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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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27 novembre 2014

La hardiesse de l'apôtre. Étude biblique sur la « parrêsia » apostolique, par J. Pierron. (Article de Spiritus)

Voici un deuxième article de Joseph Pierron paru dans la revue Spiritus n°23 (1965), p.132-140[1]. Pour la présentation de Joseph Pierron et de son rapport à J-M Martin, voir Qui est Joseph Pierron ? Présentation suivie d'un psaume et de deux prières pour Noël et aussi le précédent message du blog :  Rm 1,18-3,20. Regards de Paul sur les mondes à évangéliser par Joseph Pierron. (Article de Spiritus) . 

Pour lire, télécharger, imprimer, c'est ici en fichier pdf : la_hardiesse_de_l_apotre.

 

 

La hardiesse de l'apôtre

Étude biblique sur la « parrêsia » apostolique


 

Paul proclamant le royaume de Dieu sans entrave, avec assurance et hardiesse : telle est l'image qui clôt le livre des Actes (28, 31). Cette conclusion suffit à nous assurer que, dans la pensée de Luc, l'image n'est pas un simple détail pittoresque. Elle achève en forme de symbole la théologie géographique qui sous-tend son ouvrage.

Dans son évangile, Luc nous a montré Jésus rejeté successivement de Nazareth, de Galilée, passant par la Samarie, la Judée, pour être définitivement rejeté et condamné dans la Ville Sainte. L'histoire du refus culmine à Jérusalem. Après la résurrection de Jésus, les messagers partent au contraire de Jérusalem, traversent la Judée, la Samarie pour atteindre le monde des Gentils. Au concile de Jérusalem (Actes 15), les Apôtres reconnaissent solennellement que les païens sont appelés à participer au salut gratuit de Dieu. Encore faut-il que le Message leur soit annoncé. Luc donne alors à l'apostolat de Paul le nom technique de témoignage. Pour Luc, la mission de Paul représente par excellence la diffusion de l'Évangile. Il termine son ouvrage quand Paul, libéré de prison, prêche publiquement le Message à Rome, centre du monde païen. L'histoire du salut, de la réconciliation avec Dieu atteint à Rome son vrai centre de diffusion : la dernière image symbolise la miséricorde de Dieu, rendue présente à tous par la Parole qu'annonce le missionnaire.

saint Paul prêchant, mosaïqueL'adverbe que nous traduisons « en toute liberté » ou « sans entrave » rend compte des circonstances de la prédication sur le plan apologétique et théologique. Le terme montre le libéralisme de l'empire romain et veut se concilier sa sympathie ; d'autre part, il souligne le contraste entre l'accueil romain et le refus des Juifs à Jérusalem.

La troisième détermination de ce verset final se réfère à l'attitude de l'Apôtre. Le mot utilisé, parrêsia, est très prégnant ; il indique à la fois le fait de tout dire, le fait de le faire publiquement, avec courage et avec puissance. Terme purement grec, il n'est entré dans la pensée juive que par la traduction des Septante ; mais il y prit rapidement une valeur théologique importante, au point qu'on le trouve simplement transcrit dans les textes rabbiniques. Il caractérise en effet l'attitude des porteurs de la Parole en face du monde et en face de Dieu.

L'analyse d'une telle attitude intéresse la spiritualité missionnaire. Au lieu de viser à une synthèse théologique, il nous paraît plus avantageux de suivre pas à pas les textes qui la fondent et qui sont en majorité pauliniens. On saisit ainsi dans des circonstances concrètes comment l'Apôtre a compris cette attitude. Dès le point de départ, pourtant, une double ligne d'investigation se dessine : l'attitude envers le monde, l'attitude envers Dieu.

 

1/ La hardiesse devant le monde

Paul parle pour la première fois de la parrêsia dans sa première épître aux Thessaloniciens. Il rappelle son arrivée et son apostolat à Thessalonique : en compagnie de Silas, ils venaient d'enregistrer un gros échec et de subir de dures persécutions à Philippes ; pourtant, forts de la Parole de Dieu, sûrs de la présence du Seigneur ressuscité, ils ont continué et recommencé de prêcher à Thessalonique. « Mais notre Dieu nous a accordé la hardiesse de prêcher devant vous l'Évangile de Dieu en un dur combat » (2, 2).

Le droit et le courage de tout dire

Cela comporte pourtant d'abord le devoir du tout dire, car la Vérité rencontrée en personne pousse continuellement l'apôtre à parler. Le mot, typiquement grec, se réfère à la constitution de la cité hellénique où le citoyen a le droit de tout dire. L'esclave, l'étranger et la femme n'ont pas cette liberté de parole. Selon Isocrate (Or. 2, 3), c'est une des bases de gouvernement, « de telle sorte que les amis peuvent s'adresser des reproches, des ennemis s'attaquer réciproquement pour des fautes commises. Celui qui fuit perd ce qui est le plus précieux, la possibilité de dire ce qu'il pense ; il perd la liberté de parler ».

Mais il faut du courage pour tout dire ; le mot parrêsia peut indiquer la vertu que manifeste le vrai citoyen, conscient de son obligation de pleine franchise pour être fidèle à lui-même. Démosthène conclut sa première Philippique : « Quant à moi, jamais en aucune circonstance, je n'ai consenti à tenir pour vous plaire un langage que je n'aurais pas cru conforme à vos intérêts ; et aujourd'hui encore je viens de vous exposer toute ma pensée sans rien dissimuler, en toute franchise » (Or. 4, 51). Ainsi la liberté de tout dire est-elle devenue ici la volonté de dire toute la vérité : cela implique de l'intrépidité, le dépassement de l'intérêt personnel. Démosthène disait encore : « La vérité, je vous la dirai avec une franchise hardie, et je ne vous la cèlerai pas » (Or. 6, 31).

Une telle attitude suppose une liberté profonde : celle de la société qui l'admet, celle de l'homme qui accepte de parler ainsi. Platon pose la question : « N'est-il donc pas vrai que, dans un tel État, il faut des hommes libres, que la cité est pleine de liberté, cette possibilité de tout dire, et que chacun a le pouvoir de faire ce qu'il veut ? » (Rép. 8. 557b). Il y faut de la hardiesse, l'absence de timidité, de respect humain et de peur.

Mais cette franchise hardie devient une vertu quand il faut résister à la séduction des flatteurs ou tenir ferme en face de la contrainte du tyran. Isocrate donne ce conseil au futur gouverneur : « Accorde de la liberté de parler aux gens avisés, afin d'avoir des conseillers pour les affaires embarrassantes. Distingue les flatteurs habiles des serviteurs dévoués, pour ne pas laisser les gens malhonnêtes l'emporter sur les honnêtes gens » (Or. 2, 28).

L'assurance qui vient de Dieu

Paul n'est pas le premier à introduire le mot dans le langage religieux. Il le trouve déjà dans la Bible grecque où, à première vue, son sens est très voisin de celui de la pensée hellénique. Il apparaît à propos de la libération d'Égypte. Les Israélites ne sont pas sortis comme des fuyards en désordre, mais la tête haute : « J'ai brisé les barres de votre joug et je vous ai fait marcher la tête haute » (Lév. 26, 13). Certes, le mot insiste plus sur la dignité que sur le pouvoir du citoyen. Mais, surtout, l'Israélite ne tient pas cette dignité de la constitution sociale, de la structure du peuple. C'est un don que Dieu lui fait. La présence active et efficace de Dieu lui donne son assurance d'homme libre, en marche vers son propre destin devenu une vocation. L'homme n'est plus seulement libre de tout dire par accord humain au sein d'une cité. Il marche, en communion avec Dieu, vers la libération. Ainsi le mot a-t-il changé de sens en pénétrant dans l'aventure de Dieu avec les hommes.

Orante catacombe IIIe siecle

La parrêsia de l'homme de l'Alliance revêt des traits particuliers selon les circonstances. Dans le courant sapientiel, le mot caractérise l'attitude de la Sagesse, qui joue en Israël le rôle des prophètes disparus (Prov. 1, 20). Elle s'adresse aux insensés, qu'elle reprend avec vigueur ; elle parle net, en public, sans peur. Ce sera aussi l'attitude du juste au grand jour du jugement eschatologique : « Alors le juste se tiendra debout, plein d'assurance, en face de ceux qui l'ont opprimé et qui, pour ces souffrances, n'avaient que mépris » (Sag. 5, 1). L'homme, au triomphe du dernier jour, garde le même calme solide qu'il a maintenu avec courage dans le monde.

Dans le courant apocalyptique, le mot trouve aussi son emploi et sa valeur. Lors de la persécution violente qui éclate avec les Séleucides, il caractérise le courage du martyr devant ses persécuteurs, la fidélité à la Parole, à la Loi, devant les ennemis (4 Mac. 10, 5).

On comprend dès lors l'emploi qu'en fait Paul pour définir sa réaction et celle de Silas après les événements difficiles de Philippes. Sachant d'emblée que les humiliations, les souffrances et les persécutions seront nécessairement son lot, le messager de l'Évangile doit y répondre par la fidélité et le courage. Pas plus que sa fierté n'est vantardise, mais reflet de la gloire divine, son courage n'est vertu de sage, raidissement stoïcien ; il reflète la présence active et puissante de Dieu en son messager. Les ressorts du comportement grec et du comportement apostolique sont donc radicalement différents : au lieu de la volonté de l'homme fermé sur elle-même, c'est l'Esprit du Seigneur ressuscité qui anime l'Apôtre.

La gloire du ministère de la nouvelle alliance

Dans sa seconde épître aux Corinthiens, les difficultés qui ont surgi dans la communauté amènent saint Paul à s'expliquer sur cette assurance de l'apôtre devant les hommes. Il le fait en comparant son ministère à celui de l'Ancien Testament, représenté par Moïse. Moïse devait se voiler la face à cause de la gloire de Dieu. Cette manifestation de la gloire, explique Paul, était transitoire : Moïse la voilait pour que les enfants d'Israël ne s'imaginent pas voir la gloire définitive. Le voile était ainsi le symbole de la Loi qui devait, elle aussi, étant la lettre, céder la place à l'Esprit. De même que la loi gravée sur pierre a été remplacée par la loi écrite dans les cœurs, donc par l'Esprit donné au plus intime de l'être, de même le ministère est-il passé de la gloire transitoire à la gloire subsistante. La révélation de la gloire dans le Christ Jésus n'est plus transitoire, c'est quelque chose de décisif, qui tend vers le définitif.

La conscience d'être les ministres de cette gloire révélée, déjà à l'œuvre dans la communauté avant d'être pleinement manifestée à la Parousie, donne aux apôtres l'espérance, qui fonde leur assurance. La première s'appuie sur un fait : la résurrection de Jésus, manifestation de la puissance salvatrice de Dieu, de sa gloire. Cette puissance est active dans l'Évangile, dans la construction de la communauté chrétienne. Sa dernière manifestation se fera en plénitude lors de la Parousie. L'apôtre peut dès lors agir avec parrêsia, c'est-à-dire à visage découvert, sans compromis, sans marchandage avec le passé, sans concession à des intérêts humains : il est dans la pleine liberté par sa communion avec Dieu. « En possession d'un pareil espoir, nous nous comportons avec beaucoup d'assurance, et non comme Moïse, qui se mettait un voile sur le visage pour empêcher les enfants d'Israël de voir la fin de ce qui était passager… » (2 Cor 3, 12-13). Le mot parrêsia indique ici autant la liberté profonde, née de l'accord total entre le dessein de Dieu et l'être intime, entre celui-ci et la conduite pratique, que la franchise envers les auditeurs et le courage tranquille en face des contradicteurs et des persécuteurs.

Paul revendique la même libre assurance en face de la communauté turbulente de Corinthe qui ne lui ménage pas les critiques. Il a repris sévèrement ses membres mais non pas pour les condamner : il les aime trop pour cela ; entre eux, c'est à la vie à la mort (2 Cor 7, 3). Surtout, il y a l'espérance qu'en eux se construit définitivement la communauté de Dieu. Cette confiance lui donne une fierté joyeuse : « Grande est ma hardie liberté à votre égard, grande pour moi la gloire à cause de vous ! » (7, 4). La pensée est donc celle du passage précédent[2].

Par le secours de l'Esprit du Seigneur

saint Paul parlant sous l'inspiration de l'EspritMais Paul a l'occasion de réfléchir plus profondément sur sa liberté radicale. Prisonnier, en attente de jugement, il garde cœur. Non pas qu'il veuille tenir par ses propres forces : là n'est pas la source de sa sécurité et de sa hardiesse. Son emprisonnement sert la diffusion de l'Évangile ; il se réjouit donc de cette situation : « Je persisterai à m'en réjouir, car je sais que cela servira à mon salut, grâce à vos prières et au secours de l'Esprit de Jésus Christ qui me sera fourni. Telle est l'attente de mon ardent espoir : rien ne me confondra. Je garderai au contraire toute mon assurance et, cette fois-ci comme toujours, le Christ sera glorifié dans mon corps, soit que je vive, soit que je meure » (Phil. 1, 18-20).

L'espoir de Paul est doublement exprimé. D'une façon négative, il pense « ne pas connaître la honte ». C'est une demande fréquente dans les psaumes[3], où la honte n'est ni la crainte devant l'opposition ni la perte de face devant les grands du monde : elle réside dans le fait d'être laissé de côté par la grâce et la miséricorde de Dieu, d'être abandonné à soi-même. Or, tandis que le psalmiste pense à sa vie temporelle, Paul a dépassé ce stade et pense à la résurrection, qu'il n'envisage d'ailleurs pas tellement sous l'angle personnel, mais comme la victoire définitive du Christ et l'établissement de sa communauté dans la gloire. Ce qui est personnel à l'Apôtre ne prend de valeur que dans la réalité du Christ. Et cette réalité du Christ fonde l'espérance de Paul, et son audace.

D'une façon positive, Paul montre le point d'appui de sa fermeté : « Cette fois-ci, comme toujours, le Christ sera glorifié dans mon corps, soit que je vive, soit je meure ». Il ne s'agit pas d'un témoignage extérieur que Paul rendra au Christ. Celui-ci sera glorifié par l'assurance de son apôtre parce qu'elle manifestera son appartenance au Christ, sa communion avec lui et la présence active de l'Esprit du Seigneur glorifié. Paul compte sur « le secours de l'Esprit de Jésus Christ ». L'homme livré à lui-même n'est que « chair », soumis radicalement à la faiblesse et à l'instabilité, au changement et finalement à la mort. Il ne peut être la glorification du Christ. Mais quand il appartient au Christ, le secours de l'Esprit le transforme de l'intérieur et le prépare à la résurrection. L'assurance de l'apôtre, comme sa liberté et son courage à proclamer la Parole, lui vient donc de la présence de l'Esprit. Il anticipe dans son être l'attitude du juste lors de la Parousie (cf. Sag. 5, 1).

Cette anticipation qui se traduit par la franchise se manifeste aussi dans le courage de la confession. C'est le devoir et la grâce du martyr que de proclamer le Message en public et dans son intégrité (Jean 7, 4 ; Eph. 6, 19 ; Col. 2, 15 ; Actes 4, 29). La communion avec Dieu par le Christ pousse l'Apôtre à clamer la Révélation, et la présence de l'Esprit lui en donne la force.

Pour dévoiler publiquement son mystère

Dans la conclusion de la lettre aux Éphésiens, Paul demande les prières de ses correspondants, « à fin, dit-il, qu'il me soit donné d'ouvrir la bouche pour parler et d'annoncer hardiment le mystère de l'Évangile dont je suis l'ambassadeur dans mes chaînes : obtenez-moi la hardiesse d'en parler comme je dois » (6, 19-20). Ici, la signification de parrêsia n'est pas du tout assurée. Le premier désir de Paul – que Dieu lui ouvre la bouche pour parler – semble appeler la vertu même que nous avons décrite auparavant : le don de la Parole, qui est parole créatrice, conférera à Paul franchise, audace, intrépidité (Actes 2, 29 ; 4, 29, 31). Mais une telle signification n'en exclut pas une autre, suggérée ici par la liaison du mot parrêsia avec le mystère que révèle l'Évangile. Le mystère révélé en Jésus, à savoir la volonté éternelle de Dieu de sauver les hommes et le monde, doit être dévoilé devant le monde ; ce n'est pas une doctrine initiatique, un secret ésotérique. La parrêsia fait allusion à la publicité que doit revêtir l'annonce de la Parole[4].

Courage de parler, publicité de la révélation, ces deux sens ne s'excluent pas : ils se superposent au contraire. C'est le propre de la parole que de dévoiler le mystère et de le réaliser déjà en celui qui l'annonce, par son assurance tranquille et sa joyeuse espérance.

 

2/ La hardiesse devant Dieu

L'apôtre qui reçoit de Dieu la capacité de tenir ferme devant le monde reçoit en même temps celle de pouvoir tenir devant Dieu. Dans le troisième chapitre de sa lettre aux Éphésiens, Paul définit son ministère : il est au service du Christ. Il participe à la révélation du dessein éternel que Dieu « a conçu dans le Christ Jésus notre Seigneur, et qui nous donne d'oser approcher en toute confiance par le chemin de la foi » (vv. 11-12). On peut alors se tenir droit, debout, devant le Seigneur et Juge, s'offrir en pleine confiance aux regards de la gloire de Dieu. La participation au Christ nous donne accès libre, confiant et joyeux à Dieu.

L'assurance du juste

Pouvoir se présenter devant le trône de Dieu avec confiance, c'est l'attente du juste dans les présentations apocalyptiques qui nous révèlent la mentalité des Juifs à l'époque du Nouveau Testament. Ainsi dans le quatrième livre d'Esdras, la septième punition des damnés, la plus terrible, sera « qu'ils périront de honte, se consumeront d'angoisse et défailleront de crainte » (7, 87), tandis que les élus « pousseront des cris de joie, pleins d'assurance, en toute confiance, et se réjouiront sans crainte » (7, 98) [5]. Au fond, c'est l'accomplissement de l'attitude du croyant dans sa prière. Le fidèle peut se présenter devant Dieu librement et tout lui dire (Job 22, 26 ; 27, 10) ; ignorant la crainte et la honte, il peut se laisser prendre dans la joie de Dieu : « Délecte-toi en Yahvé, pour qu'il t'accorde les demandes de ton cœur ! » (Ps. 37, 4) ; « alors tu trouveras en Yahvé tes délices » (Is. 58, 14).

La certitude anticipée du salut

Paul sait lui aussi que la foi anticipe déjà la joie des élus : « Ceux qui remplissent bien leurs fonctions s'acquièrent un rang honorable et une ferme assurance en la foi au Christ Jésus » (1 Tim. 3, 13). Cette certitude est déjà active dans la vie chrétienne (Eph. 3, 12) ; elle est pour Paul source de joie, même dans la persécution, quand il attend en prison le verdict humain. Si l'on ne craint plus Dieu, comment pourrait-on craindre les hommes ?

L'auteur de l'épître aux Hébreux donne à cette pensée une forme légèrement différente : « Sa maison, c'est nous-mêmes, si toutefois nous gardons inébranlable l'assurance et la joyeuse fierté de l'espérance » (3, 6). L'auteur affirme que les Juifs ne sont plus les seuls à constituer le peuple de Dieu ; les chrétiens, qui appartiennent au Christ, forment sa maison. Cette nouvelle appartenance leur communique une certitude et une fermeté nouvelles. La parrêsia est certitude du salut : elle exclut la peur, l'appréhension du jugement. Elle est dignité : dans son indigence, l'homme a reçu la richesse de Dieu ; dans son humilité, le reflet de la gloire de Dieu. Elle se colore aussi de joie, à cause de la familiarité avec le Seigneur. Elle est donc le fondement d'une libre franchise par la confession de foi.

Conduits par leur chef, les chrétiens peuvent se présenter devant Dieu avec sécurité et confiance. D'abord, leur chef a traversé les cieux ; il est donc au sommet de la gloire et de la communion avec Dieu (4, 14). Ensuite ils sont eux-mêmes purifiés de leurs péchés, unis à leur chef par leur fidélité dans la confession de foi (v. 15). D'où leur audace : « Avançons donc avec assurance vers le trône de la grâce, afin d'obtenir miséricorde et de trouver grâce pour une aide opportune » (v. 16). Le trône du jugement est devenu le trône de la grâce : l'amour de Dieu s'est révélé dans le Christ.

Le mot parrêsia qui, passé dans le vocabulaire cultuel, avait pris toute sa valeur en indiquant la liberté intérieure des croyants, est bien en situation dans cette épître, où le culte et le sacerdoce nouveau servent à exprimer l'accomplissement du salut. Car il permet de décrire l'accès définitif que les fidèles trouvent devant Dieu : « Ayons donc, frères, l'assurance voulue pour accéder au sanctuaire par le sang de Jésus ! » (10, 19). Le sanctuaire, le Saint des Saints, c'est la gloire de Dieu dans toute sa réalité. Le Christ est le grand-prêtre qui a pénétré dans ce sanctuaire et qui, par son propre sang, en une seule fois, a fait l'expiation des péchés[6]. Le voile du Saint des Saints, il l'a franchi, non plus dans le temple terrestre, mais dans la réalité, à travers la mort et la résurrection. Ainsi les chrétiens sont-ils assurés d'avoir accès définitivement à Dieu. À travers les difficultés et les persécutions, il ne faut pas perdre cette confiance hardie et joyeuse : « Ne perdez donc pas votre assurance ; elle a, elle, une grande et juste rétribution » (10, 35). Ainsi se célèbre la grande liturgie, dans la joie et la liberté, en l'honneur du Dieu qui sauve par Jésus.

Sécurité et liberté de qui a Dieu à ses côtés

Le mot parrêsia se retrouve aussi dans la théologie de saint Jean. Alors que son évangile présente la révélation manifestée à tous dans la parole qu'est le Christ, sa première épître décrit l'attitude du chrétien en face des perspectives dernières. Jean exhorte les croyants à la fidélité en face des erreurs qui menacent l'annonce du Message. Il leur demande le même courage et la même assurance qu'ils auront devant le Seigneur au jour de son retour : « Oui, maintenant, demeurez en lui, petits-enfants, pour que, s'il venait à paraître, nous ayons pleine assurance et non point la honte de nous trouver loin de lui, à son Avènement » (2, 28). La dernière épiphanie sera différente de la première, car elle se fera dans la pleine exaltation du Christ, fils de Dieu et roi du monde. Devant le trône du juge royal, les croyants restés fidèles à sa communion se présentent dignement, librement, joyeusement. D'abord, « ils n'ont pas de honte » : comme Paul, Jean emprunte à l'Ancien Testament cette formule qui définit l'assurance par le fait d'avoir Dieu à ses côtés. De là, la liberté audacieuse de ceux qui sont avec le grand triomphateur, le Christ.

La même attitude est présentée au chapitre 4 comme l'accomplissement de l'amour divin en nous. Jean a défini ce qu'était l'amour divin en nous (vv. 7-10) ; il l'a montré se développant dans la communion avec Dieu (vv. 11-16). Mais c'est un fait : pour nous le salut n'est pas totalement accompli ; nous sommes menacés par le jugement futur. Mais c'est alors que l'amour atteste sa vérité, sa force et sa grandeur. Il nous libère de toute crainte devant le juge divin : « En ceci consiste l'accomplissement de l'amour en nous : que nous ayons pleine assurance au jour du Jugement » (v. 17). Une anticipation de cette liberté définitive, c'est la sécurité intérieure du chrétien, quand son cœur ne le condamne plus devant Dieu (3, 21) : elle comporte la conviction d'être exaucé par Dieu (5, 14).

 

La hardiesse de l'apôtre, devant le monde comme devant Dieu, a donc la même origine : la volonté de salut de Dieu, connue dans la révélation de l'Évangile, et exprimée dès maintenant dans la justification, la rédemption et la réconciliation. La participation à cette nouvelle vie vient de l'appartenance au Christ ressuscité, qui se réalise dans la foi, le culte et l'Esprit. La hardiesse qui en résulte donne au croyant de tout dire à Dieu ; il sait comment se présenter à lui ; il a devant lui liberté, dignité, confiance totale. Dans la prière, il anticipe ce qui sera sa joie éternelle. En face des hommes, la même hardiesse se traduit par le devoir de tout dire, qui exige franchise, intrépidité, témoignage pouvant aller jusqu'à la mort. Elle ne signifie pas que l'homme se fie à lui-même ; elle est essentiellement liée à l'espérance qui vient de la Parole et de l'Esprit. Puisqu'il n'y aura plus d'autre révélation de Dieu avant le retour du Seigneur, il revient au messager de proclamer la parole en toute sincérité, à la face de tous, sans compromis ni marchandage, dans sa pleine vérité. Si cette attitude est une grâce, c'est aussi – comme tout le paradoxe chrétien – un effort constant de l'apôtre qui doit se laisser saisir par l'Esprit.

                                                                         Paris, Joseph Pierron mep



[1] Comme cet article est assez ancien, deux notes précisent la pensée de Joseph Pierron à propos du jugement et de l'expiation des péchés, elles sont extraites de ce qu'il disait à Saint-Merry en commentant un texte de Paul.

[2] Un emploi similaire se trouve dans l'épître à Philémon, 8. Présentant une demande au maître d'Onésime, Paul préfère faire appel à sa charité, bien qu'il ait dans le Christ assez de hardiesse et de franc-parler pour lui prescrire son devoir. Ici le mot est presque synonyme de pouvoir, d'autorité.

[3] Cf Psaumes 25,3 ; 69,7 ; 119,36 ; 86,116 ; Eccl. 24,22 ; 51,18.

[4] Il a déjà ce sens en Marc 8, 32, où il s'agit du dévoilement du secret messianique. C'est aussi une des caractéristiques de la Révélation dans l'évangile de Jean que d'être le dévoilement intégral de la volonté de salut de Dieu dans la personne de Jésus : 10, 24 ; 11, 14 ; 16, 25, 29.

[5] Remarque à propos du jugement. Joseph Pierron (comme J-M Martin) invite à ne pas prendre "ceux qui sont perdus" et "ceux qui sont sauvés" comme désignant des individus distincts, mais comme désignant deux parties en chacun, c'est-à-dire que le jugement traverse chacun : « Ce qui en moi est de l'ordre de ce qui déraille, de ce qui n'est pas fidèle, de ce qui relève de l'envie, de la mauvaise humeur, ce qui relève du mortel et du meurtrier, tout ça je n'ai pas à m'en faire, le Christ le lève et le flanque de côté, c'est une partie qui est de l'ordre de la perte. Et il y a l'autre côté, il y a l'appel que j'entends mal, que je reçois mal, et qui va être au contraire le salut. » (J. P. 16-12-1990).

[6] Remarque au sujet de l' « expiation des péchés ». Joseph Pierron dira, en parlant du sang de l'agneau lors de la sortie d'Égypte : « La fête de la Pâque était le fait que le sang était versé et qu'il était mis sur les poteaux des maisons et sur les poteaux des tentes en marque de défense contre les puissances mauvaises. Donc la fête de Pâques est une fête de protection (…). Quand Paul dit que l'on a été sauvés par le sang du Christ, il pense avant tout à l'événement de la mort du Christ qui prend la place de la Pâque (et qui est de nouveau l'origine). C'est la nouvelle alliance dans son sang, ce n'est pas du tout le fait qu'il sacrifie sa vie entre les mains de son Père pour pallier à nos déficiences et à nos impossibilités. » (J. P. 16-12-1990).

 

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