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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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23 septembre 2014

Constitution de l'Église : figure sacramentelle et figure de gouvernement. Hydrographie johannique, météo de l'Esprit

Dans une première partie, en s'appuyant sur l'hydrographie johannique (le thème de l'eau et de ses dérivations), J-M Martin propose une approche renouvellée de la sacramentaire originelle. Un complément qui s'appuie sur un vieil adage de théologie classique, ouvre sur une météorologie de la grâce (orages...). La deuxième partie commence par une citation de saint Thomas d'Aquin : l'Église est constituée par la foi et les sacrements de la foi, dont les apôtres et leurs successeurs ont la garde. Ceci définit deux figures dans l'Église à ne pas mettre sur le même niveau. Ensuite J-M Martin met ces figures en rapport avec ce qui est dit de Pierre et Jean dans l'évangile de saint Jean (Cette réflexion est extraite de la session qui a eu lieu sur la Résurrection (Jn 20-21).

Le message suivant complète ce qui est dit ici : Différents sens du mot Église (Ekklêsia) chez st Paul et au Concile Vatican II. Qu'est-ce que la "sainte Église catholique" ?.

Ce sujet est abordé dans les derniers chapitres de la session sur "Le sacré dans l'évangile" dont la transcription figure sur le blog au tag SACRÉ.

 

 

Constitution de l'Église

Figures sacramentelle et de gouvernement

 

En général quand on parle d'Église aujourd'hui, on a deux concepts différents, à savoir une Église intérieure et une Église structure[1]. Or ce n'est pas de cela que je vais parler. En effet ce que nous allons évoquer ce sont deux figures de l'Église : la figure sacramentelle et la figure de régime (ou de gouvernement), et nous verrons qu'il n'y a pas intérêt à les confondre, nous verrons même qu'elles étaient soigneusement distinguées par les grands théologiens du Moyen Âge et que certains textes de Vatican II, en dépit des avantages apportés par ce concile en matière ecclésiologique, risqueraient d'estomper cette différence essentielle.

 

1°) La sacramentaire originelle issue de l'hydrographie johannique.

Je commence par ce qui est de l'ordre sacramentaire et je le fais dans la terminologie de saint Jean. En effet, dans cette affaire, il faut bien distinguer la symbolique sacramentaire de Jean et une théologie du sacrement qui apparaît sous sa forme stricte seulement fin XIIe, début XIIIe siècle. Entre les deux il y a une très grande différence, et la théologie du sacrement n'épuise pas les possibilités de la sacramentaire originelle.

La question que je vais poser pour introduire cela, c'est la question de l'hydrographie johannique. J'explique ce mot. Chez saint Jean, le thème de l'eau et des dérivations de l'eau est un thème tout à fait fondamental.

a) Le thème de l'eau et des dérivations de l'eau chez saint Jean.

Le lieu le plus fondamental est très probablement Jn 7, 37-39. C'est lors de la fête d'automne, le dernier jour de la fête qui est le grand jour : « Jésus se tient au milieu du temple et crie : "Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi celui qui croit en moi, des ruisseaux d'eau vivante couleront de son sein"… Il parlait du Pneuma que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui ; il n'y avait pas encore de pneuma car Jésus n'avait pas encore été glorifié. »

Essayons de situer ces deux versets.

1/ Le thème de la source à partir d'où se produit le découlement se trouve au chapitre 4 dans le débat avec la Samaritaine : quelle est la source, est-ce ici ou à Jérusalem ? Ce n'est ni ici ni là mais « dans le Pneuma qui est la vérité », donc dans le Pneuma de Résurrection comme en Jn 7, 37-39 : il est la source à partir d'où cela s'ouvre. 

2/ Du point de vue de l'imagerie, nous avons indirectement une référence à Gn 2 où se trouve le tout premier symbole de ce qui est en question. Il s'agit de la détection du centre, c'est-à-dire de la source qui est au milieu du jardin et qui se répartit dans les quatre "têtes" (les quatre fleuves) énumérés en Gn 2. Ce fleuve source se retrouve dans la ville à la fin de l'Apocalypse[2]. Il s'agit donc de la détection du centre et de l'examen des fluences : comment cela découle-t-il ?

3/ D'autre part le lieu de la référence immédiate, c'est le temple selon Ézéchiel : du temple l'eau coule dans la direction des quatre points cardinaux. Et en Jn 2 Jésus s'assimile à ce temple : désormais son corps de résurrection est le véritable temple. En effet à propos des vendeurs chassés du temple, « 19Jésus leur dit :"Détruisez ce temple et je le rebâtirai en trois jours."…21Il parlait du temple de son corps » (Jn 2). Ceci est compris dans le mot gloire, puisque « nous avons contemplé sa gloire » (Jn 1, 14) et que la gloire c'est la présence de Dieu dans son peuple.

4/ Et surtout le lieu de référence le plus intéressant, c'est le chapitre 19 (nous en avons eu des échos dans le chapitre 20) : le corps de Jésus en croix est le lieu d'où flue le pneuma qu'il remet (v.30) et d'où fluent l'eau et le sang (v.34), cette eau-là qui est le sang, et ce sang-là qui est l'eau, parce que ces trois fluides sont appelés « pneuma, eau et sang » en 1Jn 5 dans un passage extrêmement complexe, progressif où les trois sont énumérés avec l'indication qu'ils sont « vers un seul » : ils sont désormais le véritable Éden ou le véritable temple. Le véritable lieu à partir d'où se situe tout cela, c'est Jésus ressuscité, c'est le Pneuma « car auparavant il n'y avait pas de pneuma car Jésus n'avait pas encore été glorifié » (Jn 7). Ce thème est souligné au chapitre 19 parce qu'on insiste sur le fait que le témoin a vu et qu'il témoigne, et que son témoignage est vrai (v.35) car c'est un point essentiel. C'est repris dans le chapitre 20 à propos des traces : de son flanc percé, transfixé, découle la reconnaissance de Jésus pour ce qu'il est, c'est-à-dire précisément la foi. Ceci intervient lors de l'apparition aux disciples rassemblés au soir du premier jour, et c'est également repris, en mêlant un autre thème, dans l'apparition à Thomas.

Voyez ce que je veux faire, c'est détecter un ensemble symbolique avec ses références propres et voir comment tout au long de l'évangile de Jean il émerge. Il faut entendre l'Évangile à partir de cette symbolique fondamentale qui est donc la question de ce qui était rassemblé en Jésus, qui se diffuse et se répand. Répandre est une des caractéristiques fluides du Pneuma, c'est un des verbes fondamentaux du Pneuma, d'autres verbes étant emplir et verser, tous des verbes de fluide qui disent la donation ou la diffusion, sans compter que le verbe donner est fondamental à propos du Pneuma.

b) Le langage de la fluence, de l'énergie.

Nous avions parlé, rappelez-vous, en jouant un peu sur les mots, de typographie, l'écriture du tupos (typos) étant la marque de la transcription[3]. Pour l'hydrographie spirituelle que j'évoque maintenant c'est un peu la même chose. Vous savez, il ne faudrait pas vous étonner outre mesure si vous avez eu l'occasion de parler avec telle ou telle personne qui connaît telle ou telle doctrine orientale ou autre, qui emploie des mots comme les énergies, les influences, les fluences. Cela du reste se retrouve dans le judaïsme biblique sous la dénomination des bénédictions qui étaient toujours plus ou moins dans le langage de la fluence, de la pluie ou de la dérivation des eaux. Vous voyez vers quoi nous allons ici : nous allons vers cette idée qu'être au fait de ce texte suppose de ne pas simplement l'avoir entendu comme une opinion ou une doctrine, mais peut-être se mettre dans un certain rapport avec cette dérivation.

c) Goûter à la parole répandue.

Goûter l'eau de la ParoleOn pourrait s'interroger et se demander en quoi consiste cette dérivation. Je dirai probablement que la dérivation la plus fondamentale, c'est la parole, et singulièrement la parole écrite, d'où l'importance de la graphie dans la situation de Jean. Ce qui est en question dans cette affaire ne vient pas de l'écoute, mais il ne faut pas opposer l'écoute et l'Écriture, car l'Écriture est la Graphê de cette eau-là, d'où l'importance du témoignage au sens johannique du terme : être dans le champ de l'écoute de l'Écriture, c'est tout autre chose que se documenter sur une opinion de jadis. Lire en ce sens-là, c'est être en rapport avec cette source, c'est voir que la volonté du texte est celle-ci. Autrement dit cela fait partie du dit du texte que de goûter à cette eau-là qui est la parole répandue.

d) La dimension de la gestuation.

Mais il y a autre chose également : cette symbolique originelle se donne spontanément dans une gestuation : une gestuation baptismale, une gestuation de repas, une gestuation de l'odeur même, des gestuations diverses. Il y a là une dimension importante qui se dit.

Je viens de parler de repas : cela se trouve même à partir du pain. On sait que si la parole dont je viens de parler est eau (puisque le puits c'est la parole), c'est le pain aussi. Dans l'acte de multiplication des pains, l'idée de multiplication est très importante, le passage de l'un (les 5 pains) aux multiples. Mais plus importants encore sont les 12 paniers de pain qui restent et qu'il ne faut pas laisser de côté, ils sont en plus : là est la présence eucharistique pour toute la lignée de l'Église. Nous mangeons encore de la multiplication des pains. Nous avons là un exemple de dérivation : dérivation de la parole mais aussi dérivation de la gestuation de la parole qui nous arrive sous la forme des sacrements.

e) Complément[4]. La météorologie de la grâce.

► Vous avez parlé d'hydrographie à propos des sacrements, cela dans l'optique de parler de la figure sacramentelle de l'Église, mais vous nous avez souvent dit que le don (ou la grâce) n'était pas cantonné à la figure visible de l'Église.

J-M M : Il y a une hydrographie de la grâce, c'est-à-dire qu'il y a des canaux, des fleuves par quoi elle coule et ce sont les sacrements, c'est la lecture, la méditation, la prière. Mais il y a aussi une météorologie de la grâce. Et je prends ici l'adage qui était commun chez les théologiens du XVe siècle et peut-être avant, c'est un mot qui se passait et les adages sont souvent intéressants. « Deus gratiam non alligavit sacramentis (Dieu n'a pas donné l'exclusivité de la grâce aux sacrements) » c'est-à-dire que la grâce se reçoit naturellement par une hydrologie, c'est-à-dire par des canaux, mais il y a aussi des orages, il y a ce que j'appelle la météorologie spirituelle : l'irruption, l'ouragan, la saisie par le pneuma. Il ne faut donc pas cantonner la présence de la grâce aux modes usuels, précieux sans doute, selon lesquels elle nous est accordée (pour parler le langage classique), qui sont les sacrements, les prières…

Le côté éruptif de l'Esprit est connu, il a le son de l'ouragan quand il entre dans le Cénacle. Nous connaissons des conversions fracassantes qui sont sans doute préparées secrètement sans qu'on le sache par un cheminement qui ne s'est pas ouvert à lui-même. Donc il ne faut pas borner la puissance de l'Esprit aux organisations utiles que Dieu a déterminées lui-même, ainsi de l'Eucharistie, c'est Jésus qui la détermine, et c'est de grâce prodigieuse, mais l'Esprit a toute liberté par rapport à cela. Comme il est dit c'est non alligavit : ce n'est pas lié, ce n'est pas une ligature exclusive.

 

2°) La constitution fondamentale de l'Église.

Abandonnons provisoirement la symbolique johannique pour essayer de nous situer par rapport à un discours théologique beaucoup plus classique. On s'aperçoit que lorsqu'il s'agissait de l'Église au Moyen Âge, il ne s'agissait pas d'abord du gouvernement (ou du regimen), mais de cet ordre-là que nous venons d'évoquer.

a) La figure sacramentelle et la figure de régime (ou de gouvernement)[5].

Voici une petite phrase de saint Thomas d'Aquin : « Les apôtres et leurs successeurs ont le regimen de l'Église constituée par la foi et les sacrements de la foi (Apostoli, et eorum successores sunt vicarii Dei, quantum ad regimen ecclesiae constitutae per fidem et fidei sacramenta) ».

Vous avez ici trois choses : la foi, les sacrements de la foi et le régime ; or ces trois choses ne sont pas mises sur le même plan. Le regimen est la traduction en droit romain du service de garde dont parle l'Écriture à propos de Pierre.

Le regimen ne constitue pas l'Église puisque les apôtres exercent le regimen d'une Église constituée par autre chose : la foi et les sacrements de la foi. Et ça c'est le malheur de Vatican II, qui a d'excellentes choses par ailleurs, mais qui aplatit complètement cette distinction en mettant l'héritage des trois titres de pasteur (ou roi), prophète et prêtre sur le même plan[6]. Vous avez ça à toutes les pages de la constitution Lumen Gentium. Or ces choses-là ne sont pas héritées de la même manière. Ce qui est proprement sacral, c'est l'Écriture sacrée et les sacramenta de la foi, c'est-à-dire les sacramenta de l'écoute de l'Écriture.

On peut donc résumer en disant que :

  • l'Église est constituée par la parole, et par la gestuation de la parole (les sacrements)..
  • de cela les successeurs des apôtres ont la garde (le regimen).

b) Différence de structure.

Il y a donc une région sacrale dont les successeurs des apôtres ont le “régime” donc le souci de la garde. Et ceci est important parce que, en outre, l'architecture de ces différents éléments n'est pas de même ordre. En effet :

– Le regimen est de structure pyramidale en dépit du mot de collégialité qui figure à Vatican II et qui est vraiment mal choisi[7], parce qu'un collège dont les membres ne sont pas des pareils, mais dans lequel il y en a un sans lequel le collège ne fonctionne pas, ce n'est pas un collegium au sens propre du terme !

– En revanche le sacral n'est pas du tout pyramidal. Même dans l'exercice propre du sacral, la messe que je dis a la même valeur que la messe du pape, même si je ne la dis pas à Saint-Pierre, et même si je n'ai pas de mitre sur la tête ! Ce n'est pas pyramidal, donc la structure n'est pas du tout la même.

Il importe donc de bien faire la distinction entre, d'une part, la Parole originelle qui est l'Écriture (ce qui correspond à la fonction de prophète) et la sacramentalité fondamentale (ce qui correspond au prêtre), et d'autre part les réalités de régime (de gouvernement) de l'Église (ce qui correspond au pasteur). Mais du fait que l'exercice du sacrement et l'exercice du droit sont généralement confondus dans la même personne il y a risque d'une sacralisation indue de choses qui relèvent du droit.

c) La sacramentalité en question.

En ce qui concerne le sacral, je dirais qu'on peut lire dans l'Évangile une invitation à gestuer un certain nombre de gestes du Christ lui-même, en particulier l'Eucharistie : «  Faites ceci – ce que je viens de faire – en mémoire de moi » et ceci est d'un ordre sacral, comme tout ce qui concerne l'Eucharistie. L'Eucharistie ne se borne pas du tout à être une réunion : « Il a fallu que les premiers chrétiens, pour se reconnaître et pour se conforter, se réunissent et puis ils ont pris l'initiative de manger ensemble, etc. ». Pas du tout ! Cet aspect de l'Église est d'un ordre qui fait aujourd'hui grande difficulté parce qu'il n'est, en fait, pas du tout pensé dans son propre.

La notion de sacrement est une des notions les plus dévalorisées qui soient pour un certain nombre de raisons, alors que cet aspect de l'Église est constitutif de l'Ekklêsia dans le grand sens du terme. Par exemple la réelle présence du Christ ne consiste pas simplement dans une mémoire de souvenirs du passé, mais dans une authentique présence, la présence eucharistique. Cette présence met en cause la succession temporelle de ce qui se passe dans l'Église, comme s'il y avait là une sorte d'intersection entre le temps de Dieu et le temps de notre histoire. Et je pense que les débats théologiques classiques qui ont porté surtout sur les difficultés d'ordre spatial – la présence du Christ en Palestine – seraient utilement supplantés par un questionnement de type temporel sur cette histoire-là. On a tenté cela un peu récemment en parlant d'une actuation, ou ré-actuation, mais la façon dont on l'a fait n'est pas satisfaisante par rapport à notre question du temps.

En fait, même l'Écriture devrait être lue de manière sacramentaire. Or le sacrement est complètement insignifiant de nos jours : le sacrement c'est “ce qu'il faut faire pour”. Nous sommes dans la distinction bien occidentale du théorique et du pratique : la foi c'est la théorie et le sacrement c'est la pratique. C'est une distinction qui n'a rien à voir avec l'Écriture mais ça fonctionne chez nous. Et en plus, c'est “nous” qui pratiquons ; c'est la réduction de la signification du sacrement. Le sacrement est un geste qu'il faut que je fasse : “faire” c'est une pratique ; et il faut que ce soit “moi” qui le fasse alors que le sacrement est une action de Dieu et pas une action que je fais. Et “il faut” est la seule raison que je puisse donner puisqu'il a perdu toute intelligibilité. Il tombe dans le régime de l'obligation alors qu'il n'est pas de l'ordre de l'obligation en soi.

Et par ailleurs, je pense qu'on ne pourra pas accéder à la gestuelle sacramentelle de façon authentique avant d'avoir accédé à la sacramentalité de l'Écriture. L'Église est constituée par l'Écriture et la sacramentalité gestuelle qui suit l'Écriture. Autrement dit, lire autrement ne peut être que le chemin d'une reprise de sens authentique. Bien sûr, Dieu merci, nous vivons le plus souvent dans le côté positif d'une méprise par rapport à ces choses, tout n'est pas négatif dans la méprise, tout n'est pas négatif dans le malentendu. Mais néanmoins, si on veut être bien rigoureux dans ce domaine, lire autrement est la condition pour que même la gestuation sacramentelle ait un sens, reprenne sens. C'est peut-être trop demander, peut-être que ce n'est pas pour notre époque, je ne sais pas. Je n'ai d'ailleurs aucune autorité ou aucun charisme qui me soit donné pour gérer ces choses, je réfléchis simplement et je propose, je dis comme je vois l'histoire.

d) La division ternaire de Vatican II.

Nous avons vu que saint Thomas distinguait le sacral (prêtre et prophète) et le régime (pasteur) alors que Vatican II met tout sur le même niveau avec la division ternaire prêtre-prophète-roi (ou pasteur).

À Vatican II, il y a eu le souci de défaire un discours trop théologisé pour lui substituer un discours puisé au vocabulaire néotestamentaire. En effet ce sont des notions importantes de l'Ancien Testament ressaisies dans le Nouveau. Mais il ne suffit pas d'emprunter des mots du vocabulaire biblique pour changer la structure de la pensée, car par-dessous subsistent des accommodations avec la pensée antérieure qui continue à régir le discours. C'est pour cela que notre lecture du Nouveau Testament – de Jean le plus habituellement ici – est soucieuse des structures constitutives de la pensée propre en tant qu'elles sont étrangères à notre capacité native d'écoute.

Vous voyez bien comment des textes négociés sont des textes peu parlants. Nous aurions besoin de plus de paroles poétiques que de paroles négociées. Elles ne sont pas de même structure.

e) Conséquences pour nous.

En disant tout cela, je voudrais que nous fussions suffisamment libres pour pouvoir entendre dans l'évangile de Jean quelque chose qui n'est pas seulement une collection d'opinions comme nous lirions les pensées de Marc-Aurèle, mais qui ouvre un espace vivable dans l'ordre de l'écoute, et que cela soit le sens premier, profond du mot Église ; et pour ce qui est des vicissitudes du regimen par rapport à cette réalité, que nous en fassions un autre problème[8]. Je ne cherche pas à me faire l'apologète de l'Église telle qu'elle est, ce n'est pas mon problème, mais sous prétexte que ce que nous appelons couramment l'Église présente une figure parfois déficiente à notre gré, je ne voudrais pas que nous soyons conduits à simplement considérer comme un ouvrage documentaire l'Évangile, la parole que nous essayons de lire.

Ceci n'est pas du tout une réponse à vos questions, c'est une invitation à déplacer ces questions, parce que si vous voulez dire : « l'Église on en a marre.. », je le sais aussi et cela ne m'intéresse pas. Ce qui importe dans cette affaire, ce n'est pas de gérer le pour et le contre dans l'Église. Je n'entrerai pas pour ma part dans cette discussion même si elle est urgente pour vous, parce qu'on ne s'en sort pas. De toute façon c'est infructueux. En revanche ce qui me chagrinerait, c'est que cette Écriture fût finalement réduite à n'être pas ce qu'elle est, une parole qui est vivante et qui fait vivre.

Mais je précise ceci : je n'ai pas dit qu'on ne peut pas lire l'Évangile comme un document. Comme il est dans toutes les bibliothèques, on peut toujours le lire comme n'importe quel livre. Ce que je dis c'est que si on lit un peu plus en avant, on est fondé à penser qu'il se donnera pour autre chose que pour un monument historique. Alors j'invite à le penser sur le mode sur lequel il se donne à penser.

 

3°) Les figures de Pierre et de Jean en rapport avec les deux figures de l'Église.

► Tu as dit que l'Église était constituée par la foi et les sacrements et qu'il fallait  distinguer cela du "régime". Peux-tu mettre cela en rapport avec les figures de Pierre et Jean ?

J-M M : Pierre a un primat ou plus exactement un charisme particulier qui est celui de paître c'est-à-dire de régir (« Pais mes agneaux ») : cette fonction appartient au "régime" et pas à la "sacralité" comme telle. Et ça se fait dans un triple questionnement qui est la copie du triple reniement parce que celui qui a la garde de la fidélité, c'est justement celui qui a renié ; cela pour bien manifester que Pierre n'a pas ce charisme de par sa vertu propre, mais comme un charisme donné, ce qui est fondamental[9]. C'est un charisme particulier qui ne postule pas la Chapelle Sixtine, une mitre, des vêtements dorés, toute la façon dont cela s'est vécu, et même le langage dans lequel cela s'est exprimé. En effet le service de garde qui est confié à Pierre, l'Église a choisi au cours des siècles de l'exprimer dans le langage du droit romain, mais le droit romain n'appartient pas à la révélation. Que signifie cela dans une foi qui est une réfutation de la loi ? En fait cela se justifie, je l'ai étudié longuement dans mes cours, je ne vais pas le développer maintenant, mais c'est une question.

La comparaison entre Pierre et Jean s'est déjà faite au chapitre 20 : Jean court vite et Pierre beaucoup moins vite. Ce n'est pas une question de physiologie ou d'aptitude sportive. Jean est toujours le symbole de la rapidité et il y a différents modes d'accéder à la Résurrection que modulent les différents personnages qui apparaissent dans le chapitre 20. Il y a le cheminement long, les allers et retours, les retournements, toute l'expérience de Marie-Madeleine.  Il y a la course lente de Pierre et la rapidité de Jean, signe que Jean est rapide dans son écoute c'est-à-dire dans sa foi : « Il vit et il crut ». Autrement dit une caractéristique est donnée à la fonction johannique qui la distingue de la fonction pétrine. Jean (et les disciples de Jean le reconnaissent) est soumis au service de garde de Pierre et cependant Jean a une autre caractéristique qui a été préfigurée dans ce que nous venons de dire, et qui se développe ensuite en cela qu'on a dit que ce disciple « ne mourrait pas » (Jn 21, 23). En fait il est mort. Il est fait allusion à la mort martyre de Pierre (« un autre te ceindra et tu iras ou tu ne veux pas » Jn 21, 18-19). Jean est mort sans doute quand le dernier chapitre est écrit, ce qui fait problème par rapport à cette persuasion que Jean ne mourrait pas. Mais la phrase est ressaisie pour indiquer que Jean est l'écriture achevée. Il est le disciple par excellence (ce que n'est pas Pierre) et il est permanent dans son écriture. Il est une présence qui persiste, la garde de la parole dans l'ensemble de l'Évangile bien sûr, mais singulièrement dans l'évangile de Jean.

Je pense que le chapitre 21 est le résultat de débats entre des communautés pétrine et johannique qui correspondent aux deux têtes (les deux colonnes comme on dira) auxquelles sont accordés respectivement des caractéristiques qui les distinguent.

► Au pied de la croix Jésus a confié sa mère à Jean.

J-M M : Comme Marie est par excellence l'écoute tandis que Jean a la garde de l'écoute, les deux choses sont d'une certaine façon à mettre en rapport. Et ce rapport est très intéressant parce qu'il est question simplement deux fois de Marie dans l'évangile de Jean : à Cana et à la croix. Elle est à l'écoute de son fils et à l'écoute des hommes. C'est elle qui perçoit le manque (hustérêma) : « le vin vint à manquer », et donc qui ose un appel à l'emplissement de ce manque, et ceci ouvre la thématique des Noces de Cana.

Donc dans tous les cas la notion d'écoute du disciple est caractéristique de Jean et la permanence en quoi Jean ne meurt pas, c'est son écriture. L'écriture de Jean est une présence de Jean, voilà ce que dit l'évangile de Jean, cette dernière chose étant nécessairement écrite par un disciple johannique[10].



[1] J-M Martin ne précise pas ici ce qu'il entend par église. Il l'a fait avant pendant la session. « Le mot Église est un mot structurellement ambigu. Il s'entend à la fois de la convocation accomplie de la totalité de l'humanité, c'est le sens premier du mot Ekklêsia tou Théou (Église de Dieu) et il désigne aussi ce que nous appelons couramment l'Église. Ce n'est pas par hasard qu'il a ces deux sens, parce que l'Église est essentiellement la tension entre les deux. En effet l'Église au sens petit est ce qui a pour tâche de faire voir et de faire venir ce qu'est l'Ekklêsia au sens plus grand. C'est ce que dit Lumen Gentium d'entrée : « L'Église est sacramentum » et c'est expliqué selon le sens théologique du mot sacrement : c'est un signe et un instrument, c'est-à-dire ce qui donne à voir et ce qui fait venir l'unité plus grande, le sens plus grand de l'Ekklêsia qui est l'humanité tout entière. » Cela fait l'objet d'un autre message : Différents sens du mot Église (Ekklêsia) chez st Paul et au Concile Vatican II. Qu'est-ce que la "sainte Église catholique" ?

[2]  « Un fleuve sort de l'Éden pour abreuver le jardin. De là, il se sépare : il est en quatre têtes. » (Gn 2, 10). « Puis l’ange me montra le fleuve de Vie, limpide comme du cristal, qui jaillissait du trône de Dieu et de l’Agneau. Au milieu de la place, de part et d’autre du fleuve, il y a des arbres de vie qui fructifient douze fois, une fois chaque mois : et leurs feuilles peuvent guérir les nations. » (Ap 22,1-2).

[3] Voici un extrait de ce que J-M Martin disait à ce propos. « Permettez-moi de mettre en rapport les marques sur le corps du Christ et les marques de l'écriture qui s'appellent tous les deux tupos (typos) (mot qui a été largement prononcé ici) et puis le verbe grapheïn (écrire) pour dire que nous avons ici une divine typographie. C'est un joli jeu de mots parce qu'en plus il peut se défendre.

Le livre de saint Jean est littéralement la typographie de la présence. Ce que je veux dire par là, c'est qu'il s'écrit quelque chose sur le corps, et ce qui reste du corps c'est justement l'Écriture. Il y a un champ profond de possibilités symboliques qui nous inviteraient à repenser l'Écriture comme présence de l'Absent, à penser au « corps de l'Écriture » et à penser aussi à ce qu'il en est de la Résurrection.»

[4] Ceci est ajouté. La réponse de J-M Martin vient de la session sur le sacré qui a eu lieu à Nevers en mai 2014.

[5] Les sections a), b), c), d) ont été complétées par ce que J-M Martin avait dit lors du cycle sur "Maître et disciple" au Forum 104.

[6] Vatican II use abondamment de la réfé­rence à la triple "fonction" du Christ et de l'Église. En général on connaît celle-ci à cause de la parole prononcée au moment de l'onction post-baptismale dans le nouveau rituel : « Par le baptême, le Dieu tout-puis­sant, Père de notre Seigneur Jésus-Christ, t'a libéré du péché et t'a fait renaître de l'eau et de l'Esprit. Toi qui fais mainte­nant partie de son peuple, il te marque de l'huile sainte pour que tu demeures éternellement membre de Jésus Christ, prêtre, prophète et roi ».

[7] « De même que saint Pierre et les autres apôtres constituent, de par l'institution du seigneur, un seul collège apostolique, semblablement le Pontife romain, successeur de Pierre et les évêques successeurs des apôtres, forment entre eux un tout » (Lumen Gentium § 22).

[8] On pourra lire "Un lieu propre à la foi", le complément à l'article de J-M Martin : Écoute de la Parole et compréhension du magistère (L'article est en fichier à télécharger, et "un lieu propre à la foi" figure dans le corps du message).

[9]  Ceci est plus longuement traité dans Personne et fonction. Exemple de la distinction : personne de Pierre (ou du Pape) / fonction pétrine.

[10] Les figures de Pierre et Jean sont plus longuement méditées dans Les figures de Pierre et Jean. La question du maître intérieur..

 

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