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La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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9 septembre 2015

Le SACRÉ dans l'Évangile. Ch IV : Approches du sacré dans l'Ekklésia (dans l'Eglise)

Après les lectures de saint Paul et saint Jean faites les jours précédents, cette 4ème journée de le session sur le Sacré animée par Jean-Marie Martin commence par la question : « Peut-on reconnaître ce qui est né du Pneuma Sacré (de l'Esprit Saint) ? »,  ce qui amène Jean-Marie Martin à parler de la christité au-delà de la chrétienté et du christianisme, puis à parler de l'institution Église. Ensuite il y a une première approche des dogmes (ce sera repris de façon plus approfondie le dernier jour). La lecture minutieuse de Jn 1, 14 permet d'approcher la mort-résurrection du Christ comme moment (ou lieu) éminemment sacré avec en particulier la notion de chair sacrificielle.

 

Chapitre IV

Approches du sacré dans l'Ekklésia

 

I – La présence du sacré à travers l'Institution

 

1) Peut-on reconnaître ce qui est né du Pneuma ?

Nous ouvrons ce chapitre par un rappel de ce verset de Jean : « Le pneuma tu ne sais ni d'où il vient ni où il va, ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma. » Dans ces conditions, comment reconnaître ce qui est "né du pneuma" ?

a) Le "caractère" baptismal.

Les chrétiens on peut les compter, ils sont baptisés. Ça ne laisse pas de trace visible, ça laisse une trace intérieure qu'on appelle le "caractère baptismal" qui, lui, ne s'efface jamais[1] – théologie médiévale toujours – et on peut les compter parce qu'ils sont inscrits ensuite sur un registre de catholicité. Il y a des gens qui demandent à un curé d'être rayés du registre du baptême parce qu'ils ne veulent plus être baptisés, mais il ne peut pas, et il n'y peut rien. Bien sûr, il peut, par respect pour la pensée d'autrui, attester sur ce registre que un tel a demandé à ce qu'on ne tienne plus compte de son baptême, ou quelque chose de ce genre-là. Bien sûr. Mais on ne débaptise pas.

Nous verrons que, dans le sacrement de baptême, il y a le geste du baptême qui produit quelque chose, qui produit la grâce. Oui, mais la grâce je peux la perdre, et cependant je ne peux pas perdre le fait d'avoir été baptisé. Pourquoi ? Après avoir perdu la grâce, je peux la recouvrer par le pardon, mais je n'ai pas besoin d'être rebaptisé. On ne baptise qu'une fois.

b) État de grâce.

► Peux-tu expliquer le mot grâce ?

Procès de Jeanne d'ArcJ-M M : Je ne l'emploie pas ici au sens qu'il a ultimement pour moi, je l'emploie au sens d'être en état de grâce. Et la phrase magnifique de Jeanne d'Arc atteste justement ce que je suis en train de dire. Elle ne sait pas avec certitude si elle est en état de grâce. Le pneuma en elle est l'objet d'un non-savoir. Il est révélé que le pneuma se donne à l'homme à l'heure où il se donne à lui, mais à ce moment-là il ne lui est pas révélé le fait qu'il ait effectivement la grâce. La grâce n'est pas un sentiment, ici nous sommes dans l'ordre de l'insu.

Or quand les théologiens posent la question : « Jeanne, es-tu en état de grâce ? », elle a une réponse magnifique. Si elle dit « Non » elle se condamne ; et si elle dit « Oui » elle se condamne aussi parce qu'elle prétend savoir qu'elle est en état de grâce. Et sa réponse : « Si je n'y suis, Dieu m'y mette, et si j'y suis, Dieu m'y garde ».

L'état de grâce n'est pas un sentiment. Nous ne sommes pas dans l'ordre du sentiment, nous sommes dans l'ordre de l'insu. Je ne peux pas savoir si je suis en état de grâce. J'ai suffisamment d'indices parfois pour oser l'espérer. Je suis toujours incité à le demander.

Autrement dit, je ne peux pas compter les gens qui sont en grâce, ou qui ont la foi authentique. C'est la parole d'Augustin : « Certains se croient dehors et sont dedans; certains se croient dedans et sont dehors ».

Ce n'est pas de l'ordre du savoir, c'est de l'ordre du « tu ne sais ». Pourquoi ? Parce que ceci me pose dans l'ordre de la demande, et du merci pour quand la grâce se donne. La grâce n'est pas en mon pouvoir, elle n'est pas de l'ordre du sentiment ni de la connaissance sur elle-même, elle me laisse dans l'état de l'écoute et de l'attente, ce qui est la même chose. Entendre c'est toujours attendre d'entendre.

► Tu as dit que la grâce on pouvait la perdre et qu'on pouvait la retrouver. Par quel biais la grâce nous arrive-t-elle ?[2]

J-M M : Il y a une hydrologie de la grâce, c'est-à-dire qu'il y a des fleuves par quoi elle est portée, ou bien des canaux par quoi elle coule, ce sont les sacrements, et c'est aussi la lecture, la méditation, la prière… Mais il y a aussi une météorologie de la grâce, et ici je prends l'adage qui était commun aux théologiens du XVe siècle et peut-être avant, c'est un mot qui se passait ; et les adages sont souvent intéressants : «Deus sacramentis gratiam non alligavit  (Dieu n'a pas lié exclusivement la grâce aux sacrements) ». Autrement dit la grâce se reçoit naturellement par une hydrologie, par des canaux, mais il y a aussi des orages, il y a ce que j'appelle la météorologie spirituelle, l'irruption, l'ouragan, la saisie par le pneuma. Il ne faut donc pas enchaîner la présence de la grâce aux modes usuels, précieux sans doute, selon lesquels elle nous est accordée – pour parler le langage classique – que sont les sacrements, les prières… Le côté irruptif de l'Esprit est connu, il a la force de l'ouragan quand il entre dans le Cénacle. Nous connaissons des conversions fracassantes qui sont sans doute préparées secrètement, sans qu'on le sache, par un cheminement qui ne sait pas ouvrir à lui-même. Donc il ne faut pas borner la puissance de l'Esprit aux organisations utiles que Dieu a déterminées lui-même – ainsi de l'Eucharistie, c'est Jésus qui l'a déterminée et c'est d'une grâce prodigieuse. Mais l'Esprit a toute liberté par rapport à cela.

c) La part d'insu. L'égoïté.

La grâce n'est donc pas de l'ordre du sentiment ni de la connaissance sur elle-même. Nous avons là quelque chose qui pose l'homme dans une dimension qui est autre que l'étalage éventuel de sa petite sensibilité, de ce qui lui est arrivé. C'est pourquoi, quand nous allons parler du sacré, du même coup nous aurons une part immense d'insu.

Si on ne sait pas, c'est qu'il y a certainement une certaine carence, mais la vraie carence consiste surtout en ce "qu'on ne sait pas qu'on ne sait pas". Quand vous avez essayé de définir le sacré hier, vous étiez perdus d'avance !

Le sens du don implique une non-suffisance, c'est le thème majeur de Paul, il revient dans bon nombre de pages. Le mot kaukhêsis est un mot souvent très mal traduit, et pourtant "suffisance" est la traduction la plus plausible. On a souvent : « je mets mon orgueil » ; mais non c'est « je mets ma suffisance ». Je ne me suffis pas, "il" me suffit. Ceci pose l'homme d'emblée, non pas premièrement en isolement, en solitude, en suffisance, en possession de savoir, cela pose l'homme en relation. Il n'y a pas d'homme sans relation. La relation est constitutive de l'homme.

L'Occident a développé une égoïté en considérant d'ailleurs l'homme comme un individu, c'est-à-dire un individu dans une espèce ; et on est individué par la matière – mais pas la matière au sens moderne du terme non plus, c'est la materia prima des philosophes anciens...

Tout cela a des conséquences considérables par rapport au langage. Quand nous énumérons les pronoms personnels, nous commençons par "je". Ce sont des mots très curieux, les pronoms personnels. Que veut dire je, tu, il ? Le petit enfant dit d'abord "il" par simple mimétisme, parce qu'il entend qu'on parle de lui, et il répète par mimétisme ce qu'il entend. Puis il apprend à dire "tu" avec "je", dans une corrélation.

"Je" c'est celui qui parle, "tu" c'est celui à qui je parle, et "il" est celui ou cela dont je parle et que tu entends, ou bien dont tu parles et que j'entends, et nous parlons de lui.

Nous avons donc aperçu à quel point le pneuma n'est pas quelque chose de l'ordre du psychique ni du connaître au sens banal du terme – parce que Jean emploie beaucoup le verbe connaître dans un sens tout à fait positif, saint Paul aussi d'ailleurs – il faudrait en préciser le sens – et même parfois il oppose connaître et savoir.

Communion des saintsd) La communion des consacrés.

Une autre petite parenthèse pour vous préparer à la suite. Je disais tout à l'heure qu'on peut compter les chrétiens, ce sont des gens inscrits quelque part. Ils savent bien qu'ils ne sont pas chrétiens parce qu'ils sont inscrits, mais qu'ils sont chrétiens parce qu'ils ont été baptisés.

Mais les christiques ne sont inscrits nulle part. Et si la notion d'ekklêsia[3] a pris un sens beaucoup plus complexe qu'on ne croit – il ne se réduit pas du tout à l'idée qu'on en a – cependant l'ekklêsia n'exclut pas la considération de ce qui s'appelle, même dans le Credo : la communion des consacrés[4].

Nous sommes enduits de divinité, donc nous sommes devenus des christiques (puisque Christos est celui qui est enduit, qui est oint) : nous sommes oints de divinité. Mais, et c'est là que je peux rappeler le mot d'Augustin, « Certains se croient dehors et sont dedans ; certains se croient dedans et sont dehors », je n'ai pas matière à les compter.

e) Le rapport à autrui en christité.

Autrement dit, quand je rencontre quelqu'un, je ne sais pas si la dimension christique est en lui, mais systématiquement je l'escompte dans mon interlocuteur, ce qui me met par rapport à lui dans une attitude tout autre. J'escompte dans mon interlocuteur la présence du pneuma, que le pneuma me précède quand je prétends le lui annoncer. C'est un thème fréquent chez Paul : nous ne sommes que des serviteurs inutiles parce que si nous sommes l'occasion, peut-être, de réveiller quelque chose en l'interlocuteur, ce n'est pas nous qui mettons une connaissance ou une chrismation, ou une présence de Dieu chez autrui. Le terme de « serviteur inutile » n'est pas une fausse humilité… c'est vrai en rigueur de terme.

Et le pneuma peut même se passer tout à fait de ma voix pour agir dans mon interlocuteur où, peut-être, il me précède. Autrement dit, cette considération de la dimension divine insue dans l'homme change mon rapport à l'homme. Vous me direz qu'il y a des hommes tels que, d'après leur comportement, il ne peut pas y avoir l'Esprit en eux. Moi je n'en sais rien. Je ne le sais pas : « Tu ne sais » ; « Ne dites pas : il est ici ou là ».

Cette considération de la dimension divine insue dans l'homme me pousse à parler de la christité, pour la différencier du christianisme ou de la chrétienté.

f) Brève histoire de la chrétienté et du christianisme.

Mais nous n'avons là que les tout premiers éclairages.

Je rappelle que la forme sous laquelle la chose du Christ s'est manifestée dans le monde a commencé par être un état de critique et de persécution, ce qui crée des conditions particulières.

   ●    La chrétienté.

 Mais rapidement c'est devenu un état de chrétienté, ou une ambition de ce que fut la chrétienté. Et dans la chrétienté, la tendance a été de sacraliser l'espace et le temps. Par exemple sacraliser l'espace en mettant des croix aux carrefours, en mettant des clochers d'Église qui sont à la fois religieux et signes de prospérité par rapport à une autre cité (où par exemple le clocher est moins haut et les cloches moins nombreuses). C'est de l'histoire banale, il n'y a rien de proprement sacral là-dedans. Ce qui est entendu et transmis par là, ce n'est pas le sens profond et originel de la chose, mais la chose déjà traduite dans une culture. Même la théologie n'a rien de sacral parce qu'elle est la traduction en langage occidental de la chose de l'Évangile, mais elle n'est en aucune façon commandée par l'Évangile. Tout cela se comprend, ça a un sens. L'Évangile est fait pour être prêché, et quand il s'adresse à une culture il faut bien qu'il parle le langage de cette culture.

 Dans la chrétienté, la tendance a été aussi de christianiser la langue, de régir les choses. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il n'y avait personne d'autre pour le faire en Occident. Dans la Gaule du VIe siècle, les seuls qui sont préfets ce sont souvent les évêques parce que les autres ne savent pas lire. Et par ailleurs, il y a toutes les œuvres de substitution qui sont extrêmement importantes : créer des écoles, des hôpitaux… Ce sont des manifestations du soin pour autrui, mais ce n'est pas la tâche propre de l'Église comme Église, c'est une tâche de substitution, une tâche d'agapê là où elle est. Alors le malheur c'est que, dans l'histoire, tout cela tend à se crisper. Et cela devient un pouvoir qui se manifeste, entre autre, dans le sacre des rois.

La chrétienté a investi une culture de telle sorte qu'elle s'est confondue avec cette culture. Pour autant, la chrétienté a eu des bienfaits dans l'histoire, ce que je dis n'est pas une critique de la chrétienté, mais c'est montrer que la fin de la chrétienté n'est pas à tous égards une perte.

   ●    Le christianisme.

Cet ensemble a constitué un moment de chrétienté qui est révolu et auquel s'est substitué un moment de christianisme, à la Renaissance, peut-être au XVe siècle. La chose du Christ est alors un "isme" parmi les "ismes", c'est-à-dire un système de pensée, une organisation, ce que deviendra la notion de religion. La notion de religion elle-même, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, est purement romaine, elle n'est même pas grecque. Chez les Grecs la religio est une vertu, ce n'est pas une institution[5].

   ●    La question de l'institution Église.

La religio romana est une institution. L'Église s'est d'abord affrontée à cette institution, non pas de son fait, mais de par la persécution. Mais ensuite, on tend à se comprendre sur l'autre modèle du même, donc l'Église tend à se comprendre de façon privilégiée comme institution. Ce que je dis là ne condamne pas toute forme d'institution, c'est beaucoup plus subtil. Mais le modèle initial qu'annonce le mot Église, c'est l'institution, et cela perdure. Or, pour aborder l'Église, ce n'est pas le bon abord que de passer par l'étude des religions en général, comme s'il y avait quelque part des religions en général.

Donc, parce qu'un mode d'être a eu à s'affronter à une institution, il tend naturellement à se constituer en institution adverse. Or il y a bien quelque chose qui peut être considéré en un certain sens comme relevant de l'institution dans l'Évangile, mais cela ne nécessite pas pour toujours la forme qu'a prise l'institution ecclésiale. C'est la différence de statut entre la Scriptura qui est sacra et le droit canonique qui n'est pas sacré, et, d'ailleurs, il est emprunté au droit romain, il a tout le vocabulaire du droit romain.

C'est là qu'il faut faire des différences, pas forcément perceptibles de l'extérieur, dans l'organisation structurelle de ce qu'il en est d'être christique. En effet l'être christique se présente, donc demande à être vu, et pour cela il faut une signification minimale commune, ce qui demande une certaine gestion indiscutablement. Mais la place et la signification de l'institution n'est pas de même ordre que la place essentielle de l'Église au grand sens du mot. Ceci donne un autre aspect du mot christité, ça contribue à le configurer.

Le mot ekklêsia est un mot biblique, il a deux sens qui sont tensionnels, qui sont en rapport l'un avec l'autre. Ici je ne fais que donner les premiers indices[6] concernant notre question initiale, mais il nous faut replonger profondément dans quelque chose qui est éminemment sacré.

Le Moyen Âge théologique ne confond pas ce qui relève du sacré et ce qui relève de l'institution, alors que le concile de Vatican II (1962-65) risque de gommer cette différence qui est pourtant essentielle[7].

Le concile de Vatican I (1870), lui, avait donné des précisions, dans l'institution, sur ce qui concerne l'évêque de Rome : sa primauté, les conditions d'exercice de sa parole etc. qui sont tout autre chose que ce que vous croyez, d'ailleurs. Il y a une amplification populaire de ce que signifie le pape qui est effrayante, elle rend service par ailleurs, mais elle comporte beaucoup de risques. La théologie authentique ne réclame pas cela, même la théologie romaine.

Moi, j'ai appris la théologie à Rome, et rien de ce que je dis n'est contre la théologie romaine, il est contre la façon dont on entend la théologie romaine, parce que celle-ci ne dit pas du tout ce que vous croyez. L'intelligence populaire est ambiguë.

 

2) Premier aperçu sur le dogme[8].

a) Histoire du mot dogme dans la société.

On en vient maintenant à la notion de dogme. L'intelligence de ce que veut dire le mot dogme dans son histoire est passionnante, j'esquisse cela.

Le mot dogma ne se trouve pas une seule fois dans le Nouveau Testament, et l'écriture du Nouveau Testament n'est pas sur mode dogmatique, bien sûr, elle est essentiellement narrative, elle relève des paroles qui ne sont pas sur le mode du dogme.

   ●    Le mot  dogma à l'origine.

D'où vient le mot dogma ? Au IIe siècle le mot dogma signifie « la pensée d'un penseur ». On le trouve par exemple dans Apulée de Madaure qui a écrit L'âne d'or, et aussi un petit opuscule De Platone et eius dogmate, c'est-à-dire « De Platon et de sa pensée (ou de sa doctrine) ». Donc le mot dogme est un mot commun.

Le mot dogma a plutôt un sens négatif dans le monde grec antérieur : il y a la connaissance vraie qui est l'épistêmê, et puis les opinions des humains qui sont des dogmata – bien que le mot dogmata ne soit pas prononcé sous cette forme-là, mais c'est un mot de la racine de dokeïn qui signifie sembler, opiner.

Ensuite dogma désigne le "système de pensée" (comme nous disons aujourd'hui), comme dans le titre du livre d'Apulée : le système de pensée de Platon. Voilà bien une œuvre du IIe siècle, parce que le IIe siècle n'est pas un siècle de penseurs, c'est un siècle d'écolâtres. Il y a de multiples écoles : ils récitent, ils ne lisent même pas de première main. C'est néanmoins le siècle où se développe l'Évangile. Et ce qu'il y a de plus vivant dans la pensée exigeante, c'est ce qu'ils appellent "l'aïrésis (la secte) des chrétiens", ou "l'école philosophique des chrétiens". En effet, premièrement, avant d'être pensée comme institution, ou même à partir du mot de religio au IVe siècle, l'Église a pu être considérée comme une école philosophique.

Par exemple saint Justin (première moitié du IIe siècle) raconte sa conversion. Il voulait connaître la vérité. Alors il va d'abord voir un stoïcien et il n'est pas convaincu. Il va ensuite voir un aristotélicien, et celui-ci commence par lui demander combien il va être payé. Donc ça le dégoûte, et il va voir une autre école. Ensuite il va voir une école de chrétiens, et là il commence à être intéressé. Alors, est-ce que c'est une fiction littéraire pour présenter la quête de Justin, ou est-ce vraiment sa biographie ? Ça n'a pas d'importance, mais ça montre bien le contexte. C'est vrai, par ailleurs, qu'il est passé du manichéisme au néoplatonisme avant d'être chrétien, mais dans son récit il présente cela systématiquement comme une quête d'une pensée parmi d'autres pensées.

   ●    Le deuxième sens du mot dogma.

Ensuite le mot dogma prend un sens un peu différent parce que c'est le terme par lequel on désigne l'édit impérial, ce qui est autre chose que la présentation de la pensée d'un penseur.

Or au IVe siècle l'empereur Constantin va favoriser l'Église en renversant la situation de persécution qui précédait[9]. Ce sera dans une perspective d'assimilation d'une certaine manière, avec les bienfaits d'une paix acquise, mais aussi tous les risques que cela comporte. Il ne faut pas caricaturer ces choses-là, elles sont l'histoire.

 En 325 se tient le concile de Nicée Ier qui est le concile de tous les conciles, le concile majeur, et on ne saurait jamais rendre grâce assez pour ce concile. Le Credo que nous récitons à la messe du dimanche est le Credo issu du concile de Nicée et du concile de Constantinople (en 381) joints.

Le concile de Nicée, qui est donc le premier, se fait grâce à l'empereur Constantin d'une certaine manière. Le Concile est une assemblée d'évêques et c'est l'empereur qui est capable de convoquer les évêques déjà répartis dans l'univers vaste de l'Occident et de l'Orient. C'est l'empereur qui préside au concile. C'est donc là qu'est défini le premier dogme.

   ●    Le sens du mot dogmatique tel que pour nous.

Pour nous la pensée dogmatique s'oppose à la pensée véritable, mais le mot dogmatique ne prend ce sens que lors des débats de la Renaissance (Montaigne…).

b) Le dogme dans l'Église.

Il faudrait savoir qui, dans l'Église, est habilité à définir un dogme, et sur quelle matière il peut définir un dogme.

Et d'abord, quelle est la définition du dogme ? Le dogme consiste en une proposition : un sujet, un verbe, un complément ; tout ce qui est autour ne fait pas partie du dogme. De plus, ce n'est un dogme que si c'est annoncé comme tel.

Un dogme est donc une phrase minimale, mais c'est précisément une phrase sur le mode occidental. Un sujet, un verbe, un complément, ne croyez pas que ce soit la loi de toute écriture et de toute langue : c'est la grammaire occidentale !

Pourquoi y a-t-il des dogmes dans l'Église ? Je disais tout à l'heure que l'Écriture n'était pas dogmatique ; mais l'Occident est dogmatique. « Qu'est-ce que ? » Définition : sujet, verbe, complément. Voilà le dogma.

Le mode même du texte que nous essayons de lire (saint Jean) est configuré tout autrement. Mais l'Occident est dogmatique, surtout quand il est antidogmatique ! Il est dogmatiquement antidogmatique.

Pourquoi l'Église a-t-elle utilisé la forme dogmatique qui est beaucoup plus minimale et beaucoup plus nécessaire, inévitable…? Parce que l'Occident l'exige, l'Occident le demande. L'Évangile s'adresse à l'Occident, et quand il s'adresse à l'Occident il faut bien parler la langue de l'Occident. Tout le risque est de passer d'une langue à une autre langue parce qu'une langue ce n'est pas simplement une manière de parler, c'est un mode d'être au monde.

 c) L'origine du premier dogme dans l'Église.

Icône du concile de Nicée, le CredoConcrètement les dogmes ne sont pas posés pour le plaisir de poser un dogme. Ils sont normalement toujours la récusation d'une proposition de quelqu'un[10]. Par exemple, quelqu'un lit l'Écriture mais la comprend mal, et il se met à la prêcher. Survient alors un service de régulation. C'est pourquoi les premiers dogmes contiennent souvent des anathèmes[11], c'est-à-dire qu'ils refusent une mauvaise lecture de l'Écriture.

Ce processus commence au IVe siècle. Comment est venue la question ? C'est à cause d'Arius, un prêtre de l'Église d'Alexandrie qui dit que Jésus n'est pas véritablement Dieu, mais qu'il est la grande première créature que Dieu a créée, qui est venue s'incarner dans l'homme Jésus : il y a une incarnation, cependant le Christ n'est pas Dieu. Mais si le Christ n'est pas Dieu, c'est toute la merveille de l'aspect trinitaire qui se trouve effacée.

Or l'arianisme s'était répandu dans tout le pays, et il était même majoritaire un temps par rapport à la foi catholique, Le concile de Nicée a arbitré, Dieu merci, parce que la Trinité est la chose la plus précieuse de l'Évangile, et il va dire que le Fils est "de même nature" que le Père. Mais en utilisant le mot "consubstantiel" (de même nature), il parle évidemment un langage d'Occident : substance, consubstantiel, ce sont véritablement des mots d'Occident.[12]

Et malheureusement, comme pour l'Occident la pensée trinitaire est une pensée offensante, on a dit : « c'est un mystère », ce qui donne un sens purement négatif et pauvre au mot de mystère. Et c'est le sens négatif qu'a pris le mot de mystère dans l'Occident. Un mystère c'est ce qu'on ne comprend pas, on laisse tomber et on dit « je crois », alors que le mot mystêrion est un mot précieux et beau qui a aussi une histoire, une histoire plus complexe encore que celle du mot dogma.

Il faut être sensible à ces fluences, à ces mouvements, à ces provenances des choses. Qu'est-ce qui, étant éventuellement caduque, est susceptible d'être réformé ?

 

3) Petit point sur le sacral.

a) La chrismation et le chrisme.

Et qu'est-ce qui est sacral ? Sacral, c'est ce qui vient de la chrismation du Christos, donc c'est la chrismation par le pneuma.

► Que veut dire chrismation ?

Chrismation, Jean-François KiefferJ-M M : Par exemple la confirmation est une chrismation faite avec du Saint Chrême.

La chrismation est une onction : avec le pouce enduit d'huile, j'enduis le front et parfois différentes parties du corps d'une personne (ou de moi-même) par un geste cruciforme[13]. Ce geste indique surtout que le cœur est enduit de pneuma, c'est-à-dire enduit de la connaissance que Dieu verse. En effet, connaître, c'est être enduit de la vérité.

Le mot chrismation vient du mot  chrisma qui se trouve chez saint Jean dans sa première lettre. Nous le verrons, il a une place essentielle.

► Il me semblait que le chrisme était un symbole.

Chrisme sur le sarcophage de DrausinJ-M M : Oui le chrisme, c'est la marque faite avec les deux premières lettres du mot Christos[14],  Χριστός en grec : “Khi” :  et “rhô” : . Ça abonde dans les catacombes.

Alors, il y a le chrisma au sens johannique dont nous parlerons, il est dans la première lettre de Jean ; et il y a le chrisma comme geste d'onction par chrismation, puisque Christos signifie oint.

b) Aperçu sur l'histoire des sacrements dans l'Église.

Il ne s'agit là que des aspects seconds encore, mais c'est préparatoire. Il y aura beaucoup de choses à dire du côté de l'expression "sacrement" qui, elle aussi, est d'une prodigieuse histoire.

Par exemple, si vous regardiez l'équivalent de ce qu'on appelle aujourd'hui "sacrement de pénitence", au IIIe siècle, au VIIIe siècle, à la Renaissance, dans la modernité, vous ne trouveriez pas que c'est la même chose, car ça ne se ressemble pas dans la gestuelle. Et c'est pourtant une gestuelle minimale.

Au contraire, l'Eucharistie est restée très conforme. Au IIe siècle saint Justin raconte ce qui se passe dans les réunions des chrétiens, ce qui, à l'époque, est plutôt suspect de l'extérieur, et, quand il récite ce qui se passe, ça ressemble quasi-totalement à la messe d'aujourd'hui. Ce n'était pas nécessairement prévisible d'après le geste de l'institution.

D'où toute la question du sacramentaire. C'est la plus étonnante, la plus variée, celle qui ouvre le plus à la possibilité de créativité, du moins à certaines époques. L'histoire du sacramentaire est une très belle partie de la théologie.

J'ai dit tout cela par mode anticipé pour préparer un sujet qui est immense, et qui ne sera pas, de toute façon, intégré. Nous aurons à reprendre ces éléments parmi lesquels, je le répète, la notion d'insu restera une notion décisive : elle est essentielle pour le comportement de la parole christique, de l'annonce évangélique.

 

II – Échos du travail des groupes

 

Indication de travail donnée par Jean-Marie Martin :

Pour le travail de groupe de cet après-midi, ce serait bien d'essayer de mettre au jour les éléments disparates que vous auriez recueillis dans ce qui a été dit, qui seraient à approfondir et dont vous apercevez que ça nous aiderait à la constitution d'un discours un peu plus suivi sur le sacré. Quels mots ou quelles pensées, dans ce que nous avons trouvé dans nos lectures, vous sembleraient pouvoir servir (et comment) à constituer la question que pose le terme de sacré ?

 

1) Où est le sacré ?

► En Jn 1, 33, au Baptême, le pneuma descend sur Jésus et se pose sur lui. Est-ce que par extension on peut dire que le pneuma repose sur les baptisés si on se réfère au sacrement de baptême, à la notion de consécration ? C'est une question que nous nous sommes posés parce que nous pressentons que le sacré est là.

J-M M : Tout à fait.

► On a parlé de la notion de lieu à propos du texte sur le Temple. Est-ce qu'il y a des lieux sacrés ? On est aussi revenus au texte d'Isaïe : « La terre est remplie de sa gloire » Est-ce que finalement le lieu du sacré c'est la terre ?

J-M M : Terre et ciel.

► Est-ce que le sacré est présent dans le monde ?

J-M M : Évidemment ! À propos, la notion de lieu sacré a plusieurs sens et il faudrait en parler après-demain[15]. La notion de lieu est ambigüe parce qu'il y a le ciel et la terre, le temple, la construction d'une église… Il faudrait moduler.

►  En Jn 3 nous avons entendu « tu ne sais ni d'où il vient ni où il va ». Pour nous c'est la découverte du bienheureux insu qui nous conduit vers le sacré.

J-M M : … qui nous conduit vers le sacré, ou qui est peut-être le sacré lui-même.

►  Nous avons entendu que nous sommes tous temple de Dieu en Christ : le lieu du sacré devient notre cœur d'homme.

J-M M : Dire que le lieu du sacré est notre cœur d'homme, je trouve que c'est un point important. Et bien sûr il n'y a pas de cœur d'homme sans que cet homme soit habitant, donc on peut étendre cette notion de sacré, et on le fait souvent – le lieu sacré, des choses de ce genre –, mais c'est second. Ce qui est le lieu éminent du sacré, c'est le cœur d'homme.

 

2) Le vocabulaire du sacré en Jn 1, 14.

a) La référence de base pour le sacré.

► Dans le verset 14 du Prologue que nous avons lu, il y a les mots grâce, vérité, gloire, Fils, parole… Est-ce que tous ces mots, finalement, ne définissent pas un peu, chacun pour sa part, le sacré ?

J-M M : Oui, ils appartiennent au sacré. Surtout, on peut considérer comme sacré de manière éminente ce que j'appelle l'Évangile, c'est-à-dire la mort-résurrection du Christ : c'est le moment (ou le lieu) éminemment sacré. Et ça, c'est une bonne perspective.

b) La chair sacrificielle de Jésus en Jn 1, 14.

Vous avez en particulier la mort de Jésus qui est contenue dans le mot sarx (chair), mais c'est peut-être contraire à ce que nous avons dit ce matin à propos du mot chair. Voilà une belle énigme, parce que nous avons dit ce matin que la chair était l'humanité pécheresse. Eh bien, il s'est passé quelque chose entre les versets 13 et 14. Dans le verset 13 Jésus est reçu par « ceux qui ne sont pas nés de la chair », et puis au verset 14 : « et le Verbe fut chair ».

Il y a, dans le verset 13, la reprise du langage qui est classique chez Paul et Jean à propos du mot "chair" : celui-ci y désigne donc la faiblesse de l'humanité pécheresse. Et au verset 14, Jean emploie le mot "chair" à propos du Christ. Dans ce cas-là Paul, lui, emploie le mot de "corps" parce qu'il veut éviter l'ambiguïté que porte le mot "chair". Et justement, il s'agit au verset 14 de chair régénérée. En effet, la passion-mort du Christ peut transformer le mot "chair". Il y a donc une ambiguïté qui est connue, voulue : tout se passe entre les versets 13 et 14, tout le mystère est là.

La chair désigne donc la faiblesse et j'ai dit qu'au verset 13, la faiblesse comporte à la fois l'avoir à mourir et l'être meurtrier. Certes, au verset 14, le mot "chair" à propos du Christ garde son sens de faiblesse, mais sur mode différent : la faiblesse de l'avoir à mourir n'est plus un avoir à mourir subi, mais un avoir à mourir acquiescé (« Entrant librement dans sa passion »). Donc c'est une faiblesse mais une faiblesse acquiescée. C'est une faiblesse qu'on pourrait dire sacrificielle. Et le sacré a sa place ici puisque le mot sacrificiel intervient.

c) Le baptême des mots, l'acquiescement à la mort.

Nous avons là un moment de vocabulaire très important. Je le dis habituellement d'une autre façon : les mots positifs de l'Évangile sont les mots ordinaires de notre discours banal, mais baptisés. Le baptême, c'est la mort à un certain mode de vie pour entrer dans un autre mode de vie. C'est une plongée dans les eaux pour resurgir dans le pneuma. C'est cela le baptême, même le baptême exemplaire du Christ.

Donc ça comporte une mort chez nous qui ne sommes pas capables d'acquiescer pleinement à la mort. Tout acquiescement plénier à la mort est une donation. Elle peut se répandre chez d'autres que le Christ : c'est un don parce que ce n'est pas de la ressource spontanée native de notre être. En tout cas, si cela est donné à certains, ça leur est donné personnellement, mais ça n'égale pas la mort christique qui est en plus un "mourir pour". Le Christ par sa mort accomplit au cœur de l'humanité ce dont les individus pris individuellement ne sont pas spontanément capables. Il est quelque chose de l'humanité, il est la seule part dans l'humanité de chacun qui peut accomplir la sortie du péché et de la mort par la résurrection. Autrement dit :

– on sort du péché par l'agapê : non plus le meurtre mais l'agapê ;

– on sort de la mort par la résurrection : non plus la mort mais la vie.

Ces deux choses-là vont toujours ensemble. Vous n'avez pas d'une part une considération philosophique sur l'homme, et d'autre part une morale ; il n'y a pas de morale dans l'Évangile. Ce qu'il en est de l'être humain dans ses comportements est compris dans le cœur même de l'Évangile et ne se distingue pas comme une discipline spéciale.

► Il y en a quand même qui acquiescent à la mort : "plutôt mourir que trahir".

J-M M : Ce n'est pas un acquiescement, c'est une fuite.

► C'est une fuite, mais la mort pour certaines causes peut être un acquiescement.

J-M M : C'est cela, ce n'est pas complètement impossible et complètement impensable, mais ça n'a pas une fonction rédemptrice universelle.

Le Christ le dit explicitement et c'est un des plus jolis lieux, deux versets dans le chapitre du bon berger, et il faut bien le traduire car sinon ça ne dit rien.

 « 17Le Père m'aime pour cela que je pose ma psychê en sorte qu'en retour je la reçoive. 18Personne ne me l'enlève mais moi, je la pose de moi-même apparemment, bien sûr, on lui prend sa vie, mais elle est imprenable parce qu'elle est déjà donnée –J'ai l'accomplissement (exousian) de la poser et la capacité de la recevoir en retour (palin) ;  j'ai reçu cette disposition (entolê)la "disposition" ici c'est la dimension universelle de ce que cela représente  – d'auprès de mon Père. » (Jn 10).

Entolê est un mot qui, dans l'Ancien Testament désignait le précepte, mais on ne peut plus dire "précepte" pour le traduire[16], ici je traduis par disposition : « J'ai reçu cette disposition, cette vocation, cet appel, de la part de mon Père ». Donc c'est une vocation singulière que le Christ a de "mourir pour". En effet, "mourir pour" ce n'est pas une chose facile à comprendre, et ce que nous venons de dire ne résout pas complètement le problème.

d) Retour aux mots de l'évangile qui disent le sacré.

La mort-résurrection du Christ est le moment éminemment sacré. Nous avons d'abord parlé de la mort du Christ qui se trouve dans le mot chair du verset 14. La résurrection, elle, se trouve dans plusieurs termes :

Gloire. Dans l'Ancien Testament la gloire c'est la présence de Dieu au milieu de son peuple. La gloire de Dieu était itinérante dans le désert, et elle se fixe à Jérusalem qui est la ville sacrée d'Israël. Donc le terme de gloire désigne la présence. Dans le mot grec doxa (gloire) il y a un caractère de luminosité qui ne se trouve pas dans le terme hébraïque correspondant, et on peut donc parler de  présence lumineuse. Par ailleurs, nous avons vu dans le texte d'Isaïe que c'est ce qui emplit un espace, et donc c'est ce qui désigne le nouvel espace de vie qui est la résurrection elle-même. Le mot gloire est donc un mot majeur de l'Évangile où il désigne la résurrection. C'est un mot sur lequel il nous faudrait revenir à propos du sacré de l'Évangile[17].

Monogène (Fils un). L'expression de monogène qui désigne Isaac[18] dans l'Ancien Testament, désigne le Christ parce que justement Abraham est le père de la promesse, et que toute la descendance d'Israël est en Isaac. Monogène veut dire "fils un", et plus précisément "fils un et unifiant", réunifiant la totalité de la descendance. C'est repris pour le Christ, et ça ne concerne plus simplement la descendance d'Abraham mais la totalité de l'humanité.

– « Plein de… » Il y a là déjà une notation de la consécration, puisque le verbe emplir est un verbe qui est réservé au pneuma ;

– « Grâce et vérité ». Nous avons dit que c'est un hendiadys, ce n'est pas deux choses différentes, c'est la donation d'ouverture au secret ou au sacré. En effet, grâce et vérité sont des noms du pneuma en tant que versé, donné. Or grâce (kharis) signifie donation gratuite, car ce mot comporte deux sens comme cela s'entend en français : ce qui est gracieux c'est-à-dire aimable, et ce qui est gratuit. Donc c'est une donation gratuite : le salut de l'homme dépend de la donation gratuite de la grâce. C'est le grand thème de Luther qui a mis cela en évidence en lisant Paul, de manière meilleure que ne le fait d'habitude l'Église catholique : sur ce point, c'est une lecture à promouvoir. Donc cela relève du don gratuit, et le don gratuit c'est la vérité, mais pas au sens d'avoir des vérités (et encore moins des dogmes)… Le mot de vérité a retrouvé sa vieille racine originelle, car Paul entend bien les mots du grec : a-lêthéia, sortir de la réserve (ou du silence), car lêthê c'est l'oubli et alêthéia c'est le découvrement. Donc « grâce et vérité » c'est le découvrement qui est donation.

► Tu as parlé de charisme ?

J-M M : Non j'ai employé le mot de charis[19], grâce. Pour ce qui est du mot charisme, c'est un mot très important pour ce qui concerne le sacré. Il dérive du verbe grec qui correspond au substantif charis. Et le mot charisme ne désigne pas ce qu'il désigne aujourd'hui (« il a du charisme »), le charisme désigne une fonction qui est reçue avec les dons pour la réaliser. C'est le mot qu'emploie Paul quand il énumère les charismes dans l'Église : «  Il y a diversité de charismes, mais c'est le même pneuma ; (…) À chacun la manifestation du pneuma est donnée pour l'utilité commune. En effet, à l'un est donnée par le pneuma une parole de sagesse ; à un autre, une parole de connaissance, selon le même pneuma ; à un autre, la foi, par le même pneuma ; à un autre, le don des guérisons, par le même pneuma ; à un autre, le don d'opérer des miracles ; à un autre, la prophétie ; à un autre, le discernement des pneumata (des esprits) ; à un autre, la diversité des langues ; à un autre, l'interprétation des langues.» (1 Cor 12, 4-10). C'est donc la différenciation dans l'Église qui est indiquée par le mot charisme. Et on peut comprendre facilement la dérive de ce mot.

 

3) La question du dévoilement du sacré.

a) Approche de la question.

► Il y a une autre question qui nous a intéressés, c'est celle du témoin ou du témoignage, quelle est la place de ce témoin dans l'annonce du sacré, le dévoilement du sacré ? Est-ce que le sacré peut être dévoilé ou est-ce qu'il est condamné à rester caché ?

J-M M : Il n'est pas ou dévoilé ou caché, il est dévoilé et caché, du même coup et pour la même raison. Une vérité authentique n'existe que sortant de son propre silence. Dès qu'il y a deux termes, nous avons une tendance très courante à dire que ce sont des contraires. Mais justement, s'ils sont contraires, c'est qu'avant d'être des contraires, ils ont une affinité. Je vais vous expliquer un peu cela par deux exemples.

Un dromadaire et une pâquerette, ils sont "autres que", mais ils ne sont pas "l'autre de". "L'autre de" c'est une affinité positive.

Le jour et la nuit peuvent être considérés comme des contraires en un certain sens, mais sans jour, il n'y a pas de nuit, et sans nuit, il n'y a pas de jour. Le mot jour et le mot nuit n'existent que parce qu'avant d'être des contraires ils ont au moins cette affinité d'être des alternants. À propos de ces mots il faut voir ce qu'en fait chaque auteur. Jean a tendance à faire de la nuit le symbole de la ténèbre[20], mais ça n'en est que le symbole. Chez lui, la ténèbre et la lumière sont des contraires, c'est une lutte ; mais, dans le temps, la nuit et le jour sont des alternants. Dans ce monde, la lumière fait partie d'une alternance : « Et nous avons des nuits plus belles que vos jours » (Racine).

b) Penser "l'être à".

Il faudrait faire une grande réflexion sur l'altérité : le même et l'autre. Ce sont des mots fondamentaux qu'on ne pense pas suffisamment, et même pas du tout. On pense du pareil au même alors que le même n'est pas du tout le pareil.

Ce sont des choses auxquelles nous somment conduits par la nécessité de penser le rapport, la relation, les multiples modalités de l'être-avec ou de l'être-à, ou de l'être-par-rapport-à. Or il n'y a pas de méditation philosophique sur l'être dans l'Évangile, et l'usage du verbe être est tout à fait différent de ce qu'il est chez nous. Il est rarement employé sans additif : "être" c'est "être à" ou "être vers", à tel point que si on cesse d'être vers quelque chose, automatiquement on est vers l'autre chose. Être à la mort / être à la vie, tel est le langage de Paul.

c) L'insu dans le langage de saint Paul (Ep 3, 20).

Le langage de Paul et le langage de Jean sont très différents, et cependant ils disent, chacun à leur façon, la même chose.

J'ai parlé ce matin de l'insu à partie du "tu ne sais" de Jean. Paul ne prononce pas le mot d'insu ou de « tu ne sais », mais c'est une prière qu'il fait en Ep 3, 20 :

«À Celui (Dieu) qui peut faire au-dessus de tout en sur-débordement (huperekpérissou) par rapport à ce que nous désirons ou pensons »

Le surdébordement, c'est ce qui dépasse la capacité de notre pensée, et même la capacité de notre désir. La donation de Dieu n'est pas dans la capacité de notre désir, il nous donne en surcroît la capacité de l'accueillir : il donne que je l'accueille. « Il donne et le vouloir et le faire » (Ph 2, 13), c'est un autre mot de Paul.

Ce qui me faisait dire l'insu comme ce qui déborde, c'est cette expression : « en surdébordement ». Je pense que c'est un mot que Paul fabrique, à moins qu'il n'existe dans ce grec tardif.

Chez Paul le discours déborde, alors que le discours de Jean est au contraire d'une sérénité tranquille. Paul aime les énumérations dont on ne voit parfois même pas l'ordre dans lequel elles sont faites. Le verbe découler est constant chez lui.

Il est très important de voir que la christité n'est pas au terme de notre pensée, au terme de notre désir. C'est une donation qui refonde et notre désir et notre pensée.

 

4) « Le pneuma me précède chez autrui. »

► Est-ce que vous pourriez nous expliquer ce que vous vouliez dire par « le pneuma me précède chez autrui » ?

J-M M : Ceci est très lié à la question de la parole du témoignant et à la notion de serviteur inutile. En effet, ce n'est pas moi qui fais la conviction de celui qui acquiesce, c'est la donation du pneuma qui précède l'annonce, qui est donné pour l'accueil de l'annonce ;  mais il n'est pas donné par moi, il précède ma parole. L'œuvre de Dieu précède ma parole chez mon interlocuteur.

Je sais que ma parole ne sera ni une parole de conviction logique ni une parole de rhétorique qui cherche à convaincre. Paul le dit constamment. La philosophie grecque, de très bonne heure, a distingué la logique comme élément essentiel de la connaissance, sous la forme de la parole. Elle est plus ou moins suscitée au départ par Socrate, un peu développée par Platon, mais surtout par Aristote, c'est ce qui donne les règles de l'argumentation. Cependant il y a une autre parole – ils sont très attentifs à cela parce que les Grecs sont des bavards incroyables – il y a la parole qui arrive à convaincre : c'est-à-dire que celle-là, même si le raisonnement est faux, si ça marche, elle est bonne. C'est la parole de l'avocat : même si l'argumentaire n'est pas bon, la parole de l'avocat est bonne quand son client est libéré. C'est la parole du politique, c'est la parole proprement démocratique : elle est bonne quand elle convainc. Il y a des procédures, des astuces, des moyens de convaincre indépendamment de la régularité de l'argumentation. Et enfin c'est la parole de la publicité : la publicité est bonne quand on achète, pas forcément pour la validité des raisons qui sont alléguées. Sous cette forme-là la parole de rhétorique est en voie de surpasser, de devenir la parole courante.

L'Évangile n'est ni parole de logique ni parole de rhétorique, c'est ce que dit explicitement saint Paul dans ces termes-là, parce qu'il connaît la logique et la rhétorique comme des modalités de la parole dans la philosophie grecque.

► Donc j'escompte dans mon interlocuteur la présence du pneuma, ce qui change mon rapport à l'autre ?

J-M M : C'est cela, mais attention : « j'escompte la présence du pneuma en lui » ça ne veut pas dire que je cherche à le convaincre qu'il est déjà croyant. Ce serait la pire des choses. S'il est croyant, je n'en sais rien. C'est pour cela que, ce faisant, je reste dans l'insu. Mais je peux, quant à moi, escompter que…, ça mobilise ma parole.

Est-ce que je suis croyant, je ne le sais pas avec absolue certitude pour moi-même, comment est-ce que je pourrais prétendre le dire pour autrui !

Voilà quelque chose d'assez important, parce que je crains qu'on utilise la notion de christité pour décider de par soi-même que l'autre est christique. Ce n'est pas non plus la question. L'insu ici est extrêmement important, c'est la chose capitale. C'est un bienheureux non-savoir.

Et pour une part et dans une autre direction, c'est très connu par la mystique occidentale elle-même : maître Eckhart[21], la mystique rhénane, la mystique espagnole…

► Est-ce que cette présence christique dans l'insu ne correspond pas aussi au fait que Dieu n'a pas lié la grâce aux sacrements comme le disaient les théologiens[22] ?

J-M M : Oui, tout à fait. La grâce est répandue beaucoup plus largement, peut-être à un niveau où elle ne sait pas se dire mais où elle agit. Et il est très important de considérer de telles actions sans les baptiser. Ne vous hâtez pas de dire que c'est l'Esprit-Saint.  Et peut-être d'ailleurs que l'Esprit agit profondément chez les athées pour débouter les prétendus croyants de leurs prétendues croyances !

Il y a là-dedans quelques paradoxes apparents mais avec un fond de vérité extrêmement important. Et tout ceci est lié au fait que le pneuma n'est pas quelque chose de l'ordre du psychique ni du connaître au sens banal du terme.



[2] Ceci vient de la session sur le sacré qui a eu lieu à Nevers.

[3] Au chapitre VII, J-M Martin fera la distinction entre l'ekklêsia au petit sens (qui correspond à l'Église) et l'Ekklêsia au grand sens qui correspond à la totalité de l'humanité. Pour distinguer les deux, nous notons le premier sens avec un "e" minuscule : ekklêsia. Nous écrivons ekklêsia et non ecclêsia pour mettre en évidence que l'Ekklêsia est la totalité de l'humanité convoquée (klêsis désigne l'appel). Ch VII : Église et dogmes ; dernières considérations sur le sacré.

[4] Dans le Credo : « Je crois… à la communion des saints… »

[6] La  plus grande partie ce qui est dit ici sera repris plus longuement au Ch VII : Église et dogmes ; dernières considérations sur le sacré.

[8] Il y aura un deuxième aperçu sur le dogme au chapitre VII, mais ce qui est dit ici ne sera pas repris, sauf la fin qui concerne les dogmes en tant que productions du pape ou d'un concile.

[9] En 313 l’Édit de Milan, par l’empereur Constantin, met fin aux persécutions des chrétiens sous l’Empire romain.

[10] Au chapitre VII on verra l'exemple d'un dogme posé en raison de la foi populaire et non en raison d'une hérésie. Ch VII : Église et dogmes ; dernières considérations sur le sacré.

[11] Par exemple au concile de Nicée : « Pour ceux qui disent : “ Il fut un temps où il n'était pas ” et “ Avant de naître, il n'était pas ”, et “ Il a été créé à partir du néant ”, ou qui déclarent que le Fils de Dieu est d'une autre substance (hupostasis) ou d'une autre essence (ousia), ou qu'il est créé ou soumis au changement ou à l'altération, l'Église catholique et apostolique les anathématise. »

[12] Sur le Credo issu de ce concile, on pourra lire certains chapitres de la session Credo et joie (tag CREDO).

[13] La chrismation se fait aussi lors du baptême, au moins sur le front. Dans l'Église orthodoxe il est courant de faire une chrismation sur différentes parties du corps (front, yeux, oreilles…) lors du baptême, et cela se fait parfois aussi dans l'Église catholique.

[14] « Le mot chrisma garde une référence au mot Christos puisque le Christ est essentiellement celui qui est oint, et en même temps il induit la figure de la croix et même d'une croix à six branches. Toutefois, il ne s'agit pas de la croix à six branches qu'on peut méditer par ailleurs et qui est la croix cosmique (du haut; du bas ; de la gauche ; de la droite ; de l'avant et de l'arrière) qui, elle, est méditée très soigneusement dans les Homélies Clémentines qui sont du IIe ou IIIe siècle. » (J-M Martin, retraite Signe de croix signe de la foi).

[15] Ce thème n'a pas été repris faute de temps.

[16] En effet, la parole de l'Évangile n'est pas une parole de loi,  c'est la thèse essentielle de Paul. Voir La Bible contient-elle des commandements ? Et sinon comment entendre les mots correspondants ?.

[17] En fait il n'y aura pas de retour sur ce mot.

[18] Gn 22, 2 : « Dieu dit (à Abraham) : “Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac…” »

[19] En général les mots grecs sont écrits en phonétique, mais ici, pour la compréhension, le mot charis (en phonétique kharis) est mis en translittération.

[20] En Jn 13, 30 : « Prenant donc la bouchée, celui-ci (Judas) sortit aussitôt, il était nuit  ».

[21] « Nous disons donc que l'homme doit être aussi pauvre en volonté que lorsqu'il n'était pas. C'est ainsi qu'étant libre de tout vouloir, cet homme est vraiment pauvre. Pauvre en second lieu est celui qui ne sait rien. Nous avons souvent dit que l'homme devrait vivre comme s'il ne vivait ni pour lui-même, ni pour la vérité, ni pour Dieu. Nous allons maintenant encore plus loin en disant que l'homme doit vivre de telle façon qu'il ne sache d'aucune manière qu'il ne vit ni pour lui-même, ni pour la vérité, ni pour Dieu. Bien plus, il doit être à tel point libre de tout savoir qu'il ne sache ni ne ressente que Dieu vit en lui. Mieux encore, il doit être totalement dégagé de toute connaissance qui pourrait encore surgir en lui. » (Maître Eckhart, sermon 52, Beati pauperes spiritu).

[22] Cf au I, le dernier paragraphe du 1) b) "État de grâce".

 

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