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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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9 avril 2014

Jn 20, 11-18 : Relecture à la lumière de Jn 16, 16-32. Le double retournement

Voici une méditation de Jean-Marie Martin sur ce texte de saint Jean que nous avons divisée en 4 parties.

Des approfondissements de thèmes dégagés dans la relecture constituent les deux autres parties :

  • 2°) "Identité secrète entre Jésus prépascal et Jésus d'après la résurrection" ;
  • 4°) "La résurrection comme nouveau mode d'être à autrui", avec la notion de "lecture archétypique".

Pour lire, télécharger, imrpimer, c'est ici en fichier pdf : Jn_20__11_18_M_Mad_relecture .

 

 

Jn 20, 11-18 : Relecture à la lumière de Jn 16, 16-32

 

Le double retournement

 

Je vais maintenant montrer que ce qui est fait par saint Jean en Jn 16, 16-22 dans une sorte d'analyse – ce mot "analyse" je l'emploie faute d'avoir d'autre mot, ce n'est pas une analyse logique au sens usuel du terme, ni a fortiori une analyse psychologique – met en évidence les éléments d'une structure constitutive de l'être christique. Ce qui me fait dire cela, c'est que, lorsque Jean entreprend le récit de Marie-Madeleine, il met en œuvre ce qu'il a analysé dans le discours de Jésus aux disciples du chapitre 16.

Ainsi la femme qui passe des pleurs à la joie, de la recherche à l'avoir trouvé, c'est-à-dire de la "constatation" de mal-voir (en prenant constater au sens du verbe théoreïn) à la capacité de dire « J'ai vu » (voir étant le verbe horân qui a un sens plein), cette femme-là, c'est Marie-Madeleine. La parabole de la femme qui enfante et les deux versets qui l'entourent, donnent la structure d'écriture de l'épisode qui est l'apparition du Ressuscité à Marie-Madeleine.

 

1°) Nouvelle lecture des versets 11-18.

a) Versets 11-13. Marie et les anges, constat, pleurs

« 11Marie se tenait près du tombeau, à l'extérieur, en pleurant.Nous trouvons : « Vous pleurerez » de Jn 16, 20 – Tandis qu'elle pleure, elle se penche vers le tombeau 12et constate (théôreï) – La référence est le : « Mikron et vous ne me constatez plus, ce qui est que mikron à rebours, et vous me verrez » (Jn 20, 16). Ici, elle constate. En revanche, elle dira : “J'ai vu.”, et là c'est le verbe voir (horân) qui est même au parfait. – deux anges en blanc assis l'un du côté de la tête, l'autre du côté des pieds où avait été posé le corps de Jésus.  » Ici sôma (le corps) de Jésus, c'est le cadavre, un emploi du mot corps qui n'est pas l'emploi paulinien. Voyez, il y a le sens du cadavre proprement dit, mais il y a cette idée analogique que la façon dont elle était à Jésus était implicitement dans cette perspective. C'est comme si nous étions dans un mode d'être à autrui tel qu'en disposer atteste que nous ne sommes pas à sa vérité car on en dispose par la violence, c'est-à-dire par la réduction et la séduction qui sont deux modes de disposer d'autrui. L'expérience de résurrection permet de reconnaître Jésus et du même coup l'identité véritable de tout homme, c'est-à-dire que la Résurrection dit le nouveau mode d'être à autrui[2].

Cela doit nous inciter à ne pas réduire le terme de conversion à l'ordre des pratiques morales, car il s'agit d'un retournement beaucoup plus originaire. Il ne faut pas se hâter de tirer du texte des conclusions pratiques. C'est pourquoi, je m'interdis de gloser sur les choses qui sont utilisables en laissant les autres de côté. Il ne faut pas se hâter de manipuler la parole à notre usage de prédication ou de prétendue pratique immédiate. Il faut essayer de tout entendre et ne pas se borner à sélectionner ce qui nous paraît susceptible d'être prédicable, parce qu'il pourrait bien se faire que les choses les plus urgentes soient dans ce que nous n'avons pas envie d'entendre parce que nous n'avons pas de prédétermination intérieure pour l'accentuer ou le souligner. Ça n'empêche pas que des choses qui nous chantent, qui nous enchantent, ou qui nous invitent ou qui nous font vivre soient relevées, c'est évident. Mais il ne faudrait en aucune manière ne se concentrer que sur cela. Ce sont des conseils que je donne. De quel droit d'ailleurs ?

 « 13Et ils lui disent : “Femme, pourquoi pleures-tu ?” Elle leur dit : “Ils ont levé mon seigneur et je ne sais où ils l'ont posé.” ». Les verbes lever et poser sont très intéressants. Évidemment elle cherche un cadavre, un corps mort. Bien évidemment, elle ne peut pas trouver un corps mort, puisque Jésus est ressuscité. Elle ne peut pas trouver ce qu'elle cherche. Mais peut-être que ce qu'elle cherche en réalité, ce n'est pas "ce qu'elle sait qu'elle cherche".

 

Marie-Madeleine au tombeau, évangéliaire d'Ottonb) Versets 14-15. Premier retournement, constat, pleurs.

« 14Et disant cela, elle se retourne en arrièreque signifie ce retournement ? En principe on se retourne en arrière, mais l'expression est là car c'est un terme qui a été médité. Que veut dire "en arrière" dans le monde biblique ? Par exemple chez Philon d'Alexandrie il y a des développements sur cette expressionet elle constate (théôreï) Jésus, debout, mais elle ne savait pas que c'était Jésus théôreïn (constater) c'est le voir qui ne voit pas – 15Jésus lui dit : “Femme, pourquoi pleures-tu – Jésus dit la même chose que l'ange, mais il poursuit par le mot qui confirme et éclaire sa posture d'être en  recherche – qui cherches-tu ?”» Nous retrouvons ce thème de la recherche. C'est la douleur, c'est les pleurs, et cependant il y a une façon d'être à la douleur et aux pleurs qui est porteuse de joie. Le thème de la joie n'est pas mentionné à propos de Marie-Madeleine dans la fin de ce passage, mais nous le trouvons dans l'épisode suivant où il est majeur.

► Jésus est debout (héstôta). Est-ce que ça veut qualifier Jésus comme ressuscité ?

J-M M : Premièrement c'est un mot de posture. C'est : le debout de la proclamation ; le debout d'être relevé ; le debout qui dit la résurrection ; le debout qui dit la direction vers le ciel, donc vers le Père ; le debout qui est constitutif de la posture humaine accomplie ; le debout qui dit l'Orante. Là je viens de faire allusion aux premières figurations de Jésus dans l'art paléochrétien où Jésus est présenté sous des figures : sous la figure de Daniel, debout en orant entre les lions de la mort qui le laissent libre, c'est-à-dire mort et résurrection ; debout comme les trois enfants dans la fournaise, même thème. Jésus n'est jamais représenté dans l'art paléochrétien, il est représenté par des figures. On ne le représente jamais dans l'acte de résurrection, cela appartient à l'art tardif. Et il y a le debout de la croix qui est le même que la résurrection, parce qu'il n'y a pas de différence entre la croix et la résurrection.

Historiquement, la première représentation de Jésus en croix que nous connaissons est un bas-relief en bois d'une porte de Sainte-Sabine, sur l'Aventin, à Rome. Ce bas-relief reprend exactement le geste de l'Orante des images primitives, mais derrière ce geste on voit s'esquisser la trace de la croix. Ensuite nous avons le Christ en croix, glorieux, ressuscité. La représentation de la passion comme douloureuse est tardive. C'est l'histoire de l'iconographie qui atteste cela.

Chez saint Jean être élevé (ou relevé) est un terme classique pour dire la résurrection. Or Jean emploie ce même terme pour dire la crucifixion : « Quand j'aurais été élevé de terre, je tirerai tout à moi. Il disait cela signifiant de quelle mort il devait mourir. » (Jn 12- 32-33). La croix comme assumée (ou la posture debout) est l'égale de la résurrection, elle est la posture de l'homme accompli. On pourrait développer encore, mais je choisis ce qui me vient à l'esprit. Il y aurait peut-être de quoi répondre mieux.

« Elle, pensant que c'est le gardien du jardin, – la mention du gardien du jardin est très intéressante parce qu'Adam, c'est-à-dire l'humanité adamique, a été mis dans le jardin pour qu'il le garde et l'œuvre, or nous sommes dans un jardin – lui dit : Monsieur, si c'est toi qui l'as enlevé, dis-moi où tu l'as posé et moi je le lèverai.”»

► Il y a une chose que je ne comprends pas. J'ai la traduction interlinéaire grec-français, or au v. 15, Marie-Madeleine dit au jardiner "Kyrie", et c'est traduit par Monsieur, mais au v.18 le même mot est traduit par Seigneur.

J-M M : C'est très simple. Au début elle ne s'adresse pas à Jésus comme tel donc la traduction par Seigneur ne peut pas s'imposer. En effet la façon de s'adresser à un homme c'est de lui dire "Kyrie" (kurié), ce qui correspond à notre "Monsieur", donc cette traduction est légitime. C'est une question d'usage de mots et il y a plusieurs niveaux : le mot Kyrie (kurié) peut être employé pour n'importe qui, n'importe quel individu ; il peut être dit dans le texte à Jésus mais sans la plénitude de son sens ; et il peut être dit en plénitude quand Marie-Madeleine dit “J'ai vu le Seigneur”, c'est-à-dire le Ressuscité. Car la plénitude de sens du mot Seigneur se tire de la Résurrection. Il est Seigneur au titre de la Résurrection.

c) Verset 16. La parole qui donne de "voir". Deuxième retournement.

« 16Jésus lui dit : Mariam.»  Elle est désormais susceptible de voir, mais non pas à partir de ce qu'elle croyait chercher ; en effet s'ouvre en elle ce qu'elle ne sait pas d'elle-même, cela qui cherchait dès le début au-delà de ce qu'elle croyait chercher.Tout commence donc par la parole. C'est la parole qui donne de voir, nous l'avons médité à partir de l'énumération que fait Jean :« Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu…» (1 Jn 1, 1)[3]. Autrement dit, c'est entendre qui accommode le regard, c'est entendre qui donne de voir. – Et elle, se tournant, dit en hébreu : “Rabbouni”, ce qui signifie : Maître”. » Plus loin elle dira « J'ai vu le Seigneur ». Nous avons ici le mikron qui fait passer de la douleur qui était séminalement une joie, à la joie venue à corps, la joie manifestée, accomplie qui ne se dit pas encore ici.

En effet, nous sommes toujours dans cette thématique. J'ai pris du temps lors de l'étude de Jn 16, 16-32 pour marquer les quatre sens des mots joie et de tristesse. Il est intéressant de noter que le passage des pleurs à la joie s'accomplit dans les versets suivants pour l'ensemble des disciples : « 19Le soir du même jour… 20Les disciples se réjouirent grandement, voyant le Seigneur. » Ils passent de la tristesse et de la peur à la joie. Le thème de la joie est important ici, il est en rapport avec la résurrection, c'est même un nom de la résurrection. On trouve le verbe voir : voir Jésus comme Seigneur, c'est le voir dans la dimension de Ressuscité. Cet épisode suit donc rigoureusement les structures, le vocabulaire et les articulations que nous avions détectés dans notre chapitre 16.

Il s'avère que Marie-Madeleine ne pouvait pas trouver ce qu'elle cherchait, car elle cherchait un corps mort, et il n'y en a pas. Cependant, elle ne savait pas ce qu'elle cherchait, parce que si, d'une certaine façon consciente, elle cherchait un corps mort, l'insu de Marie-Madeleine cherchait Jésus. Pourquoi ? Parce qu'elle le trouve. Et si elle le trouve c'est qu'elle le cherchait, car on ne trouve jamais que ce qu'on cherche ! Mais elle ne savait pas qu'elle le cherchait.« Demandez et vous recevrez » (Jn 16, 24), « Cherchez et vous recevrez» : chercher, c'est déjà avoir reçu, mais de façon non visible, non perceptible. Elle est dans une recherche qu'elle ne sait pas[4].

Cela veut dire que ce que nous cherchons ne dit pas toujours la vérité et la qualité de la recherche. Quand nous nommons ce que nous cherchons, il faut savoir que notre recherche demande à aller plus loin que ce que nous croyons chercher, parce que, peut-être, elle vient de plus loin, elle est notre insu même, l'insu qui nous est donné. Le thème du rapport entre chercher et trouver a aussi sa complexité que je viens d'indiquer en quelques mots.

« Et elle dit : “Rabbouni”.» Du même coup elle se laisse constituer en disciple, elle est la disciple. Or nous sommes dans l'évangile de Jean, où Jean est"le disciple par excellence" puisqu'il est « le disciple que Jésus aimait », donc ce titre de disciple est extrêmement important. Et même elle est "la disciple" en cela qu'elle aura une fécondité de femme, puisqu'il lui sera demandé « d'aller dire aux frères »: là, elle va enfanter la fratrie.

Il y a différents aspects de la symbolique féminine qui se trouvent dans cet épisode. Le rapport de ce texte avec le Cantique des cantiques a souvent été fait, et montre que le rapport entre Jésus et Marie-Madeleine est un rapport d'époux à épouse, c'est déjà ce que nous avons vu à propos de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine[5]. Le fait que Marie-Madeleine soit dans la figure de l'épouse est attesté explicitement par saint Jean, mais simultanément ici, Marie-Madeleine est la femme de l'enfantement (cf Jn 16, 21).

d) Versets 17-18. Marie-Madeleine enfante la fratrie.

« 17Jésus lui dit : “Ne me touche pas nous avons vu que le toucher était la phase accomplie de la résurrection, qui n'a donc pas encore eu lieu, et que l'explication se trouve dans le "encore" de la phrase suivante – car je ne suis pas encore monté vers le Père.Nous avons lu : « Encore un peu et vous me verrez »(Jn 16, 16)c'est-à-dire que la résurrection, pour être pleinement accomplie, a besoin de l'annonce aux frères. Mais mets-toi en marche auprès de mes frères et dis-leur : "Je monte vers mon Père qui est désormais votre Père, mon Dieu qui est désormais votre Dieu." ”

18Marie-Madeleine s'en va et elle annonce aux disciples : “J'ai vu le Seigneur.” » C'est la présence de résurrection.

 

2°) Identité secrète entre Jésus prépascal et Jésus d'après la Résurrection.

J'ai souligné le moment décisif où Marie-Madeleine identifie Jésus pleinement pour ce qu'il est. Effectivement le moment de la Résurrection est décisif parce que c'est le moment où Jésus est pleinement identifié, reconnu dans son être et dans son nom. Cependant, en même temps, il s'avère que ce n'est peut-être pas un moment si décisif que cela, parce que ce qui est trouvé était déjà là.

Autrement dit, entre Jésus non ressuscité et Jésus ressuscité, d'un certain point de vue, il n'y a pas de différence. Car Jésus était secrètement (de façon non visible) ce qui vient à visibilité dans la Résurrection, parce que le fruit est, de manière invisible, dans la semence, dans la graine. En ce sens-là, le moment de la Résurrection est à la fois plus important que nous ne pensons et moins important que, peut-être, nous ne pensons.

Ainsi j'ai cherché à répondre par avance à une question que nous n'aurons peut-être pas le temps de poser mais qui s'est déjà posée à l'un d'entre vous : pourquoi le thème de la pêche miraculeuse, qui est placé dans les Synoptiques avant la mort de Jésus, est-il placé chez saint Jean après la Résurrection ? Parce que ça n'a pas beaucoup d'importance, la différence. Voyez en quel sens. Je voudrais que cela vous titille.

Et dans ce que je vous dis, il y a un élément majeur de réponse, qui est d'ailleurs tellement majeur qu'il nous révèle une autre dimension du texte. J'ai profité d'un moment d'éclairement sur l'identité secrète qu'il y a entre Jésus prépascal et Jésus d'après pour indiquer que l'apôtre peut très bien placer après la Résurrection quelque chose qui était avant. D'autant plus que tout ce qui était avant, il le relit déjà à la lumière de la Résurrection, puisque tout ce qui était avant n'était pas perçu. C'est tout ce que je veux dire. Nous n'entrons pas dans la thématique totale.

Ces choses-là sont très importantes parce qu'au fond il n'y a qu'une question : quelle différence entre notre lecture et la lecture d'un historien ? Pour un historien, ce qui est vrai c'est le fait brut, en tout cas le fait soumis à interprétation. Ce qui est la parole authentique de Jésus, c'est le fait interprété. Or bien sûr les évangiles sont des interprétations. Mais c'est l'interprétation qui est parole de Dieu. Car ceci [J-M montre son NT grec], en dépit de la vénération que j'ai pour saint Jean, n'est pas l'écriture de saint Jean, c'est l'écriture du Saint Esprit.

Et le livre qui vient en dernier est écrit par celui qui a le plus creusé le mystère, et c'est l'authentique parole de Jésus ; alors que le livre qui est le premier est pour l'historien le plus sûr, car c'est ce qui est le plus près du fait qui pour l'historien est le plus sûr. Ce qui est le plus authentique pour celui qui lit en Église ce texte, c'est le dernier, c'est saint Jean. Autrement dit il y a une sorte d'inversion de la priorité.

Cette question du "premier" est bien connue, c'est la question des ipsissima verba. En effet vous avez des discours de Jésus chez Jean, des discours de Jésus chez Marc etc. et ils ne sont pas identiques, donc Jésus n'a pas dit tout ça. Alors quelles sont les paroles que Jésus aurait authentiquement prononcées ? Or, quand saint Jean dit :« Ce que nous avons entendu… » (1Jn 1,1) ce n'est pas ce que nous avons entendu du temps où nous avions l'oreille sourde. « Ce que nous avons entendu… », c'est ce qui s'entend de Jésus ressuscité, donc du pneuma de résurrection. La modalité d'Écriture est en toutes lettres au chapitre 14, verset  26 : « Je vous ai dit ces choses demeurant avec vous. Mais le paraklêtos, le souffle sacré que le Père enverra dans mon nom (dans mon identité), lui vous enseignera la totalité et vous fera ressouvenir de la totalité des choses que je vous ai dites. » La ressouvenance de la totalité des choses dites par Jésus, c'est cette écriture [J-M montre son NT grec], et cette écriture est l'écriture de Jésus, du pneuma si vous voulez, c'est-à-dire de Jésus dans sa dimension de résurrection.« Ce que nous avons entendu… » n'est pas la mémoire des ipsissima verba. Parce que les ipsissima verba, ce n'est pas inintéressant par ailleurs de les conjecturer, mais ça relèvede la conjecture de l'historien.

Du point de vue de la textualité liturgique, il n'y a aucune différence entre les paroles que Jésus aurait prononcées et celles qui sont là, devant nous. Autrement dit, la problématique et la méthodologie de l'historien devant ce texte est légitime, en son lieu. Mais elle est radicalement différente, et même à rebours du chemin. J'emploie le mot chemin et non plus le mot méthodologie parce que méthodologie c'est méthodos, et chemin c'est hodos Je suis le chemin. ») Le chemin de lecture n'est pas selon la méthodologie présupposée, fût-elle la méthodologie de l'historien. Le chemin n'est pas une méthode, car le chemin est la même chose que la vérité. Quand Jésus dit : « Je suis le chemin et la vérité », il ne dit pas : je suis le chemin pour aller à la vérité. Il dit : c'est être à la vérité que d'être dans le chemin. Autrement dit il n'y a pas de méthodologie.

Et c'est pourquoi vous ne me verrez jamais énoncer une méthodologie de lecture ecclésiale de ces textes. Et en tout cas s'il y en avait une, elle serait à rebours de la méthodologie légitimement exigée par un historien. Autrement dit, ce n'est pas la restitution ou la conjecture de l'historien, qui est à la base de la foi, ce n'est pas l'histoire. Ceci est tout à fait normal parce que l'Évangile est la dénonciation du temps historique, du temps mortel et, du même coup, la dénonciation de l'aménagement historique de notre temps mortel. C'est toute la question de la temporalité, paulinienne d'une part, johannique d'autre part, de l'Écriture néo-testamentaire. Ceci ouvre des horizons.

► Vous dites souvent que la foi c'est dire « Jésus est ressuscité ». Mais la Résurrection paraît tellement incroyable qu'on ne s'imagine pas reconnaître Jésus Ressuscité.

J-M M : C'est non seulement incroyable, mais c'est beaucoup moins incroyable et beaucoup plus incroyable que nous ne le pensons parce que nous ne savons pas très bien ce que veut dire résurrection. On peut même dire que tout le discours du Nouveau Testament est articulé à partir du mot résurrection – il faudra revenir là-dessus, ça a besoin d'être bien entendu : c'est le mot central qui éclaire tout le reste et c'est le plus obscur des mots. C'est le plus obscur qui a pour tâche d'éclairer ce qui a la réputation d'être plus clair. C'est vraiment "la" situation. Cela mérite d'être médité comme tel, le fait que le mot le plus essentiel est en même temps le moins possédé de sens.

► Il faudrait parler du mot foi aussi.

J-M M : Justement, l'usage courant du mot de foi au sens de « je suis d'accord avec ce que je crois », et n'importe qui écrit ce qu'il croit, c'est bien si c’est ce qu’on lui demande, mais la foi ce n'est pas cela. La pointe du mot de foi chez Jean, c'est la capacité de dire « Jésus est ressuscité », et tout ce qui s'ensuit, mais "ce qui s'ensuit" n'est pas du même ordre.

Pour éclairer le rapport qu'il y a entre résurrection et foi, je vous donne un autre exemple. On pourrait dire que penser et être, c'est "le même" – c'est le célèbre mot de Parménide, le grand penseur d'avant même l'histoire de la philosophie – mais cela ne signifie pas que penser et être, c'est "pareil", cela veut dire qu'il y a un rapport de "mêmeté" entre ce que veut dire penser et ce que veut dire être.

Ce que veulent dire résurrection et foi, c'est cela : ces deux mots n'ont de sens que l'un par l'autre dans le Nouveau Testament. La chose intéressante à souligner, c'est que de bonne foi – ce qui n'est pas la foi – des chrétiens aujourd'hui disent : « C'est formidable l'Évangile, mais la Résurrection je n'y crois pas trop » Là, évidemment, les choses sont à l'envers, ce qui ne veut pas dire par ailleurs que ces gens n'ont pas la foi, car la foi ne se mesure pas à la conscience que j'en ai, c'est un autre problème. Autrement dit, la foi ne s'épuise pas dans ce que nous appelons le conscientiel au sens psychologique du terme. Notre rapport à la foi est plus mystérieux que nous ne pensons.

 

3°) Les deux retournements de Marie-Madeleine[6].

► Ce qui reste étrange pour moi, c'est que Marie-Madeleine ne reconnaît pas Jésus, et puis il lui suffit d'un mot, et ça y est, elle le reconnaît.

J-M M : Ce n'est pas étrange justement, c'est la clef. Du reste, il ne suffit pas qu'il lui dise un mot parce qu'il lui a dit quelque chose avant. Donc il ne faut pas dire : elle ne l'a pas reconnu à l'aspect mais elle l'a reconnu à la voix, ce qui est le sens banal de cette réflexion, mais ce n'est pas ce sens-là. Vous touchez là à quelque chose de tout à fait décisif dans notre texte.

► Comment se fait-il alors qu'elle ne le reconnaisse pas ?

J-M M : Cette question se pose à propos d'autres récits d'apparitions du Ressuscité, le plus connu étant sans doute celui des pèlerins d'Emmaüs en saint Luc où il y a un long cheminement dans la méconnaissance jusqu'au moment où les yeux s'ouvrent.

Il ne s'agit pas pour nous ici de répondre à la question telle qu'elle se pose spontanément. Cependant elle est l'indice de quelque chose qui nous intéresse dans le texte.

La clef de lecture du texte.

Il faut lire ce texte à partir de « J'ai vu le Seigneur » (v.18). Tout le texte parle à partir de là.

– cela caractérise tout ce qui précède comme un non-voir, comme une méconnaissance ; nous verrons que ça correspond au premier retournement.

– mais la méconnaissance ne se connaît comme telle que par la survenue de la connaissance, et cela se décrit aussi comme un véritable retournement.

Nous avons en effet deux retournements dans le texte :

– Marie se penche vers le tombeau, se retourne et constate Jésus ; ensuite un dialogue s'engage.

– mais ayant entendu son nom "Mariam", elle se retourne une deuxième fois. Est-elle donc à nouveau du côté du tombeau et tournant le dos à Jésus ?

En fait vous avez des retournements qui n'ont pas de place topographique au sens banal du terme, ce ne sont pas des gestes anecdotiques. À chaque fois il y va du retournement de tout l'être, il y va du retournement du regard, et c'est une "conversion".

Le premier retournement interprète la première étape comme "méconnaissance" ou ignorance (elle ne reconnaissait pas Jésus, elle ne savait pas que c'était lui), mais interprète aussi l'étape antérieure à partir de l'étape suivante (c'était déjà le Ressuscité) : le Ressuscité était "déjà là", mais « non-reconnu ». Cependant le « déjà là » ne peut se dire qu'ensuite, car c'est ce qui se passe dans le "voir" (« J'ai vu le Seigneur ») puisque c'est à partir du "voir" que tout se relit, que tout se décide.

Le retournement par rapport au jardinier.

La conscience d'un Seigneur déjà là mais non re-connu, non "vu" (simplement "constaté"), s'exprime rétrospectivement dans l'épisode du jardinier dont elle se détourne : c'est-à-dire que Marie-Madeleine dénonce le temps qui précède, elle s'en détourne, et elle ne le garde pas dans la continuité de sa mémoire. Ceci correspond à notre petite parabole de la femme qui, lorsqu'elle a enfanté, ne se souvient plus, elle ne garde pas dans la continuité de sa mémoire l'étape antérieure. Autrement dit, l'épisode antérieur pris isolément, ne dit rien sur ce qu'il en est pour Jésus d'être ressuscité. Par exemple ça ne dit rien sur la vérité du corps au sens où nous employons cette expression dans notre contexte.

Le deuxième retournement noté dans le texte.

les deux antériorités révélées en ChristÀ un autre point de vue ce mouvement de retournement est très important, car Jean se fonde sur l'expérience du Ressuscité pour détecter la préexistence de Jésus par rapport à sa parution, et cela n'est accessible qu'à partir de cette expérience. Il s'agit là d'un mouvement qui n'est pas réversible et qui n'est pas économisable : il n'est pas égal, d'une part de parler des « premières choses » en parlant du Ressuscité, et d'autre part de les poser à partir d'ailleurs, comme un cadre dans lequel ensuite se tiendra l'Incarnation et la Résurrection du Christ.

C'est là une réflexion qui nous aide à découvrir le mouvement du texte et nous invite pour notre propre compte à retourner notre lecture.

Les entours de l'expérience du Ressuscité.

À l'aide de la structuration de ce double retournement, et de la différence des verbes choisis pour dire constater et voir, nous avons situé le lieu de l'expérience, et nous avons situé les entours de l'expérience du Ressuscité, ces entours qui n'ont de sens que relus à partir de leur centre.

Analogies dans l'ordre de notre banal.

Je voudrais ici suggérer quelques analogies dans l'ordre de notre banal. D'abord nos récits sont constitués d'une pareille rétention du fin mot de l'histoire, le "fin mot" étant retenu bien sûr, mais agissant pour sélectionner, pour faire venir au jour par la parole les éléments antérieurs qui n'ont de sens qu'en tant que préparation, ou en tant que contraste, par rapport à ce qui est à dire.

Par exemple vous me dites : « Je me baladais au bord de la Seine, ne pensant à rien, sifflotant quand, tout à coup… » Mais vous ne m'auriez jamais dit « je me baladais sifflotant, ne pensant à rien » s'il n'y avait pas un « tout à coup ». C'est le « tout à coup » qui commande par contraste le « je me baladais, sifflotant ». Voilà un aspect des choses utilement mises en évidence pour nous détacher de la conception banale selon laquelle il y a, de toute façon, un réel qui est dit de façon neutre dans la trame du récit, avant que ne surgisse ce qui est à dire. Le plus banal de notre banal pense qu'il y a une totale autonomie de la réalité du fait par rapport au dire, alors que, même ce que nous appelons le vécu, ne va jamais sans une lecture, c'est-à-dire sans une texture, donc sans un texte.

Une autre analogie, dans un plan plus restreint, serait celle de la phrase. Une phrase articule dans la succession des mots, ce qui en fait ne se donne à entendre qu'à partir de ce qui était à dire. Au moment où vous avez compris le sens de ma phrase, il y a longtemps que les autres mots sont partis. Est-ce que vous avez d'abord retenu tout leur sens à côté les uns des autres pour qu'il y ait soudain le sens dernier qui s'ajoute avec le dernier mot ? Ou est-ce qu'il n'y a pas un moment d'émergence sur la base d'une certaine temporalité diffuse, qui est le temps de la phrase, est-ce qu'il n'y a pas le moment d'émergence qui, tout d'un coup, redonne sens à tout cela qui d'une certaine façon est distendu dans le temps ?

Et entendre une phrase musicale n'est-ce pas entendre une succession de sons ? Or quand les sons sont abolis par l'émergence d'un autre son, ils continuent cependant à jouer, autrement jamais on n'aurait une phrase, on aurait toujours la ponctualité d'un son. Où sont-ils ces sons-là sinon dans la mémoire, et ils ne prennent sens qu'à partir du moment où la phrase apparaît dans sa structure, dans son ensemble. Une mélodie s'élève qu'on n'a jamais entendue. Où va-t-elle ? Ce que j'entends au départ est plein d'un très grand nombre de possibilités, qui restent possibles, mais qui se sélectionnent progressivement. Et qu'en est-il d'une mélodie qui a déjà été entendue : quand j'entends déjà la fin du thème de l'andante de la septième symphonie de Beethoven, au moment même où j'entends les premières phrases, quel est le type de mémoire qui joue ?

Nous avons des conceptions du temps qui sont très indigentes, même par rapport à ce que serait une attention plus grande à la vérité d'une expérience comme l'expérience d'entendre. Le compte que nous rendons du temps est très loin d'égaler l'expérience effective que nous avons du temps.

Mais ce ne sont là encore que des analogies car, certes, les exemples que j'ai donnés nous aident à nous délivrer des conceptions par trop sommaires du temps, mais qu'en est-il du temps dans l'expérience de la résurrection, la résurrection où émerge le non-mortel alors que notre temps est essentiellement mortel ?

Ici je suggère que nous sommes loin de rendre compte de ce qu'il en est de l'expérience banale dans le temps, et qu'a fortiori nous sommes loin de savoir ce qu'il en est de l'expérience de résurrection : que veut dire "voir" dans l'expression « J'ai vu le Ressuscité » ?

 

4) La résurrection comme nouveau mode d'être à autrui.

► La Résurrection dit le nouveau mode d'être à autrui. Cela veut-il dire que notre mode natif est caractérisé par la maîtrise d'autrui, l'exclusion, la violence ?

J-M M : Saint Jean ne craint pas de dire :le meurtre, la haine. Je signale qu'il faut prendre ces mots, meurtre et haine, non pas comme disant un trait particulier de l'adversité, mais comme des termes génériques. La haine n'est pas seulement ce que nous appelons la haine. Ici la haine est le ressentiment, les multiples manières d'être mal à autrui. Et le mot de meurtre dit la même chose que haine, donc tout ce qui est exclusion, et pas forcément sur mode sanguinolent. Quand je dis que "nous sommes meurtriers nativement" je ne dis pas que nous avons planté un couteau sur le voisin. Seulement le mot de meurtre reste important parce qu'il dit cela sur le mode de la gravité, et qu'il prépare la symbolique de l'inversion du meurtre dans la mort du Christ.

Une façon de dire le meurtre, c'est « les sangs », expression qui signifie le sang versé. On trouve cela au verset 13 du Prologue de Jean : « Ceux qui ne sont pas nés des sangs, ni de la volonté de la chair – c'est-à-dire de la semence de l'humanité faible – ni de la volonté du mâle, mais de Dieu ». Donc, « les sangs » signifient le sang qui n'est pas à sa place, qui n'estpas contenu dans son vase. C'est donc le sang versé au sens négatif, au sens de meurtre qui se distingue du sang librement versé : « Ceci est mon sang versé pour la multitude en rémission des péchés ». Et ici le terme « rémission des péchés »ne dit pas ce que vous avez l'impression d'entendre à première écoute,il faudrait faire tout un travail là-dessus.

► Quelles sont alors les conséquences pour la Résurrection : c'est d'être frères ?

J-M M : Oui. Vous avez dit être frères et c'est intéressant parce qu'il y a une inversion complète de la signification de la fratrie dans l'Évangile. L'archétype de la fratrie c'est Abel et Caïn qui sont les deux premiers frères. Or le premier meurtre est un fratricide, et quand le mot de frère est prononcé dans l'Évangile, évidemment, c'est l'inversion de sens de cela.

Lecture archétypique.

Je prends occasion de cela pour répondre à une question posée autrefois, parce que c'est le moment ou l'opportunité d'y toucher.

La pensée néo-testamentaire ne parle pas de l'homme en référence à l'idée de nature. Le mot de nature en notre sens n'est pas prononcé une seule fois dans l'Évangile. C'est très important parce qu'il est structurant dans le discours de la pensée occidentale où la nature répond à la question  "Qu'est-ce que ?", par une définition qui dit ce que c'est. Ce mot est également décisif dans le discours conciliaire, dogmatique : "deux natures, une seule personne", c'est considéré comme réponse correcte pour désigner le Christ, quand la question est posée par l'Occident à partir de l'idée de nature. Or l'Évangile ne parle pas de l'homme en référence à l'idée de nature, mais en référence à l'archétype[7].

La posture adamique et la posture christique.

L'archétype dont nous venons de parler c'est le premier développement de Adam dans la fratrie Abel et Caïn. Jean insiste sur cela qui occupe le chapitre 3 de sa première lettre. « 11C'est ceci l'annonce que vous avez entendue dès le principe, que nous ayons agapê mutuelle, 12non pas comme Caïn qui était du mauvais et qui égorgea son frère[8]» : "non pas" c'est-à-dire « ayez agapê mutuelle ». 

Il y a deux Adam, c'est-à-dire deux postures constitutives d'humanité : 1) la posture christique (c'est-à-dire la posture adamique de Gn 1) consiste, parce qu'il est image de Dieu (Gn 1, 26), à ne pas vouloir ravir par force l'égalité à Dieu (Ph 2, 6) ; 2) la posture adamique de Gn 3 consiste à tendre la main pour prendre le fruit selon lequel « si vous en mangez, vous serez comme Dieu. » Ce sont deux postures antithétiques, deux modes d'humanité[9]. Il n'est jamais question de nature.

Quand vous me demandez : « Est-ce que le Christ est vraiment un homme ? », tout dépend de ce que veut dire "vraiment un homme" ? Si ça signifie qu'il est dans la posture adamique de Gn 1 : c'est oui ; mais si ça signifie qu'il est dans la posture adamique de Gn 3, c'est non. C'est pourquoi Paul dit : « Pour la figure : apparu comme un homme (anthrôpos) » (Ph 2, 7),le mot anthrôpos ici ne dit pas la nature humaine, mais la posture adamique de Gn 3. Vu de l'extérieur il a tout de la posture adamique de Gn 3, sauf ce qui fait l'essence de cette posture puisqu'il est « semblable à nous en tout, "sauf le péché". » (Gaudium et Spes, 22). Or le péché ne s'ajoute pas à une nature déjà constituée comme nature. Donc le concept de nature ne fonctionne pas.

Donc j'ai pris occasion de la question pour répondre à une autre question.

► Quand on dit qu'Adam est toute l'humanité, ça met en cause l'homme comme individu, mais n'est-ce pas tomber dans un certain collectivisme ?

J-M M : De fait notre conception de l'homme comme individu est remise en cause par la réflexion qui lit l'humanité dans la figure d'Adam. C'est une chose que nous avons remarquée : dans « Faisons l'homme à notre image » il y va non pas de l'individu ni d'un exemplaire pour chacun des individus, mais de la totalité de l'humanité comme étant un tout déjà. Par ailleurs on peut voir aussi que, lorsqu'il s'agit du peuple de Dieu lors de l'Exode, il n'y va pas d'un collectif, mais il y va d'une réalité mystérieuse qui est l'Israël de Dieu[10], qui est autre que ce que nous appelons aujourd'hui un peuple.

Nous avons donc dans les deux cas l'expression de la même chose, mais une chose qui ne peut pas laisser paisible notre compréhension native du rapport de l'individu à la collectivité. Aujourd'hui il semblerait que les gens se répartissent entre personnalistes et collectivistes (ou socialistes) et que de toute façon il faut choisir ; on fonctionne sur un présupposé de ce genre. Mais ce qui nous intéresse, ce n'est pas d'être ou ceci ou cela, c'est de savoir à partir de quoi ces choses se distinguent, qu'est-ce qui m'impose d'entrer dans une telle problématique.

L'être-ensemble christique remet en cause les premières données de notre grammaire, cela nous invite à penser autrement notre façon d'être à autrui et d'être soi-même. Si je change le sens d'autrui, du même coup je me change moi-même ; ce sont des choses qui vont corrélativement et simultanément. Bien sûr ce que nous annonçons ici est très en avant de ce que nous pouvons faire.

Nous faisons signe vers quelque chose qu'il importe de découvrir d'autant plus que l'annonce évangélique elle-même met en cause nos conceptions natives. L'expression « mourir pour » (le Christ est mort pour) est impensable si nous ne changeons pas notre conception de ce que c'est que d'être quelqu'un qui meurt pour, et d'être un ensemble de gens pour qui on meurt. Si nous gardons une certaine précompréhension des relations qui existent entre l'individu et la totalité, mourir pour quelqu'un n'a pas de sens, Pour que cela ait un sens, il faut que se découvre une sorte de circulation entre nous que nous ne soupçonnons même pas et que le Christ est là pour nous dévoiler. C'est cela premièrement qui a été fortement perçu par saint Paul dès l'origine, c'est même cela qui lui a révélé par contrecoup une sorte de circulation sournoise concernant la complicité dont l'humanité spontanément héritait dans le péché d'Adam (c'est de là qu'est venu plus tard la notion de péché originel, mais secondairement). La complicité en Adam n'a été perçue qu'à la lumière de cette unité insoupçonnée de l'humanité qui se révèle dans la Résurrection du Christ. C'est à cette lumière-là seulement que peut se faire la prise de conscience d'une certaine complicité dans ce qui s'y oppose, c'est-à-dire une certaine compréhension de notre multiplicité qui met en cause l'unité de l'humanité dans le Christ.

La difficulté pour nous provient de la façon disjointe que nous avons de penser d'une part l'individu et d'autre part la totalité, la collectivité. Par exemple l'unité mystérieuse de tous dans le Christ vue par Paul est symbolisée par la réalité qu'est un peuple dans le sens de l'Ancien Testament, et il faut bien voir que cette réalité est considérée comme préexistante auprès de Dieu avec le Messie avant d'être dévoilée. C'est pour cela par exemple qu'il faut beaucoup insister sur la différence qui existe entre la notion commune de peuple qui s'exprime spontanément chez nous et ce qui est impliqué dans l'expression scripturaire de peuple de Dieu. Autrement dit cette unité ne se réalise pas au plan justement où la notion de peuple est susceptible d'être définie.



[1] L'ensemble de ce qui se trouve ici est extrait de la session sur la résurrection (Jn 20-21), mais, le début de cette relecture contient aussi des extraits des rencontres sur "La prière" : lors  de la 9ème rencontre sur "La prière", le texte de Jn 16, 16sq avait été approfondi (il avait déjà été approché à la séance précédente), cf  9ème rencontre. Approfondissement de Jn 16, 16-22. M-Madeleine au tombeau, Jn 20). Un autre message reprend de façon plus claire le processus qui va du trouble à la prière : Le processus johannique : trouble, recherche, question, prière en Jn 14, 1-14 ; Jn 16, 16-30 ; Jn 20, 11-18.

Le mot "résurrection" a été transcrit avec ou sans majuscule suivant les endroits, mais il n'y a pas de règle à ce sujet, aucune différence n'est à chercher !

La lecture des versets précédents est sur le blog : Jean 20, 1-9 : Marie-Madeleine au tombeau, puis Pierre et Jean

[2] Ce thème est approfondi dans la 4ème partie : La résurrection comme nouveau mode d'être à autrui.

[3] Cf dans Jn 20, 11-18 : Apparition du ressuscité à Marie-Madeleine. Première lecture,,  à propos du verset 17 (II, 2° a) "Les mots de la sensorialité en 1 Jean 1-2".

[4] « Si Marie-Madeleine cherche, c'est qu'elle a déjà entendu sans l'entendre son nom. Tout cela tient ultimement dans la parole qui nous appelle par notre nom propre et bien avant que nous l'entendions, et c'est cela être créé. Être créé, ce n'est pas être fabriqué mais c'est être appelé par la parole. Tout ce qui dit la région de la création donne lieu chez saint Paul au vocabulaire de l'appel (klêsis), de l'Ekklêsia, désignant justement l'appel de l'humanité dans sa totalité et par son nom propre, ce qui pose le problème du rapport de ce que nous appelons le singulier au collectif. C'est peut-être cela qui est dans le jardinier. » (J-M Martin, Saint-Bernard 10 décembre 1986).

[5] Cf en particulier Le thème du Christ-époux (Jn 3, 25-30) dans Jn 20, 11-18 : Apparition du ressuscité à Marie-Madeleine. Première lecture, c'est le I, 1°) e)

[6] Le schéma qui est inséré à propos des deux antériorités provient d'un cours de J-M Martin à l'Institut Catholique, il ne concernait pas de façon explicite notre texte. Il figure déjà dans le récit du chapitre 6 de Jean à propos d'un épisode maritime : la tempête effraie des disciples, mais la présence de Jésus les effraie aussi. (cf  Chapitre 3 : v. 14-29, Deux épisodes maritimes).

[7] Le monde judaïque fait constamment référence aux patriarches, aux rois etc., non pas simplement comme à des individus mais comme à des archétypes. C'est par exemple un trait constant chez Philon d'Alexandrie qui est aussi peu historien que possible. Chez lui toutes les figures patriarcales ou prophétiques sont des désignations de modes d'être, des désignations de vertus : Abraham est la foi ; Moïse est le roi, le chef d'état, le chef de peuple ; Adam est la façon commune d'être homme, mais Philon distingue l'état parfait (qui est l'homme à l'image) d'un autre état, celui de Gn 2 et 3. Dans la distinction Adam boueux et Adam céleste, il s'agit d'états spirituels de l'humanité. (D’après J-M Martin).

[8]  « Le meurtre qui correspond à la haine se pense à partir du premier meurtre qui est même un fratricide. Dans ce passage (1 Jn 3, 11-12) la posture de Caïn est opposée à l'agapê mutuelle. Mais d'où se pense agapê ? Il faut écouter la suite de ce que dit Jean. « 16En ceci nous avons connu l'agapê de ce que lui a déposé sa psukhê (psychê) pour nous, c'est-à-dire qu'il est mort pour nous ». Je ne pense l'agapê au sens évangélique du terme qu'à partir du moment où je pense l'agapê à partir de la donation christique, c'est-à-dire de la donation que le Christ fait de lui-même pour nous, même si je ne comprends pas ce que ça veut dire tout de suite. » D'après J-M. Martin, session de Nevers mai 2012).

[9] Quand Marie-Madeleine croit voir un jardinier, J-M Martin a interprété cela ainsi lors de la 1ère lecture : « Le gardien du jardin fait signe vers l'adamité, c'est-à-dire la façon adamique d'être homme qui n'est pas proprement christique. En effet Dieu pose Adam dans le jardin pour qu'il le garde et qu'il le mette en œuvre, qu'il l'œuvre, qu'il le travaille (Gn 2, 15). Le jardinier c'est peut-être bien l'humanité courante, et la question pourrait être ici celle de la détection dans l'homme, singulièrement par le biais de Jésus, d'une dimension qui est radicalement autre que celle que nous savons et que nous vivons de la relation humaine de façon usuelle. Donc ici ce ne serait plus seulement la phase judaïque mais l'ensemble de l'histoire du mode d'être à l'homme qui est en question. Ceci donnerait une dimension considérable à notre texte. Nous verrons qu'à la fin, ayant vu Jésus, Marie Madeleine va aux frères, mais, en un autre mode que celui de l'humanité adamique, puisque les autres sont désormais des frères. » (verset 15).

[10] « Ce qui est désigné par « Israël de Dieu », ce n'est pas une réalité géographique ou raciale mais c'est le projet que Dieu a de cela. Pour Paul, Israël ce n'est pas les Juifs : Israël est justement ce qui est tenu en réserve de toujours, c'est l'Israël mystique.  Et les prophètes ont pu dire aux Juifs : « Vous n'êtes pas l'Israël de Dieu ». Vous pensez si cette parole des prophètes sera retenue et recueillie par le premier christianisme ! C'est dans cette faille, dans cette distanciation entre l'Israël de Dieu et la réalité juive qui a été si souvent vitupérée, vilipendée par les prophètes, qu'un certain christianisme va s'infiltrer, reprenant la formule des prophètes, et disant aux Juifs : vous n'êtes pas l'Israël de Dieu ; l'Israël ou le peuple de Dieu ce sont ceux du Christ. » (J-M. Martin, Institut catholique 1975-76).

 

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