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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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13 janvier 2015

Jn 1, 35-39 : Histoire de disciples. Texte commenté par Joseph Pierron à Saint-Merri.

Deux disciples de Jean-Baptiste passent à Jésus. Si ce texte nous est adressé maintenant, qu'est-ce que ça veut dire ? 

Joseph Pierron commentait l'évangile de Jean à la paroisse Saint-Merri près des Halles à Paris. Ceci est la transcription de la séance qui a eu lieu fin 1996. Joseph Pierron (1922-1999) était un ami de Jean-Marie Martin. Lui-même était prêtre, spécialiste d'Écritures saintes. Voir Qui est Joseph Pierron ? Présentation suivie d'un psaume et de deux prières pour Noël.

Le même texte a été commenté par J-M Martin à plusieurs reprises à propos du thème du disciple, et ces fragments de méditation ont été regroupés dans Jn 1, 35-42 : Jésus et les premiers disciples. Texte médité par Jean-Marie Martin lors de sessions.

 

Joseph Pierron commente l'évangile de Jean à Saint-Merri[1]

 

Histoire de disciples

 

Voici l'agneau de Dieu, index de Jean-Baptiste

« 35Le lendemain, de nouveau Jean se tenait, et deux de ses disciples. 36et ayant regardé vers Jésus qui marchait, il dit : « Voici l'agneau de Dieu ». 37Et les deux disciples l'entendirent parler et se mirent à suivre Jésus. 38Jésus s'étant retourné, et ayant contemplé ceux-là qui s'étaient mis à sa suite, leur dit : « Que cherchez-vous ? »  Ils lui dirent : « Rabbi – ce qu'on traduit par maître – où demeures-tu ? » 39 Il leur dit : « Venez et voyez ». Ils allèrent donc et ils virent où il demeure ; et ils demeurèrent ce jour-là auprès de lui, c'était environ la dixième heure. » (Jn 1, 35-39).

 

Le titre de rabbi.

Suite à une question qui m'a été posée, je vais d'abord faire une première remarque à propos du titre de rabbi qui est ici attribué à Jésus. Cette façon d'identifier Jésus est une façon de le classer parmi les pharisiens. On retrouvera le mot rabbi dans la rencontre avec Nicodème.

Le titre de rabbi a un sens bien déterminé chez les pharisiens, c'est le maître qui enseigne, c'est le gourou de ses disciples pharisiens, c'est celui qui explique la loi et qui en même temps guide vers la foi. Est-ce que ce titre correspond à Jésus ? Dans la rencontre avec Nicodème il va le rejeter, c'est un titre qu'il n'admettra pas.

Vous verrez que la Samaritaine va chercher à lui donner d'autres titres. Elle va l'appeler d'abord prophète, et ensuite messie. La seule question qui se pose à elle, et qui est la même pour nous, c'est : qu'est-ce que c'est que ce Jésus pour nous ? Qu'est-ce qu'il est authentiquement ? Nous, on a vite fait, on dit : « c'est le Fils de Dieu ». Mais on ne sait ni qui est Dieu, ni ce que c'est que la filiation en dehors de la filiation terrestre, et on accole les deux ! Il faudra bien qu'on approche de cette réalité non pas pour la comprendre, non pas pour la définir, mais pour éviter de mal la comprendre, et éviter de la fermer.

Donc le titre de rabbi tel qu'il est utilisé ici est une marque d'approche pour indiquer ce qu'il en est de Jésus. Et il faut noter qu'après le passage par la mort et la résurrection ce titre va réapparaître, non pas sous la forme rabbi, mais sous la forme rabbouni. C'est la Madeleine qui va dire « Rabbouni » c'est-à-dire mon petit maître, mon petit seigneur. C'est un terme d'affection et en même temps, peut-être, un terme d'illumination.

 

1) Verset 35.

a) Question de calendrier.

Le verset 35 commence par « le lendemain ». On peut remarquer que dans le chapitre 1 on a d'abord une scène avec Jean-Baptiste, puis on trouve trois fois « le lendemain », et ensuite au début du chapitre 2 « après trois jours ». Donc il y a, derrière ces textes, un type de calendrier, un type de comput qu'il faudra savoir repérer. Par la mention du "lendemain" ce type de calendrier fait allusion à un symbolisme mais peut-être aussi à une pratique liturgique. Il est fort possible que derrière notre texte il n'y ait pas simplement une explication de l'événement de Jésus, mais qu'il y ait aussi un certain calendrier de la répétition de son souvenir.

Tout ce premier chapitre de Jean à partir du verset 19 jusqu'au début du chapitre 2 va être bâti sur le thème des "six jours plus un" : « le lendemain » (v. 29) ; « le lendemain » (v. 35) ; « le lendemain » (v. 43) ;  « après trois jours » (début du chapitre 2).

Le septième jour qui est le jour du repos va devenir le jour, non pas du repos, mais le jour de l'œuvre : « Mon Père travaille et moi aussi je travaille » dit Jésus[2]. Le sabbat n'est pas le jour du repos, c'est peut-être le jour de la plénitude, le jour de l'abondance. Et tout ceci va être posé de telle sorte que le "jour un" soit le huitième jour, et donc que le dimanche chrétien soit le premier jour, que ce soit l'ordre nouveau. D'où ce comput qui est derrière et qui fait que le christianisme cherche à se différencier du judaïsme d'où il vient.

Le lendemain (têi épaurion), ça ne veut surtout pas dire que ça s'est passé comme ça, que ce serait plusieurs épisodes, plusieurs anecdotes. C'est au contraire quelque chose qui est repensé, et repensé autrement à chaque fois.

Et si ce texte nous est adressé maintenant, qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire : si vous voulez commencer à compter votre vie et en arrière et en avant, vous devez le faire à partir du "jour un" qui n'est plus celui de la création, mais qui est celui de l'origine, à savoir celui de la résurrection du Christ. Vous ne pouvez plus lire la création comme étant le début, vous ne pouvez lire la création que dans le tenant de la résurrection. Le récit de la création n'a pas de sens si vous en faites une causalité. Jamais Dieu n'a été celui qui façonne l'homme, Dieu n'est pas celui qui fabrique. Dieu est celui qui appelle et qui donne sens, ce qui est une tout autre réalité. Si bien que ce qui va être le lieu de l'appel, ce lieu où on puisse se reconnaître et vivre, c'est le moment de la mort et de la résurrection.

Donc on est ici dans le troisième jour, ce qui répartit l'œuvre du Baptiste en trois volets :

  • le premier volet c'était le fait que le Baptiste était la voix et qu'il y avait le Baptême ;
  • le deuxième volet c'était le témoignage qu'il précisait sur la parole et le Baptême ;
  • et enfin ici il y a le passage des disciples.

Et ce qui a lieu ici est extrêmement important, parce que, dans la visée de l'évangile de Jean, ce qui est au cœur de son évangile, c'est le fait d'être disciple. C'est pour cela qu'il y aura la mention du "disciple bien-aimé" qu'il ne faut pas s'empresser d'identifier avec Jean l'apôtre, il est préférable de le tenir tel qu'il est, c'est-à-dire comme le disciple anonyme. Nous en reparlerons tout à l'heure.

b) Jean-Baptiste et Jésus.

« Le lendemain de nouveau Jean se tenait. » Il est là debout, il est celui qui montre. Son rôle à lui c'est de laisser passer. Il reste debout et il va désigner Jésus, mais lui-même va diminuer comme il dira au chapitre 3 : « il faut qu'il croisse et que je diminue ». Or tous les deux sont des hommes qui mourront de mort violente, donc ce n'est pas au niveau de la qualité des personnes que doit être comprise cette comparaison. Ce qui est donné ici, c'est le fait qu'ils ont des rôles différents, des fonctions différentes dans le dévoilement de ce qu'il en est du plan de Dieu.

Remarquez le « palin ho Iôannês heïstêkeï (de nouveau Jean se tenait) » au moment où Jésus va passer. Il y a peut-être ici une allusion au fait qu'au moment où ce texte est écrit, les juifs n'ont pas encore opté pour ou contre Jésus. En effet les chrétiens ne seront exclus vraiment des synagogues qu'à l'époque de Néron ; c'est à ce moment-là qu'ils entrent dans le cycle des rejetés, et donc dans ceux qui sont persécutables. À l'époque romaine le judaïsme était considéré comme religio licita, donc une religion autorisée, c'est-à-dire que les juifs n'étaient pas obligés de sacrifier à l'empereur et de sacrifier à Rome, on ne leur demandait donc pas une abdication de leur foi. Dès le moment où les juifs ne reconnaîtront plus les chrétiens comme étant des leurs, les chrétiens vont tomber sous la persécution. C'est dramatique, et ça se joue sur de petits faits, mais c'est à partir de cela que se constitue une révélation.

c) La question des disciples.

En tout cas  il avait là « deux de ses disciples ». Il y a plusieurs remarques à faire à ce propos.

1/ Premièrement il y a le fait que Jean-Baptiste apparaît comme celui qui s'est séparé des esséniens, celui qui ne s'est pas rallié aux pharisiens, celui qui, en tant que baptiste, se crée des disciples. Or le problème qui va se poser est le suivant : peut-on abandonner ses disciples, ou bien peut-on les laisser aller ? C'est le grand drame de Jean-Baptiste. Et ses deux disciples, il va les laisser partir.

Remarquez que, dans l'évangile de Jean, Jésus n'est pas présenté comme disciple de Jean-Baptiste alors que, du fait qu'il se fait baptiser par lui, il devait être son disciple. C'est d'ailleurs l'interprétation qu'en donnent les Synoptiques. Pour eux Jésus choisit d'être disciple de Jean-Baptiste, mais il n'est pas plutôt baptisé par lui qu'il va aller au désert et rompre avec Jean-Baptiste, et qu'il va devenir celui qui a sa propre mission. Le disciple c'est avant tout celui qui écoute le rabbi. Or Jésus ne sera pas à l'écoute de Jean-Baptiste, mais c'est Jésus qui donnera sens à l'écoute de Jean-Baptiste.

2/ Une deuxième remarque. Un des deux disciples sera nommé, c'est André qui est le frère de Simon-Pierre, on le retrouve au verset 40. Le deuxième disciple n'est pas Pierre, c'est certain, il n'est simplement pas nommé. Voyez Jn 18, 15-16 où il y a aussi un disciple qui n'est pas nommé.

d) La question du disciple que Jésus aimait.

On peut se demander si ce disciple anonyme n'est pas le disciple que Jésus aimait, à savoir cette figure qui devient dominante à partir du chapitre 13 : ch. 13, 23-26 ; ch. 19, 25-27 ; ch. 20, 2-10 ; ch. 21, 7 et 20 et 23-24). On pourrait se demander qui est ce disciple bien-aimé, même s'il est peut-être trop tôt pour essayer de le voir. D'abord ça ne peut pas être Jean, il n'aurait jamais parlé de lui-même en disant « le disciple que Jésus aimait ».

Il est fort possible que ce "disciple que Jésus aimait" soit une projection de la communauté en tant que disciple. Autrement dit l'auteur de l'évangile ne pense pas à un personnage vivant, mais projette ce qu'il en est d'être véritablement disciple de Jésus. Sinon, on ne voit pas bien la raison de cet anonymat.

On pourrait éventuellement penser à Philippe parce qu'il va être lié très profondément à André. En particulier ils sont tous deux de Bethsaïde (Jn 1, 43), mais surtout, André apparaît toujours aux côtés de Philippe (Jn 6, 5-9 ; Jn 12, 20-21). Cependant on ne voit pas bien pourquoi saint Jean ne l'aurait pas nommé. Qu'est-ce que cela signifierait si le disciple bien-aimé était Philippe ? Il s'agirait de l'ouverture aux païens. En effet André et Philippe sont ceux qui sont les médiateurs vers le paganisme, ils sont les intermédiaires des Grecs, c'est eux qui viennent pour faire connaître Jésus. Il faut savoir en particulier que les communautés johanniques connaissaient mal les communautés pauliniennes et n'attribuaient pas à Paul le privilège d'être le missionnaire des païens, mais ils nommaient André et Philippe. Pour autant ce sont des suppositions qui, pour moi, n'ont pas beaucoup d'intérêt.

e) Qu'est-ce que c'est qu'être disciple de Jésus ?

Ce qui a de l'intérêt ici, c'est qu'on ne peut pas vivre si on n'entre pas dans le côté du disciple. Et donc il faut se demander : qu'est-ce que c'est qu'être disciple ? C'est la question qui nous est posée à nous. La définition apparaît plus tard, vous la connaissez aussi bien que moi : « celui qui veut être mon disciple, qu'il prenne son bois (stauros) – on traduit par "sa croix" – et qu'il me suive. » (d'après Mt 16, 24). C'est une parole qui est très souvent mal interprétée, car on prend la croix dans sa négativité pure, en la voyant comme ce qui est lourd, douloureux et imposé… et certains interprètent : il faut de l'ascèse, il faut se contraindre, il faut se punir. Mais ce n'est jamais cela. Dans la visée chrétienne de révélation il n'y a aucune glorification de la souffrance, la souffrance n'apparaît pas comme ayant par elle-même de la valeur. Par contre il y a là le fait de prendre son bois, qui est le fait de se trouver pris dans un destin, le fait de se trouver là avec quelque chose qu'il nous faut porter et que l'on n'a pas demandé, quelque chose qui nous est présenté et donné. C'est le fameux thème du destin.

Est-ce qu'il y a un destin, est-ce qu'il y a une prédestination ? On trouve ce mot en particulier dans Paul. Si je prends le mot prédestiné en donnant au "pré" le sens d'antériorité temporelle –ce préfixe qui est en fait une préposition –, je laisse Dieu avoir la totalité de la responsabilité sur ce que je suis : je suis dans un monde qui est celui de la destinée, et je dois essayer de m'en sortir. Tandis que, si le "pré" n'est pas temporel, s'il ne me renvoie pas au début, mais me renvoie à ce qui est le plus originel en moi, le plus sourciel, ce qui est au point de départ, ce à partir de quoi je peux exister, alors c'est très valable. Autrement dit, je ne peux véritablement que me "destiner à", en acceptant d'être appelé par l'événement même du Christ en moi.

Je vais anticiper un peu pour qu'on y voie clair. Quand les Synoptiques font la comparaison entre Jean-Baptiste et Jésus, ils disent : « Il vient après moi quelqu'un qui est plus fort que moi » (Mc 1, 7 et parallèles). Pour eux la référence est donc de l'ordre de la domination, du commandement et de la royauté. Ils sont dans une perspective qui existe dans la Bible. À ce moment-là c'est le thème de la puissance, et c'est le vainqueur qui l'emporte.

Chez Jean c'est dit autrement : « celui qui vient après moi était avant moi » (Jn 1, 15). Pour Jean, ce qui est la modalité de Jésus par rapport à Jean-Baptiste, c'est le fait qu'il est avant. Ça ne veut pas dire que Jean-Baptiste pensait à un Jésus qui était déjà existant dans le Verbe de Dieu comme ce sera dit dans la théologie nettement postérieure. Ce sera dans la théologie faite à partir du Moyen Âge, mais ce n'est pas dans l'Évangile.

Quant Jean-Baptiste dit « il était avant moi » ça veut dire « il est plus sourciel que moi », moi, je ne peux pas donner sens à votre vie, je ne peux pas être l'origine de votre vie, je ne peux pas en être la source, tandis que c'est bien lui qui en est la source, c'est lui qui va donner le sens premier à votre naissance et à votre histoire.

Et donc « porter sa croix » ça ne veut pas dire suivre comme un toutou, ça ne veut pas dire essayer de s'appliquer des pénitences pour gagner des mérites. Le Christ reste inimitable, il n'y a pas d'imitation de Jésus. Il est unique.

Quand je paraîtrai devant Dieu, on ne me demandera pas : « est-ce que tu as été comme Jésus ? », On me demandera : « est-ce que tu as été Joseph, est-ce que tu as pris ta vie et tu l'as vécue ? » Il ne faut surtout pas plonger dans le système de l'imitation, parce qu'on plonge dans un plan de comparaison, de vertu et de mérites, qui n'a rien à voir avec l'Évangile. Ce qu'on me demandera, c'est si, ayant le destin qui est le mien, j'en ai fait une destination : est-ce que j'ai accepté de laisser passer par moi le message qui venait de Jésus, est-ce que j'ai laissé passer par moi ce qui devait être révélé du plan de Dieu ? En effet ce qui est le fond de ma liberté, c'est le désir de Dieu, le désir qu'il a pour moi et qui me porte à plénitude.

Vous voyez que cette question du disciple est une question fondamentale. Vous sentez bien que, quand les auteurs écrivent pour leur communauté, ils se disent : qu'est-ce que c'est qu'être chrétien ? Et être chrétien ce n'est pas avoir de nouveaux commandements, ce n'est pas avoir de nouvelles règles, ce n'est pas avoir de nouvelles doctrines, c'est retrouver ce qui est le plus originaire, ce qui est le plus profond et qui doit être manifesté.

► Tu as parlé du plus originel en moi. Qu'est-ce que c'est ?

J P : Tu poses la bonne question. La question qu'il faut se poser est celle de l'origine. La réponse sera donnée à Nicodème : « tu ne sais ni d'où tu viens ni où tu vas, mais tu es en marche » (d'après Jn 3, 8). Et donc le lieu de l'origine, je ne peux le percevoir que dans un questionnement qui n'est jamais terminé. On le reverra quand on lira le chapitre 3.

f) « Prends ton bois (ta croix) » et « Prends ton grabat »

► Est-ce qu'on peut faire un rapprochement entre ce "bois" et le grabat que porte le paralytique, là où Jésus dit « Prends ton grabat et marche » ?

J P : Oui on pourrait les rapprocher. Cependant dans « Prends ton bois » il y a simplement le fait d'exister en tant qu'homme, tandis que dans « Prends ton grabat » il y a la notion d'être lésé, de ne pas être guéri. Or le thème de la guérison introduit un autre problème qui n'est pas abordé ici, mais qui est le problème du mal ; ce n'est pas le problème du péché originel, mais c'est celui du mal originel.

► « Prends ton grabat et marche », est-ce que ce n'est pas « prends ton histoire » ?

J P : « Prends ton grabat » ça veut dire : en fait tu n'es pas malade. Tu te crois malade et donc il faut que tu changes de plan, il faut que tu te convertisses. Il faut bien que tu te lèves, mais c'est toi, il n'y a pas de miracle. Il faut savoir que dans l'évangile de Jean il n'y a pas de miracle, il n'y a que trois sêmêia (trois signes), mais je ne veux pas développer cela.

Faites bien attention que, contrairement à ce qu'on pourrait penser, ces auteurs-là ont un vocabulaire qui est pesé, mesuré, qu'ils ont discuté. Ça vient d'une communauté, et on sent bien qu'ils ont travaillé.

 

3) Verset 36. Le thème de la reprise.

« 36Et ayant regardé vers Jésus qui marchait, il dit : « Voici l'agneau de Dieu ». »

a) Le thème de la reprise.

Ici vous avez le thème de la reprise. En effet au verset 29 Jean-Baptiste a dit une phrase à propos de Jésus « voici l'agneau de Dieu » qu'il a éclairée par une autre : l'agneau de Dieu est « celui qui lève le péché du monde ». Il va reprendre cette phrase de nouveau parce qu'être l'agneau de Dieu, c'est être aussi celui qui accueille, et qui accueille les disciples de Jean-Baptiste.

Voyez ce mode de composition qui n'a rien à voir avec notre logique. Vous dites : « voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde » ; vous sautez quelques phrases, il y a un baptême, et puis, pour refaire le crochet et souder, vous reprenez « voici l'agneau de Dieu ».

Regarder dedans.

« Ayant regardé (émblepsas) » Ce verbe est un mot assez curieux. Il ne se trouve que deux fois dans l'évangile de Jean, ici et au verset 42. Il signifie « regarder dedans ».

Jean-Baptiste va donc fixer celui qu'il désigne, il est celui qui a le doigt tendu, celui qui ne bouge pas mais qui en même temps a le regard, le regard qui va dedans, celui qui ne se préoccupe pas des actions, mais celui qui est certain qu'il faut faire confiance. Le Baptiste a les yeux fixés sur celui qui est l'avenir de sa mission à lui.

Jésus est en train de passer.

Donc Jean-Baptiste répète le titre déjà donné, et Jésus est déjà en train de passer, il est celui qui marche. Dans cette mention il y a une petite pointe polémique pour dire que Jésus ne dépend pas de Jean-Baptiste : il est déjà dans sa voie, il est déjà dans son passage.

 

4) Verset 37.

 « 37Et les deux disciples l'entendirent parler et se mirent à suivre Jésus.». On retrouve ici ce que nous avions déjà vu, à savoir que le Baptiste est celui qui désobstrue la voie, celui qui permet d'aller au-delà.

a) L'oreille fine des disciples.

Je traduis de façon littérale : « et les deux disciples entendaient lui qui parlait ». Ils n'entendent pas de contenu, ils ne se préoccupent pas de ce qui est dit, ils entendent simplement qu'il y a quelqu'un qui parle. Ici c'est une des données fondamentales du point de vue de la communauté chrétienne, à savoir que les disciples sont ceux qui ont l'oreille fine : même s'ils ne comprennent pas, pourvu qu'ils restent en marche.

Les voilà donc qui se mettent à la suite de Jésus, donc qui deviennent ses disciples.

b) Jésus se retourne.

Ici il y a forcément de nouveau une scène qui va être gestuée.

C'est le fait d'abord de se retourner : « 38Jésus se retournant… ».

L'idée qui est soulignée ici, c'est que Jésus est d'Israël. Cependant Israël n'est pas quelque chose d'unifié. J'ai lu cette semaine un article de Chouraqui où il disait : le tort que l'on a, c'est de penser que le judaïsme était unifié à l'époque de Jésus. C'est le réduire que de penser qu'il était unifié, et unifié par le rabbinisme.

Il y a simplement le fait que se détourner c'est l'invitation à interpréter. On est toujours obligé de se détourner parce qu'on n'a jamais suffisamment appris à lire. Le grand thème est celui-ci : quand je lis un texte comme celui-là, quoi que j'en aie pensé, au moment même où je le parle, je dois essayer de voir quelle est sa nouveauté.

Jésus se retourne, ce qui veut dire que je ne voyais que son dos, et que je ne l'ai pas vu, et que le premier qui va voir, c'est lui.

Ici vous avez le thème du voir de Jésus. Le voir de Jésus n'est pas un croire, il y a là-dessus une très belle parole à la fin du chapitre 2 : « Beaucoup crurent en son nom, constatant les signes qu'il faisait ; 24lui, Jésus, ne se fiait pas à eux car il les connaissait tous 25et parce qu'il n'avait pas besoin que quelqu'un témoignât sur l'homme En effet, lui connaissait  ce qu'il y a dans l'homme.». Lui n'est pas sur le plan de la visée immédiate. Il les contemple et il sait qu'ils sont bien au-delà de ce qu'ils pensent, il ne peut pas s'arrêter à ce que les hommes pensent d'eux-mêmes, il ne peut que regarder ce qu'ils sont, or ils sont bien au-delà de ce qu'ils croient être. Les hommes n'ont pas perçu quelle était leur profondeur et quelle était leur dignité. Ils n'ont pas perçu, et donc lui, il les regarde mais il ne croit pas en eux. Il ne va pas recueillir leurs expériences de vécu, leurs témoignages, il va toujours voir comment ils sont dans l'accomplissement que Dieu désire pour eux. Voyez cette attitude assez extraordinaire qui dit : ne classez pas vos frères, ne les jugez pas, ne les appréciez pas, vous n'avez rien en faire ; vous avez à regarder comment ils sont appelés. Ils marchent et vous ne savez pas où ils vont.

c) La recherche.

« Et lui, ayant contemplé ceux-là qui s'étaient mis à sa suite, leur dit : “Que cherchez-vous ?” »  Certains manuscrits ont « que cherchez-vous ? », et d'autres ont « qui cherches-tu ? » Cette question se retrouvera en Jn 20, 15 après la résurrection.

La zêtêsis (la recherche), on est tenté de lui chercher un objet : est-ce que vous cherchez une doctrine, quelqu'un ou quelque chose ? Je crois que la recherche, il faut la maintenir dans l'absolu de son incompréhension. Il faut la maintenir dans le fait que ce qui compte c'est la recherche, sans même savoir ce que tu cherches. C'est une parole qui est inaugurale, c'est une parole initiatique. C'est la parole de l'invitation, c'est la parole qui ouvre mais qui ne te dit jamais où cela te met.

Vous vous rappelez ce beau texte qui se trouve à la fin de l'évangile de Jean quand Jésus dit à Pierre : « 18Amen, amen, je te dis, quand tu étais jeune, tu te ceignais toi-même et tu marchais où tu voulais. Quand tu auras vieilli, tu étendras tes mains et  un autre te ceindra et te conduira où tu ne veux pas.» Le sens de cette parole étonnante : au temps où tu étais juif, tu savais quoi faire, tu avais tes commandements, tes lois, tu avais ta bure bien serrée, tu savais où tu allais. Maintenant que tu es dans le définitif, dans l'absolu de la parole de Dieu, ce n'est pas toi qui t'as mis ta ceinture, tu ne sais pas où tu vas.

Donc que ce qui compte c'est la recherche, sans même savoir ce que tu cherches. Je pense que c'est dans ce sens-là qu'il faut prendre le sens de la zêtêsis (la recherche).

d) Le titre de rabbi.

Le mot rabbi dont on a parlé au début apparaît ici « Ils lui dirent : “Rabbi – ce qu'on traduit par didascale (maître)…”».

On a retrouvé sur le mont des Oliviers, dans le cimetière, l'inscription "didascale". Donc ce terme était certainement utilisé pour traduire le mot rabbi. Mais ce mot rabbi est, en lui-même, un titre d'honneur mais aussi un spécifique du rabbinisme.

e) « Où demeures-tu ? »

Ils lui disent « “Pou méneï (où demeures-tu) ?” » C'est véritablement une des très belles questions. En effet dans l'évangile qui ne reprend pas les catégories aristotéliciennes, on n'aura pas de questions en « Qui ? » ou en « Que ? », car ce sont de fausses questions. C'est pourquoi à « qui cherches-tu ? » il n'y a pas de réponse, il y a simplement la zêtêsis, il y a simplement le fait de chercher.

Et la bonne réponse à « Que cherchez-vous ? » va être introduite par le mot « où ? » : « Où demeures-tu ? ». C'est une question fondamentale, et on a ici la symbolique majeure du temps et de l'espace.

L'arkhê (l'origine) se dit dans le thème du demeurer qui est celui de la maison. Ça paraît contradictoire. Pourquoi est-ce qu'on veut mettre ce qui est la source dans un lieu qui apparaît figé ? Il aurait dit « Où vas-tu ? » ou « Que fais-tu ? », on aurait vu. Tandis qu'ici : « Où demeures-tu ? » En fait le verbe demeurer indique la présence active et vivante, il n'indique pas le fait d'être simplement là devant. Il s'agit au contraire d'être celui qui est devenu proche. Le problème n'est plus celui d'une distance objective, la question est celle du lointain et du proche.

Or celui qui a la victoire sur la distance, ça va être le Christ. Celui qui va vaincre la distance c'est celui qui, pour cela, sera appelé Fils de Dieu. Il est appelé Fils de Dieu parce qu'il devient pleinement fils de l'homme. C'est celui qui va combler la distance la plus lointaine de celui qui est le tout autre, et qui, pourtant, est le plus proche dans l'effectivité de l'amour.

C'est donc ici un changement de perspective. "Où demeurer" c'est la même chose que "demeurer dans la question", c'est la même chose que "demeurer dans l'amour". Demeurer, ça ne veut pas dire être là à ne rien faire, ça ne veut pas dire être là devant, ça ne veut pas dire être là comme un objet. Celui qui demeure désigne bien au contraire celui qui habite pleinement le questionnement ; c'est celui qui est porté par la question d'être-à, la question d'être-à-Dieu[3]. Si bien que pour Jean demeurer et marcher c'est la même chose. Marcher c'est demeurer dans la vérité. Et faire, ce sera faire la vérité.

On est donc ici dans une théologie du mouvement où il n'y a pas simplement l'homme qui change, qui est altéré et tombe dans l'altération, il s'agit aussi de Dieu.

Donc « où demeures-tu » ne veut pas dire « montre-nous ta maison », mais cela veut dire tout simplement : « garde-nous dans ta proximité ; où est-ce qu'on peut être près de toi ? » Et Jésus va répondre de deux manières. Il a déjà répondu au premier verset quand il disait « et la parole était auprès de Dieu ». La première façon de demeurer c'est donc de demeurer dans la parole. C'est donc écouter quelque chose qui nous est annoncé mais qu'on ne peut pas enfermer dans des définitions. La parole ne peut être que l'affaire Jésus qui continue.

En effet la parole en hébreu se dit davar. Ça veut bien dire parole mais cela veut dire aussi l'affaire, ce qui se trame. Donc ici « demeurer dans la parole » c'est que l'affaire Jésus continue. Si nous ne sommes pas des croyants, si nous ne demeurons pas dans la parole, il n'y a plus de foi en Jésus-Christ et il n'y a plus de résurrection. C'est là qu'est la façon étonnante de lire pour l'Évangile : la résurrection n'est pas un petit événement que l'on rappelle, c'est ce qui s'authentifie et se révèle en nous. « Demeurez dans ma parole » c'est faire que le mystère soit proche et qu'il soit effectif. Et ce sera pareil que « demeurer dans l'amour ».

Et ici, qu'est-ce que va être cet amour ? L'amour n'est pas un sentiment, l'amour n'est pas une vertu, ce n'est pas un commandement au sens d'un impératif. L'amour c'est forcément un événement. Et un événement ce n'est pas une anecdote, c'est un fait où il y a des témoins, et un fait qui se prolonge. Il n'y a pas d'événement de la résurrection s'il n'y a pas des témoins de la résurrection. Il n'y a pas d'amour de Dieu s'il n'y a pas des gens qui le reconnaissent comme nous aimant. Il faut donc demeurer dans l'amour.

« Où demeures-tu ? » Ce "où" ne peut pas être quelque chose qui serait transitoire, quelque chose qui serait épuisé, il est au contraire ce qui est continuellement repris. Et c'est pour ça qu'il y a la zêtêsis, la quête, la recherche. La question que je pose à Dieu « où demeures-tu dans ta parole et dans ton amour ? » ne peut pas avoir de réponse extérieure. Il n'y a pas de preuve dans le christianisme, il n'y a pas de démonstration, il ne peut y avoir que l'accueil et le recueil dans la foi. Il ne peut y avoir là, et c'est le plus haut pouvoir, que le fait de la foi c'est-à-dire d'accueillir ce questionnement.

La foi est donc toujours de l'intérieur, elle reste là comme quelque chose qui est appelant et qui est questionnant. Il y a continuellement en nous ce qui est d'être tourné vers Dieu, ce qui est d'être tourné vers la parole.

f) « Venez et voyez »

Il y a toujours cet appel « où demeures-tu ? » Et la réponse de Jésus : « Venez et voyez ». Ils ne font pas l'erreur de déterminer le lieu où il les emmène. Il ne les emmène pas au Temple de Jérusalem, ou sur le mont Sinaï, ou bien sur le mont Garizim. « Venez et voyez » : c'est dans le fait de venir que se fait le lieu, c'est le marcher qui est voir, et ce voir est celui de la foi. « Je suis le chemin qui est la vérité »[4].

On ne marche pas pour aller voir. C'est marcher qui se révèle déjà être un voir. C'est le fait d'être ici ce matin[5] qui est déjà un voir. C'est toujours quand on se retrouve ensemble.

C'est le fait de marcher même sans repères qui est déjà un voir. C'est chercher qui est avoir trouvé.

Donc ici la question "où ?" fait apparaître quelque chose d'important. Cette question est toujours la question de quelqu'un qui est désorienté, il n'a plus apparemment de repères.

On a essayé de mettre des mots sur ce "où", sur ce lieu, et on a mis des mots comme « les cieux » ou « le Père ». Ce sont certainement des mots fondamentaux, mais c'est aussi les mots les plus périlleux. Si la considération du Père conduit à une autre perspective que la simple paternité biologique que l'homme connaît, si les cieux désignent un autre espace qui n'a rien à voir avec un autre monde semblable au nôtre, alors on pourra peut-être approcher ce qu'il en est de ce "où", de ce lieu. Or ce lieu on va le trouver, ça va être dans la personne même du Christ.

Vous avez un très beau passage qu'il faudra lire : « Nul ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne le tire (ne l'attire, ne le conduit) » (Jn 6, 44).

En tout cas il n'y a pas de lieu possible si, du fond de moi-même, ce que je me donne comme origine, c'est l'action même de Dieu en moi. C'est pourquoi va apparaître continuellement dans l'Évangile « je ne sais pas » « tu ne sais » mais « tu entends sa voix ».

g) La dixième heure.

« Ils allèrent donc et ils virent où il demeure ; et ils demeurèrent ce jour auprès de lui, c'était environ la dixième heure. »

Il y a un chiffre qui est donné pour l'heure alors qu'il n'est pas précisé quel est le jour. Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

Le chiffre 10 lui-même a peut-être une signification. On sait que le quatre est important, car il indique toutes les directions de la terre ; or 10 c'est la somme 1 + 2 + 3 + 4. Donc 10 indique la totalité, mais une totalité qui n'est pas donnée d'emblée, qui n'est pas donnée dans l'immédiat. Ce qui indique la totalité qui est donnée d'un seul coup, c'est le chiffre 7. Le chiffre 10 indique la totalité qui est donnée par l'addition, totalité qui est donnée par l'œuvre ouverte. Donc, par ce 10 qui est indiqué ici, c'est le début de la communauté chrétienne qui est signifié.

Mais on peut remarquer que la dixième heure correspond en général à 16 heures, et que c'est le début du soir, ou plus exactement "l'entre deux soirs"[6]. Or c'est l'heure de l'immolation de l'agneau pascal. Je pense que c'est de ce côté-là qu'on peut aussi chercher pour essayer de voir ce que veut dire la dixième heure. Par ailleurs dans l'évangile de Jean, le Christ meurt comme agneau pascal le jour même de la pâque, alors que dans les synoptiques, il meurt la veille de la pâque[7]. Et je pense que ce qui est dit ici est lié à une controverse qui est un peu difficile à suivre, entre ceux qui célébraient la Pâque le 14 de Nisan et ceux qui célébraient la Pâque le 15 de Nisan. Mais je vous en fais grâce.



[1] La séance a eu lieu fin 1996 et la transcription a été faite en janvier 2015 à partir de l'enregistrement audio, tous les titres et toutes les notes ayant été ajoutées par Christiane Marmèche et Colette Netzer.

[2] Voir ce que dit Jean-Marie Martin à ce propos : Jn 5, 17-21: le shabbat en débat. Les 7 jours et les 2 œuvres de Dieu (Gn 1) .

[4] Traduction de « Je suis le chemin, la vérité » (Jn 14, 6).

[5] Au sein de la paroisse de Saint-Merri.

[6] En Exode 12.6, Dieu dit aux enfants d'Israël d'immoler l’agneau dans "l'entre deux soirs". Cela désigne un moment entre le coucher du soleil et le crépuscule.

[7] « Les synoptiques présentent le dernier repas de Jésus comme un repas pascal (Mc 14, 12-16 ; Mt 26, 17-19 ; Lc 22, 7-13) ; Jésus aurait donc mangé la Pâque le 14 Nisan et aurait été crucifié le 15. Mais chez Jean, au contraire, le jour du crucifiement ne peut être que le 14 Nisan, puisque les Juifs refusent d'entrer dans le prétoire de Pilate pour ne pas se souiller et pouvoir manger la Pâque (Jn 18, 28) ; la Cène devrait donc être située la veille, 13 Nisan, et elle n'est plus alors la célébration de la Pâque comme l'affirment les Synoptiques. » (D'après l'article d'Annie Jaubert "La date de la dernière Cène", Revue de l'histoire des religions, tome 146 n°2, 1954. pp. 140-173 Sur internet : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1954_num_146_2_7015)

 

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