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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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24 mars 2015

JEAN 20-21. Résurrection. Chapitre IV. Nouvelle lecture de Jn 20, 11-16 à la lumière de Jn 16, 16-32

 Dans le récit de la manifestation de Jésus vivant à Marie-Madeleine (Jn 20, 11-18) ont été distinguées deux étapes au chapitre III de la session sur la Résurrection animée par Jean-Marie Martin. Le passage de Jn 16, 16-32 est ici convoqué pour relire à nouveaux frais le cheminement de Marie-Madeleine. Ce passage tourne autour d'une espèce d'énigme qui est répétée trois fois, elle concerne le rapport entre une présence qui donne lieu à constat, et une absence qui donne lieu à voir. En effet l'expérience de résurrection n'est pas simplement le passage d'un objet à un autre objet, mais il y va d'une inversion de ce que veut dire voir.

 

 

Chapitre IV

Nouvelle lecture de Jean 20, 11-16

à la lumière de Jean 16, 16-32

 

 

I – Jean 16, 16-32

 

Je vous ai donné, hier en fin de matinée[1], les raisons pour lesquelles nous en venons maintenant à ce chapitre 16, versets 16-32.

1) L'énigme des versets 16-18.

Jésus et ses disciples« [Jésus dit aux disciples] « 16Mikron (un peu) et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez. » 17Certains des disciples se disaient donc les uns aux autres : « Qu'est-ce qu'il nous dit : “Mikron et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez”, et “je vais vers le Père ?” » 18Ils disaient donc : « Mais qu'est-ce qu'il appelle mikron, nous ne savons pas ce qu'il dit.» » C'est votre cas aussi ?

Je situe rapidement la phrase du Christ puis la qualité de cette phrase.

a) Premier temps : situer la phrase du Christ.

      ●   Annonces antérieures du départ de Jésus.

Cette phrase entre dans une série d'annonces (la première est celle de Jn 7, 33 et la dernière est ici), annonces faites aux Judéens, puis aux disciples. La forme première en est : « Un peu de temps et vous ne me constaterez plus (ou vous ne me verrez plus), et un peu de temps et vous me verrez. » Ceci est une forme première, frustre, non méditée, de la question. Dans les premiers textes nous avons :« un peu de temps », et ici c'est mikron tout court : un peu. Et c'est toujours lié à : « Je vais vers le Père. »

Nous sommes ici dans une situation remarquable qui est annoncée dès le chapitre 7, mais qui est surtout méditée de façon de plus en plus profonde dans le cours des chapitres 14, 15 et 16 qui constituent un ensemble appelé « le discours après la Cène ». C'est un discours difficile à lire, qui paraît complexe, mal organisé, alors qu'il a une rigueur de structure extraordinaire qu'il faut découvrir. À ces trois chapitres on peut d'ailleurs ajouter le chapitre 17 qui est la grande prière du Christ : « Père, glorifie ton Fils… »

Cette annonce de Jn 16, 16-18 est entendue comme l'annonce du départ de Jésus. C'est la même chose que l'annonce de la passion et de la mort chez Marc. Mais ici, c'est énoncé plutôt du point de vue du retentissement sur les auditeurs de ce qui est vécu comme absence. En effet la mort est la mort de celui qui meurt, mais c'est aussi une rupture, une absence, un manque pour ceux qui restent. Et ces chapitres sont à lire à un double niveau : le niveau de ce qu'ont pu vivre les disciples par rapport à cette annonce, et le niveau des premières communautés chrétiennes qui souffrent de l'absence de Jésus. Pour comprendre cette absence, il faut considérer ces deux niveaux de lecture qui interfèrent. Autrement dit, le moment de l'écriture johannique pour sa (ou ses) communautés, est un moment qu'il faut bien prendre en compte, parce que c'est celui qui, d'une certaine façon, nous concerne nous aussi. Nous vivons dans l'absence de ce que nous disons !

      ●   L'absence de Jésus ou la présence quadriforme.

Pour indiquer la situation, je dirai que Jean vise à montrer en quoi cette absence est une autre présence, en quoi la mort est présence du vivant et résurrection. Jean retient quatre mots, peut-être pas ceux que nous aurions retenus, pour dire en quoi consiste la présence ressuscitée de Jésus. C'est le thème quadriforme qui régit les chapitres 14 à 17.

Nous avons, pour parler dans l'analogie musicale, une sorte de prélude qui se trouve au début du chapitre 14 : « Que votre cœur ne se trouble pas. » Il s'agit de prendre acte du trouble (taraxis) suscité par l'annonce de l'absence, ou par l'absence vécue par la première communauté. Ensuite le thème s'entend pour la première fois dans sa totalité au verset 15. Il a quatre membres : une arsis, une thésis, une arsis, une thésis[2], pour parler musicalement :

      « 15 Si vous m'aimez,                     vous garderez mes dispositions[3]            
            et moi je prierai le Père             et il vous enverra un autre paraclet (une autre présence.) »   

Mais il ne faut pas que nous lisions cela selon nos articulations conditionnelles. C'est une règle générale chez saint Jean : si n'est pas conditionnel, parce que n'est pas causal et afin que n'est pas final. Pour le dire positivement : ce sont quatre façons de dire la même chose. Nous allons examiner ces quatre façons et en quoi ça dit la même chose.

Il faut dire : aimer est la même chose que garder mes dispositions je prie le Père » est la même chose que ma venue sous une autre présence, la présence du paraclet. Autrement dit, les quatre noms de la présence du Ressuscité dans sa communauté sont : l'agapê, la garde de la parole, la prière, et la présence du pneuma (de l'Esprit). L'absence, sur un certain mode, est guérie par la prise de conscience du nouveau mode de présence de Jésus dans la communauté. Cette nouvelle présence s'appelle agapê, s'appelle garde de la parole, s'appelle prière, s'appelle venue du paraclet.

      ●   Le Paraclet comme mode de la présence assistante christique.

Une première remarque : « un autre paraclet », ça veut dire que c'est le même, car "autre" chez saint Jean signifie en général que c'est le même. Et "paraclet" est aussi un nom de Jésus. En effet saint Jean dit : « Si nous péchons, nous avons un autre paraclet : Jésus Christ le juste (le bien ajusté) » (1Jn 2, 1). Le mot paraclet veut dire parole présente et assistante. L'autre paraclet c'est l'autre mode de la présence assistante christique. Ce paraclet est le pneuma de la vérité, comme il est dit aussitôt : l'Esprit, et ici l'Esprit Saint.

Vous me direz qu'il s'agit de deux personnes. Eh bien non ! Ils sont d'autant plus autres qu'ils sont plus même. C'est-à-dire qu'il n'y a jamais de paraclet quelque part si Jésus n'y est pas. Le Christos et le paraclêtos sont un, ce qui n'empêche pas qu'ils soient deux. La dogmatique trinitaire n'aide pas beaucoup parce qu'elle n'est pas exprimée dans le langage johannique ; elle n'est pas fausse par rapport aux questions auxquelles elle répond, mais il faut la mettre de côté pour entendre quelque chose à ces textes.

      ●   La teneur sémantique et les articulations syntaxiques.

L'autre remarque que je veux faire ici porte sur l'importance de l'énoncé des mots : agapê, garde de la parole, prière, paraclet. Il n'est pas important de savoir qui aime, qui garde, qui prie. Du reste Jésus dit : « Je prierai le Père » et d'après la fin du chapitre 16 c'est la même chose que s'il disait « vous prierez le Père » : « Dans ce jour, vous prierez le Père dans mon nom et je ne dis plus que je prierai le Père pour vous. » La façon technique de dire cela, c'est que la teneur sémantique l'emporte sur les articulations syntaxiques.

Pour vous aider, je prends un autre exemple. Si vous lisez le chapitre 17 qui n'est pas long, vous compterez que le verbe donner s'y trouve 17 fois. Mais qui donne ? et à qui ? et quoi ? cela change : le Père donne au Fils, le Fils donne au Père, le Fils donne aux hommes, etc. Ces articulations syntaxiques viennent en second par rapport à la tonalité que donne au chapitre l'emploi insistant du verbe donner. La tonalité est justement l'espace intermédiaire entre les différents sujets ou compléments directs ou indirects. C'est la tonalité commune, première, qui fait l'espace entre les éventuels sujets et objets.

      ●   Le thème quadriforme comme clef de lecture de Jn 14- 17.

Je n'ai pas justifié suffisamment la proposition de lecture du thème quadriforme que je vous ai faite, mais ce n'est pas mon sujet[4]. Ce qui est intéressant c'est que ce mode de lecture ouvre à une intelligence de l'ordre des questions et de la façon dont elles sont traitées tout au long des chapitres 14 à 17. L'un des quatre moments du thème vient en avant à chaque fois, mais avec un rappel des autres (ou d'un seul des autres). Ce rappel de la totalité thématique est bref et apparaît souvent sans être justifié et, souvent, c'est aussi l'annonce de ce qui va être mis en avant dans la suite. C'est un mode de développement proprement symphonique, et c'est ce qui constitue la structure de l'ensemble de ces chapitres. Par exemple le thème qui régit la péricope de Jn 16, 16-32, est le thème de la prière, mais ce que nous en avons lu jusqu'ici ne semble pas le montrer.

► En quoi l'agapê et la garde des dispositions (ou de la parole) sont-elles la même chose ?

J-M M : La mort du Christ est quelque chose qui contient en soi l'invitation à entrer dans un espace d'agapê, mais en plus Jésus a donné cette invitation dans une parole : « Aimez-vous les uns les autres ». C'est donc à la fois compris dans la geste du Christ, et en plus le Christ a pris soin de nous le "disposer", non pas d'en faire un précepte mais d'en léguer la disposition de parole : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ».[5]

 « Tenir en garde » ne signifie pas garder pour soi de façon jalouse, ça signifie d'abord quelque chose comme prendre garde, donc être attentif, et aussi garder la garde c'est-à-dire demeurer dans une attention, dans une écoute. Garder la parole « Aimez-vous les uns les autres », c'est la laisser venir en moi comme parole entendue, c'est donc l'entendre, mais c'est aussi la laisser prendre tout l'espace, c'est la laisser habiter la totalité de mon être. C'est par l'oreille qu'on écoute, ce qui est entendu va au cœur, et de là, si c'est gardé, ça part dans la main qui donne et qui reçoit, dans le pied qui marche (marcher est une façon de dire la pratique), dans les lèvres (donc la parole), etc. Il y a une symbolique profonde de l'être humain dans toute la Bible qui parle du cœur, de la bouche, des mains, des pieds pour désigner la totalité de l'homme dans ses différentes acceptions.

Il me semble que l'Évangile n'est pas constitué par une distinction entre une doctrine et une pratique (une morale). Je dis ceci non pas pour effacer ce qui est visé (mal visé peut-être) par la morale, mais c'est pour le retrouver dans une autre lumière. Là il faut regarder le véritable sens du terme "garder". Par exemple « garder la disposition » peut être traduit par « mettre en pratique le précepte » mais cela ne semble pas de la bonne intelligence ; pour autant ça ne veut pas dire que la parole est une parole que j'entends au sens banal et puis je me repose dans le fait de l'entendre.

Ce sont les premières choses que je voulais dire pour situer la phrase de Jésus « 16Mikron et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez. », et il faut essayer de les tenir ensemble.

b) Deuxième temps : qualité de cette parole du Christ.

      ●   C'est une énigme.

 L'autre chose que je veux dire, c'est : quelle est la qualité de cette parole : « 16Mikron (un peu) et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez »? C'est une énigme. Qu'est-ce qui me permet de dire cela ? On pourrait le dire simplement en fonction de la situation des disciples, puisqu'ils ne comprennent pas ce que Jésus dit. Mais le mot énigme viendra au verset 25 : « Je vous ai dit ces choses en énigme. Vient l'heure où je ne vous parlerai plus en énigme. Je vous annoncerai au sujet du Père de façon ouverte. » Et les disciples disent ensuite au verset 29 : « Voilà que maintenant tu nous parles de façon ouverte et tu ne dis aucune énigme. » Et cependant, il n'a pas dit grand-chose de neuf. Quelle est alors la différence entre une énigme et le parler ouvert ? C'est que le parler ouvert est l’énigme entendue. Ce parler ouvert est l'entente de ce qui était vécu comme énigme. Énigmes (paroïmiaï) est le nom du livre des Proverbes. C'est la signification d'une vérité, dite sur un mode concentré, et qui est donc, d'une certaine façon, énigmatique.

J'ai donc trouvé le mot par lequel le discours de Jésus est caractérisé à la fin de la péricope. Ils le vivent évidemment comme une énigme, et c'est Jésus qui le leur dit : « 19Jésus connut qu'ils voulaient le questionner et il leur dit : "Vous cherchez les uns avec les autres sur ce que j'ai dit... » Ici, deux mots importants : la recherche et la question, la recherche qui apporte un désir de question : « sachant qu'ils voulaient le questionner, il leur dit : "Vous cherchez"… »

      ●   Jésus révèle la situation de recherche.

Nous avons déjà rencontré « Qui cherchez-vous ? » à plusieurs reprises. Mais c'est parfois Jésus qui révèle la situation de recherche. Par exemple il y a cette recherche chahutée et maritime qui a lieu dans le deuxième petit épisode maritime qui suit la multiplication des pains en Jn 6. Ça court de partout, ça prend des barques, ça va le long de la mer : on cherche Jésus. Et Jésus interprète la situation en disant : « Vous me cherchez » et en même temps il interprète la qualité de leur recherche qui est ici négative : « Vous me cherchez non pas parce vous avez vu des signes mais parce que vous avez mangé des pains et que vous êtes rassasiés. ».

Ici aussi c'est Jésus qui dit le mot qui interprète la situation : « Vous cherchez » Et le moteur de la recherche est le côté énigmatique d'une part, mais aussi que cette énigme porte sur l'embarras ou l'inquiétude profonde ou le remuement (la taraxis) que vient de susciter l'annonce du départ, l'annonce de l'absence.

Dans l'écriture de ce passage, Jean veut souligner que cela est vraiment énigmatique. C'est une phrase qui mérite d'être indéfiniment méditée, parce qu'elle est intégralement reprise trois fois : « "16Mikron et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez". 17Les disciples se disaient etc… qu'est-ce qu'il nous dit ? – et ils citent la phrase – "Mikron et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez." »  Et Jésus lui-même : «  19Vous cherchez au sujet de cela que j'ai dit : "Mikron et vous ne me constatez plus, et mikron en retour et vous me verrez. » Jean prend la peine de souligner trois fois pourmarquer que nous ne savons pas ce que cela veut dire. Nous ne savons même pas ce que le mot initial signifie : « Qu'appelle-t-il mikron ? » En effet, ce mikron-là est très important puisque c'est la même chose avec une toute petite différence. Si je voulais répondre d'une certaine façon à une question posée hier sur la mort du Christ et sa résurrection, je dirais que c'est la même chose avec une toute petite différence qui est celle qui est marquée par les jours absents, du vendredi au dimanche matin : mikron !

La question étant ainsi posée, vous voyez que ce texte est plein d'enseignements si on le regarde de près, non pas seulement pour ce qu'il dit, mais aussi pour la posture de recherche, pour l'attitude que nous-mêmes devons avoir par rapport à cette écriture. Et cette attitude importe même plus que le contenu, parce que le contenu, nous en sommes loin pour l'instant, alors qu'apprendre à se tenir par rapport au texte se fait progressivement. Il faut donc commencer et c'est ce que nous essayons de faire.

 

2) La tristesse et la joie du verset 20.

« 20 Amen, Amen, je vous dis que vous pleurerez et vous lamenterez, tandis que le monde se réjouira. Vous serez dans la tristesse et votre tristesse se tournera en joie  et c'est ensuite qu'intervient la courte parabole – La femme quand elle enfante a tristesse parce que son heure est venue, etc. » Nous reviendrons sur cette courte parabole.

D'abord deux remarques.

      ●   Première remarque : le pneuma comme qualité d'espace.

Tout d'abord, le terme de joie est un terme qui court au long de ces chapitres. Il n'est pas connuméré dans le thème quadriforme, pas plus du reste que le thème de l'absence ou du trouble, car ceci ne donne pas lieu à thème proprement dit, mais à indication de tonalité. Joie et tristesse sont des tonalités. La tonalité a à voir avec une qualité d'espace. Nous savons qu'il y a deux espaces, deux royaumes (celui du Christ-Roi et l'autre) et tout le problème est de savoir quel espace nous est ultimement réservé.

Une des dénominations de l'espace qui vient est le pneuma. L'une des entrées possibles, pour penser ce qu'il en est du pneuma, est de l'étudier comme un espace. Le pneuma est un lieu, le lieu en quoi il faut adorer : « adorer en pneuma et vérité » (Jn 4) c'est-à-dire en pneuma qui est vérité. Cependant il est important de ne pas dire seulement espace, mais qualité d'espace. Si je voulais donner une approche, je dirais que le pneuma est une ambiance. Une ambiance, c'est une qualité d'espace. Bien sûr, de même que le mot de voir n'est pas à prendre au sens de l'œil charnel, de même ambiance, ici, n'est pas nécessairement celle qui est ressentie psychologiquement.

Nous pensons tout quantitativement. Le règne de la quantité est ce dans quoi nous sommes. Or, grand, petit, loin, près, sont d'abord des qualités. Lorsque Heidegger fait la phénoménologie de l'éloignement, il dit : il ne faudrait pas croire que l'éloignement soit justement dit quand il est précisé en kilomètres ou en centimètres, et que loin soit un terme vague qui n'a lieu que lorsqu'on n'a pas eu le temps ou le goût de mesurer ; ce qui est premier dans le loin ou dans le près, c'est précisément d'être dans le sentiment du loin ou du près. Je vous donne cette analogie pour vous aider à entrer dans ce que j'évoquais.

Les versets que nous lisons ici sont là pour nous indiquer dans quelle qualité d'espace nous sommes. Et je répète : toujours penser à partir des questions «Qui règne, et dans quel royaume, dans quel espace ? Quelle est la qualité de cet espace ? » Les noms majeurs se réfèrent aux deux espaces et pas d'abord à des individus. Pour l'espace qui vient, on connaît les noms : il y a agapê qui est une qualité d'espace, il y a joie. On peut nommer cet espace : espace de résurrection.

Peut-être qu'un jour nous serons obligés de parler du corps et de la chair, et nous serons amenés à parler du pneuma. Or le mot pneuma est un mot qui a une extension considérable surtout à partir de sa traduction latine spiritus et qui est dans un flou incroyable : on oppose le spirituel au matériel lorsqu'on parle de spiritualisme et de matérialisme ; on utilise le mot de spiritualité soit pour distinguer une théologie conceptuelle des grandes spiritualités chrétiennes, soit pour distinguer la spiritualité chrétienne de la spiritualité bouddhiste et d'autres spiritualités ; on parle de spiritueux ou de white spirit, aussi, etc. Spirituel ça veut dire tout et donc rien.

Pour dire quelque chose de précis à propos du pneuma (de l'esprit) dont il est question dans l'Évangile, il faut se référer au fait que c'est « le pneuma de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts » (Rm 8, 11), c'est le pneuma porteur d'une qualité d'espace, espace qui est l'espace de résurrection. Le pneuma et la résurrection, c'est la même chose. Dans la référence précédente, ce qui est très intéressant c'est qu'il y a le Père, Jésus et le Pneuma comme noms disjoints, et cependant ils sont le même c'est-à-dire qu'ils sont autres, de même que lorsqu'ils sont autres cela veut dire qu'ils sont le même, je vous ai déjà dit cela tout à l'heure. Peut-être que ceci est une parole qui reste énigmatique. Tant mieux ! Il faut de l'énigme et je ne vais pas la résoudre aujourd'hui !

Il y a des mots que je dis pour que vous les entendiez maintenant. Il y a des mots que je lance en avant pour que, un jour, vous ayez occasion de les rejoindre. Il faut que cela vous rassure en tout cas, parce que je ne suis pas niais au point de croire que vous allez comprendre du premier coup tout ce que je dis. D'ailleurs je serais vexé, parce que j'ai mis quarante ans à méditer cela, si vous compreniez en deux minutes ce serait injuste !

      ●   Deuxième remarque.

C'est là que la difficulté commence.

« 20Amen, Amen, je vous dis que vous pleurerez et vous lamenterez tandis que le monde se réjouira. Vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse sera pour devenir joie (eïs kharan génêsétaï). » Ceci est difficile à traduire parce que génêsétai signifie bien devenir, mais cependant ce n'est pas changer radicalement, et ici c'est génêsétaï avec eïs et l'accusatif qui indique une transformation en cours. Il y a ici non pas deux termes, mais quatre pour le sens. En effet le mot de joie ne dit pas la même chose quand il désigne la joie du monde qui se réjouit maintenant et quand il désigne la joie de résurrection. De même pour la tristesse. Il y a deux joies et deux tristesses : la mauvaise joie et la bonne joie, la mauvaise tristesse et la bonne tristesse : la bonne joie ne peut être que le fruit d'une bonne tristesse. Cela nous ouvre au fait que joie et tristesse ne désignent pas ici simplement des sentiments en tant qu'ils sont ressentis. Nous ne sommes pas au niveau psychologique où la joie est toujours la joie et la tristesse toujours la tristesse (encore qu'on puisse faire aussi des différences sur les qualités de joie et de tristesse). Autrement dit il y a une tristesse qui est semence de joie non encore manifestée, ce n'est pas la même que la mauvaise tristesse, la tristesse punitive, la tristesse qui est le fruit d'une mauvaise joie. Le mot joie ici quand il est pris de bonne façon ne dit pas simplement un sentiment mais une qualité d'être accomplie, et quand il est pris de mauvaise façon il dit une qualité d'être déficiente.

Il y a donc une joie qui est semée, qui n'est pas apparente, qui est sous le couvert d'une tristesse ; et il y a une tristesse qui est secrètement sous le couvert d'une certaine joie. Autrement dit, nous avons ici une analyse de joie et de tristesse où ces mots ne sont pas univoques mais tels que le rapport de la passion (donc du pâtir) et de la résurrection se trouve pensé. Nous savons que le mot de joie sera un mot pour la résurrection. Mais la résurrection est de cette joie qui est d'abord, hivernalement, sous le couvert de la passion. Il y a une essence de joie qui est secrète, qui est secrètement même dans le pâtir.

Tout ceci est un point crucial pour l'intelligence des mots. Les grandes structures qu'on peut opposer sont la structure du tri où les choses se séparent, et la structure de la transformation où une chose passe d'un état à un autre état. Or dans une pensée de la semence par rapport au fruit, puisqu'une mauvaise semence ne peut pas produire un bon fruit, les deux structures se cumulent si bien qu'il y a ambiguïté dans le mot tristesse et dans le mot joie. Le mot tristesse peut être une joie cachée, et le mot joie peut être une tristesse cachée, non encore révélée.

Ce que je dis ici de tristesse et joie peut se dire à nouveau à propos de la mort et de la vie. Ce que nous appelons la vie de façon courante, c'est pour l'Évangile la mort, c'est l'être mortel, l'être voué à la mort et à une mort qui reste dans le champ du meurtrier. C'est pourquoi il est dit que « nous avez été transférés de la mort à la vie » (1 Jn 3, 14) alors que nous ne sommes pas morts au sens banal du terme. Ça vaut également pour les mots fondamentaux comme le mot de chair ou le mot de monde. La chair est un mot négatif en général dans le Nouveau Testament. Ça ne veut pas dire que ce que nous appelons la chair est apprécié négativement, ça veut dire que le mot de chair est pris pour dire l'être de l'homme en tant que faible et mortel. Cependant, dans le Prologue au verset 13, il est dit que ceux qui sont fils de Dieu ne sont pas en tant que tel nés de la chair, mais de Dieu, et au verset 14 on a : « Et le verbe fut chair ». On passe de l'un à l'autre, d'un sens négatif à un sens positif, puisque la chair du Christ c'est la bienheureuse chair de Notre Seigneur Jésus Christ. Pour entendre ce passage, il nous faut réduire le mot "chair" à son sens le plus usuel qui est le mot de faiblesse en ne gardant pas l'aspect meurtrier. Il faut procéder de même pour le mot "mort". Et alors les mots chair et mort laissent place pour un retournement parce que ces mots qui disent la faiblesse de servitude peuvent dire encore la faiblesse, mais la faiblesse paradoxale, la faiblesse librement acquiescée, librement consentie, ce qui en change radicalement le sens[6].

Ici se trouve l'indication d'un travail qui est à accomplir pour entrer non pas simplement dans un usage du vocabulaire univoque, mais au contraire dans un travail sur les mots, ce qu'on a pu appeler au IIe siècle le baptême des mots. En effet on ne peut lire l'Évangile qu'avec les mots usuels. Or les mots usuels sont tous des témoins de la vie mortelle, ils sont issus de notre vie mortelle et sont là pour la dire. Pour dire quelque chose d'autre qui est nouveau, la vie de résurrection, il faut que ces mots meurent à leur sens premier pour se relever, pour ressusciter à un sens neuf. Le baptême, pour Paul, c'est cela.

 À l'imitation du Christ qui lui l'accomplit en plénitude pour lui et pour nous, nous sommes invités à inverser à notre mesure le sens de ce que nous vivons comme servitude, par un acquiescement qui fait de ce qui était servitude un moment de liberté fondamentale. Ceci est essentiel à l'intelligence du rapport du pâtir et du jouir dans le Christ. Ici la référence c'est : « Le Père m'aime pour cela que je pose ma psukhê (psychê) en sorte que je puisse la recevoir » (Jn 10, 17). Ce n'est pas : « je la donne pour pouvoir la recevoir » ce qui serait une stratégie, cela signifie que mon mode de donner est la condition même pour qu'il y ait réception ; c'est-à-dire que je ne peux me recevoir que si je ne me retiens pas, que si je me donne : « J'ai cette capacité de poser ma vie qui est cette capacité même de pouvoir en retour la recevoir ». Pourquoi ? « J'ai reçu cette disposition (entolê[7]) d'auprès de mon Père » (v.18). Autrement dit cela constitue la disposition christique en son propre.

Ne nous targuons pas de donner notre vie pour autrui au sens où le Christ la donne. Son être pour autrui relève de cela qu'il est le Fils pour les enfants, et cela lui est donné de par le Père. Donc le rôle du Christ est axial, il est unique. Et son être c'est son œuvre.

Il est important de voir que nous ne sommes pas ici au niveau du repérage de sentiments psychologiquement successifs. Ce n'est pas seulement le passage de l'un à l'autre, de la tristesse à la joie. Nous ne sommes pas non plus ici, en visant l'identité éventuelle d'une joie et d'un pâtir, dans l'intelligence d'un masochisme – ce qui nous obligerait à rester sur le terrain psychologique et ce serait très néfaste pour notre texte –  car l'identité de la joie et de la souffrance s'entend psychologiquement comme étant, éventuellement, masochisme. Quand je demande de dé-psychologiser notre texte j'apporte ici une raison supplémentaire.

Une façon de dépsychologiser notre texte serait de le phénoménologiser. En effet lire phénoménologiquement est la façon dont la pensée contemporaine a tenté de sortir du psychologisme. Mais c'est très difficile à faire, et c'est difficile de savoir si on le fait. Et l'histoire de la phénoménologie est l'histoire d'un perpétuel combat contre la tentative de la ré-entendre psychologiquement.

 

3) La courte parabole du verset 21.

Naissance-Benn-Psaume-71-6« 21La femme, quand elle enfante, a tristesse parce que son heure est venue. » La femme ici est vue sous l'aspect de la maternité, puisqu'elle est en gésine. Son heure est l'accomplissement de son avoir à être : en tant que mère son avoir à être est le moment où cela s'accomplit. Jésus dit toujours : « mon heure », qui est du reste la même chose que son œuvre, c'est-à-dire l'accomplissement de ce qu'il est, de son avoir à être qui est sa mort-résurrection, et qui est en même temps l'accomplissement de l'homme, de l'humanité tout entière. Le mot œuvre désigne à la fois la mort-résurrection de Jésus et l'accomplissement de la totalité de l'humanité. Ce n'est pas par hasard que ces deux choses-là sont dites simultanément. Je ne vous demande surtout pas de comprendre en quoi et comment l'un est la même chose que l'autre. Pour l'instant je repère que dans l'évangile de Jean le mot œuvre dit à la fois les deux. Ce repérage suffit pour l'instant. Il faut aller pédestrement !

« Mais quand est né le bébé (to païdion) elle ne se remémore plus son affliction (thlipsis) – ce mot vise à la fois la contraction au sens gynécologique et l'oppression au sens psychologique – à cause de la joie de ce qu'un homme est venu au monde. » La femme ne se souvient plus. Qu'est-ce que c'est que cet oubli qui coïncide avec la découverte de la joie qui était cachée dans la tristesse antérieure ?

Par ailleurs j'attire votre attention sur l'écriture de cette parabole qui a à voir avec le mode d'écriture de Jean. Habituellement, nous pensons qu'une parabole est une histoire suivie d'une morale, c'est-à-dire une leçon qui peut profiter à tout homme, un peu à la façon des fables de La Fontaine. Or chez Jean, le sens et le récit se travaillent mutuellement, ce n'est pas l'un après l'autre. Jamais une femme ne se réjouit parce qu'un homme est venu au monde. Ce n'est pas cette généralité-là qui intéresse Jean, mais c'est que l'homme soit venu au monde : c'est la génération de l'humanité qui est en question ici. Le sens profond de la chose modifie, régit l'écriture même de ce qui devrait être un récit préalable. Voilà qui est grand, et plus joli que la distinction du récit et de la morale. Lorsque la distinction se fait comme chez La Fontaine, c'est le récit qui est joli, la morale n'a pas grande importance. Ici c'est le sens qui œuvre le récit lui-même : elle est parabole en ce sens-là parce que les deux sont l'un dans l'autre et se conditionnent mutuellement, même au niveau de l'écriture.

 

4) Verset 22 : la joie d'être vu qui est celle de voir.

« 22Et vous, vous avez maintenant tristesse, et je vous verrai à nouveau et votre cœur se réjouira et votre joie personne ne vous la lèvera », parce que cette joie est la joie authentique. Elle était semence de joie, même à l'intérieur de l'hiver dans le moment de l'ensevelissement.

Par parenthèse, autre chose (mais c'est la même) : l'ensevelissement a beaucoup d'importance dans notre Credo parce que c'est une des dénominations de la mort, celle de l'effacement du corps. Et ceci est repris dans la petite parabole du grain qui tombe en terre, s'il meurt il porte beaucoup de fruits, mais s'il ne meurt pas, il ne porte pas de fruit. L'ensevelissement et puis tomber en terre. Tout fait écho à tout.

► Dans ce texte, Jésus dit qu'il les verra, mais n'est-ce pas aussi eux qui le verront ?

J-M M : Tout à fait. C'est l'exemple même de ce que le verbe "voir" sémantiquement a plus d'importance que le fait de savoir qui voit et qui est vu. Ils le verront, et ça peut être ressenti comme une énigme parce que c'en est une.

Est-ce qu'on a compris quelque chose quand j'ai dit : essayer d'entendre certaines pages à partir de la signification des mots majeurs plutôt que de la façon dont ils sont grammaticalement articulés ? Ici l'articulation c'est de savoir si c'est lui qui voit ou si c'est eux. Mais ce qui est important c'est le verbe voir, c'est ce qui est premier, ce qui vient en avant. Parce que l'accomplissement (ou la plénitude) de l'être-vu c'est de voir. C’est la même chose pour aimer qui est l'accomplissement d'être aimé : « L'agapê ne consiste pas en ce que vous m'aimeriez mais en ce que, le premier, je vous aime » (d'après 1 Jn 4, 11) ; et que nous aimions est l'accomplissement du fait d'être aimé. Qui n'est pas aimé ne peut pas aimer. Qui n'est pas vu ne peut pas voir.

► Mais entendre, c'est la tonalité ?

J-M M : Le mot tonalité je l'ai employé à deux endroits : j'ai dit que les notions de joie et de tristesse étaient de l'ordre de la tonalité, c'est-à-dire de la qualité d'espace ; et d’autre part, détecter le mot pour son sens avant l'articulation, c'est aussi la tonalité. C'est ça que tu voulais dire et c'est très bien.

► J'ai l'impression qu'on dit toujours ça dans un rapport de temps, en récit, or ici le temps n'existe plus, il y a simultanéité.

J-M M : Oui et c'est tout à fait essentiel. Le temps johannique c'est la question qui reste à l'horizon de toutes nos lectures. Nous avons déjà indiqué par exemple les répartitions lucaniennes entre les moments (Ascension, Pentecôte...) et le resserrement du temps au sens johannique, ce qu'on appelle l'eschatologie johannique, l'eschatologie accomplie. Jean est la mise en question non seulement de notre mode d'être au temps, mais déjà du mode d'être au temps de son époque. Et ça consiste essentiellement en ceci que l'annonce de la résurrection, c'est l'annonce de la mort du temps mortel, mortel et mortifère, autrement dit c'est l'ouverture à l'aïôn (qu'on traduit par éternité mais c'est très mauvais). C'est tout à fait dans cette direction-là qu'il faut aller voir. Nous n'allons évidemment qu'effleurer cela, mais c'est parfait d'avoir souligné ce point.

Disons que c'est aussi là qu'intervient le mikron : mort et résurrection c'est la même chose sauf un mikron (un peu). Oui, parce que si c'était tout à fait la même chose sans altérité (mais il n'y a pas de même sans autre) il n'y aurait pas deux mots pour le dire. Si je dis mort de Jésus et résurrection de Jésus, je dis quand même deux choses, et du même coup il y a un mikron. Qu'appelle-t-il mikron ?

 

5) Verset 23 : le thème de la prière.

« 23Ce jour, vous ne me questionnerez en rien (ou : vous ne me demanderez rien). » Le mot érôtaô comporte ces deux sens : questionner ou demander.

Et le mot suivant glisse également vers deux sens : « Amen, Amen, je vous dis : si vous demandez au Père (ou : si vous priez le Père)... »Nous arrivons authème de la prière. Nous avons le glissement : recherche (zêtêsis) ; demande : érôtaô (je demande) ; et la résolution, c'est : "je prie". Ce qui veut dire que le caractère questionnant trouve sa réponse dans la progression même de la demande ou de la question.

«  ... si vous priez le Père dans mon nom, il vous donnera. » La prière,singulièrement la prière de demande, est éminente, car elle est l'attestation que nous sommes dans l'espace du don. Or ce qui est suprêmement à donner, c'est le don lui-même. Si je prie, j'atteste que je suis déjà dans l'espace du don. Donc ma demande est exaucée du simple fait qu'elle soit énoncée. Autrement dit, il m'est déjà donné que je prie, et cela atteste que je suis dans l'espace du don. En ce sens-là, toute prière est exaucée, toute prière qui est dans mon nom.

Il serait facile de caricaturer la phrase de Jésus dans un sens trivial : chaque fois que vous me demanderez ce que j'ai envie de vous donner, je vous le donnerai. Et cependant, le mot est en toutes lettres chez saint Jean, vers la fin de sa première lettre : « Si nous demandons quelque chose selon sa volonté, il nous écoute. » (1 Jn 5, 14). Nous avons déjà commencé à dire quelque chose sur la signification de la volonté du Père. Il s'agit donc de prier dans le Nom ou dans la volonté.

 « Prier dans mon nom » peut alors se diriger dans deux directions d'intelligence : ça veut dire que nous sommes dans l'identité du Christ, du Christ priant ; et ça veut dire aussi que c'est selon la volonté du Père puisque c'est « demander selon sa volonté. ».

Nous voyons que tout ce chemin conduisait à la question de la prière :« Je prierai le Père », l'un des quatre thèmes de la présence quadriforme. Ici, la forme du même thème est : « Vous prierez »et cela sera même précisé encore plus au verset 26 : « Je ne dis pas que je prierai le Père pour vous, vous prierez… etc. » Ce thème subit donc ici cet approfondissement, ce creusement, ce développement. Nous sommes dans l'accession à l'espace de liberté, à l'espace de demande. Car l'attestation de la liberté n'est pas la maîtrise, c'est la demande.

J'ouvre ici une parenthèse. Si on vous demandait en quoi se réalise la présence du Ressuscité dans la communauté, vous pourriez dire : l'eucharistie. Jean n'en parle pas ? Mais si ! Il le dit dans ce passage ! L'eucharistie est premièrement prière, non pas sous la forme de la demande, mais sous la forme de l'action de grâces, et c'est la même chose. Il n'y a pas de différence, sinon un mikron ! Car ces deux modalités expriment le sens du don, expriment que je ne suis pas dans la prise mais dans le don, et c'est ce qui se demande et ne se prend pas de façon violente. Je ne rends pas grâce pour quelque chose qui est dû. Or Jésus est la demande et l'eucharistie vivantes : « Je prierai. » Notre eucharistie est dans l'eucharistie qu'est le Christ, dans la demande qu'est le Christ. Le Christ est parole tournée vers Dieu. L'essence de la parole, c'est la prière. Il est prière substantielle et notre prière prend place dans cette prière. Il est la lancée, le trait vers le Père : « Levant les yeux vers le ciel, il dit : "Père" »[8] (Jn 17, 1). Et quand nous disons « Notre Père » nous entrons dans le Notre Père que nous ne sommes pas individuellement, dans le « Notre Père » (la prière) qu'est Jésus.

 

6) Versets 24-32 : la parole claire et l'annonce de la mort.

«  24Jusqu’ici vous n’avez rien demandé en mon nom. Demandez et vous recevrez – voilà un thème qu'on trouve souvent dans les Synoptiques, et qui est posé ici en situation explicative. Les Synoptiques sont faits d'énigmes, et les paraboles, qui sont des modes d'énigme, y pullulent. Les mots des Synoptiques sont, chez Jean, médités et donc plus accessibles. On pourrait en donner beaucoup d'exemples. Jean est le plus simple. Il est ce par quoi il faut commencer, pour, un jour, accéder peut-être à la lecture des Synoptiques. Je n'en suis pas là encore ! – en sorte que votre joie soit pleinement accomplie. » La plénitude, l'accomplissement de la joie, clôt, d'une certaine façon, les problématiques de la peine et de la joie qui ont été indiquées ici. 

« 25Je vous ai dit ces choses en énigme. Vient l'heure où je ne vous parlerai plus en énigme, mais ouvertement (parrêsia)le mot parrêsia est un mot très difficile à traduire, qui n'a pas son exacte équivalence car il y a à la fois l'idée de la proximité dans une familiarité, et l'idée de la parole. Rhêma, rhêsis, c'est la parole familière et ouverte, la parole aisée, la parole confiante, qui est présence confiante. C'est un mot important chez Paul et chez Jean, qui se retrouve aussi dans sa première lettre, à plusieurs reprises – Je vous annoncerai au sujet du Père. » Oui, « au sujet du Père » parce que « je vais vers le Père » est dans l'énigme. Rappelez-vous : « "Un mikron et vous ne me constaterez plus… " et "Je vais vers le Père" » (v.17). Cette annonce-là, je le disais d'entrée, est une annonce qui peut avoir bien des sens et qui n'est pas comprise d'abord par les Judéens : il s'en va, ça veut dire qu'il va s'exiler, ou bien qu'il va passer chez les païens, ou bien qu'il va se suicider etc. ? Et cette parole qui n'est pas entendue dans ce sens-là par les disciples, néanmoins est génératrice en eux de tout le trouble que nous avons évoqué. Et « Je vais vers le Père » cela indique la vection de la prière, la portée de la prière.

« 26En ce jour, vous prierez dans mon nom. » Le jour, c'est l'espace qui vient : « mon jour » c'est l'espace de résurrection. «Le jour » est un des noms du Christ : il est « le jour ». Et c'est un mot très intéressant parce qu'il a à la fois : une connotation par rapport au temps ; une connotation par rapport à l'espace, c'est-à-dire à la qualité éclairée de l'espace, par rapport à la lumière ; et une connotation par rapport à la détermination du temps.

Vient alors la précision  « et je ne vous dis pas que je prierai le Père pour vous c'était le thème annoncé et ici c'est l'accomplissement, l'achèvement du thème – 27car le Père lui-même vous aime puisque vous m'avez aimé et que vous avez cru que je suis sorti de Dieu. » Notre prière est prière au Père, dans le nom.

« 28Je suis sorti du Père et je suis venu vers le monde. En retour (palin), je quitte le monde et je vais vers le Père. » Cet "aller vers le Père" c'est précisément qu'il vienne et qu'il ouvre l'espace du jour.

« 29Ses disciples lui disent : "Voici maintenant que tu parles ouvertement et que tu ne dis aucune énigme." » Oui, c'est l'énigme même, mais c'est l'énigme qu'ils entendent. Car il n'y a pas de différence entre la parole énigmatique et la parole simple et ouverte, c'est la même, sauf que la parole ouverte c'est l'énigme entendue. On entend toujours parce que cela est donné, à qui c'est donné, et quand c'est donné. C'est même vrai pour ce que je dis, a fortiori pour la parole de Dieu dans un sens beaucoup plus éminent. On entend ce qu'on a à entendre, quand on l'entend, quand c'est le temps de l'entendre. Ce genre de réflexion est plus intelligent que rationnel[9], mais ça demande à être longtemps médité parce qu'il faudrait prendre conscience de ce que la raison est un moment très étriqué de l'intelligence. Il faudrait expliquer pourquoi, parce qu'il ne faut pas comprendre cela comme le goût du flou au détriment de ce qui est rigoureux. Cette intelligence est plus rigoureuse que la raison, mais d'un autre type de rigueur.

« 30"Maintenant nous savons que tu sais toutes choses et que tu n'as pas besoin que quelqu'un te questionne. En ceci, nous croyons que tu es sorti de Dieu." 31Jésus leur répondit : "Vous croyez ? 32Voici que vient l'heure et elle est venue…" » L'heure, c'est la résurrection. Que l'heure vienne ou qu'elle soit venue, c'est la même chose ; c'est son trait caractéristique. Nous parlions de la mise en question de nos répartitions du temps dans la contraction du temps johannique, c'est cela. N'oublions jamais que « mon jour » c'est le dernier jour, mais que le dernier jour est là, sauf que nous ne sommes pas tous, ou toujours, au dernier jour, parce que subsiste encore l'appartenance au monde, au sens johannique et négatif du terme, et que l'annonce consiste en ceci : que « le jour déjà luit » et que « la ténèbre est en train de partir ». Nous sommes dans cette double appartenance, provisoire mais constante. « La lumière vient », ce n'est pas il y a 2000 ans, c'est à chaque fois. Chaque fois que nous accédons à l'espace de résurrection, c'est l'avènement du "jour". En effet : « Vous dites que vous croyez », ce n'est pas encore sans doute totalement vrai.

« 32Voici que vient l'heure et elle est venue que vous serez déchirés…» Ici un thème capital chez Jean, celui de la déchirure. Le troupeau dont il s'agit ici est dispersé (mais le mot dispersé n'est pas suffisant : le troupeau est démembré, déchiré) et à cette "dispersion" de la totalité correspond, à chaque fois, un démembrement, une déchirure interne de chacun des éléments de l'ensemble. C'est là qu'est l'annonce majeure de Jésus, qui donne à penser le rapport de Jésus à l'humanité, à savoir que les enfants de Dieu (les tékna) sont les diéskorpisména (les déchirés), les uns d'entre les autres, et chacun à l'intérieur de soi ; et Jésus n'est pas un des tékna, mais le Monogénês (le Fils un), c'est-à-dire celui qui a en lui la semence de la totalité des enfants de Dieu déchirés (des diéskorpisména). En cela, il reprend la figure d'Isaac, car Isaac est le fils monogénês, le fils un, c'est-à-dire celui qui a en lui la semence de la promesse. Il est le fils de la promesse, il a la totalité de la semence séminalement. La figure d'Isaac est reprise d'autant plus que le titre de "bien-aimé" est aussi un des noms d'Isaac (cf Gn 22, 2). Pour éclairer ce thème du monogénês, il faut aller voir du côté des Grecs où il y a un rapport entre l'un (le monos) et le pluriel, mais aussi du côté biblique simultanément. C'est une conséquence du côté métissé de notre texte. Le Nouveau Testament est tout entier « selon les Écritures » et est écrit dans ce grec que nous essayons de lire maintenant.

« …Vous serez déchirés chacun vers son propre et moi vous me laisserez seul (monos). » Vous avez une utilisation inversée des termes propre et seul tels qu'ils sont habituellement utilisés par Jean :

 – « aller vers son propre » c'est aller vers son essence essentielle, et nous sommes le propre de Dieu, nous sommes sa propriété, la propriété de Jésus car « le Père lui a donné la totalité entre les mains ». Nous sommes ses propres, dans le bon sens du terme. Mais ici, le propre signifie « chacun de son côté, individuellement ».

– et monos (seul) qui signifie d'habitude l'unité de la totalité, a ici la signification, non pas de la solité mais de la solitude, c'est-à-dire qu'on le laisse seul. Jean a également d'autres emplois négatifs du mot monos, comme par exemple :« Si le grain ne tombe en terre, il demeure seul (monos) », ce n'est pas le monos du mongénês.

Voyez avec quelle attention il faut être au registre dans lequel les mots s'entendent à chaque fois. Un mot n'a pas de sens en soi, il tire son sens de son entour. Ce n'est pas la connaissance des mots qui permet de connaître le texte, c'est la texture qui permet d'entendre ce que les mots veulent dire. D'autant plus que ce monos est aussitôt corrigé, car le monos, envisagé dans la solitude, n'est jamais le fait du Christ qui ajoute : « et je ne suis pas seul (monos) parce que le Père est avec moi. » Ici, le mot est repris et ressaisi. C'est une écriture prodigieuse.

► Sur la croix il a été monos pourtant.

J-M M : Oui, justement, c'est un des lieux. Mais voici une précision. La phrase : « Pourquoi m'as-tu abandonné », qui n'est pas chez Jean mais dans les Synoptiques (Mt 27,46 et Mc 15,34), correspond à ce que vous êtes en train de dire. Mais ce n'est probablement pas la bonne traduction si on passe par l'hébreu. Henri Meschonnic qui fait partie de ces Juifs soucieux d'écriture et de parole, prétend qu'il faut traduire par : « À quoi m'as-tu abandonné ? »[10]. "Pourquoi" ou "à quoi" : peu importe, la question, ici, c'est toujours, et ceci est capital, celle de la proximité extrême en Jésus de deux choses : l'authentique marasme de la mort en même temps que l'eucharistie, c'est-à-dire l'acceptation de la situation avec joie, louange et remerciement. L'extrême proximité est telle même qu'elle n'est pas, pour nous, psychologiquement pensable. Comment quelqu'un qui sait sa résurrection, peut-il endurer une telle souffrance, comment cela peut-il se tenir ensemble ? Il y a extrême proximité et authenticité, c'est-à-dire que la vérité de la joie de résurrection n'efface pas l'authenticité de la passion christique, ne jette pas de soupçon sur la passion christique. Restituer psychologiquement comment il a pu vivre cela, ce n'est pas la question, c'est même une question idiote dans une perspective évangélique. Ça peut être la nôtre mais il peut nous arriver d'être idiots ! Et je ne le dis pas méchamment, c'est même gentil.

 

II – Reprise de Jean 20, 11-16

 

« 11Marie se tenait près du tombeau, à l'extérieur, en pleursvoilà la thématique des pleurs. – Et tandis qu'elle pleuraitle mot est souligné – elle se penche vers le tombeau 12et elle constate deux anges. » Plus loin elle constatera Jésus debout sans le reconnaître.

Peut-être n'avons-nous pas suffisamment insisté sur ce en quoi consiste l'énigme, à savoir la distinction du constat et du voir : « Mikron et vous ne me constatez plus, ce qui est que mikron à rebours, et vous me verrez. » Là, elle constate. En revanche, elle dira : “J'ai vu.” Là c'est le verbe voir (horân) qui est même au parfait.

Nous avons vu que « Mariam » est la parole qui ouvre en elle l'espace de résurrection, espace perçu comme perspective mais qui n'est pas encore celui de la proximité du toucher. Tout ce qui  précède cette parole est dans du constat. En cela, les étapes précédentes relient l'attitude pré-pascale des disciples et celle de Marie Madeleine où il s'agissait d'un certain regard sur Jésus qui consistait à ne pas le voir dans son identité, dans sa dimension de résurrection. « Où l'as-tu posé ? » : nous remarquons que le vocabulaire du toucher est déjà en œuvre, avec la différence du toucher qui lève, pose, manipule un corps disponible, mais pas disponible dans le sens de la bonne disponibilité, un corps dont on dispose. Or, le corps d'aucun homme n'est disponible en son être essentiel. Découvrir la dimension ressuscitée de Jésus, c'est découvrir la dimension essentielle de tout homme.

Venons-en à l'interrogation des anges : « 13Pourquoi pleures-tu ? » C'est la troisième fois que le mot intervient. « Elle leur dit : "Parce qu'ils ont levé mon seigneur et je ne sais pas où ils l'ont posé." » Elle est toujours dans le registre du cadavre. Voyez, il y a le sens du cadavre proprement dit, mais il y a cette idée analogique que la façon dont elle était à Jésus était implicitement dans cette perspective. C'est comme si nous étions dans un mode d'être à autrui tel qu'en disposer atteste que nous ne sommes pas à sa vérité car on en dispose par la violence, c'est-à-dire par la réduction et la séduction qui sont deux modes de disposer d'autrui. L'expérience de résurrection permet de reconnaître Jésus et du même coup l'identité véritable de tout homme, c'est-à-dire que la résurrection dit le nouveau mode d'être à autrui.

Cela doit nous inciter à ne pas réduire le terme de conversion à l'ordre des pratiques morales, car il s'agit d'un retournement beaucoup plus originaire. Il ne faut pas se hâter de tirer du texte des conclusions pratiques. C'est pourquoi, je m'interdis de gloser sur les choses qui sont utilisables en laissant les autres de côté. Il ne faut pas se hâter de manipuler la parole à notre usage de prédication ou de prétendue pratique immédiate. Il faut essayer de tout entendre et ne pas se borner à sélectionner ce qui nous paraît susceptible d'être prédicable, parce qu'il pourrait bien se faire que les choses les plus urgentes soient dans ce que nous n'avons pas envie d'entendre parce que nous n'avons pas de prédétermination intérieure pour l'accentuer ou le souligner. Ça n'empêche pas que des choses qui nous chantent, qui nous enchantent, ou qui nous invitent ou qui nous font vivre soient relevées, c'est évident. Mais il ne faudrait en aucune manière ne se concentrer que sur cela. Ce sont des conseils que je donne. De quel droit d'ailleurs ?

Nous sommes toujours dans le moment où le verbe employé est constater : « 14Disant ces choses, elle se retourne en arrière. » Que signifie ce nouveau retournement[11] ?En principe on se retourne en arrière, mais l'expression est là car c'est un terme qui a été médité. Que veut dire "en arrière" dans le monde biblique ? Par exemple chez Philon d'Alexandrie il y a des développements sur cette expression.

 « Elle constate Jésus debout et elle ne savait pas que c'était Jésus. » Donc « elle constate Jésus debout (héstôs) », ce qui sera repris dans l'épisode suivant. D'où vient-il ?

► Jésus est debout (héstôta). Est-ce que ça veut qualifier Jésus comme ressuscité ?

J-M M : Premièrement c'est un mot de posture. C'est : le debout de la proclamation ; le debout d'être relevé ; le debout qui dit la résurrection ; le debout qui dit la direction vers le ciel, donc vers le Père ; le debout qui est constitutif de la posture humaine accomplie ; le debout qui dit l'Orante. Là je viens de faire allusion aux premières figurations de Jésus dans l'art paléochrétien où Jésus est présenté sous des figures : sous la figure de Daniel, debout en orant entre les lions de la mort qui le laissent libre, c'est-à-dire mort et résurrection ; debout comme les trois enfants dans la fournaise, même thème. Jésus n'est jamais représenté dans l'art paléochrétien, il est représenté par des figures. On ne le représente jamais dans l'acte de résurrection, cela appartient à l'art tardif. Et il y a le debout de la croix qui est le même que la résurrection, parce qu'il n'y a pas de différence entre la croix et la résurrection.

Historiquement, la première représentation de Jésus en croix que nous connaissons est un bas-relief en bois d'une porte de Sainte-Sabine, sur l'Aventin, à Rome. Ce bas-relief reprend exactement le geste de l'Orante des images primitives, mais derrière ce geste on voit s'esquisser la trace de la croix. Ensuite nous avons le Christ en croix, glorieux, ressuscité. La représentation de la passion comme douloureuse est tardive. C'est l'histoire de l'iconographie qui atteste cela.

Chez saint Jean être élevé (ou relevé) est un terme classique pour dire la résurrection. Or Jean emploie ce même terme pour dire la crucifixion : « Quand j'aurais été élevé de terre, je tirerai tout à moi. Il disait cela signifiant de quelle mort il devait mourir. » (Jn 12- 32-33). La croix comme assumée (ou la posture debout) est l'égale de la résurrection, elle est la posture de l'homme accompli. On pourrait développer encore, mais je choisis ce qui me vient à l'esprit. Il y aurait peut-être de quoi répondre mieux.

Marie-Madeleine au jardin avec le ChristEnsuite au verset 15 Jésus dit la même parole que celle des anges : « 15Jésus lui dit : "Femme pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?" » Nous retrouvons ce thème de la recherche. C'est la douleur, c'est les pleurs, et cependant il y a une façon d'être à la douleur et aux pleurs qui est porteuse de joie. Le thème de la joie n'est pas mentionné à propos de Marie-Madeleine dans la fin de ce passage, mais nous le trouvons dans l'épisode suivant où il est majeur. Nous essaierons de confirmer ce que nous avons dit sur la qualité d'espace, sur la paix. Nous verrons que ce petit épisode des versets 19-23 est d'une extrême ampleur.

 « Elle, pensant que c'était le gardien du jardin, lui dit : "Sieur, si c'est toi qui l'as enlevé, dis-moi où tu l'as posé et moi je le lèverai (je l'enlèverai)". »

« 16Jésus lui dit : "Mariam". Celle-ci, s'étant retournée, lui dit en hébreu : "Rabbouni", ce qui se traduit : maître. » Nous avons ici le mikron qui fera passer de la douleur qui était séminalement une joie, à la joie venue à corps, la joie manifestée, accomplie. Nous sommes toujours dans cette thématique. J'ai pris du temps tout à l'heure pour marquer les quatre sens de joie et de tristesse.

Il s'avère que Marie-Madeleine ne pouvait pas trouver ce qu'elle cherchait, parce qu'elle cherchait un corps mort, et il n'y en a pas. Cependant, elle ne sait pas ce qu'elle cherche, parce que si, d'une certaine façon consciente, elle cherche un corps mort, l'insu de Marie-Madeleine cherche Jésus. Pourquoi ? Parce qu'elle le trouve. Et si elle le trouve c'est qu'elle le cherchait car on ne trouve jamais que ce qu'on cherche ! Mais elle ne savait pas qu'elle le cherchait.« Demandez et vous recevrez » (Jn 16, 24), « Cherchez et vous recevrez» : chercher, c'est déjà avoir reçu, mais de façon non visible, non perceptible. Elle est dans une recherche qu'elle ne sait pas[12].

Cela veut dire que ce que nous cherchons ne dit pas toujours la vérité et la qualité de la recherche. Quand nous nommons ce que nous cherchons, il faut savoir que notre recherche demande à aller plus loin que ce que nous croyons chercher, parce que, peut-être, elle vient de plus loin, elle est notre insu même, l'insu qui nous est donné. Le thème du rapport entre chercher et trouver a aussi sa complexité que je viens d'indiquer en quelques mots.

      ●   Identité entre Jésus prépascal et Jésus d'après la Résurrection.

Je ne souligne pas maintenant ce moment qui est décisif. Le moment de la Résurrection est décisif parce que c'est le moment où Jésus est pleinement identifié, reconnu dans son être et dans son nom. Et en même temps, il s'avère que ce n'est peut-être pas un moment si décisif que cela, parce que ce qui est trouvé était déjà là. Autrement dit, entre Jésus non ressuscité et Jésus ressuscité, d'un certain point de vue, il n'y a pas de différence. Car Jésus était secrètement (de façon non visible) ce qui vient à visibilité dans la Résurrection, parce que le fruit est, de manière invisible, dans la semence, dans la graine. En ce sens-là, le moment de la Résurrection est à la fois plus important que nous ne pensons et moins important que, peut-être, nous ne pensons.

Ainsi j'ai cherché à répondre par avance à une question que nous n'aurons peut-être pas le temps de poser mais qui s'est déjà posée à l'un d'entre vous : pourquoi le thème de la pêche miraculeuse, qui est placé dans les Synoptiques avant la mort de Jésus, est-il placé chez saint Jean après la Résurrection ? Parce que ça n'a pas beaucoup d'importance, la différence. Voyez en quel sens. Je voudrais que cela vous titille.

Et dans ce que je vous dis, il y a un élément majeur de réponse qui est d'ailleurs tellement majeur qu'il nous révèle une autre dimension du texte. J'ai profité d'un moment d'éclairement sur l'identité secrète qu'il y a entre Jésus prépascal et Jésus d'après pour indiquer que l'apôtre peut très bien placer après la Résurrection quelque chose qui était avant. D'autant plus que tout ce qui était avant, il le relit déjà à la lumière de la Résurrection, parce que tout ce qui était avant n'était pas perçu. C'est tout ce que je veux dire. Nous n'entrons pas dans la thématique totale.

Ces choses-là sont très importantes parce qu'au fond il n'y a qu'une question : quelle différence entre notre lecture et la lecture d'un historien ? Pour un historien, ce qui est vrai c'est le fait brut, en tout cas le fait soumis à interprétation. Ce qui est la parole authentique de Jésus, c'est le fait interprété. Or bien sûr les évangiles sont des interprétations. Mais c'est l'interprétation qui est parole de Dieu. Car ceci [J-M montre son NT grec], en dépit de la vénération que j'ai pour saint Jean, n'est pas l'écriture de saint Jean, c'est l'écriture du Saint Esprit. Et le livre qui vient en dernier est écrit par celui qui a le plus creusé le mystère, et c'est l'authentique parole de Jésus ; alors que le livre qui est le premier est pour l'historien le plus sûr, car c'est ce qui est le plus près du fait qui pour l'historien est le plus sûr. Ce qui est le plus authentique pour celui qui lit en Église ce texte, c'est le dernier, c'est saint Jean. Autrement dit il y a une sorte d'inversion de la priorité.

Cette question du "premier" est bien connue, c'est la question des ipsissima verba. En effet vous avez des discours de Jésus chez Jean, des discours de Jésus chez Marc etc. et ils ne sont pas identiques, donc Jésus n'a pas dit tout ça. Alors qu'elles sont les paroles que Jésus aurait authentiquement prononcées ?

Or, quand saint Jean dit :« Ce que nous avons entendu… » (1Jn 1,1) ce n'est pas ce que nous avons entendu du temps où nous avions l'oreille sourde. « Ce que nous avons entendu… », c'est ce qui s'entend de Jésus ressuscité, donc du pneuma de résurrection. La modalité d'Écriture est en toutes lettres au chapitre 14, verset  26 : « Je vous ai dit ces choses demeurant avec vous. Mais le paraklêtos, le souffle sacré que le Père enverra dans mon nom (dans mon identité), lui vous enseignera la totalité et vous fera ressouvenir de la totalité des choses que je vous ai dites. » La ressouvenance de la totalité des choses dites par Jésus, c'est cette écriture [J-M montre son NT grec], et cette écriture est l'écriture de Jésus, du Pneuma si vous voulez, c'est-à-dire de Jésus dans sa dimension de résurrection.« Ce que nous avons entendu… » n'est pas la mémoire des ipsissima verba. Parce que les ipsissima verba, ce n'est pas inintéressant par ailleurs de les conjecturer, mais ça relèvede la conjecture de l'historien.

Du point de vue de la textualité liturgique, il n'y a aucune différence entre les paroles que Jésus aurait prononcées et celles qui sont là, devant nous. Autrement dit, la problématique et la méthodologie de l'historien devant ce texte est légitime, en son lieu. Mais elle est radicalement différente, et même à rebours du chemin. J'emploie le mot chemin et non plus le mot méthodologie parce que méthodologie c'est méthodos, et chemin c'est hodos Je suis le chemin. ») Le chemin de lecture n'est pas selon la méthodologie présupposée, fût-elle la méthodologie de l'historien. Le chemin n'est pas une méthode, car le chemin est la même chose que la vérité. Quand Jésus dit : « Je suis le chemin et la vérité », il ne dit pas : je suis le chemin pour aller à la vérité. Il dit : c'est être à la vérité que d'être dans le chemin. Autrement dit il n'y a pas de méthodologie.

Et c'est pourquoi vous ne me verrez jamais énoncer une méthodologie de lecture ecclésiale de ces textes. Et en tout cas s'il y en avait une, elle serait à rebours de la méthodologie légitimement exigée par un historien. Autrement dit, ce n'est pas la restitution ou la conjecture de l'historien, qui est à la base de la foi, ce n'est pas l'histoire. Ceci est tout à fait normal parce que l'Évangile est la dénonciation du temps historique, du temps mortel et, du même coup, la dénonciation de l'aménagement historique de notre temps mortel. C'est toute la question de la temporalité, paulinienne d'une part, johannique d'autre part, de l'Écriture néo-testamentaire. Ceci ouvre des horizons.

 

III – Reprise de quelques thèmes

 

1) Les retournements.

L'un d'entre vous avait posé la question : comment se fait-il que Marie-Madeleine ne reconnaisse pas Jésus ? Et cette question se pose à propos d'autres récits d'apparitions du Ressuscité, le plus connu étant sans doute celui des pèlerins d'Emmaüs en saint Luc où il y a un long cheminement dans la méconnaissance jusqu'au moment où les yeux s'ouvrent. Il ne s'agit pas pour nous ici de répondre à la question telle qu'elle se pose spontanément. Cependant elle est l'indice de quelque chose qui nous intéresse dans le texte. En effet il faut lire ce texte à partir de « J'ai vu le Seigneur » (v.18). Tout le texte parle à partir de là. Et cela caractérise tout ce qui précède comme un non-voir, comme une méconnaissance. Mais la méconnaissance ne se connaît comme telle que par la survenue de la connaissance, et c'est cela qui se décrit comme un véritable retournement.

En fait nous avons deux retournements. Marie se penche vers le tombeau puis elle se retourne et constate Jésus, ensuite un dialogue s'engage. Mais ayant entendu son nom "Mariam", elle se retourne une deuxième fois. Est-elle donc à nouveau du côté du tombeau et tournant le dos à Jésus ? En fait vous avez un retournement qui n'a pas de place topographique au sens banal du terme, ce n'est pas un geste anecdotique. À chaque fois il y va du retournement de tout l'être, il y va du retournement du regard et c'est une conversion. Et cela interprète l'étape antérieure à partir de l'étape suivante comme le « déjà là du non-reconnu ». Mais ce « déjà là » ne peut se dire qu'ensuite car c'est ce qui se passe dans le "voir" (« J'ai vu »). C'est à partir du "voir" que tout se relit, que tout se décide. Et la conscience d'un Seigneur déjà là mais non connu, non vu, s'exprime rétrospectivement dans l'épisode du jardinier. C'est-à-dire que Marie-Madeleine dénonce le temps qui précède, elle s'en détourne, et elle ne le garde pas dans la continuité de sa mémoire. Ceci correspond à notre petite parabole de la femme qui, lorsqu'elle a enfanté, ne se souvient plus, elle ne garde pas dans la continuité de sa mémoire l'étape antérieure. Autrement dit l'épisode antérieur pris isolément ne dit rien sur ce qu'il en est pour Jésus d'être ressuscité. Par exemple ça ne dit rien sur la vérité du corps au sens où nous employons cette expression dans notre contexte.

À un autre point de vue ce mouvement est très important puisque Jean se fonde sur l'expérience du Ressuscité pour détecter la préexistence de Jésus par rapport à sa parution : cela n'est accessible qu'à partir de cette expérience. Il s'agit là d'un mouvement qui n'est pas réversible et qui n'est pas économisable, et il n'est pas égal de parler des « premières choses » en parlant du Ressuscité et de les poser à partir d'ailleurs comme un cadre dans lequel ensuite se tiendra l'incarnation et la résurrection du Christ. C'est là une réflexion qui nous aide à découvrir le mouvement du texte et nous invite pour notre propre compte à retourner notre lecture.

Donc à l'aide de la structuration de ce double retournement, mais aussi de la différence des verbes choisis pour dire constater et voir, nous avons situé le lieu de l'expérience, et nous avons situé les entours de l'expérience du Ressuscité, ces entours qui n'ont de sens que relus à partir de leur centre.

Je voudrais ici suggérer quelques analogies dans l'ordre de notre banal. D'abord nos récits sont constitués d'une pareille rétention du fin mot de l'histoire, le fin mot étant retenu bien sûr, mais agissant pour sélectionner, pour faire venir au jour par la parole les éléments antérieurs qui n'ont de sens qu'en tant que préparation ou en tant que contraste par rapport à ce qui est à dire. Par exemple vous me dites : « Je me baladais au bord de la Seine, ne pensant à rien, sifflotant quand tout à coup… » Mais vous ne m'auriez jamais dit « je me baladais sifflotant, ne pensant à rien » s'il n'y avait pas un « tout à coup ». C'est le « tout à coup » qui commande par contraste le « je me baladais, sifflotant ». Voilà un aspect des choses utilement mises en évidence pour nous détacher de la conception banale selon laquelle il y a de toute façon un réel qui est dit de façon neutre dans la trame du récit, avant que ne surgisse ce qui est à dire. Le plus banal de notre banal pense qu'il y a une totale autonomie de la réalité du fait par rapport au dire. Alors que même ce que nous appelons le vécu ne va jamais sans une lecture, c'est-à-dire sans une texture, donc sans un texte.

Une autre analogie, dans un plan plus restreint, serait celle de la phrase. Une phrase articule dans la succession des mots ce qui en fait ne se donne à entendre qu'à partir de ce qui était à dire. Au moment où vous avez compris le sens de ma phrase, il y a longtemps que les autres mots sont partis. Est-ce que vous avez d'abord retenu tout leur sens à côté les uns des autres pour qu'il y ait soudain le sens dernier qui s'ajoute avec le dernier mot ? Ou est-ce qu'il n'y a pas un moment d'émergence sur la base d'une certaine temporalité diffuse qui est le temps de la phrase, est-ce qu'il n'y a pas le moment d'émergence qui tout d'un coup redonne sens à tout cela qui d'une certaine façon est distendu dans le temps ?

Et entendre une phrase musicale n'est-ce pas entendre une succession de sons ? Or quand les sons sont abolis par l'émergence d'un autre son, ils continuent cependant à jouer, autrement jamais on n'aurait une phrase, on aurait toujours la ponctualité d'un son. Où sont-ils ces sons-là sinon dans la mémoire, et ils ne prennent sens qu'à partir du moment où la phrase apparaît dans sa structure, dans son ensemble. Une mélodie s'élève qu'on n'a jamais entendue. Où va-t-elle ? Ce que j'entends au départ est plein d'un très grand nombre de possibilités qui restent possibles mais qui se sélectionnent progressivement. Et qu'en est-il d'une mélodie qui a déjà été entendue : quand j'entends déjà la fin du thème de l'andante de la septième symphonie de Beethoven au moment où j'entends les premières phrases, quel est cet autre type de mémoire qui joue dans ces phrases ?

Nous avons des conception du temps qui sont très indigentes même par rapport à ce que serait une attention plus grande à la vérité d'une expérience comme expérience d'entendre. Le compte que nous rendons du temps est très loin d'égaler l'expérience effective que nous avons du temps. Mais ce ne sont là encore que des analogies parce que, certes, les exemples que j'ai donnés nous aident à nous délivrer des conceptions par trop sommaires du temps, mais qu'en est-il du temps dans l'expérience de la résurrection, la résurrection où émerge le non-mortel alors que notre temps est essentiellement mortel ?

Ici je suggère que nous sommes loin de rendre compte de ce qu'il en est de l'expérience banale dans le temps, et qu'a fortiori nous sommes loin de savoir ce qu'il en est de l'expérience de résurrection : que veut dire "voir" dans l'expression « J'ai vu le Ressuscité » ?

 

2) Parler en termes d'archétypes et non en termes de nature.

► La résurrection dit le nouveau mode d'être à autrui. Cela veut-il dire que notre mode natif est caractérisé par la maîtrise d'autrui, l'exclusion, la violence ?

J-M M : Saint Jean ne craint pas de direle meurtre, la haine. Je signale qu'il faut prendre ces mots, meurtre et haine, non pas comme disant un trait particulier de l'adversité, mais comme des termes génériques. La haine n'est pas seulement ce que nous appelons la haine. Ici la haine est le ressentiment, les multiples manières d'être mal à autrui. Et le mot de meurtre dit la même chose que haine, donc tout ce qui est exclusion et pas forcément sur mode sanguinolent. Quand je dis que nous sommes meurtriers nativement je ne dis pas que nous avons planté un couteau sur le voisin. Seulement le mot de meurtre reste important parce qu'il dit cela sur le mode de la gravité et il prépare la symbolique de l'inversion du meurtre dans la mort du Christ.

Une façon de dire le meurtre, c'est « les sangs », expression qui signifie le sang versé. On trouve cela au verset 13 du Prologue de Jean : « Ceux qui ne sont pas nés des sangs, ni de la volonté de la chair – c'est-à-dire de la semence de l'humanité faible – ni de la volonté du mâle, mais de Dieu ». Donc, « les sangs » signifient le sang qui n'est pas à sa place, qui n'estpas contenu dans son vase. C'est donc le sang versé au sens négatif, au sens de meurtre qui se distingue du sang librement versé : « Ceci est mon sang versé pour la multitude en rémission des péchés ». Et ici le terme « rémission des péchés »ne dit pas ce que vous avez l'impression d'entendre à première écoute,il faudrait faire tout un travail là-dessus.

► Quelles sont alors les conséquences pour la résurrection : c'est d'être frères ?

J-M M : Oui. Vous avez dit être frères et c'est intéressant parce qu'il y a une inversion complète de la signification de la fratrie dans l'Évangile. L'archétype de la fratrie c'est Abel et Caïn qui sont les deux premiers frères. Or le premier meurtre est un fratricide, et quand le mot de frère est prononcé dans l'Évangile, évidemment, c'est l'inversion de sens de cela.

J’en prends occasion pour répondre à une question posée autrefois parce que c'est le moment ou l'opportunité d'y toucher.

La pensée néo-testamentaire ne parle pas de l'homme comme nature. Le mot de nature en notre sens n'est pas prononcé une seule fois dans l'Évangile. C'est très important parce qu'il est structurant dans le discours de la pensée occidentale où la nature répond à la question  "Qu'est-ce que ?" par une définition qui dit ce que c'est. Ce mot est également décisif dans le discours conciliaire, dogmatique : deux natures, une seule personne, etc. C'est le Christ, considéré dans une réponse correcte quand la question est posée par l'Occident à partir de l'idée de nature. Or l'Évangile ne parle pas de l'homme en référence à l'idée de nature, mais en référence à l'archétype[13].

L'archétype dont nous venons de parler c'est le premier développement de Adam dans la fratrie Abel et Caïn. Jean insiste sur cela qui occupe le chapitre 3 de sa première lettre. « 11C'est ceci l'annonce que vous avez entendue dès le principe, que nous ayons agapê mutuelle, 12non pas comme Caïn qui était du mauvais et qui égorgea son frère[14]» : "non pas" c'est-à-dire « ayez agapê mutuelle ». 

Or il y a deux Adam c'est-à-dire qu'il y a deux postures constitutives d'humanité : 1) la posture christique (c'est-à-dire la posture adamique de Gn 1) consiste, parce qu'il est image de Dieu (Gn 1, 26), à ne pas vouloir ravir par force l'égalité à Dieu (Ph 2, 6) ; 2) la posture adamique de Gn 3 consiste à tendre la main pour prendre le fruit selon lequel « si vous en mangez, vous serez comme Dieu. » Ce sont deux postures antithétiques, deux modes d'humanité. Il n'est jamais question de nature.

Aussi quand vous me demandez : « Est-ce que le Christ est vraiment un homme ? » tout dépend comment vous parlez : que veut dire "vraiment un homme" ? Si ça signifie qu'il est dans la posture adamique de Gn 1 : c'est oui ; mais si ça signifie qu'il est dans la posture adamique de Gn 3, c'est non. C'est pourquoi saint Paul dit : « Pour la figure : apparu comme un homme (anthrôpos) » (Ph 2, 7), le mot anthrôpos ici ne dit pas la nature humaine, mais la posture adamique de Gn 3. Vu de l'extérieur il a tout de la posture adamique de Gn 3, sauf ce qui fait l'essence de cette posture puisqu'il est « semblable à nous en tout, sauf le péché. » (Gaudium et Spes, 22). Or le péché ne s'ajoute pas à une nature déjà constituée comme nature. Ainsi le concept de nature ne fonctionne pas.

De plus ceci est très intéressant par rapport au mot "vérité" qu'on a dans la question : « Est-il vraiment un homme ? » Pour Jean, Jésus est l'homme véritable : alêthês. Et cela veut dire qu'il est l'homme véritable que nous ne sommes pas ! Lorsqu'au IIe siècle on se pose la question de savoir si le Christ est vraiment un homme, le mot vrai ayant complètement changé de sens, la question est en fait : le Christ a-t-il vraiment la nature humaine ? Et là, il faut dire oui, mais la question n'est pas la même. Saint Paul ne peut être ni monophysite (une seule nature, divine par exemple), ni diophysite (deux natures) parce qu'il n'est simplement pas physite, c'est-à-dire qu'il ne parle pas le langage de la phusis (physis), de la nature humaine. Et je vous signale que la première hérésie qui surgit à propos du Christ, ce n'est pas : « le Christ est-il Dieu ? » car pendant trois siècles cela ne fait pratiquement aucun problème. Le premier problème surgit de façon criante avec le début du IVe siècle et l'arianisme qui est combattu par le concile de Nicée. Ce premier problème, qui se pose dans l'hérésie qu'on appelle le docétisme, c'est : « Est-il vraiment un homme ? » Il y a des gens considérés comme docètes et qui ne le sont pas, mais simplement ils continuent à parler le langage non physite, langage qui devient dangereux parce que l'oreille des écoutants est une oreille structurée par le concept de nature.

Donc j'ai pris occasion de la question pour répondre à une autre question.

► J'ai entendu ce matin que Jésus était auprès de Dieu et par ailleurs il est dit : « Nous croyons que tu es sorti de Dieu ». Donc ça ne veut pas dire exactement qu'il est Dieu ?

J-M M : Si. La réponse est dans le premier verset du Prologue de Jean : « Dans l’arkhê était le Logos et le Logos était tourné vers Dieu et le Logos était Dieu. » Le Logos ici c'est le Christ. Le terme de l'auprès est très important, ça signifie que l'unité n'est pas la confusion. La plus haute unité est la bonne proximité du prochain.

Je vous signale que nous vivons depuis très longtemps, dogmatiquement, sur une christologie d'addition : la nature divine s'ajoute à la nature humaine. Or la christologie néo-testamentaire n'est pas une christologie par addition, c'est une christologie de révélation, de dévoilement, la venue à jour de ce qu'il est séminalement. Et donc même le mot homme, dans cette perspective, est une dénomination de la divinité du Christ. C'est pourquoi Fils de l'Homme dit la manifestation de l'homme essentiel, de l'homme primordial. Le fils est ce qui manifeste la semence qui est le père. Nous avons donc deux christologies : l'une est proprement scripturaire et l'autre est devenue usuelle par le fait qu'elle a pour tâche de répondre aux questionnements de l'Occident.

Je vais vous montrer l'intérêt de cela. On sait ce qu'est l'homme puisqu'on sait que c'est une nature, et une nature ça se définit : l'homme est un animal rationnel, on sait ce que c'est. D'autre part on a une certaine idée de Dieu : c'est celui qui a fabriqué le monde, il en est la cause efficiente. On rapproche les deux et cela ne donne rien ; et c'est même difficile de rapprocher ça ! Dire que le Christ est Dieu est difficilement pensable, parce qu'on a une idée débile de Dieu, et simultanément, une idée débile de l'homme. De les rapprocher n'éclaire rien, ça ne dit rien de plus ni sur Dieu ni sur l'homme. Alors que si l'homme christique est la révélation de ce qu'est le Père, le dévoilement de ce qu'est Dieu, cela nous apprend, et ce qu'est Dieu, et ce qu'est l'homme. On voit l'urgence ou le bénéfice.

Toute la question serait de savoir ce que nous appelons un homme, autrement dit ce que nous appelons un corps, la chair. Ce serait sans doute très important. On pourrait passer des moments formidables en débattant sur ce que sont le corps et la chair. Ce serait bien qu'on puisse d'abord prendre un temps pour essayer de dire ce qu'on entend par ces mots corps et chair : ce qu'ils évoquent, les expressions qu'ils suscitent, les images, les présupposés ; quelle place a le mot de corps dans tel type de discours (dans le discours du biologiste…) et le mot de chair aussi[15]

► Quand on dit qu'Adam est toute l'humanité, ça met en cause l'homme comme individu, mais n'est-ce pas tomber dans un certain collectivisme ?

J-M M : De fait notre conception de l'homme comme individu est remise en cause par la réflexion qui lit l'humanité dans la figure d'Adam. C'est une chose que nous avons remarquée : dans « Faisons l'homme à notre image » il y va non pas de l'individu ni d'un exemplaire pour chacun des individus, mais de la totalité de l'humanité comme étant un tout déjà. Par ailleurs on peut voir aussi que, lorsqu'il s'agit du peuple de Dieu lors de l'Exode, il n'y va pas d'un collectif, mais il y va d'une réalité mystérieuse qui est l'Israël de Dieu[16]  mais qui est autre que ce que nous appelons aujourd'hui un peuple. Nous avons donc dans les deux cas l'expression de la même chose, mais une chose qui ne peut pas laisser paisible notre compréhension native du rapport de l'individu à la collectivité. Aujourd'hui il semblerait que les gens se répartissent entre personnalistes et collectivistes (ou socialistes) et que de toute façon il faut choisir ; on fonctionne sur un présupposé de ce genre. Mais ce qui nous intéresse, ce n'est pas d'être ou ceci ou cela, c'est de savoir à partir de quoi ces choses se distinguent, qu'est-ce qui m'impose d'entrer dans une telle problématique. L'être-ensemble christique remet en cause les premières données de notre grammaire, cela nous invite à penser autrement notre façon d'être à autrui et d'être soi-même. Si je change le sens d'autrui, du même coup je me change moi-même ; ce sont des choses qui vont corrélativement et simultanément. Bien sûr ce que nous annonçons ici est très en avant de ce que nous pouvons faire.

Nous faisons signe vers quelque chose qu'il importe de découvrir d'autant plus que l'annonce évangélique elle-même met en cause nos conceptions natives. L'expression « mourir pour » (le Christ est mort pour) est impensable si nous ne changeons pas notre conception de ce que c'est que d'être quelqu'un qui meurt pour, et d'être un ensemble de gens pour qui on meurt. Si nous gardons une certaine précompréhension des relations qui existent entre l'individu et la totalité, mourir pour quelqu'un n'a pas de sens, Pour que cela ait un sens, il faut que se découvre une sorte de circulation entre nous que nous ne soupçonnons même pas et que le Christ est là pour nous dévoiler. C'est cela premièrement qui a été fortement perçu par saint Paul dès l'origine, c'est même cela qui lui a révélé par contrecoup une sorte de circulation sournoise concernant la complicité dont l'humanité spontanément héritait dans le péché d'Adam (c'est de là qu'est venu plus tard la notion de péché originel, mais secondairement). La complicité en Adam n'a été perçue qu'à la lumière de cette unité insoupçonnée de l'humanité qui se révèle dans la résurrection du Christ. C'est à cette lumière-là seulement que peut se faire la prise de conscience d'une certaine complicité dans ce qui s'y oppose, c'est-à-dire une certaine compréhension de notre multiplicité qui met en cause l'unité de l'humanité dans le Christ.

La difficulté pour nous provient de la façon disjointe que nous avons de penser d'une part l'individu et d'autre part la totalité, la collectivité. Par exemple l'unité mystérieuse de tous dans le Christ vue par Paul est symbolisée par la réalité qu'est un peuple dans le sens de l'Ancien Testament, et il faut bien voir que cette réalité est considérée comme préexistante auprès de Dieu avec le Messie avant d'être dévoilée. C'est pour cela par exemple qu'il faut beaucoup insister sur la différence qui existe entre la notion commune de peuple qui s'exprime spontanément chez nous et ce qui est impliqué dans l'expression scripturaire de peuple de Dieu. Autrement dit cette unité ne se réalise pas au plan justement où la notion de peuple est susceptible d'être définie.

 

3) Nous sommes propriété de Dieu, rachetés…

► Il me semble avoir entendu que nous étions la propriété de Dieu. Quel sens donner à ce terme de propriété ?

J-M M : C'est très intéressant même si, à première vue, ça ne paraît pas sympa ! Mais il s'agit de penser le propre. Le verbe avoir est un verbe magnifique, plus beau, pour moi, que le verbe être, contrairement à ce qui se dit partout. En effet le verbe avoir déploie le champ de la possibilité du donner, et donner est plus grand qu'être. Et l'appartenance est une chose essentielle : être, c'est appartenir à ; autrement, on revient à la conception substantialiste de l'être qui est absolu en soi. Du reste, être c'est naître. On dépend et on ne cesse de dépendre : j'ai été dépendant de ma mère et je reste dépendu d'elle, c'est-à-dire que je n'en dépends plus sur le mode sur lequel, enfant, j'en dépendais, mais je reste dépendu.

Dieu s'est acquis un peuple : acquérir. Nous sommes un peuple d'acquisition. J'emploie tout le langage de l'avoir, du posséder. Saint Paul va plus loin, puisqu'il dit que nous sommes esclaves de Dieu. Nous sommes dans la pendance : le pendant, le cependant, je l'ai médité !

Paul emploie le mot de servitude et puis il le raye. Mais l'ayant rayé, il le redit encore. Le mot subordination (hupotaxis) est mot majeur chez Paul[17] qu'il a pris aux psaumes : « Tu as subordonné la totalité sous ses pieds (panta hupetaxas hupokatô tôn podôn autou) » (Ps 8, 7). C'est un mot qui structure sa pensée et que notre mot de soumission traduit mal. Cela signifie que dépendre de Dieu, qu'être dessous n'est pas forcément être inférieur au sens usuel du terme. Le bas a une dignité aussi grande que le haut[18]. Le fait qu'on ne puisse plus supporter qu'il y ait une Loire-inférieure et qu'elle doive devenir atlantique, prouve tout simplement que nous n'avons qu'un sens résiduel du bas, au sens de vil. Ici-bas n'est pas vil : la terre acquiert la dignité même du ciel lorsqu'elle est en bon rapport avec le ciel, et cela la laisse en dessous du ciel ! Ce que nous avons dit sur le rapport ciel-terre et homme-femme, amplement développé par Paul, demande à être pensé dans cette perspective. Et quand on parle de morale domestique chez Paul, on ne la trouve pas. Tout est dans la symbolique radicale de ciel-terre. La soumission n'a pas le sens que nous lui donnons. Voilà quelques gloses sur la possession, sur avoir la main sur quelque chose, et on pourrait développer beaucoup plus. La raison en est très simple : c'est que, pour Paul, être c'est toujours être à.

La façon dont les choses tiennent ensemble est une subordination. C'est là qu'il ne faut pas oublier le principe de rature, c'est-à-dire que sortir de la mort pour accéder au royaume c'est quitter l'esclavage pour être libre, mais Paul dira qu'ayant été libérés de l'esclavage de la mort nous sommes devenus "esclaves" du pneuma, ou de la justification, ou de la parole de Dieu. Il s'agit donc de la libre servitude. Ici, nous avons un oxymoron : la libre servitude. Oxy signifie pointu, et un oxymoron est une pensée pointue qui réunit deux termes qui, d'habitude sont opposés  comme la sobre ivresse, l'obscure clarté, etc. Ce sont des termes qui sont de grand emploi dans certaines mystiques parce qu'ils sont voués justement à faire passer la pensée au-delà, par la structure même du discours. C'est une indication de ce qui est au-delà du dicible. C'est une fonction très importante.

On pourrait ajouter un mot très étrange, c'est que nous sommes rachetés et c'est le sens du mot redemptio. Le mot rédemption est difficile, car s'il est vrai que nous sommes rachetés, on ne sait pas dire à qui on nous rachète. Il y a débat entre les premiers Pères de l'Église. Certains disent que nous sommes rachetés au diable, c'est-à-dire que le diable nous a ravis puisque nous sommes dans la servitude de l'adversaire (la servitude de la mort et du meurtre, c'est la servitude de l'adversaire). Mais, pour certains Pères, le Christ nous a repris par fraude, en quelque sorte ! Il a trompé le diable. Et c'est vrai en un sens. L'image est jolie : puisque le Christ se donne à la mort, il se donne à mordre par la mort et le diable s'y casse les dents ! Puisqu'il a donné sa vie, le diable ne peut s'en emparer. Il est l'appât par lequel le diable se fait prendre, ce qui met fin à son règne. Ce thème court chez les tout premiers Pères de l'Église. Mais Irénée n'est pas d'accord. Pour lui le Christ n'est pas un fraudeur ! Il a acheté, il a payé…  Ah bon ! Je pense que la notion même de rachat est à entendre de telle sorte que la question : « À qui a-t-il payé ? » n'ait pas de sens. C'est dans cette direction-là qu'il faudrait aller chercher.

Je viens d'accumuler une série de références, d'expressions, de mots qui tournent autour du propre et de la propriété. Nous sommes la propriété du Christ, puisque le Père, dont nous sommes la propriété, nous a donnés à lui : « et je n'en ai perdu aucun. » dit Jésus (Jn 18, 9). Il y a donc là tout un champ de réflexion à ouvrir, à première vue ingrat, mais qui est à terme d'une grande richesse, je ne fais que le signaler.

► Cette expression d'être la propriété du Christ m'avait heurté. Pour moi j'aime mieux réfléchir à l'idée que je ne suis pas au principe de moi-même, que Dieu est à mon principe, c'est-à-dire qu'il y a une part en moi de mystère, de choses qui ne m'appartiennent pas. Et cette part de mystère pour moi c'est probablement ce qui se rapproche le plus de la foi.

J-M M : Tout à fait. C'est la même chose que ce que nous disons : « je ne m'appartiens pas » donc « j'appartiens à », donc ça découle dans cette direction.

► Le mot appartenir a une connotation de privation de liberté.

J-M M : Je sais, mais il faut affronter le premier recul devant un mot. C'est ce que fait explicitement Paul. Bien sûr il ne faut pas chercher systématiquement le mot qui va provoquer le recul. Mais nous n’en sommes pas à une première annonce. Il est important, pour que nous puissions lire un certain nombre de textes de l'Écriture, que nous pensions en quoi consiste cette haute et singulière propriété d'un mot qui doit être dit et raturé.

Notre discours est tel qu'il ne faut surtout pas choisir les meilleurs mots ou les mots qui adoucissent ou ceux qui plaisent à l'oreille. Paul choisit le mot le plus dur, celui de servitude, pour le raturer. Servitude est plus fort que propriété, puisque c'est la propriété d'un homme sur un homme. Ce mot se prononce et se rature et, ce faisant, nous ne choisissons pas parmi les mots, parce que choisir, c'est faire notre discours préférentiel au détriment du discours de l'Écriture. Il ne faut pas se limiter à lire les bons passages, parce que les bons mots sont encore plus trompeurs à terme que les mauvais. Dans une authentique symbolique, c'est toujours le plus bas qui est voué à dire le plus haut. Il est annoncé et raturé. Il ouvre le champ à la quête.

Par exemple, le mot de grâce de Dieu est un joli mot ; le mot de colère de Dieu n'est pas un joli mot ! Mais je n'entendrai rien à la grâce de Dieu si je n'entends pas ce que veut dire colère de Dieu. Les deux sont dans l'Écriture. Le grand risque dans la lecture est de trier parmi les mots et les textes. C'est ce que fait le Moyen Âge. Il introduit la différence entre le sens propre et le sens figuré d'un mot parce que la métaphysique régit notre Occident en distinguant le monde intelligible, qui est le sens propre, et le monde des images, des figures. Or une grande question surgit : est-ce que Fils de Dieu est à prendre au sens propre ou au sens figuré ? Et ils sont quand même forcés de dire que Fils de Dieu est au sens propre, alors que la filiation est un peu du côté de l'image, et que colère de Dieu est au sens figuré. Mais je n'entends pas l'Écriture si j'introduis un principe de répartition du vocabulaire qui vient de mes humeurs et de ma culture. L'Écriture ne connaît pas la distinction d'un sens propre et d'un sens figuré ; c'est du même mouvement et dans le même sens qu'elle dit l'un et l'autre. Ici j'indique un chemin, ça peut ne pas vous plaire, mais pour moi c'est important.

En effet si je choisis, je nomme Dieu par mon choix et non pas par l'écoute de ce qu'il dit. Cependant, ceci est pour notre propre chemin. Pour la prédication, il est loisible de choisir des textes dont nous pensons qu'ils parleront mieux, provisoirement. Mais dans le mode de recherche exigeante que nous menons ici, le principe que j'énonce est radical.

► Certains ont entendu ce matin avoir à être et d'autres avoir à naître ; j'avais entendu aller vers son essence, et les autres aller vers sa naissance. Est-ce identique ?

J-M M : Tout à fait. Il n'y a que l'homme occidental qui ne naisse pas : un individu c'est un individu, il est sans père et mère. Mais chez les anciens, au moins dans le monde latin, dans le monde arabe : « un tel fils d'un tel » c'est-à-dire que la relation de provenance fait partie de la notion d'être, elle est même porteuse de la notion d'être. Alors que, dans l'Occident, l'homme est premièrement un sujet qui peut avoir ensuite des relations. Il peut conserver une relation paternelle ou ne pas s'en occuper. Il a des relations qui sont accidentelles, la relation est un accident. Tandis que le dépendre évangélique est constitutif de l'être, car être est toujours être à. Ainsi, pour Paul, on meurt à quelque chose ; mais mourir à quelque chose c'est nécessairement naître à autre chose. Ce sont des expressions qui ne nous sont pas familières : nous, « on meurt » c'est absolu. C'est parce que nous nous pensons nativement comme des petits absolus : on vit ou on meurt. Nativement, nous nous trouvons là : « Un beau jour je me suis rencontré, je me suis dit : "Tiens, je suis là" ».

Or dans la perspective néo-testamentaire, on se reçoit. C'est même pour Paul la différence essentielle. Pour dire l'origine de tout le manque et de toute la déficience  native de l'homme, autrement dit pour dire l'origine du péché, il emploie plusieurs fois la figure d'Adam. Mais une autre fois (Rm 1, 20-21), il dit ils aupluriel, donc les hommes, et c'est la même chose que la figure d'Adam. Et Paul évoque alors le premier péché : « ils n'eucharistièrent pas », c'est-à-dire qu'ils furent au monde sans le sens de l'avoir reçu, sans le sens du don, sans l'action de grâce, puisque eucharistie signifie action de grâce. C'est là le commencement dont les dérives sont décrites ensuite par Paul (Rm 1, 24-32).

► Est-ce qu'on peut dire que le péché d'Adam et Ève c'est d'avoir refusé d'être la propriété de Dieu ? Ils se sont crus au principe d'eux-mêmes.

J-M M : Oui. Mais maintenant que vous le dites dans votre bouche, j'entends que le mot de propriété est offensant. Je veux dire par là que votre réflexion était pertinente mais qu'elle n'efface pas ce que j'ai dit, c'est-à-dire que si le mot de propriété comme il sonne à nos oreilles est entendu, il a besoin d'être corrigé, rectifié. Mais c'est tout cela qui est sous-jacent. Et en plus je pense qu'il faut faire ce chemin, traverser la difficulté de l'expression pour qu'il en sorte quelque profit, plutôt que de choisir hâtivement le mot qui chante le plus.

► Ils sont la propriété de Dieu ou ils sont dans la dépendance ?

J-M M : C'est la même chose. Bien sûr dans tout cela nous sommes invités à penser Dieu autrement qu'à partir de la fabrication de l'univers. C'est pourtant ce qui se trouve dans les traités classiques de Dieu, et cela depuis le Moyen Âge et même bien avant parce qu'on voit s'esquisser ça dès le IIe siècle et on pourrait expliquer pourquoi : c'est justement une raison missionnaire. Malheureusement, lorsque quelque chose est choisi pour une raison missionnaire, c'est que c'est nécessaire, inévitable dans un premier temps, mais à terme ça porte des fruits pervers. Cela, je pourrais le montrer pour beaucoup de choses.

N'oubliez pas que le Credo n'a jamais entériné cette structure répartitrice qui serait entre l'incréé et le créé. On le voit poindre au IIIe siècle et pas avant.

Vous me direz : mais le Credo c'est « Je crois en Dieu créateur » ? Pas du tout. C'est : « Je crois en Dieu père, tout-puissant, créateur » c'est-à-dire :

– je crois en Dieu Père et je ne peux croire en Dieu Père que par référence à Jésus-Christ le Fils, autrement dit ce qui est au cœur du Credo à propos du Fils est déjà annoncé dans le premier mot du Credo qui est le mot Père ;

tout-puissant. Voilà le mot que nous ne supportons pas et c'est peut-être le plus beau des trois mots. En plus on ne sait pas s'il faut dire : « le Père tout-puissant » ou « tout-puissant créateur ». Mais ce n'est pas un adjectif, c'est le mot pantocratôr.

– Donc il est Père, il règne et enfin "il a fait" : créateur vient en troisième position.

Ça dit que Dieu demande à être pensé d'abord à partir de la paternité donc à partir du Fils (« Philippe, qui me voit, voit le Père ») et pas à partir d'ailleurs. Ensuite ça répond à la question « qui règne ? » : il est celui qui ouvre le royaume, il régit notre espace. Enfin ça dit qu'il est créateur : la création vient en troisième position, ce qui ne paraît pas trop logique pour la chronologie et pourtant c'est l'ordre dans lequel il nous faut penser ces termes.

► Tu as parlé de "raison missionnaire". Missionnaire signifie : qui souhaite se mettre à la portée d'autrui ?

J-M M : Non. La missio a des sens multiples. Elle est d'abord un des noms du Christ :« Le Père m'a envoyé.» La mission, c'est être envoyé, et cela jusqu'à la missio canonica, dans le droit canon, qui indique la part territoriale confiée à tel prêtre. On passe aussi par le sens courant de mission étrangère. Donc c'est un mot qui a une ampleur considérable.

J'ai parlé ici de la nécessité qu'a l'Évangile de s'affronter à une culture, d'être envoyé à une culture. Cette nécessité implique qu'il se préoccupe de l'oreille de la culture à qui il parle : faut-il la flatter, faut-il susciter en elle du trouble, de la recherche ? En tout cas il lui faut la rencontrer. Et les mots qui proviennent du discours dans lequel on s'adresse à la culture ne sont jamais égaux aux mots de l'origine, aux mots de l'Évangile. La raison en est simple, c'est très souvent que le mot heureux – dans une homélie je cherche le mot heureux, le mot qui pourra dire ce que j'ai à dire et le dira dans un discours audible – le mot heureux n'est vraiment heureux que s'il est entendu à partir du sens de ce qui est à dire, tel que l'Évangile nous le donne à entendre. Mais ce mot existe déjà, puisqu'il est heureux, et celui qui l'entend, au bout de très peu de temps il l'entendra, non pas à partir d'où le prédicateur l'entend, mais à partir du sens banal et usuel qu'il a dans le discours habituel.

C'est pourquoi jamais on ne constituera un discours susceptible de remplacer le discours évangélique. Nous sommes voués à la continuelle création de discours. Le discours ne s'institutionnalise pas. Il ne devient pas un acquis. Nous n'avons pas à répéter, entasser l'un sur l'autre. Le discours originel, parce qu'il ne peut pas purement être redit, doit susciter toujours une nouveauté de discours. Et c'est cela qui manque le plus. Créer un discours est une tâche de poète. Nous avons eu beaucoup trop de théologiens et pas assez de poètes dans l'histoire de l'Occident. Vous savez, c'est sereinement plus révolutionnaire que les revendications criardes contre l'infaillibilité pontificale !

Il faudrait se mettre dans une fidélité d'écoute à la parole et c'est cela qui est difficile : entendre la parole dans son propre surgissement, parce que c'est cela qui libère la parole, c'est cela qui me permet de rester fidèle en disant ma propre parole. Autrement je suis à transmettre un discours fabriqué, et je me demande si j'ai bien tout dit, si j'ai dit comme il fallait. C'est l'absence de liberté. Mais l'absence de liberté vient de l'absence d'assiduité fidèle au texte initial. Plus on est fidèle et plus on est libre. Et c'est même vrai dans le mariage. Quelqu'un qui n'est pas libre ne peut pas être fidèle parce que la vraie fidélité est libre. Et c'est la même peur qui fait que l'on surveille.

Et si j'ai dit "poète" je ne dis pas que quiconque peut être Homère ! Ça peut être tout à fait modeste.



[1] Chapitre III, au I 2) b), fin du commentaire du verset 13a, juste avant la parenthèse.

[2] Termes qui désignent l’alternance des temps dans une mesure : temps fort, temps faible, temps fort, temps faible...

[3] Voir à la fin du chapitre III, le dernier paragraphe, et chapitre IV, la note sur entolê (la quatrième après celle-ci).

[5] Le "comme" ici n'est pas à prendre au sens où il s'agirait d'imiter ce qu'a fait le Christ. Il est plutôt à entendre au sens générique et génétique comme dans la phrase : « Les yeux de cette fille sont bleus comme ceux de sa mère ». (Groupe de lecture de saint Paul en 2009).

[7] « Il est clair que, chez Jean, entolê ne se laisse pas traduire par précepte, mandement ou mandat pas plus que par commandement. Le mot "disposition" traduit littéralement entolê. Nous sommes conduits à cela du fait que le vocabulaire du droit et du devoir est un vocabulaire récusé par le Nouveau Testament comme disant notre rapport constitutif à Dieu. Parfois il est vrai que le mot entolê, quand il est dans la bouche des Judéens qui s'opposent à Jésus, peut être traduit par précepte car c'est ainsi qu'ils l'entendent. » (J-M. Martin, Versailles février 1998).

[8] C’est un écho du Notre Père, la forme qu’il prend dans l’évangile de Jean. Voir dans les rencontres sur la Prière, la 3ème rencontre. Jn 17, 1-5 : la prière de Jésus.

[9] Voir le 1) de l'Épilogue (fin de la transcription) : "Démarche intellectuelle et démarche du cœur".

[10] Sur cette question, voir "À quoi m'as-tu abandonné ?" l'article de Jean Alexandre paru dans : Études Théologiques et Religieuses, N° 1, 2004, pages 65 à 68, et aussi Henri Meschonnic, « Gloires », Desclée De Brouwer, Paris, 2001, note sur le Psaume 22, v. 2, page 389.  

[11] Voir chapitre I, au I, §"Retournement", et dans ce chapitre, un peu plus loin, au début du III, "Les retournements".

[12] « Si Marie-Madeleine cherche, c'est qu'elle a déjà entendu sans l'entendre son nom. Tout cela tient ultimement dans la parole qui nous appelle par notre nom propre et bien avant que nous l'entendions, et c'est cela être créé. Être créé, ce n'est pas être fabriqué mais c'est être appelé par la parole. Tout ce qui dit la région de la création donne lieu chez saint Paul au vocabulaire de l'appel (klêsis), de l'Ekklêsia, désignant justement l'appel de l'humanité dans sa totalité et par son nom propre, ce qui pose le problème du rapport de ce que nous appelons le singulier au collectif. C'est peut-être cela qui est dans le jardinier. » (J-M Martin, Saint-Bernard 10 décembre 1986).

[13] Le monde judaïque fait constamment référence aux patriarches, aux rois etc., non pas simplement comme à des individus mais comme à des archétypes. C'est par exemple un trait constant chez Philon d'Alexandrie qui est aussi peu historien que possible. Chez lui toutes les figures patriarcales ou prophétiques sont des désignations de modes d'être, des désignations de vertus : Abraham est la foi ; Moïse est le roi, le chef d'état, le chef de peuple ; Adam est la façon commune d'être homme, mais Philon distingue l'état parfait (qui est l'homme à l'image) d'un autre état, celui de Gn 2 et 3. Dans la distinction Adam boueux et Adam céleste, il s'agit d'états spirituels de l'humanité. (D’après J-M Martin).

[14]  « Le meurtre qui correspond à la haine se pense à partir du premier meurtre qui est même un fratricide. Dans ce passage (1 Jn 3, 11-12) la posture de Caïn est opposée à l'agapê mutuelle. Mais d'où se pense agapê ? Il faut écouter la suite de ce que dit Jean. « 16En ceci nous avons connu l'agapê de ce que lui a déposé sa psukhê (psychê) pour nous, c'est-à-dire qu'il est mort pour nous ». Je ne pense l'agapê au sens évangélique du terme qu'à partir du moment où je pense l'agapê à partir de la donation christique, c'est-à-dire de la donation que le Christ fait de lui-même pour nous, même si je ne comprends pas ce que ça veut dire tout de suite. » (D'après J-M. Martin, session de Nevers mai 2012).

[16] « Ce qui est désigné par « Israël de Dieu », ce n'est pas une réalité géographique ou raciale mais c'est le projet que Dieu a de cela. Pour Paul, Israël ce n'est pas les Juifs : Israël est justement ce qui est tenu en réserve de toujours, c'est l'Israël mystique.  Et les prophètes ont pu dire aux Juifs quelque chose comme : « Vous n'êtes pas l'Israël de Dieu ». Vous pensez si cette parole des prophètes sera retenue et recueillie par le premier christianisme ! C'est dans cette faille, dans cette distanciation entre l'Israël de Dieu et la réalité juive qui a été si souvent vitupérée, vilipendée par les prophètes, qu'un certain christianisme va s'infiltrer, reprenant la formule des prophètes mêmes et disant aux Juifs : vous n'êtes pas l'Israël de Dieu, l'Israël ou le peuple de Dieu ce sont ceux du Christ. » (J-M. Martin, Institut Catholique 1975-76).

[18] « Il y a une chose assez fondamentale du point de vue de la symbolique, c'est le double sens de ce qui à première vue est négatif. Par exemple le bas est souvent considéré comme négatif mais il est aussi le lieu du pardon. Ainsi quand Jésus se baisse aux pieds des disciples pour les laver, il rencontre la région du péché mais dans un geste de miséricorde. Dans l'épisode de la femme adultère Jésus écrit sur la terre (Jn 8, 6) et cela a certainement une signification de ce type qui a à voir avec la venue du Christ quand elle est dite comme descente. Et si je prends une autre figure géométrique, celle du centre et du rayonnement (ou de la diffusion) : la dispersion des tékna (des enfants) est négative car c'est le meurtre et la haine, mais il y a la diffusion du pneuma puisque le pneuma va rechercher les dispersés pour les recentrer. Vous voyez l'ambigüité ? Et le rassemblement ne se révèle que parce qu'il y a dispersion, comme le pardon ne peut se révéler à nous que parce qu'il y a péché, c'est-à-dire que les choses négatives ne sont pas seulement négatives. Les choses qui s'opposent le plus ne s'opposent pas ultimement sur le mode de la négation, car plus grand que l'exclusion mutuelle est le pardon. Ceci n'exclut pas qu'il y ait de l'exclusion irrécupérable : le péché est irrécupérable mais le pécheur est récupérable. » (J-M Martin, Nevers Pentecôte 2001).

 

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