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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 mai 2014

Penser la Trinité

Cette méditation sur la Trinité provient surtout d'un cours de J-M Martin à l'Institut Catholique de Paris en 1972-73. Ce cours se situait en fin d'année scolaire et partait d'une récapitulation de réflexions antérieures. En fin de première partie figure un complément venant de la séance de janvier 2013 sur le "Témoignage" au Forum 104 (considérer la Trinité non pas en termes de "personnes" mais en termes de "relations subsistantes"). Tout ceci porte majoritairement sur les relations Père-Fils.

 

 

 Penser la Trinité

 

Première partie : Dieu Trinité

 

1°) Quelques étapes de la réflexion théologique sur la Trinité

 Originellement la question trinitaire est posée par la parution du Fils de Dieu, donc par le Christ ; puis d'un autre point de vue par l'effusion de l'Esprit de Dieu ou de l'Esprit du Christ. Cela donne lieu par exemple à l'étude du Christ comme dévoilement du Père et aussi à considération de la doctrine, paulinienne surtout, de l'Esprit du Christ ou de l'Esprit de Dieu répandu. Dans tout cela le Christ et l'Esprit sont considérés par rapport à ce qu'ils font en ce qui nous concerne, par rapport à leur œuvre et non pas en eux-mêmes. C'est ici que s'installe une distinction qui, plus tard, deviendra classique entre Trinité immanente et Trinité économique. On a généralement tendance à dire que la première considération de la Trinité est économique et qu'ensuite se dégagera la considération du Père, du Fils et de l'Esprit en eux-mêmes pour constituer un traité de la Trinité immanente, en elle-même. En réalité, ce n'est pas exactement cela. La première considération trinitaire précède la distinction de l'économique et de l'immanent ; donc elle parle d'une troisième chose. Du reste il y a tout une histoire de la Trinité.

La Trinité : deux dyades : Père/Fils ; Christ/Esprit.

Dans les premières christologies nous n'avons pas encore affaire avec la Trinité formelle ou la Trinité formalisée ; nous avons surtout affaire avec deux dyades : la dyade Père-Fils et la dyade Christ-Esprit[1] et c'est par là que cela commence.

 

Père Fils

Christ et Esprit Saint, ashram du Shantivanam, Inde

 

Mentions des Trois.

Seulement il faudra bientôt voir, et c'est une autre étape, que de fait les Trois sont connumérés de très bonne heure. Dans l'Écriture il y a des traces de cela ; dans Éphésiens[2] notamment avec la connumération du Pneuma, du Kurios et du Théos ; il y a trace de cela dans l'usage de prépositions qui sont différentes ou en tout cas référentielles pour ce que nous appellerions aujourd'hui les personnes divines : apo tou Patros (à partir du Père) ; dia tou Christou (par le Fils) ; én Pneumati (dans l'Esprit). Et les formules de l'époque néo-testamentaire gardent généralement cette structure articulée ainsi par des prépositions et ne juxtaposent pas trois petits personnages : et le Père et le Fils et l'Esprit. Dans l'Écriture déjà, bien que ce soit une formule assez difficile à situer du point de vue de l'authenticité historique et de l'authenticité littéraire, on trouve la fameuse formule « Allez, enseignez les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et de l'Esprit » (Mt 28, 19). C'est la connumération ternaire la plus explicite qui, comme structure ternaire, jouera un rôle dans l'avènement de la triadologie. De très bonne heure aussi, les tentatives de structuration trinitaire du Credo doivent être commémorées.

 

Trinité, Angelo da FonsecaApparition du mot "Triade".

Le terme abstrait "triade" que nous distinguons du fait de la connumération, le fait de dire "trois", apparaît seulement dans les années 180. Et ce n'est pas encore dans le contexte de la Trinité dans toute sa rigueur. Trias apparaît ainsi en ce sens pour la première fois chez Théophile, évêque d'Antioche, dans son ouvrage à Autolycus. Puis il y a des tentatives d'intelligence de cette Trinité comme Trinité. Ces tentatives sont multiples, diverses, contradictoires. On a par exemple le schème d'Origène (185-253) qui considère le Père source de l'être, le Fils source de l'intelligence, le Pneuma source de la sainteté ou de la perfection de l'intelligence. C'est une tentative d'attribution du spécifique à chacun des éléments du ternaire. Chez Irénée (177-202) le mouvement est inverse, aplati d'ailleurs dans le courant de l'histoire : l'âge du Pneuma prophétique, le royaume du Fils qui doit être restitué dans l'eschatologie au Père ; mouvement inverse et tentative de trouver une intelligence de cette énumération ternaire.

Ce que nous voulons marquer ici, c'est que la structure ternaire précède les tentatives de lecture ou les tentatives d'intelligence de la Trinité. Ce qui pose éventuellement des questions sur la place de la Trinité dans le discours chrétien. Notre propre discours ici, qui est un discours théologique, n'est cependant pas structuré à partir de la Trinité ; c'est un discours christo-centrique, et la considération de la Trinité arrive au terme d'une de nos étapes ; il y a là un certain choix.

Les grands conciles, saint Augustin...

Puis apparaîtra le développement des questions sur le Logos[3] au IVe siècle contre l'arianisme, l'affirmation au concile de Nicée de la consubstantialité du Père et du Logos, donc l'affirmation de l'éternité de la Parole de Dieu. Tout cela va contribuer à créer le problème des rapports immanents entre les personnes divines considérées antérieurement à leur parution ou à leur action dans le monde. C'est à partir de là une redistribution complète du discours chrétien. C'est ainsi que, pour cette raison, de par la détection de la problématique de la Trinité immanente, des considérations sur Dieu Trinité dans les Sommes théologiques médiévales précéderont la Christologie.

En poursuivant cette histoire que nous faisons ici à grands traits, nous rencontrerions l'essai de réflexion trinitaire de saint Augustin (début du Ve siècle) : son gros ouvrage De Trinitate, qu'il a écrit sur l'espace de 18 ans, a eu une influence décisive sur le développement trinitaire ultérieur dans la scolastique et dans le discours chrétien moyen jusqu'à naguère. En particulier la distinction entre la nature divine commune aux Trois et les "relations subsistantes" qui constituent les Personnes. Cela sera gros de conséquences. Le discours trinitaire originel se scinde rapidement en discours de Trinité immanente et de Trinité économique, c'est-à-dire que se dégage un discours sur Dieu Trinité antérieurement à toute considération de l'envoi du Fils ou de l'Esprit.

Quand on a déclaré que le Père et le Fils sont égaux et de même nature, cela pose la question de ce qui fait leur unité et de ce qui les distingue. D'où s'installera ici la distinction entre la nature divine qui est commune (et où s'engouffrera le théisme occidental) et les Personnes, – et cela jouera un très grand rôle à la mesure où le traité de la Trinité parlera spécialement des questions des Personnes par rapport à la nature –, mais se dégagera aussi de façon prioritaire le Traité de la nature divine c'est-à-dire du mot Dieu en lui-même, le traité de De Deo uno. On trouvera donc là à nouveau un certain type de scission, provoqué par un développement de la pensée ; c'est parce que successivement ces questions se posent et ne sont pas toujours posées de la même façon.

C'est là un autre apport de saint Augustin, qui sera très important et que l'on appelle parfois la théorie psychologique de la Trinité, où le Fils est compris comme intellect ou Verbe mental, et l'Esprit comme amour ; un certain rapport donc entre les opérations psychologiques de l'homme et ces relations intra-trinitaires. Cela a sans doute aussi des affinités, des sources antérieurement à la systématisation de saint Augustin, mais cette systématisation constitue une compréhension de la Trinité qui, sans doute, ne s'impose pas de façon absolue à la dogmatique mais qui jouera un très grand rôle dans la pensée occidentale ; d'autant plus que cela sera effectivement combiné avec notre distinction de l'intelligence et de l'affectivité. Il y a des échos de cela même chez Hegel, même dans la philosophie. Quand il s'agit de décider si c'est la force de l'esprit occidental qui commande les choses ou la pensée chrétienne dans ce domaine, nous répondons : c'est la force de l'esprit occidental, dans la constitution d'un système comme celui de Hegel par exemple.

 

2°) Parler en termes de relations subsistantes plutôt que de personnes.

a) La question du propre de chaque "Personne".

Jean dit : « Le Pneuma est vérité » (1 Jn 5, 6) et Jésus a déjà dit « Je suis la vérité » (Jn 14, 6). Alors, est-ce Jésus ou le Pneuma qui est la vérité ? Se pose ici la question trinitaire de l'imputation des dénominations. Il y a des dénominations qui sont propres et des dénominations qui sont communes. Par exemple Dieu est Pneuma, le Fils est Pneuma mais le "Pneuma de consécration" (qu'on appelle l'Esprit Saint) est autre que le Fils et que le Père. Ils sont autres précisément parce qu'ils sont le même et que la véritable mêmeté comprend en elle une certaine altérité constituante.

b) Relations subsistantes.

Ceux qu'on a appelé des personnes ont été médités par la théologie plutôt[4] comme des « relations subsistantes[5] ». C'est une expression fréquente dans la théologie classique, même dans le haut Moyen Âge, et chez les Pères grecs. Or cela n'a jamais été médité depuis, on n'a pas tiré profit de ce que recèle cette notion de relation subsistante. Aristote a été plus fort : la substance est ce qui est fondamental et tout le reste est accidentel, y compris la catégorie de relation comme les catégories de qualité, quantité, lieu, temps etc., ce que notre grammaire continue à appeler des propositions circonstancielles de lieu, de temps. Le mot accidentel signifie circonstanciel par rapport à ce qui constitue la substance même de l'être. Or la notion de relation subsistante ouvre au contraire un champ très prometteur de méditation.

Il y a un principe qui existait déjà dans la théologie médiévale, mais qui est entré dans les documents officiels simplement au concile de Florence au XVe siècle : « En Dieu tout est un sauf là où intervient opposition de relation (In divinis omnia sunt unum ubi non obviat relationis oppositio) » :

– Père et Fils sont en opposition de relation donc ils disent des propres. De même Spirant et Spiré[6] sont en opposition de relation car l'Esprit (le Spiré) n'est pas un Fils, il émane du Père et du Fils (il y a la question du Filioque, mais pour saint Jean il est clair que c'est "du Père et du Fils") donc pour l'Esprit on n'a pas l'image de la génération, mais celle de la dépendance par mode de spiration.

– Tout les autres termes (vérité, vie…) sont communs : ce qui se dit du Christ peut se dire du Pneuma et peut se dire du Père… Mais le Père comme Père n'est pas le Fils comme Fils.

Il y a quatre relations : Père, Fils, Spirant (Père et Fils), Spiré, mais il n'y a que trois personnes parce que les relations ne se distinguent que pour autant qu'elles s'opposent. Or Père s'oppose à Fils et Fils à Père (il n'y a pas de Fils sans Père et il n'y a pas de Père sans Fils, cependant le rapport n'est pas exactement le même puisque le Père donne le Fils, mais s'il n'y a pas Fils le concept de Père n'est pas pensable). Par ailleurs Spirant s'oppose à Spiré (l'Esprit procède du Père et du Fils) mais Spiré ne s'oppose pas à Père ou à Fils[7]. Il y a donc trois relations subsistantes concernant Père, Fils et Spiré (Esprit Saint).

Mais il ne faut pas se représenter ces "relations subsistantes" comme des regards plantés dans une substance (la substance divine). Les relations en Dieu ne sont pas inhérentes, c'est un pur être tourné vers, un pur être pour autrui ; ce n'est pas quelqu'un qui est, en outre, tourné vers autrui, c'est le "pur être pour autrui". Ainsi le Père n'est pas "quelqu'un" qui a une relation au Fils ; être Père ce n'est rien d'autre qu'être vers ou pour le Fils. Le Christ est parole tournée vers Dieu[8] : « Dans l’arkhê était le Logos et le Logos était tourné vers[9] Dieu et le Logos était Dieu. » (Jn 1, 1). Il est le Notre Père substantiel.

►  Vous avez dit que les termes comme vérité, vie sont communs aux Trois, mais le Christ et l'Esprit Saint ont des dénominations en commun qui ne concernent pas le Père[10]. Qu'est-ce qui les identifie plus spécialement et qu'est-ce qui les distingue ?

J-M M : Dans l'ensemble du Nouveau Testament le Christ et l'Esprit sont en général saisis dans une certaine identité. Vous savez qu'originellement Christos signifie oint et singulièrement oint de l'Esprit. Et dans le Nouveau Testament Christ et Pneuma (Esprit) désignent la même chose, mais sur le mode du solide ou de l'unifié dans l'emploi préférentiel de Christos, et sur le mode du répandu ou du diffusé dans le terme de Pneuma. Les termes de répandre et de verser appartiennent au vocabulaire de l'Esprit : l'Esprit (ou quelquefois l'agapê) est répandu ou versé dans les cœurs, ce qui se réfère à une symbolique du fluide, du liquide. Donc bien entendre une phrase comme celle-ci : le Pneuma c'est le Christ répandu.

Bien sûr, nous ne disons pas que le Saint Esprit n'est pas une personne distincte de la deuxième personne de la Sainte Trinité, nous ne disons pas le contraire non plus ici. Mais le terme de personne en particulier nous empêche d'entendre les textes du Nouveau Testament.

c) L'Évangile s'est adapté à l'Occident.

Trinité triandrique, Miniature du XVe, Stimulus Amorus INTERDITLes réflexions précédentes montrent qu'il est très difficile de penser la Trinité, c'est ce qui rend passionnante l'étude des trois premiers siècles. Car évidemment toutes ces clarifications concernant les dénominations ne sont pas dans l'Écriture, et ces siècles sont aux prises avec la pensée hellénistique du monde dans lequel l'Évangile est annoncé. Et ce monde hellénistique questionne à partir de ses propres concepts. Par exemple il pose la question : « Ont-ils la même nature ? », mais le mot nature (ousia) n'existe pas dans le Nouveau Testament, c'est un mot majeur dans la pensée occidentale avec tous les sens multiples qu'il a pu prendre au cours des siècles : ousia signifie à la fois substance et nature. « De même nature que le Père » n'apparaît qu'au début du IVe siècle au concile de Nicée (325). Donc il y a tout un long débat, une longue recherche, des tendances diverses afin d'élaborer pour l'intelligence occidentale quelque chose qui est impliqué comme énigme par la façon même dont l'Écriture parle.

On peut légitimement tenter de répondre aux questions que les gens se posent, c'est ce que font les théologiens et les premiers grands conciles. Mais les conciles procèdent plutôt négativement, c'est-à-dire qu'ils déclarent que telle façon d'entendre est erronée.

L'erreur qui donne lieu au concile de Nicée, c'est la pensée d'Arius : Jésus n'est pas Dieu, il n'est pas simplement un homme, mais il est la première grande créature, le Logos qui est inférieur à Dieu le Père. C'est contre quoi le concile de Nicée affirme : il est « de même nature que le Père et par lui tout a été fait. Vrai Dieu – et non pas simplement une première grande créature – né du vrai Dieu… » Là nous avons un langage qui essaye d'accommoder l'Évangile aux questions de l'oreille qui le reçoit. Ceci n'a jamais changé au cours des siècles au point que l'Évangile devient presque invisible, recouvert par ces réponses qui sont légitimes, mais la négation d'une erreur n'est pas le retour à la vérité dont c'était l'erreur. L'Église s'est toujours trop adaptée à la pensée des gens qui recevaient l'Évangile, enfin toujours un peu en retard, mais finalement adaptée.

Ce qui est intéressant dans l'Évangile, c'est la différence d'avec ce que nous sommes nativement. L'Évangile n'est pas là pour entériner. Mais revenir à l'Évangile ce n'est pas revenir au Moyen Âge et ce n'est pas non plus revenir au IVe siècle, c'est revenir à l'Évangile lui-même, étant entendu que ces adaptations sont sans doute indispensables parce qu'on ne peut pas ne pas répondre à des questions qui se posent. Mais la réponse n'est pas l'équivalent de la parole dite. C'est pourquoi retourner à l'Évangile, ce n'est pas simplement retourner à d'autres formules, c'est retourner à un autre mode de parler, c'est entendre quelque chose que nous n'avons pas encore entendu. Ceci ne rend pas vain tout le travail qui a été fait au cours des siècles, mais notre tâche n'est pas de le répéter indéfiniment, notre tâche est de constamment tenter de réentendre ce qui n'a pas encore été entendu.

 

Deuxième partie : La relation Père-Fils

 

1°) Penser autrement qu'en termes de personne.

Le mot de personne est dangereux car depuis son emploi conciliaire à Chalcédoine, il a changé au moins deux ou trois fois de sens et on continue cependant à dire « les trois personnes ». Or le sens originel de ce mot, dans la lettre de Léon le Grand[11], le sens scolastique de persona, le sens existentialisant ou personnaliste de ce mot, le sens vulgaire de personne, les dérivations psychologiques, caractérologiques dans le domaine de la personnalité, tous ces sens sont différents les uns des autres ; et en particulier la signification que nous mettons spontanément dans ce mot[12] ne nous paraît pas traduire ce qui était visé lorsque le mot de personne a été introduit par les conciles. Que faut-il faire : rester fidèle à un mot au prix de tous ces contresens ou avoir la liberté à l'égard du mot pour repenser ce qui est en cause ? La question est ainsi posée, pour notre part ici nous avons fait notre choix.

a) C'est le Fils qui nous permet de savoir quelque chose sur Dieu.

Ainsi le Père et le Fils chez Jean ne sont pas présentés en rapport de personnalité. Nous avons dit qu'il fallait être attentif à l'intention du texte. Or nous verrons que l'intention de Jean est inverse de ce qui paraît à une première lecture. Nous expliquons. Son intention n'est pas de montrer que Jésus est conforme à l'idée que nous nous faisons de Dieu, tellement conforme qu'il en soit transparent. C'est dans cette transparence qu'interviendrait le manque de "personnalité". L'intention de Jean est inverse : ce que nous voyons du Christ nous fait voir qui est Dieu. Et cela, c'est la merveilleuse réponse du Christ à la question du reste étonnante de Philippe (Jn 14, 9) : « Fais-nous voir le Père et cela suffit » ; à quoi le Christ répond : « Philippe, celui qui me voit, voit le Père ». Tout ce qui est en question, c'est de savoir si le Christ est ce qui nous permet de savoir quelque chose de Dieu.

Autrement dit c'est en un sens que nous appellerons "ascendant" qu'il convient de lire l'évangile de Jean. Il faudrait ici parler des nombreuses formules "descendantes" chez Jean, mais ces formules descendantes sont comme la conséquence d'une attitude antérieure qu'il faut resituer pour entendre l'intention de Jean, et qui est cette attitude ascendante[13]. Ce n'est donc pas notre idée pré-établie de Dieu, ni même l'idée que le Christ se serait faite de Dieu (si on le prend pour un homme psychologiquement), qui se vérifie dans le Christ ; ce qui se découvre pour nous dans le Christ, ce n'est pas notre idée de Dieu, mais c'est cela d'inouï à quoi le Christ renvoie et ce qui fait du Christ véritablement le "visible de Dieu"[14].

b) La relation Père-Fils comme relation du caché au manifesté.

À propos de la relation Père-Fils comme en général à propos de la notion de Dieu Père, on croit nécessaire de mettre en œuvre le questionnement suscité par les données de la psychanalyse. Cela n'est pas vain quand il s'agit du sentiment religieux qui s'exprime en langage de paternité divine, de filiation humaine, mais dans le cas qui nous occupe, cette référence n'est pas pertinente. Nous posons ici une sorte d'affirmation de principe ou de méthode : l'audition de ce qui est dit s'articule au discours dans son intention, et non pas à des notions isolables et susceptibles d'être transférées intactes dans d'autres contextes ou d'autres questionnements.

Autre remarque convergente à ce sujet. La paternité a des implications physiologiques, psychologiques, mais aussi sociologiques, culturelles, juridiques. Et si par exemple, dans le contexte de notre vie, la relation de père et de fils se saisit nécessairement en altérité et même psychologiquement en nécessaire conflictualité de phases (vous voyez ce que nous voulons dire), elle s'est saisie ailleurs sous d'autres aspects, donc saisie et vécue. Parfois par exemple elle s'est vécue en continuité et en permanence avec une certaine forme d'identité : la descendance comme une certaine forme d'identité de soi-même, cela commande des conceptions sociologiques qui ont eu lieu à des époques éloignées de nous dans le temps ou dans l'espace, qui nous sont étrangères.

En effet une science, lorsqu'elle s'institue, est toujours instituée sur ce qui a été ouvert comme champ possible d'investigation par un moment de l'esprit humain. Et c'est là qu'elle est effective, et c'est là qu'elle est efficace. Ainsi la psychanalyse répond à la phase qui est la nôtre du développement de l'humanité. De même certains types d'analyses sociologiques ou économiques ne peuvent pas être reversés dans des époques qui n'ont pas suscité d'elles cette lecture, parce que l'événement d'une science n'est pas un événement quelconque et neutre qui se situerait n'importe comment. La science surgit sur ce qui est ouvert, c'est-à-dire sur la façon d'être au monde, sur la façon de concevoir le monde, et rend donc légitime l'auto-lecture qu'elle permet de soi. C'est là que nous poussons à une certaine relativité, donc à un certain sens historique que nous croyons plus exigeant que ce qui est mis en œuvre assez couramment par les historiens qui ont toujours tendance à interroger, sans critiquer les présupposés sournois à partir desquels ils s'avancent vers les époques révolues.

Mais tout cela n'est encore que préparation. En fait, chez saint Jean, cette relation Père-Fils recouvre une relation plus intime qui est celle du caché au manifesté, et elle ne dit rien d'autre. Cette relation que nous pouvons lire chez saint Paul entre mustêrion et apocalupsis[15], c'est celle-là même qui se trouve chez saint Jean sous la terminologie Père-Fils (Pater-Huios). Cette relation structurelle, cette relation fondamentale, colore la lecture qui est faite dans différents domaines, par exemple entre graine et fruit dans la lecture du végétal, de la végétation. Il est certain que chez nous la végétation se lit dans de multiples lectures : il y a la lecture du botaniste, la lecture du peintre, la lecture banale, la lecture métaphorique qui nous fait parler des fruits du travail, etc.

Or nous ne pouvons pas nous contenter de notre lecture éventuellement métaphorique du rapport de la graine au fruit car le présupposé structurant fondamental à cette époque c'est que le végétal même est regardé d'autre manière, et que le rapport graine-fruit est un lieu qui exprime le rapport plus fondamental et structurant de la pensée qui est le rapport du caché (dans la graine) au manifesté (ce qui paraît dans le fruit). Et cette relation ne dit rien que la relation fondamentale.

Il en va de même pour la relation Père-Fils. Autrement dit ce n'est pas l'expérience vécue de paternité et de filiation qui est considérée comme un chemin pour comprendre le rapport du caché au manifesté, c'est ce rapport toujours déjà mystérieusement compris qui trouve à s'exprimer dans la relation de Père à Fils, et qui ainsi institue une certaine compréhension de la paternité dans un ensemble.

C'est là que l'on retrouve un principe fondamental de toute symbologie que nous avons eu l'occasion d'énoncer à plusieurs reprises[16] : ce n'est pas l'extérieur qui éclaire l'intérieur, mais c'est l'intérieur qui éclaire l'extérieur ; ou : ce n'est pas le bas qui éclaire le haut, mais c'est le haut qui éclaire le bas. C'est ce qui fait la différence entre le symbole entendu en ce sens et le signe. Le signe entendu comme signal, c'est la chose d'abord connue, donc d'abord rencontrée, qui conduit à quelque chose de plus intime et de plus originel, comme l'effet conduit à la cause, etc. C'est le processus du signal. Ici ce que nous examinons, c'est le processus du symbole. Autrement dit, en revenant à ce qui est l'objet de notre considération, c'est une certaine intelligence déjà prise des rapports du caché au manifesté qui éclaire une certaine compréhension des rapports Père-Fils dans ces textes que nous approchons.

Nous avons étudié l'année dernière exactement la même chose à propos des rapports de l'homme de la femme dans le couple. Lorsque saint Paul (Ep 5) exprime le symbolisme de l'homme et de la femme et le rapport du Christ et de l'Ekklêsia, le sens de sa parole n'est pas : expérimentez comment l'homme et la femme sont ensemble pour avoir ensuite une certaine idée sur l'identité ou l'union entre le Christ et l'Ekklêsia. C'est cela que nous appelons couramment le langage figuré qui nous aide à comprendre. Qui nous aide à comprendre ? Non. C'est le contraire. Saint Paul a une expérience de l'union, d'une certaine identité, d'un seul corps (hén sôma) – « Ils seront les deux vers une seule chair »[17] (Gn 1, 24, Septante) – qui se réalise par priorité dans le Christ et dans l'Ekklêsia, et cela devient ainsi schème normatif et modèle, cela devient ainsi objet de parénèse, objet de conseil. Saint Paul ne dit pas : servez-vous de concepts pour faire comprendre quelque expérience intime ; mais c'est à partir de cette expérience qu'il trouve à l'exprimer dans le langage, et par ce langage à le conseiller, à le faire vivre. C'est le processus inverse de celui que spontanément nous sommes enclins à entendre lorsque nous nous posons la question de trouver quelles images feront passer une doctrine. Nous ne disons pas que cela est inutile, et neutre, et vain, et que cela n'a pas de sens, nous disons simplement que ce n'est pas ce processus mental qui est mis en œuvre dans les textes que nous approchons.

Il y aurait beaucoup d'autres précautions à prendre et beaucoup de confusions éventuelles à dissoudre dans ce domaine, mais cette première partie nous a donné occasion de quelques remarques méthodologiques très importantes pour la lecture de ces textes à propos de la lecture de la relation du Père et de Fils chez saint Jean.

 

2 – L'expression scripturaire Fils De Dieu

a) Reprise de quelques points importants.

Nous avons recensé une collection de textes gravitant autour de « Tu es mon Fils » :

– dans le discours de Paul à Antioche de Piscidie : « Dieu l'a ressuscité selon ce qui est écrit dans le Psaume 2 : "Tu es mon Fils, aujourd'hui je t'engendre". » (Ac 13). Notons à ce propos qu'une des premières formes du kérygme[18] sur la résurrection, ce n'est pas seulement la forme précisive : «Jésus est ressuscité» mais c'est «Dieu (le Père) l'a ressuscité.»

– dans l'incipit de l'épître aux Romains : « Déterminé Fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts » ;

D'autre part nous avons remarqué que les épisodes glorieux de la vie mortelle de Jésus, qui marquent d'une certaine façon la présence de la résurrection en lui, font aussi allusion à cette filiation : sur la montagne à la transfiguration et sur le fleuve au Baptême, on a toujours la mention de « Celui-ci est mon Fils, écoutez-le » ou « Celui-ci est le Fils de ma complaisance (eudokia) ». Tout cela joue une certaine fonction, un vocabulaire qui tourne autour de la filiation, mais en référence précisément à la résurrection ou à la gloire.

Puis nous avons aussi largement traité de cette référence « Faisons l'homme à notre image » et nous savons qu'en contexte de Genèse le fils est l'image du père : « Il engendra un fils à son image » revient à propos des premiers hommes et des patriarches. Il se trouve donc ici que ces deux notions de résurrection et de référence à « Faisons l'homme à notre image » se trouvent très étroitement liées pour que le sens de l'image et le sens du Fils s'éclairent réciproquement.

Finalement nous avons lu dans le début des Éphésiens : « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ qui nous a bénis de toute bénédiction spirituelle » ; c'est la bénédiction paternelle qui est « Tu es mon Fils ». L'essence de la paternité c'est de recevoir l'enfant sur ses genoux et de dire « Tu es mon fils » même si on ne la médite pas souvent sous cette forme.

Nous venons de rappeler rapidement des choses que nous avons déjà vues : c'est une constellation, un moment important de notre étude de cette année. Nous avons vu en particulier que la notion de Fils de Dieu ne se déduit pas de l'expérience éventuelle de la filiation ou de la paternité mais s'entend à partir de ce qui est en cause dans le texte. Nous avons écrit cela dans un numéro de Christus[19] à propos de la résurrection : « La résurrection ne s'entend pas à partir de notre conception de la mort [dont elle serait l'envers ou le contraire dialectique]. Nous ne pouvons l'entendre qu'à partir du discours apostolique [de ce qui est en cause dans le texte], en tant qu'il réveille en nous [dans notre expérience] des "traces" de ce dont il s'agit », et qui ne sont "traces" que le jour, précisément, où ce qui est en cause est entendu, car, avant, cette expérience n'est pas trace. Autrement dit, lorsqu'une vérité devient trace, elle n'est plus exactement ce qu'elle était avant d'être trace. Pour une expérience, en effet, le fait d'être référencée et relue par rapport à autre chose, fait qu'elle ne demeure pas intacte ; c'est donc que quelque chose s'est découvert. Et ce qui me fait lire une expérience comme signe c'est que déjà quelque chose à l'intérieur s'est découvert.

b) La filiation s'articule essentiellement à la Résurrection.

La filiation entre ainsi dans l'unique objet du kérygme, dans l'unique objet de l'Évangile. L'unique objet de l'Évangile, c'est « Jésus est ressuscité » ou « Jésus est Seigneur », ce sont les formules vraiment prioritaires. Or c'est précisément parce que Fils de Dieu signifie ressuscité que la confession « Fils de Dieu » peut être objet primitif et essentiel du kérygme. Et l'incarnation n'est pas autre chose que la résurrection[20] : nous avons suffisamment essayé de montrer qu'il n'y a pas deux "phases", la vie mortelle et la résurrection, mais qu'il y a deux "faces" de la même réalité, pour pouvoir dire que la résurrection en son sens plein inclut ce que nous serions tentés de considérer à part comme incarnation. Et c'est pourquoi tout le Christ dans sa vie mortelle et dans sa résurrection est Fils au titre de la résurrection.

On oppose couramment des christologies de l'incarnation et des christologies de la résurrection ; s'il fallait choisir, pour notre part, nous choisirions la résurrection. Mais là encore, c'est un choix qui n'est pas à faire, qui n'est pas pertinent, parce que les deux concepts ne se juxtaposent pas et que l'un se subordonne nécessairement à l'autre. La résurrection est l'objet du kérygme originel ; l'incarnation est un concept devenu nécessaire au cours des siècles mais qui ne jouit pas de la même priorité ni même de la même primauté.

En effet chez Paul la kénose appartient à l'exaltation, c'est une des deux faces de l'exaltation. Rappelez-vous notre lecture de Ph 2[21] ; nous avions dit que la morphê évoque « Faisons l'homme à notre image » et qu'il ne fallait pas entendre : « lui qui, bien que étant image de Dieu, cependant… » mais "parce que image", "en tant que" ; autrement dit l'aspect de l'esclave ou du serviteur est aspect de cela même qu'est la gloire, qu'est la résurrection.

Et c'est pour cela que la lecture des événements de la vie mortelle de Jésus dit la résurrection ; c'est pour cela que les épisodes de la vie de Jésus ne sont jamais de simples éléments biographiques ; c'est pour cela qu'ils sont toujours professions de la foi en la résurrection. Ce n'est pas simplement par l'emploi fortuit d'un genre littéraire que l'événement est événement et non pas biographie, c'est parce que les événements sont des formes de l'annonce de l'événement.

Cela sera très important car ce qui est en cause, c'est de voir comment et pourquoi la pauvreté, la faiblesse, la souffrance, la mort de Jésus sont l'image de Dieu, sont le visible de Dieu, sont ce par quoi nous pouvons accéder à donner un sens authentique au mot Dieu, en passant par l'événement, et non en usurpant une signification a priori du mot Dieu que nous appliquerions simplement de l'extérieur au Christ. C'est pour cela que le Christ est ce à partir de quoi se découvre un sens inouï, et se justifie chez nous encore l'emploi du mot Dieu.

Nous avons d'abord insisté sur cela que être image ou être fils (ce qui dit la même chose), se dit au titre de la résurrection, mais que la résurrection n'est pas un simple épisode subséquent qui surviendrait après la vie mortelle. Le Christ est de toujours Fils, est de toujours image, est de toujours dans la gloire. Autrement dit sa vie mortelle est une présentation de la gloire, est une autre face de la gloire. Et c'est à partir de la vie mortelle même de Jésus, en tant qu'elle est lue dans la résurrection, en tant qu'elle est lue comme face de la résurrection, ou comme trace de la résurrection, que se découvre un sens de ce dont elle est image, c'est-à-dire un sens du Père, c'est-à-dire un sens de Dieu.

Pour situer cette réflexion par rapport à des processus qui nous sont plus couramment familiers, et pour critiquer par là une certaine christologie sommaire, nous rappelons cette christologie sommaire. Elle consiste à dire : le Christ est Dieu et homme, Dieu plus homme, Dieu joint à l'homme, Dieu collé à l'homme. L'homme, je sais ce que c'est, j'en ai une expérience ; Dieu, je sais ce que c'est, il y a l'idée philosophique de Dieu, c'est celui qui a tout fait ; et puis je colle les deux ensemble et j'ai cet être hybride qui est l'idée divulguée du Christ la plupart du temps. Mais je n'attends pas du Christ qu'il me donne le sens ni de l'homme, ni de Dieu, puisque je sais d'avance, je prétends savoir d'avance ce que c'est que l'homme et ce que c'est que Dieu. À l'inverse, si je mets entre parenthèses et ma compréhension fermée de la notion de l'homme et ma compréhension prétendue de l'idée de Dieu, et que j'attends du Christ que cela se dévoile et se découvre, alors là en effet le Christ joue sa fonction de Fils dévoilant, d'image, de présentation, de ce qui rend visible l'invisible, de ce qui donne sens au mot de Père et au mot de Dieu pour moi.

c) La filiation se réfère à la préexistence.

Si nous suivons attentivement les textes scripturaires, nous savons que la filiation se réfère à la volonté cachée de Dieu « Faisons l'homme à notre image ». Nous avons insisté jusqu'ici sur le mot "image" en tant qu'il indique un dévoilement. Ce qui va nous intéresser maintenant, c'est la situation protologique[22] de ce mot. Ce mot image fait partie des premières choses, il est dans la délibération « Faisons l'homme à notre image ». C'est pourquoi la naissance du Fils, dans la première patristique, est située au moment de cette délibération, ou au moment du Fiat lux[23], comme nous avons eu l'occasion de le voir, car il y a un rapport étroit chez les anciens entre la lumière dont il est question en Gn 1, 3 et l'homme ; de toute façon cela est lu simultanément, ce sont des points d'ancrage de cette délibération ou de cette parution.

Très vite évidemment le temps va se distendre. On placera un Dieu prévoyant qui est avant les choses puisqu'il les a faites, Dieu créateur, et puis l'apparition historique de Jésus. Puisque les premiers chrétiens disent qu'il est Fils de toujours, il faudra bien apprendre à distinguer une génération éternelle et une génération temporelle. Et là nous restons toujours dans cette scission radicale entre une éternité de type logique et une histoire entendue au sens de l'historiographie, au sens vulgaire et banal du temps, alors que le Christ a pour fonction de mettre en cause cette compréhension, de mettre en cause ce dualisme.

À partir de ce que l'on peut appeler le moment antérieur, le moment du « Faisons l'homme », va se développer une théologie de Dieu ; elle va se développer précisément en fonction de la cosmogonie puis de la création, Dieu créateur. Et il faudra aussi situer la naissance éternelle du Fils à ce moment de l'éternité ainsi contre-distinguée. Et en cela nous voyons déjà apparaître l'articulation des différents traités de la Trinité immanente comme contre-distinguée de la Trinité économique[24], et puis de Dieu créateur ; à partir de là se développe toute la suite de l'idée de Dieu dans l'Occident. Ce qu'il faut bien apercevoir, c'est que cela n'est pas dans le Nouveau Testament. Nous ne voulons pas dire que l'on puisse impunément contredire ce développement, nous voulons dire que ce développement a eu sa nécessité en fonction de l'histoire de l'esprit questionnant et que, tant que l'on ne peut pas surmonter une distinction entre l'éternité et le temps, tant que l'on ne peut pas surmonter la nécessité de ces distinctions sous cette forme, il importe en effet de distinguer la génération éternelle et la génération dans l'histoire. Cependant il y a plus à faire. Et justement il y a à mettre en cause cette distinction même, il y a à mettre en péril ce que nous pensons être le sol le plus ferme de notre première naissance.

Ce que nous venons de dire est intéressant pour voir comment à partir du « Faisons l'homme à notre image » entendu comme décrivant la dimension intérieure de la résurrection, s'introduit, après cette considération protologique, une considération de la préexistence, puis une considération de la divinité de Dieu essentiellement créateur, et puis toute l'histoire occidentale de la notion de Dieu. La notion philosophique de Dieu, nous ne savons pas comment la rattacher à l'histoire de Jésus ; c'est caractéristique. Il y a deux zones : la zone spéculative sur Dieu chez les philosophes et puis l'histoire de Jésus. Et tout le monde essaye de raccrocher cela. Il serait plus intéressant d'examiner cette question avant que ces éléments ne soit disjoints, c'est-à-dire essayer d'entendre la Parole avant ce développement. Mais c'est une chose très difficile, et nous conseillons d'avoir confiance dans des formulations provisoires et donc relativement vraies, tant que nous continuons à questionner, tant que la chose n'est pas pleinement entendue par nous. C'est là que l'histoire du développement historique de la pensée chrétienne au cours des siècles reste un point d'appui extrêmement précieux, non pas comme la chose définitive, mais comme ce en quoi nous nous tenons tant que nous n'avons pas découvert ce qui précède. Ce qui précède, c'est ce qui est à venir pour nous.

d) La filiation déploie des aspects des intitulations.

Les différents titres du Christ impliquent tous, ou sont tous impliqués par cette notion de Fils. Il y a là un éclairage réciproque qui doit se faire. Nous avons parlé de la convertibilité des intitulations, convertibilité des titres, c'est-à-dire que ressuscité veut dire Seigneur, que Seigneur veut dire Fils, etc. Or il y a là quelque chose qui est énoncé une fois mais qu'il faut ensuite entendre. On peut, par les procédés de la sémantique, suivre tout au long de l'Ancien Testament la notion de fils de Dieu, puis la notion de pneuma, puis la notion de messie, etc. avec leurs vicissitudes et leur histoire. Très bien. Mais lorsque ces mots sont ressaisis – et c'est vrai avec n'importe quel auteur – lorsqu'un auteur ressaisit un mot dans son contexte, il ne se borne pas à entériner un sens historique de ces mots, mais il suscite un sens neuf du mot en fonction du contexte dans lequel il le dit ; autrement dit l'unité de lecture n'est pas le mot mais le discours ; c'est là que les mots vivent, pas dans les lexiques.

À plus forte raison lorsque Paul, en fonction de la lumière neuve – car c'est cela la résurrection chez lui, ce pouvoir de transmutation des mots par laquelle advient la nouveauté – lorsque Paul assume le mot de "fils de Dieu" ou le mot de premier-né, ou le mot d'arkhê (archê), ou le mot de tête, tous les mots de son vocabulaire, ce n'est pas le simple processus sémantique intérieur qui justifie ce qu'il dit, c'est la lumière intérieure de Paul qui donne sens à ces mots. Voyons quelques-uns de ces termes.

– Nous avons vu la notion d'arkhê. Et nous avons vu que cette notion se laisse aisément traduire par "premier paru", et que premier paru équivaut à prôtotokos (premier-né) et que premier-né se dit facilement Fils.

– De même pour le terme johannique de Monogénês qui est du reste plus fort que prôtotokos. Les anciens distinguent très nettement entre le monos et le prôtos, entre le un et le premier. Cette distinction sera très fortement développée dans certaine patristique.

– Le titre d'image, lui, est un titre sapientiel, un titre issu de Genèse, qui, en passant par la littérature de la Sophia, est ensuite transféré au Christ. Mais il ne suit pas un chemin indépendant. Nous avons vu les rapports qu'il y a entre image et Fils : le Fils est ce qui manifeste, ce qui dévoile le Père.

– Et nous aimerions rapprocher également un autre titre, plutôt un adjectif qui est attribué au Christ, le titre de hupêkoos (obéissant). Obéissant ne dit pas autre chose qu'image fidèle, qui ne dit pas autre chose que Fils. Pour nous spontanément le terme d'image se réfère à la zone de la photographie et le terme d'obéissant se réfère à la zone de la morale : il n'y a aucun rapport entre les deux ! Or nous ne voyons pas ce qui est en cause dans le texte si nous ne sommes pas resitués à un endroit où précisément ces deux mots parlent le même langage, parlent à partir du même lieu. C'est ce qui existe dans le texte du Nouveau Testament. Et c'est pourquoi, en poursuivant Ph 2, ce n'est pas « bien qu'il fût image de Dieu, cependant il s'est fait obéissant jusqu'à la mort », mais c'est toujours « parce que ». C'est que cela déploie un aspect de l'image.

Homme ou Fils de l'homme est un titre dont l'histoire, d'un point de vue historique justement, est très complexe, très difficile. Mais c'est un titre qui dit aussi la même chose. Même le mot d'homme. Nous ne devons pas partir d'une définition d'homo comme animal rationale ; c'est au contraire la notion même de Fils et d'image qui dévoile ce qu'est essentiellement l'homme[25].

– Enfin le titre de Kurios (Seigneur), fondamental, se réfère aussi à « Faisons l'homme à notre image » et il commandera, donc il sera, Kurios, kurieuïn ; tout cela est dans la Genèse.

Tout ceci simplement pour vous donner quelques aspects de la circulation des différentes intitulations ou des différents discours sur le Christ pour dire une seule et même chose qu'on n'a jamais totalement approchée.

e) Le Fils comme dévoilement.

 Nous avons dit que la relation Père-Fils se pensait comme relation du caché au manifesté. Il nous reste encore un pas à faire pour nous approcher de cette notion de dévoilement, en posant la question : qu'est-ce qui est caché ? Quel caché nous découvre le Christ ressuscité ? Et là la réponse n'est pas simple.

En effet nous avons vu que cela renvoie à la délibération secrète « Faisons l'homme à notre image ». Autrement dit Jésus est dévoilement par rapport au caché de soi, de soi-même. Il est le dévoilement de l'image dont il était le caché.

Mais aussi la délibération secrète « Faisons l'homme à notre image » est délibération de Dieu, c'est-à-dire de celui que Jésus appelle "le Dieu" (ho Théos), de celui à qui il dit « Tu » dans la prière. Il est donc non seulement dévoilement de soi, mais dévoilement du Père.

Donc notre notion de dévoilement est encore d'une certaine façon ambiguë, ou, si vous voulez, c'est un schème général qui s'applique de façon très souple dans des choses qu'il ne faut pas confondre. Plus tard on dira : il dévoile la nature divine c'est-à-dire que son humanité est le signe de la nature divine ; mais nous serons alors dans une autre problématique.

Donc : "Jésus en tant qu'il dévoile le caché de soi", "Jésus en tant qu'il dévoile le Père", tout cela dans la problématique de la première pensée chrétienne, puis plus tard "Jésus en tant qu'il dévoile la nature divine" qui est une autre problématique, autant de choses à ne pas confondre.

f) Le Fils comme visible de l'invisible.

Ce vers quoi nous nous acheminons maintenant, c'est la considération de Jésus en tant qu'il dévoile le Père, c'est-à-dire en tant qu'il donne sens au mot Dieu, au Dieu qu'il invoque. Il faut bien voir que cette notion de dévoilement jouera de très bonne heure un rôle important pas seulement dans l'Écriture où nous l'avons rencontrée à plusieurs reprises, mais également dans la première réflexion patristique qui s'orientera comme une réflexion trinitaire.

En effet cela recouvrira la question de la connaissance de Dieu. En d'autres termes la question de l'apophatisme, de l'inconnaissable de Dieu, cette question est issue à la fois de la mystique et de la philosophie hellénistique contemporaine du christianisme et de la mystique juive, sans parler bien sûr du spécifique de l'expérience apostolique. Mais dans cette mystique hellénistique contemporaine du christianisme à laquelle nous venons de faire allusion, Dieu est généralement considéré, ou exprimé, à l'aide de termes construits avec un "a" privatif : Dieu a-horatos (invisible) ; a-gnostos (inconnaissable) ; a-katalêptos (incom-préhensible, indépréhensible, insaisissable). Toute cette approche négative du mystère sera entendue par la première patristique comme "ho Théos (le Père)", et le Logos (la Parole) où le Fils sera ce qui manifeste le Père, ce qui est l'image ou le visible de l'invisible.

Voilà un lieu fondamental dans la pensée de saint Justin notamment qui est l'un des premiers lieux de rencontre de la pensée hellénistique et du christianisme. Déjà là quelque chose est engagé ; nous sommes toujours dans la problématique d'un caché et de sa manifestation, mais nous nous orientons vers la considération de la nature divine de Jésus. C'est une exploitation de ce schème du caché-manifesté qui reste encore très intéressante à considérer. Il y a des pages qui vous étonneraient beaucoup. Justin, qui fut philosophe avant d'être chrétien, part de cette idée hellénistique de Dieu caractérisé par ces "a" privatifs, et il rencontre l'Écriture qui dit que Dieu modèle avec ses mains, que Dieu vient, que Dieu marche, que Dieu apparaît, que Dieu habite, tout cela dans l'Ancien Testament. Or Justin dit : ce n'est pas le Père indépréhensible, c'est le Logos, son Logos. Ceci est très intéressant du point de vue de la préexistence car Justin lit de cette façon le Logos dans les apparitions de l'ange de Yahvé, dans les apparitions de Dieu ; tout ce qui est mis au compte de Dieu ou de l'ange de Dieu dans l'Ancien Testament, c'est déjà le Logos qui agit. Ceci est dangereux par rapport à une compréhension trinitaire postérieure, parce que cela rend le Logos d'une certaine façon inférieur au Père : le Père ne peut pas bouger mais le Logos… C'est ainsi que Justin l'appelle le second Dieu (deutéros Théos). C'est une expression qui ne sera pas retenue, mais il est très beau de voir cette théologie embryonnaire, cette théologie archaïque, qu'il ne faut pas considérer simplement de façon négative par rapport à ce que deviendra ensuite la pensée chrétienne, mais au contraire dans son jaillissement, dans sa créativité ; c'est une très belle théologie.

Ce que nous voulons dire par là, c'est que la pensée patristique issue de la pensée néotestamentaire commente à sa façon le rapport du caché au manifesté dans le rapport du Père au Logos et que nous sommes là sur le chemin de la théologie chrétienne occidentale.

Trinite, Roublev

Pour Justin, les visiteurs d'Abraham à Mambré, le feu du Buisson ardent etc. c'est le Logos déjà en train de paraître jusqu'à ce que, en totalité il se recueille en Jésus Christ. Pour autant chez Justin il y a une distinction très nette entre ce qu'il appelle Dieu (Théos) et le Deutéros Théos (le Dieu second qui est le Logos). Ce qui les distingue c'est que le premier est innommable, invisible, non caractérisé, et nous retrouvons des termes utilisés dans le Platonisme et le néo-Platonisme à propos de Dieu. Et vous voyez très bien qu'il y a une origine néo-testamentaire à ces considérations où le Christ est l'image et le visible de l'invisible ; il y a ce rapport du caché au manifesté qui est d'origine néo-testamentaire. Mais vous voyez aussi que cette simple idée, du fait qu'elle est pensée dans un langage emprunté à la philosophie grecque, se trouve d'une certaine façon compromise. Il y a une sorte de distance entre ce qui caractérise le Dieu invisible et le Dieu visible qui ne sera pas retenue lorsque la problématique sera celle de l'égalité du Père et du Fils (par exemple au concile de Nicée). Il est intéressant de voir que pour éviter le risque de subordinationnisme on a laissé tomber ce genre de spéculation. Et c'est dommage à la mesure où la notion du rapport du visible et de l'invisible est capitale, mais elle demande à être repensée autrement.

g) « Qui me voit, voit le Père. »

La réalité mystérieuse pour nous, désignée dans nos sources par ho Théos, Dieu avec l'article, une réalité qui se réfère à l'expérience juive et qui n'est pas du tout réductible à la signification contemporaine du mot Dieu, pas du tout réductible à notre idée et encore moins à notre imaginaire de Dieu, cette réalité est pour Jean donnée à voir en Jésus. Nous employons l'expression « donné à voir » parce que le terme de "voir" est un thème johannique ; et si nous avions parlé le langage de Paul, nous aurions dit « est dévoilé » : des vocabulaires différents, mais quelque chose d'assez proche. Vous voyez bien ce que nous avons dit ; nous n'avons pas dit que notre idée de Dieu se vérifie en Jésus Christ ; là encore le chemin à prendre est un chemin qui monte. Chez Paul le Christ dévoile le mustêrion, quelque chose de Dieu, le secret de Dieu ; chez Jean le Christ dévoile le Dieu même. Chez Paul aussi du reste, à la mesure où il est « image du Dieu invisible (éïkôn tou Théou aoratou) » : tou Théou avec l'article, le Père. Mais chez Jean de façon plus explicite le Christ dévoile le Dieu même invisible.

Ce qui est d'abord marqué chez Jean, c'est la continuité entre Jésus et Dieu ; ce n'est pas l'altérité mais la continuité entre Jésus et Dieu. Et cette continuité s'exprime dans le langage du rapport de Fils à Père. Si ce langage accuse plutôt chez nous la distinction des personnes, chez Jean en revanche il accuse plutôt une certaine identité.

Cela découle de certaines affirmations explicites de Jésus. Par exemple : « Le Père et moi nous somme un » ou « Je suis dans le Père et le Père est en moi » (Jn 14, 10). "Être dans" chez saint Jean signifie quelque chose d'assez proche de "être". C'est en ce sens que cette expression « Je suis dans le Père et le Père est en moi » marque plutôt la continuité alors que chez nous elle resterait essentiellement duelle. Autre expression johannique à laquelle nous avons déjà fait allusion : « Celui qui me voit, voit le Père »[26] (Jn 14, 9) ; ou encore cette expression merveilleuse, bien qu'elle ne soit pas du tout merveilleuse apparemment : « faire la volonté du Père » dans «Ma nourriture est que je fasse la volonté (la volonté secrète, thélêma) de celui qui m'a envoyé» (Jn 4, 34). Faire la volonté de quelqu'un a chez nous un sens d'obéissance à une loi, à une volonté. Or chez saint Jean, faire signifie accomplir ; la volonté, c'est ce qui était dans le caché, c'est très proche de ce qu'on trouve chez Paul ; donc accomplir, c'est faire venir au jour ce qui était dans le caché. C'est très loin de l'application volontariste d'une législation : faire venir au jour ce qui était dans le caché.

Alors vous vous dites peut-être : « Le Père et moi nous sommes un » cela veut dire qu'ils ont la même nature divine mais qu'ils sont quand même deux personnes. Bien. Lorsque la pensée chrétienne sera amenée à réfléchir sur la continuité d'une part et la relative altérité qui s'exprime en Jésus, il faudra bien que cette pensée chrétienne trouve des mots et des concepts pour marquer l'une et l'autre. Elle se servira en effet du terme de nature pour marquer la continuité et du terme de personne pour marquer l'altérité. Mais là encore nous ne croyons pas que ces mots nous soient très utiles. Ce qui est important, c'est d'arriver à exprimer en effet cette continuité et cette altérité ; mais les mots de nature et de personne, qui ont tellement changé de sens, nous les prenons pour quasiment des obstacles et quelque chose qui nous arrête d'entendre ce qui est en cause dans les paroles de Jean. Vous voyez bien ce que nous voulons dire. Il faudrait que nous soyons à l'endroit précisément où le mot de nature s'est suscité pour désigner cela et où il convenait sans doute, très bien ; mais nous ne sommes pas à cet endroit. Et si notre pensée est vivante, il faut qu'elle trouve à dire. Si elle n'est pas vivante, elle répétera qu'il y a une nature et trois personnes.

Donc nous avons marqué ici que Jean met en avant ce que nous osons appeler une certaine identité entre Jésus et le Père. Cela du reste se marque par l'intelligence que les Juifs eux-mêmes prennent, chez saint Jean, des paroles du Christ : ils l'accusent de se faire "l'égal de Dieu" (Jn 5). Et en tout cas cela reflète bien la pensée de Jean qui dit dans le Prologue : « Le Logos était Théos » : Théos et non pas ho Théos, donc Théos sans article. Mais il dit aussi que « Le Père et moi nous sommes un ». Donc essayons de découvrir cette quasi-identité, cette continuité, cette proximité, avant de nous embarrasser de complexes explicatifs qui nous dispensent d'entendre.

h) Jésus comme envoyé du Père.

Il y a une notion essentiellement johannique qui, elle aussi, à première vue chez nous signifierait l'altérité et qui, dans l'esprit de Jean, signifie une certaine identité, c'est la notion d'envoyé. Le Christ parle de « celui qui m'a envoyé ». Chez nous il y a une distinction entre celui qui envoie et celui qui est envoyé. Or il faudrait voir que, chez saint Jean, cela est à situer dans un contexte où l'envoyé est de quelque manière assimilé à la personne de l'envoyant, donc dans un sens extrêmement fort. Nous avons bien toujours dans nos ressources la distinction entre une assimilation fictive juridique d'une part et une réalité ontologique, par exemple dans le cas ou deux personnes sont juridiquement considérées comme une et assimilées, et le légat est accueilli comme est accueilli l'envoyant ; pour nous c'est une fiction juridique. Or cette distinction entre une réalité ontologique et une réalité juridique est de notre lecture et de notre présupposé. L'emploi de la notion d'envoyé ne fonctionne pas de cette manière dans un milieu culturel où l'on ne distingue pas l'ontologique et le juridique de la manière dont nous le faisons.

Cependant si Jean insiste sur une certaine identité, si le mouvement de la pensée de Jean est un mouvement ascendant, il reste que cela s'exprime volontiers chez lui dans le langage de la descente : « celui qui est descendu du ciel (d'auprès du Père) » (Jn 3, 13). Or si cela était privilégié et entendu autrement que nous ne l'entendons ici, nous serions obligés de conserver cet imaginaire d'un Dieu préalablement en haut et trinitaire qui envoie, un Dieu dont l'un descend ; c'est bien le chemin imaginaire qui semblerait s'imposer. Or il nous faut effectivement recenser le langage de la descente chez Jean ; indiscutablement ce langage de la descente est fréquent chez lui ; mais nous sommes provoqués à le lire à rebours c'est-à-dire à le lire dans le moment où l'expression se crée. Et c'est la perspective de la remontée qui permet l'expression dans le langage de la descente.

Rappelez-vous comment nous avons proposé la lecture du Prologue de Jean, il y a là un modèle. Rappelez-vous comment le Prologue se lit de façon spontanée : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu » : voilà la Trinité éternelle ; puis « Le Logos fut chair (logos sarx égénéto) » donc il s'est incarné, il est descendu (le terme de descente est dans le langage de Jean de toute façon) donc le Père l'a envoyé (envoyé appartient au langage de Jean). Et rappelez-vous que nous avons beaucoup insisté pour voir à partir de quoi parlait Jean. Jean parlait à partir du Baptême de Jésus, c'est-à-dire à partir de cette manifestation de sa gloire ; il décrivait le contenu de l'expérience spirituelle qui lui permet de voir, d'entendre et de toucher la chair, c'est-à-dire la gloire de Jésus dans le langage de Jean : « Le Logos fut chair… et nous avons contemplé sa gloire » (Jn 1, 14) ; « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu… et touché au sujet de la parole de la vie » (1 Jn 1, 1) donc de la vie et de la gloire. Il y a là une expérience qui s'exprime comme le déploiement de la parole entendue, comme le déploiement de la lumière, de la gloire. Et comme toute manifestation de Dieu, cette expérience se dit en référence à l'épisode de l'épiphanie archétypique de Dieu lue mystiquement chez les Juifs dans les premiers versets de la Genèse, c'est-à-dire la première prolation[27] de la parole et parution de lumière.

Nous voyons bien que, même pour entendre ces premiers mots : « Il y avait d'abord la parole, la parole était la lumière… en lui était la vie… », il faut que nous procédions à rebours, il faut que nous sachions déjà que cela décrit ce qui apparaît à Jean dans son expérience. Autrement dit, ce qui s'exprime dans le langage d'une descente n'est entendu que si l'on se réfère à l'expérience johannique qui entend la parole et voit la lumière dans l'expérience qu'il a de Jésus en gloire, qu'il s'agisse ultimement de la Résurrection ou qu'il s'agisse de la Résurrection déjà aperçue dans la manifestation glorieuse au Baptême. Ce n'est pas par hasard que ce Prologue introduit directement à l'épisode de Jean le Baptiste comme introduisent nos évangiles en général[28].

Donc ceci pour justifier la provocation à lire Jean à l'envers. De toute façon c'est un excellent exercice, même indépendamment de cela. Comme nous sommes tentés de prendre une image pour une chose, essayons de lire la même chose avec l'image contraire – et vous remarquerez qu'aucun langage symbolique ne reste cohérent au plan de ce qui est suggéré par l'image. Le langage symbolique affectionne l'incohérence, une incohérence qui a une fonction, qui a la fonction de pousser à surmonter la première appréhension de l'image pour voir qu'elle est symbole d'autre chose. Tout complexe symbolique se situe de cette façon. C'est pourquoi par exemple lorsque Paul parle de la construction du corps, cela ne va pas : il y a la construction d'un édifice et la croissance du corps. Or les deux images de l'édifice et du corps se trouvent chez Paul mais il sait précisément les joindre pour pousser à dépasser l'une et l'autre et percevoir ce qui a suscité ces images. Si nous avons l'intention d'entendre quelque peu ce langage de nos sources, ce langage premier, ce langage symbolique, il faut que nous prenions une certaine habitude. C'est pourquoi nous insistons sur des remarques méthodologiques de ce genre, des remarques provocatrices, pour que nous fassions l'expérience de ce mode de lecture.

Voici un texte sur l'envoi : « 36Moi j'ai un témoignage plus grand que Jean car les œuvres que le Père m'a donné d'achever (accomplir, téléiôsô), ces œuvres elles-mêmes que je fais,– les œuvres c'est l'accomplissement en lui et à partir de lui de la totalité de l'humanité ; il s'agit de la mort-résurrection en tant qu'elle concerne tout homme – témoignent de moi, de ce que le Père m'a envoyé, 37et le Père qui m'a envoyé, lui, témoigne de moi. Vous n'avez jamais entendu sa voix ni vu sa figure 38et sa parole, vous ne l'avez pas demeurant en vous puisque vous ne croyez pas à celui qu'il a envoyé. 39Vous scrutez les Écritures dans lesquelles vous pensez avoir la vie éternelle, et celles-ci sont celles qui témoignent de moi – en effet les Écritures sont apparemment la voix, la parole de Dieu ; mais ce qui est véritablement la voix du Père, la parole du Père et ce qui donne la figure du Père c'est de voir et d'entendre le Fils, d'entendre Jésus, si bien qu'un texte qui parle de l'envoi, lui aussi marque l'identité – 40et vous ne voulez pas venir près de moi en sorte que vous ayez la vie. Etc. »



[1] La Trinité (qui n'a pas encore ce nom) est envisagée sous l'angle d'une double relation : Père-Fils et Christ-Pneuma, la première étant générationnelle et la deuxième conjugale (car le mot pneuma est neutre en grec mais il est la traduction du mot hébreu rouah qui est féminin). Or cela ne fait que trois termes puisque Fils et Christos, c'est le même (cf dans Plus on est deux Plus on est un, 5ème rencontre : époux/épouse, la Trinité revisitée être à la fois le Fils et l'épouse de Dieu" dans le II).

[2] Eph 4, 5-6  voir ch 3 p. 38-39.

[3] « La question du début du IVème siècle est celle-ci : le Logos est-il une grande première créature où est-il incréé ? C'est la question d'Arius, à laquelle répond le concile de Nicée, en 325. Le mot qui domine, dans toute cette spéculation, est celui de Logos (et celui de Sophia). En effet au cours du IIe siècle la méditation sur Dieu n'utilise presque pas le nom de Fils même si elle le connaît car il est très difficile de faire entendre aux Grecs que Dieu a un Fils, sinon dans un langage qui serait purement mythologique. Or le premier christianisme a choisi de réfuter la mythologie pour se fier et se confier à la philosophie grecque. Que Dieu soit Logos convient alors parfaitement. C'est donc la raison d'adaptation qui a prévalu. » (J-M Martin)

[4] « On a d'abord eu le langage des relations humaines : paternité (Père / Fils) et conjugalité (Christos / Pneuma) car pneuma se dit rouah en hébreu qui est un mot féminin. Et pour saint Augustin (354-430) les noms propres à chacune des personnes divines sont des noms qui désignent des relations : Père se dit par rapport à Fils, Fils en relation à Père, Spirant (Père et Fils) par rapport à Spiré (l'Esprit). […] À la question qui se pose de savoir ce qui distingue les Trois, il dit dans le De Trinitate V, 5, n°6: « L'unité se trouve du côté de la substance, la multiplicité du côté de la relation ». Augustin n'est pas l'inventeur absolu de cette doctrine, elle a des sources, notamment chez les Pères Cappadociens. […] Mais sa terminologie demeure incertaine en ce qui concerne l'emploi du mot de personne (XV, 3, n° 5) : « Les Grecs disent trois substances (hypostases), nous nous disons trois personnes. Pourquoi trois personnes ? Parce qu'il faut bien dire trois quelque chose » » (D'après J-M Martin, cours à l'Institut Catholique en 1974-75).

[5] « Le problème avec la relation c'est que chez nous elle est un "accident" (quand on se réfère aux catégories d'Aristote) : être Fils de Paul est accidentel à Jean-Marie. Dans le cas de Dieu les scolastiques reconnaissent une relation réelle et non attribuable (c'est-à-dire non accidentelle) donc une "relation subsistante". Il n'y a pas de relation subsistante dans le domaine du créé. » (Cours à l'Institut catholique en 1972-73).

J-M Martin n'est pas le seul à revenir à la notion de relation, là il le fait pour la Trinité, mais le problème est le même pour les hommes : « Les penseurs chrétiens qui ont souvent compris la personne de façon individualiste, comme un individuum se suffisant à lui-même, se préoccupent aujourd’hui d’une compréhension plus profonde, d’une compréhension relationnelle de la personne, c’est-à-dire d’une compréhension de la personne humaine en relation – comme être de relation. Ce faisant, ils réagissent contre cet individualisme occidental fatal qui, en se réclamant du soi et de la réalisation de soi, a eu des effets si dévastateurs sur la cohabitation humaine. » (Hans Küng, La dignité de la personne humaine)

[6] Le mot "spiration" a été choisi en fonction du mot spiritus qui désigne l'esprit en latin : (si on admet le Filioque) le Père et le Fils ensemble spirent l'Esprit. Et de même qu'on peut dire que Père et Fils sont Engendrant et Engendré, on dira que "Père et Fils" sont Spirant et que l'Esprit Saint est Spiré.

[7] Le terme d'opposition est un terme technique. Paternité et filiation, sont deux relations opposées, elles correspondent aux deux relations subsistantes que sont le Père et le Fils. Les relations de procession et de spiration s'opposent l'une à l'autre (l'Esprit procède du Père et du Fils ; le Père et le Fils spirent l'Esprit) : la spiration appartient et au Père et au Fils, donc, puisqu'elle n'a d'opposition relative ni à la paternité ni à la filiation, elle ne définit pas une nouvelle relation subsistante ; par contre la procession correspond à une troisième relation subsistante; c'est le Saint-Esprit.

[8] La première question qui se pose dans les Écritures à propos du Christ, ce n'est pas de savoir qui il est, mais d'où il vient. Et « D'où il vient » est corrélatif à « Où il va » et c'est la Résurrection elle-même qui se dessine comme aller au Père. Et aller au Père ne fait rien d'autre que jouer ce qui est dit de Jésus dès le premier verset de Jean, à savoir qu'il est parole tournée vers Dieu ; et c'est cela qui est en question, c'est cela qui est identifiant, et c'est cela qui donne sens à l'homme et qui donne sens à Dieu. »  (Session Jn 20-21, Résurrection).

[9] « Il n'y a pas Dieu sans homme qui dit Dieu. Ne pas en déduire que c'est l'homme qui produit Dieu : Dieu est ce qui correspond à une posture. Dans l'Évangile la question de Dieu n'est jamais disjointe de la question de l'homme. La question de l'homme qui dit Dieu est une façon d'aborder la question de Dieu. La lecture de l'Écriture doit m'aider à définir mon propre être à Dieu. L'homme est posture et Dieu est le répondant d'une posture. Posture traduit l'être à, ce que l'homme est fondamentalement. Posture est un mot qui ne présuppose pas notre distinction habituelle d'âme et de corps pour définir l'homme. Cela définit l'attitude du cœur qui gestue, qui devient attitude de bouche, de genoux, de colonne vertébrale. La Parole est tournée vers le Père : c'est la désignation fondamentale du Christ et du chrétien. Cela dit le dire du Christ : il lève les yeux au ciel et dit "Père" (Jn 17) et nomme sa geste : "Je vais vers le Père". Cela nomme ce qu'il est. "Être vers plus grand" est une dénomination johannique. Seul Dieu peut être vers Dieu. L'humanité est prise dans ce mouvement. Ce qui est en cause vient de plus profond que nous pour aller plus haut que nous. Cela va d'insu à insu. Notre terme de savoir est trop petit pour dire ce qui est en question. » (Note de cours à l'Institut Catholique en 1990).

[10]  Par exemple ils sont tous deux appelés Paraclet : « Je prierai le Père, et il vous donnera un autre paraclet qui sera pour toujours avec vous : c'est l'Esprit de vérité » dit Jésus en Jn 14, 15-16 ; « Nous avons un Paraclet auprès du Père, Jésus Christ » dit Jean en 1 Jn 2, 1. D'autres dénominations sont communes. Par exemple, en 180, Théophile, évêque d'Antioche met la Sophia de l'Ancien Testament au compte du Saint Esprit mais Tertullien la met au compte de la deuxième personne considérée alors comme le Logos.

[11] Le concile de Calcédoine se tint sous le pontificat du pape Léon (440-461).

[12] Pour nous, la parole n'est pas une personne. La vie, ce n'est pas une personne. C'est ce qui rend si intéressantes et si difficiles des phrases comme « Je suis la vie ». On a la vie. Une personne ne peut pas dire « Je suis la vie ». Ce Je n'est pas une personne, mais la vie n'est pas simplement une idée ou un attribut. Ce n'est pas la notion de personne simplement qui est critiquée, c'est la répartition entre une personne et une idée : l'idée est attribuable, la personne est caractérisée depuis toujours par la philosophie comme n'étant pas attribuable à autre chose.

[13] Voir plus loin : "Le Fils envoyé du Père" (2° h).

[14] Voir plus loin : "Le Fils comme visible de l'invisible" (2° f).

[17] « "Car ils seront les deux vers (ou pour) une seule chair (ésontai hoï duo éis sarka mian)". Ce n'est pas “ils seront un seul, de deux qu'ils étaient” ; ils restent deux, et ils peuvent précisément être un parce qu'ils sont deux. En effet l'unité dans le Nouveau Testament n'est pas la solité mais l'intimité ou la proximité. Autrement dit l'unité suppose une dualité. » (Session Plus on est deux plus on est un).

[18] Le kérygme (du grec ancien kérugma, « proclamation à voix haute », de kêrux, le « héraut ») désigne, l'énoncé premier de la foi.

[19] Il s'agit de l'article "Anamnèse II : Anamnèse. Évangile, Eucharistie, Église. (Article de J-M Martin paru dans Christus n° 76, octobre 1972), dans I paragraphe "Résurrection".

[22] Protologie. Du grec prôtos, « premier » et logos, « parole ». Doctrine qui traite des origines.

[23] « Dieu dit : "Que la lumière soit (Fiat lux)" … Lumière est » (Gn 1,3) est le moment de la parution ; « Faisons l'homme à notre image » est le moment de la "délibération" nommée ainsi à cause du "nous".

[24] Voir le tout  début pour la distinction trinité immanente / trinité économique.

[25] Le fils est ce qui manifeste la semence qui est le père. Fils de l'Homme dit la manifestation de l'homme essentiel, de l'homme primordial.

[26] « De plus Jésus dit : « Personne n'a vu le Père mais celui qui est auprès du Père nous l'a dévoilé » (d'après  Jn 6, 46). Alors  pourquoi commencer à dire « Je crois en Dieu, le Père » et non pas d'abord « en Jésus Christ » ? Il y a un ordre originel : premièrement le Christ, et c'est l'acte de venir au Christ qui discerne le Père. C'est l'acte de venir vers, de se mettre à l'écoute, de se faire disciple de Jésus qui atteste que j'entends le Père. C'est le sens profond de ce passage. Alors évidemment ici le Père est une dimension intérieure du Christ, il n'est pas présupposé par ailleurs. Le Christ tourné vers le Père (pros ton Théon) est ce qui permet de venir vers, il n'y a pas d'autre chemin. Il ne s'agit pas de parler tantôt du Père et tantôt du Fils, il y a un "être dans", il y a une unité, une certaine identité. » (Début du cours à l'Institut catholique en 1976-77).

[27] Action de proférer. La lecture du Prologue a fait l'objet d'une session et sera prochainement mise sur le blog.

[28] Dans le Prologue de l'évangile de Jean, le Baptiste est nommé à deux reprises (versets 6-8 et 15) et le Baptême lui-même est témoigné par Jean-Baptiste aux versets 32-34. J-M Martin quand il étudie le Prologue montre que dès le début on est dans le Baptême. Par ailleurs le Baptême de Jésus est au début des autres évangiles : Mt 3, 13-17, Mc 1, 9-11, Lc 3, 21-22.

 

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