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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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29 décembre 2014

Qu'entend Raimon Panikkar par "christianie" au-delà de la chrétienté et du christianisme ?

R Panikkar parle de "christianie", Jean-Marie Martin parle "chritité" au-delà de la chrétienté et du christianisme et plusieurs messages figurent sur ce sujet. Sur ce blog qui a pour nom "La christité" il a semblé intéressant de donner la parole à Raimon Panikkar (1918-2010) sur ce mot de "christianie".

Raimon Panikkar (1918-2010) est né à Barcelone (Espagne). Sa mère était catalane et chrétienne, son père était indien et hindouiste. Il est ordonné prêtre en 1946. Professeur des plus prestigieuses universités à Harvard, à Mysore en Inde, à Girona en Espagne, auteur de livres traduits dans le monde entier, parlant lui-même douze langues.

L'essentiel de ce message est constitué par des extraits du chapitre "Sur l'identité chrétienne" du livre d'entretiens de R. Panikkar avec G. Jarczyk. Certaines des notions sont abordées aussi par J-M Martin sur le blog, en particulier dans les messages des tags  Eglise et christité.

 

Pour J-M Martin « Le mot de christité sert à désigner un espace où rencontrer le Christ. Ce mot garde la racine du mot Christos – chrétienté, christianisme, christité – donc ça marque une véritable continuité, et néanmoins cette distinction voudrait nommer des façons différentes de se comporter. Et par là je ne juge aucun moment de l'histoire, ni la chrétienté ni le temps du christianisme ni le temps souhaité de la christité. Simplement il faut qu'ils soient dans leur temps, le temps qui leur convient. » « Je ne suis pas propriétaire du mot christité bien que je ne l'ai jamais entendu avant de le prononcer. J'ai appris après coup que Panikkar, qui est un théologien indien, a prononcé ce mot dans une certaine perspective, avant moi sans doute. »

Pour R Panikkar « Christianie (Christianness) est la rencontre avec Christ au centre de nous-mêmes, au centre de la communauté humaine et au centre de la réalité. C’est une foi personnelle christique qui veut assumer la position du Christ, bien au-delà de la chrétienté médiévale (Christandam) et du christianisme moderne (Christianity) dans lesquelles Christ aurait plus de poids en tant que noyau mystique de la foi que l’Église (dimension sacramentale) et le christianisme (aspect social). Il ne s’agit pas d’une réalité totalement nouvelle, mais présente déjà chez les grands chrétiens de l’histoire, lesquels, pour cela, se révèlent quelque fois dérangeants pour l’Église même. » (http://www.raimon-panikkar.org/francese/gloss-christianie.html)

 

 

Sur l'identité chrétienne

Par Raimon Panikkar

Extraits de Entre Dieu et le cosmos[1] p. 43-55

 

 

Raimon Panikkar, Entre Dieu et le cosmos

Gwendoline Jarczyk : Que dites-vous comme prêtre catholique, à propos de votre identité ? Quelle est votre identité face aux propos que vous tenez ?

Raimon Panikkar : Vous m'excuserez d'être philosophe, pendant une minute. La culture occidentale est basée sur la compréhension de l'identité personnelle comme différence d'avec l'autre : je serais d'autant plus identique à moi-même que je serais différent de vous. Vous demandez donc, non pas mon identité mais ma différence. Tandis que pour moi, en bon Indien et en bon hindou, l'identité n'est pas ce qui me fait différent de vous, affirmant comme un préalable la distance disons rationnelle ou catégoriale qui existe entre nous. Mon identité ce n'est pas ce qui me rend différent des hindous, moi qui suis prêtre catholique. Mon identité comme prêtre catholique, comme ayant foi dans le Christ, c'est ce qui me met en relation étroite avec tous les autres. Et quand je dis relation, je pense à une relation constitutive et non pas à une stratégie diplomatique de « public relations ».

Un exemple qui fut à la racine de malentendus tragiques pendant plusieurs siècles. Quand au sein du monde abrahamique on cherche, de façon plus ou moins rationnelle, à vouloir décrire ou simplement à formuler la réalité suprême, qu'est-ce qu'on cherche ? La différence, le tout Autre, le Transcendant. Dieu serait Dieu parce qu'il n'est pas créature. Dieu serait Dieu parce qu'il est différent. Autrement il ne serait pas Dieu. L'identité de Dieu, pense-t-on, c'est de ne pas être créature. Est-ce vraiment suffisant ? En un mot et pour revenir à votre question : mon identité chrétienne n'est pas ce qui m'obligerait à être non hindou.

► On comprend pourquoi vous vous sentez si proche de Maître Eckhart.

R P : Une telle identité de la réalité suprême, en Inde, on ne la cherche pas en se demandant en quoi elle se différencie des autres. Brahman n'est pas le Dieu abrahamique – que l'on définit comme différent, protecteur, créateur, juge, providence, toutes choses certes excellentes en soi… Mais Brahman, d'une certaine façon, c'est exactement le contraire : en lui je ne peux rien séparer de rien, je ne peux pas en faire une abstraction, en cherchant ce qui serait le symbole de ce que nous avons appelé la réalité suprême. L'identité du Brahman est tellement infinie qu'elle ne se distingue de rien. Son identité n'est pas sa différence. Son identité et si infime qu'on ne peut pas la distinguer (et donc séparer) de rien.

(…)

Dans une discussion interreligieux amicale, quelqu'un affirmera : « je dis la même chose » – « Pardon, vous ne dites pas la même chose » ; c'est clair, on ne dit pas la même chose. Je critique à ce propos un certain crypto-kantisme, qui ferait croire qu'il y aurait une chose en soi, à propos de laquelle nous nous exprimerions de façon différente. Non, il n'y a pas de chose en soi. (…) Dieu et Brahman joue un rôle équivalent à l'intérieur de systèmes respectifs, mais seulement pour exprimer ce mystère qui, comme dit notre ami Maître Eckhart, est innominabile et omninominabile, qui n'est épuisé pas aucun nom et susceptible de les recevoir tous.

(…)

La foi ne nous donne aucune certitude. (…) L'obsession de la certitude nous a entraînés dans la paranoïa de la sécurité. Les « peurs archaïques » n'ont pas disparu.

► Est-ce là quelque chose de typique de notre modernité ?

R P : Descartes était scandalisé de ce que les jésuites disaient une chose et les dominicains une autre, cependant que les simples laïcs s'aventuraient dans une troisième. Cela était pour lui un scandale. Face à cette situation, Descartes vient à douter de tous ; à tous il retire sa confiance et, génial comme il était, cherche le fondement d'une certitude, pour en arriver finalement où il arrive. Notons que sa démarche consiste dans la recherche, non pas de la vérité, mais de la certitude, en sorte que pour lui c'est la certitude qui deviendra le critère de la vérité. Tout sera bien lorsqu'il parviendra à ne plus douter… Or dans la littérature espagnole de l'époque, la différence des opinions – entre jésuites, dominicains, laïcs – est perçue au contraire comme une preuve de la beauté, de la richesse et de la polyvalence de la création. Pourquoi devrais-je, en effet, rechercher la certitude ? Un préalable anthropologique assez évident m'avertit précisément de ce que je ne suis certain de rien. Grâce à Dieu, la foi n'est donc pas la certitude !

► Comment situeriez-vous l'athée dans l'orbite de la foi, dans l'orbite du troisième œil ?

R P : Selon moi, l'athée a une foi. Tout homme a la foi. La foi de l'athée est parfois bien plus profonde – parce qu'elle est apophatique, sevrée de paroles – que ne le sont les croyances habituelles, avec leur série d'affirmations. Ainsi que le dit Évagre le Pontique, l'un des grands génies de l'Occident, chrétien et moine : « Bienheureux ceux qui sont parvenus à l'ignorance infinie. » (…) Je ne vois aucune hérésie à affirmer que la foi de l'athée n'est pas différente de la foi du chrétien – mais la foi n'est pas la croyance, bien qu'il existe entre elles une relation transcendantale.

► Que dire, à partir de là, concernant les Églises ?

R P : J'avoue être toujours quelque peu réticent lorsqu'on emploie ce terme d'Église, au singulier comme au pluriel ; et cela parce que je crois encore et toujours dans le « mystère cosmique de l'Église », ainsi que le disaient les Pères grecs. L'Église ne possède pas de limites définies et parfaitement repérables. C'est pour cela que je me fais le défenseur – en cherchant toujours à mieux la comprendre – de cette proposition scandaleuse aux oreilles modernes et que Hans Küng a de son point de vue toute raison de critiquer : Extra Ecclesiam nulla salus, « En dehors de l'Église, pas de salut ». Mais je crois en la validité de cet adage, pour la simple raison que l'Église dans laquelle je crois ne peut être définie que comme le lieu du salut. Le lieu du salut se trouve-t-il sur une plage ou dans une religion, ou encore dans tel édifice ou au sein de la famille, ou bien en suivant fidèlement une Église, alors ce sera l'Église. L'erreur en ce qui la concerne procède d'un quiproquo de type, disons, géographique et culturel. Mais l'Église a toujours entendu être le lieu du salut en quelque endroit du globe que celui-ci se trouve cherché et gagné. C'est après, pour des raisons historiques et culturelles, qu'on a presque perdu le sens mystique de l'Église, sacramentum mundi, « mystère du cosmos ».

(…)

► Quelle était donc, pour Cyprien, la conception véritable de l'Église sous-jacente à cet adage ?

R P : L'Église est en fait aux dimensions de la famille humaine. L'Église, ce n'est rien de moins que le cosmos, dans son rassemblement et son unité vraie. En ce sens, et avec les Pères grecs, on peut dire que, au commencement, Dieu a créé l'Église.

► Ne risque-t-on pas de procéder alors à une extension indue de l'Église chrétienne dans sa figure institutionnelle ? (…) Comment oser dire : « Elle est partout, mais vous ne le savez pas » ?

R P : Il est vrai que c'est un grand danger. Selon cette perspective, je vous donne mon entier accord. Seulement, éviter ce danger ne doit pas me faire tomber dans un autre. (…)

Si l'Église est la communauté constituée par le rassemblement de tous ceux qui cherchent avec droiture la vérité – et cela depuis Abel, le premier « homme normal » – il est évident qu'elle rassemble tous ceux qui ne s'exceptent pas du salut, fussent-ils en dehors de l'Église-institution.

(…)

► Ce « Hors de l'Église pas de salut » ouvrirait plutôt à la rencontre de l'autre – puisque alors ce dernier est perçu comme émargeant déjà à cette plénitude.

R P : Exactement. Et c'est bien ce que je vous disais en développant me pensée sur la pars pro toto, la partie qui se prend pour le tout. J'ai découvert cette idée dans quasi toutes les religions. L'islam dira que tout homme est né musulman ; l'hindouisme affirmera qu'il y a un dharma[2] éternel ouvert à tout homme ; et de même, Cyrille d'Alexandrie déclare que tout ce qui ressortit à la vérité et à la bonté est chrétien ; ce que reprend à sa façon Clément d'Alexandrie : « Tous ceux qui vivent d'après le Logos sont des chrétiens. » Les religions orientales ne sont pas en reste : tout ce qui est dit de bon, de vrai et de juste appartient au Bouddha, ont écrit les sages bouddhistes. C'est exactement la même idée. La partie contient le tout, mais on oublie souvent que le tout est contenu dans la partie. Nous sommes images de Dieu, dit la Bible, et non pas image d'une partie de Dieu.

► Cela peut donc s'entendre en bonne part, mais uniquement à la profondeur que vous ne cessez d'évoquer, c'est-à-dire dans la sphère de la vision proprement mystique.

R P : Lorsque vous dénoncez ceux qui se croient en possession de la vérité, je citerais saint Thomas qui affirme que la vérité ne se possède pas : c'est elle au contraire qui nous possède.

(…)

Avant de procéder à la critique, j'éprouve la nécessité de me réformer moi-même plutôt que de dépenser mes forces pour réformer autrui… y compris l'Église institutionnelle.

Au cours des mille ans au moins qui ont suivi Constantin, à partir donc de la fin du IIIe siècle – car avec Constantin l'Église a vraiment changé de statut et de position sociale – la conscience de la majorité des chrétiens s'est reconnue dans ce qu'on appelle la « chrétienté », un système qui mariait politique et religion, en conformité avec l'adage : Cujus regio ejus religio – l'appartenance à une « religion » étant commandée par l'appartenance à une « région » géographique elle-même marquée par un régime politique. Les chrétiens sont censés construire une civitas terrena, une cité terrestre qui soit l'image de la civitas divina, la cité divine…

Et donc, érigeons des cathédrales, établissons un ordre juridique ! Il ne saurait sans cela y avoir de vie sociale. Ni de vie politique. D'où l'empereur et le pape… Et la défense de nos droits, la diffusion du christianisme, les croisades, la culture « chrétienne ». Vu du dehors, ces mille ans d'histoire européenne forcent la critique, mais aussi l'admiration, car tout n'est pas négatif. L'Europe d'aujourd'hui se ressent encore de cet héritage. Il importe néanmoins de se rendre à l'évidence : pareille extension pouvait porter à des abus. Au moment où se fera jour un certain pluralisme de bon aloi, serai-je contraint de voter pour un parti qui s'imposerait un moi du seul fait de mon appartenance religieuse ? Que faire quand surgiront les luttes entre Guelfes et Gibelins dans la Florence du XIVe siècle ?

(…)

Le christianisme est constitué de moments qui sont moins chronologiques que kaïrologiques – un néologisme qui veut signifier que le christianisme, en sa réalité profonde, procède d'une lecture d'une intelligence des « moments favorables » que l'Esprit inscrit dans l'histoire. Ces moments sont enchevêtrés les uns dans les autres et ne sont pas séparables comme s'il s'agissait d'en traiter de manière chronologique. Dans le christianisme, il y a aussi tout un système doctrinal : si on récite le Credo, on doit savoir ce que l'on énonce. Dans cette lumière, ma conviction ou ma lecture propre des « signes du temps » – une autre expression possible pour les kaïroï – est que la «chrétienté » est morte – même si certains continuent à rêver d'une « Europe chrétienne ». Je pense que le « christianisme » institutionnel est moribond – il n'y a qu'à considérer les églises vides : le monde s'en va ailleurs. Mais la « christianie » est florissante, aussi vivante que jamais.

► Qu'entendez-vous par « christianie » ?

Raimon Panikkar

R P : Elle serait le troisième moment kaïrologique de l'identité chrétienne. Cette identité – mon identité – je la découvre ; on ne me la donne pas. Plus qu'une appartenance juridique ou un consensus doctrinal, la christianie recouvre donc une réalité expérientielle.

(…)[3]

Lorsque l'on a fait l'expérience de ce Christ ou de ce Jésus qui a été fait Christ… qui a affirmé que le sabbat était fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat, sans s'effrayer de tous les dangers d'anarchie qu'une telle attitude pouvait comporter ; un homme si plein de confiance dans l'Esprit qu'il pouvait affirmer : « Il vous est bon que je m'en aille, autrement l'Esprit ne viendra pas » (Jn 16, 7) – cet acte de confiance dans l'Esprit est proprement prodigieux, car il porte sur une confiance totale en l'homme parce qu'avec lui il y a l'Esprit. C'est cela la christianie. Cette expérience je la trouve partout, indépendamment des étiquettes de catholiques ou de chrétiens que l'on peut apposer ici ou là ou dont on se recommanderait…

(…)

La plénitude de l'homme, voilà mon thème – ce que les Pères grecs visaient en parlant de sa divinisation, en comprenant ces choses dans la perspective justement d'un Dieu qui n'est pas un Dieu exclusivement transcendant.



[1] Entre Dieu et le cosmos, Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, éditions Albin Michel 1998.

[2] Terme polysémique, traduit de façon courante par religion, loi ou ordre éternel.

[3] R Panikkar évoque ici un ensemble d'expériences qu'il résume ainsi : « amour de Dieu et du prochain, véracité, fidélité, humilité, ouverture, liberté… » dans L'expérience de Dieu, un autre livre.

 

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