 8 de nombreux moments où on essaye de le prendre et où il se cache, il disparaît parce que son heure, qui est l'heure de sa donation, n'est pas venue.
  • En revanche, par l'intermédiaire de Judas, Jésus aussi accomplit l'Écriture en se laissant prendre. Quelle Écriture ? Eh bien probablement celle qui structure le chapitre 13, je vous l'ai déjà dit : « Celui qui mange mon pain – mon commensal : voilà Judas est son commensal, l'ami commensal, celui qui mange avec – celui-là tourne le talon contre moi. » (v. 18)[6]

Précision[7] :

En Jn 13, il y a une thématique qu'on voit s'avancer de plus en plus par rapport à Judas : il est fait mention de "Judas fils de Simon Iscariote" aux versets 2 et 26, et on a "celui qui le livrera" aux versets 11 et 21, et ensuite on a "Judas" au verset 29. Au milieu il y a la citation : « Celui qui mange (mâche, trôgôn) mon pain a levé contre moi son talon » (v. 18) qui vient du psaume : « Celui-là même avec qui j'étais en paix, qui avait ma confiance, et qui mangeait mon pain, lève le talon contre moi. » (Ps 41, 10). La signification première est la suivante : celui qui était mon ami, qui partageait ma table, voilà qu'il se lève contre moi. On a là une référence explicite à l'Écriture qui régit un des aspects de la figure de Judas. Cette citation est intéressante à deux autres titres : ce qui concerne le talon rejoint la symbolique du pied négatif ; et le thème du pain ouvre la symbolique de la bouchée. Nous avons donc ici une lecture méditée d'un mot d'un psaume.

 

4) Différentes figures de Judas, celles de commensal, de frère.

Mais surtout Judas, malgré l'inutilité apparente de son geste, est une des figures majeures pour saint Jean parce que la mort chez l'évangéliste n'est pas simplement ce que nous appelons la mort biologique : elle a lieu chaque fois que Jésus est troublé[8].

Il y a la mort de l'ami qu'est Lazare ; c'est un moment où il est dit que Jésus se trouble (« Jésus, […] frémit dans son esprit et se troubla (étaraxén) en lui-même » Jn 11, 33).

Il y a aussi le moment où Jésus annonce la trahison de Judas : « Jésus se troubla (étaraxén) en esprit » (Jn 13, 21) et Judas sort dehors ; « il était nuit », donc il sort dans la ténèbre ; c'est un moment de mort pour le Christ. La mort est l'ultime rupture, et l'ultime rupture est rupture d'avec le plus proche. Pendant la Passion, Jésus a affaire à des Juifs, à Pilate, à Pierre qui le renie, et puis il a affaire au plus proche qui est ultimement son meurtrier. Ici c'est la rupture peut-être majeure, la rupture du commensal. On connaît la symbolique du repas, le nom de l'eschatologie réunifiante dans le Royaume, c'est d'une importance considérable. De ce fait Judas est traité assez rigoureusement dans nos Écritures et particulièrement par saint Jean.

Saint Jean, au fond, lit dans la figure de Judas à la fois l'ami, le commensal, et sans doute aussi fondamentalement le frère à la mesure où il y va dans cette affaire des figures d'Abel et Caïn telles qu'elles sont reprises dans la première lettre de Jean où il est dit que l'ultime du meurtre, c'est le fratricide[9]. La première mort est un meurtre et c'est un fratricide. La mort du Christ est ce qui retourne cette situation des enchainements de mort et de meurtre. La mort du Christ pour saint Jean crée, ouvre une nouveauté qui est de n'être plus dans ce perpétuel enchainement d'exclusion qui est en même temps auto-exclusion. Or c'est la reprise du rapport fraternel du plus proche qui dit cela.

 

Bouchée donnée à Judas et lavement des pieds, British Library

 

Il y a cette persistance de la figure de Judas qui joue le rôle de Caïn. Et cela est particulièrement scandaleux pour Jean à cause de cette autre certitude que la totalité de l'humanité est dans les mains du Christ. D'où cette constante récurrence qui, loin d'indiquer une exclusion, indique le point d'ultime incompréhensibilité qu'il y a, pour Jean, dans la situation de Judas : c'est ce qui n'est pas résolu. Il n'y a rien pour nous permettre de résoudre cela, mais c'est le point extrême parce que c'est ce qui persiste à faire objection apparente à : « Le Père lui a donné la totalité dans les mains. » C'est quelque chose qui, pour nous, peut être vécu comme une espèce de situation désespérée mais aussi désespérante, et qui est en fait la révélation de la plus grande universalité du salut dans l'évangile de Jean.

Vous voyez qu'il ne faut pas se contenter d'estimer l'importance de Judas au niveau simplement de l'anecdote, parce que le geste n'est peut-être finalement pas aussi décisif dans la pratique qu'il pourrait paraître. On pourrait même se passer de ce traître-là dans ce mélodrame, mais pas du point de vue des multiples significations que nous venons d'énumérer.



[1] Du fait qu'on se situe hors du champ du droit et du devoir, les mots "commandement" et "précepte" ne sont pas adaptés, et d'ailleurs c'est clair dans cette 1ère lettre de Jean et aussi dans certaines occurrences du mot entolé dans l'évangile de Jean.  Voir La Bible contient-elle des commandements ? Et sinon comment entendre les mots correspondants ?.

[2] Dans l’épître aux Romains, Paul évoque l'entrée du péché de trois façons différentes dans le langage adamique, ce qui donne lieu à trois figures d'Adam pécheur : “Adam ils” (Rm 1), “Adam il” (Rm 5)  et “Adam je” (Rm 7). Adam n’apparaît comme tel qu’au chapitre 5, mais il est l’archétype qui sous-tend les deux autres récits, au chapitre 1, où il s’agit des hommes (ils), et au chapitre 7 où il s’agit de Paul (je). Par ailleurs, dans la Genèse, Paul distingue deux Adam : Adam de Gn 1 qui est le Christ, et Adam de Gn 2-3 qui est l'homme adamique pécheur (mais parfois Adam de Gn 2 est mis au compte de l'Adam de Gn 1). Et saint Jean, ici, parle de Caïn qui égorge son frère en Gn 4.

[4] D'après la citation de Jn 13, 18, Judas est l'ami commensal.

[9] Voir le I.

 

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