Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 1 094 570
Archives
19 novembre 2013

JEAN 6, PAIN ET PAROLE, Chapitre 6 : Jn 6,41-59 - Jésus répond aux questions des Judéens (pain du ciel, chair donnée...)

Dès le quatrième jour de la session le discours sur le pain de la vie a été abordé, et le cinquième jour  J-M Martin était parti du verset 51b où apparaît en clair la résurrection avant de reprendre à partir du verset 30. Dans ce sixième jour il continue la lecture.

 

 

Chapitre 6 : JEAN 6, 41-59

  Jésus répond aux questions des Judéens

 

 

Nous sommes toujours au chapitre 6 de saint Jean. Nous avons travaillé jusqu'au verset 42, nous allons reprendre les versets 30 à 40 et poursuivre.

 

I) Éléments dominants des versets 30 à 40

 

« 30Ils lui disent : "Quel signe fais-tu afin que nous voyions et croyions en toi ? Qu'œuvres-tu ? 31Nos pères ont mangé la manne dans le désert selon ce qui est écrit : Il leur a donné à manger un pain venu du ciel".

32Jésus leur dit donc : "Amen, amen, je vous dis, ce n'est pas Moïse qui vous a donné le pain venu du ciel, mais mon Père qui vous donne le pain venu du ciel, le véritable, 33car le pain de Dieu est celui qui descend du ciel et donne vie au monde". 34Ils lui dirent donc : "Seigneur donne-nous toujours de ce pain". 35Jésus leur dit : "Je suis le pain de la vie, celui qui vient près de moi n'aura pas faim et celui qui croit en moi n'aura pas soif jamais. 36Mais je vous ai dit : et vous m'avez vu et vous ne croyez pas. 37Tout ce que mon Père me donne viendra vers moi et celui qui vient vers moi je ne le jetterai pas dehors, 38car je suis descendu du ciel non pas pour que je fasse ma volonté mais la volonté de celui qui m'a envoyé. 39Car c'est ceci la volonté de celui qui m'a envoyé, que de tout ce qu'il m'a donné je ne perde aucun mais je commence à le relever (ressusciter) dans le dernier jour. 40Car c'est ceci la volonté de mon Père que tout homme qui voit le Fils et croit en lui ait vie éternelle et je commence à le relever dans le dernier jour." »

 

Je disais que nous avions ici une page, un texte. Nous prenons de plus en plus conscience de ce qu'il y a là une texture (textile), avec des fils très nombreux qui se nouent et se croisent.

Le rôle de la citation initiale par rapport à la suite du texte.

Les mots sont donnés au départ par la citation de l'Ancien Testament (« Il leur a donné à manger un pain venu du ciel »). Tous les mots de cette citation seront à un certain moment repris, accentués au cours du développement : le pain ; « du ciel (ek tou ouranou) » avec la préposition ek qui dit explicitement "tiré de", et la préposition elle-même donnera lieu au mot "descendre du ciel" ; le verbe "donner" ; et enfin le verbe "manger". Ces différents mots se retrouveront presque à chaque paragraphe, mais dans chaque paragraphe il y a l'un de ces mots qui est accentué, même s'ils sont tous, d'une certaine façon, repris.

 

1°) Premier paragraphe v. 30-35.

a) Le verbe donner ; le Père.

Quelle est la situation, par exemple, du verbe donner qui est central dans le premier paragraphe ? Il est envisagé ici sous l'aspect de la question : « Qui donne ? ».

– « Ce n'est pas Moïse qui vous a donné le pain du ciel, mais mon Père qui vous donne le pain venu du ciel, le véritable. » Plus on lit ces textes et plus on aperçoit un mot très important : « le Père ». "Le Père" régit beaucoup plus qu'on ne croit l'ensemble de ce texte.

– "Venu du ciel" veut dire descendu du ciel : « Le pain de Dieu est celui qui descend du ciel », et celui-là aussi donne, et « donne vie ».

Le verbe donner est donc déjà perçu ici selon un sujet qui donne (c'est le Père), et le Fils donne aussi, il donne vie.                                                                      

À la question « Que donne le Père ? », la réponse de Jésus est : « Il me donne ».

b) Le mot "pain" et le « Je suis ».

Dans « Je suis le pain de la vie », le "Je suis" est presque plus important que l'expression "pain de la vie". Le mot pain va disparaître du discours, il ne sera plus accentué jusqu'à ce qu'il soit repris au verset 48 : « Je suis le pain de la vie ». Nous avons la même phrase mais ce qui est important dans le premier cas, c'est "Je suis", et dans le dernier cas c'est "le pain". C'est pourquoi nous allons voir apparaître pour la première fois le verbe "manger" qui a été tenu en retrait tout au long de ce qui précède.

c) L'arrivée du verbe manger. Le mot "signe".

Car en même temps, il y a une autre ligne qui se dessine, c'est la préparation à l'arrivée du verbe manger. Cette ligne était ouverte par la demande de signe et la question du rapport entre voir et croire.

Le mot manger est tenu en retrait jusqu'à la fin, mais la thématique est ouverte par le mot signe en tant qu'il ouvre à la question du rapport entre entendre, voir, venir auprès, donc les différentes significations du mot fondamental "croire". Nous sommes à la fin du premier paragraphe, verset 35.

 

2°) Deuxième paragraphe v. 36-40.

a) Le Père, "celui qui envoie", "celui qui donne", la volonté.

Au paragraphe suivant ce qui domine c'est encore le Père. C'est le Père qui donne, mais il donne les hommes au Christ. Je ne sais pas si vous vous rappelez que le verbe donner supportait une multitude de sujets, de compléments directs, qu'il était central en lui-même. Le Père donne les hommes à la garde du Fils, ce n'est pas le Fils qui est important ici, c'est le Père. C'est le sens de : « Je ne fais pas ma volonté » (v.38) : j'accomplis la volonté du Père en assurant la garde des hommes (v.39). « 37Tout ce que me donne mon Père viendra auprès de moi, et celui qui viendra auprès de moi je ne le jetterai pas dehors 38car je suis descendu du ciel non pas pour que je fasse ma volonté mais la volonté de celui qui m'a envoyé. »

Le Père, "celui qui envoie", "celui qui donne", la volonté : tout cela désigne la même réalité et c'est ce qui domine dans ce paragraphe-là avec l'explication de ce que veut dire volonté. « Car c'est ceci la volonté » est dit par deux fois « C'est ceci la volonté de celui qui m'a envoyé » et « C'est ceci la volonté de mon Père », et c'est la même chose ; et le contenu est également la même chose mais sous deux désignations : « que je ne perde aucun » ou « que je donne vie ».

b) Éléments apparemment rythmiques.

Vous avez des éléments apparemment rythmiques comme « je commence à le relever le dernier jour » qui viennent là par trois fois. C'est très compliqué parce qu'ils ne rythment pas véritablement l'articulation de la pensée à la mesure où ils ne sont pas posés là où s'articulent les différences de pensée.

c) Les deux "volontés" (v. 38) ; "ce que me donne le Père" (v. 37).

► Jésus dit « pour faire non pas ma volonté mais la volonté de celui… » donc il oppose les volontés ?

J-M M : Non, ça signifie : ma volonté n'est pas seulement ma volonté, ma volonté est le dévoilement de ce qu'est la volonté du Père. C'est ça le sens. La volonté n'est pas pensée en premier à partir de notre idée de la volonté, c'est-à-dire comme étant essentiellement conflictuelle. Si je pose d'abord le Père et que je dis que le Fils est pareil, ce n'est pas intéressant. Mais cela veut dire au contraire : ce que vous voyez faire au Fils, sachez que c'est la volonté du Père, il est le visible de l'invisible. Ce qui se voit en lui dit ce qu'il en est du Père, c'est le même. Donc il faut comprendre : « ce que je fais, ce n'est pas seulement ce qu'on peut considérer comme ma volonté, c'est la volonté du Père. »

► Il y a une chose qui me frappe, c'est au verset 37 : « tout ce que me donne le Père viendra à moi », ici "ce" est un magma (c'est un neutre en grec), alors qu'après il y a « celui qui vient à moi ».

J-M M : Le mot magma est surajouté au texte. Mais ce qui est tout à fait pertinent c'est de distinguer ce neutre (qui a une vocation plurielle en fait) de « celui qui » qui est au masculin ensuite. Cette distinction est intéressante. L'interprétation en sera confortée en sachant que ce n'est pas un cas unique, c'est fréquent chez Jean, même avant d'essayer d'en tirer quelque conséquence.

Il y a souvent ta éma (le mien) au pluriel neutre, donc ce qui m'appartient, mon bien ; et aussi « les miens » au pluriel masculin. Vous l'avez au début de l'évangile, surtout dans ce que nous avons lu hier « les miens c'est les tiens, tu me les as donnés », ils sont les miens d'être reçus comme don.

Donc ça peut être au pluriel et au neutre, et ça peut être au masculin. La signification de ce neutre, je ne voudrais pas entrer dedans maintenant. Simplement je dis que prononcer le mot de magma est un peu provocateur, mais c'est vrai que la chose mérite d'être pointée.

d) Plusieurs désignations de l'insu : ciel, Père, volonté.

Nous sommes toujours au fond dans un commentaire du verbe donner (qui donne ?) et de "venu du ciel". Le ciel, le Père, la volonté, nous savons que c'est la même région. L'expression « Notre Père qui es aux cieux » est pléonastique car Père et ciel sont deux façons de désigner la même chose. Quelle chose ? C'est ce qui, par rapport à nous, se retrait. Nous avons là des désignations de l'invisible qui se donne à voir dans le Fils, ou plus précisément la désignation de l'insu. Il serait important de méditer cela.

Nous avons vu qu'il ne faut pas penser Père à partir de notre psychologie. De la même manière il ne faut pas penser les cieux à partir de notre cosmologie. D'une certaine façon nous le savons, mais nous ne savons pas quoi mettre à la place. Le texte va peut-être nous aider à entendre cela comme le retrait de ce qui vient, l'insu.

 

II) Lecture commentée des versets 41 à 51

 

« 41Les Judéens murmuraient au sujet de ce qu'il avait dit : "Je suis le pain, celui qui descend du ciel" 42et ils disaient : "Celui-ci n'est-il pas Jésus le fils de Joseph dont nous savons le père et la mère, comment maintenant dit-il : "Je suis descendu du ciel ?" "

 43Jésus répondit et leur dit : "Ne murmurez pas entre vous. 44Personne ne peut venir vers moi si le Père qui m'a envoyé ne le tire, et moi je commence à le relever dans le dernier jour. 45Il est écrit dans les prophètes : "Ils seront tous théodidactes (enseignés de Dieu)" ; tout homme qui a entendu d'auprès du Père vient aussi comme disciple auprès de moi,  46non pas que quiconque ait vu le Père sinon celui qui est auprès de Dieu, celui-là a vu le Père. 47Amen, amen, je vous dis, celui qui croit a vie éternelle. 48Je suis le pain de la vie. 49Vos pères ont mangé dans le désert la manne et ils moururent. 50Tel est le pain descendu du ciel que si quelqu'un en mange il ne meurt pas. 51Je suis le pain vivant descendu du ciel, si quelqu'un mange de ce pain il vivra pour l'aïôn (éternellement) et le pain que je donnerai est ma chair pour la vie du monde." »

 

1°) Versets 41-44.

« 41Les Judéens murmuraient au sujet de ce qu'il avait dit : "Je suis le pain, celui qui descend du ciel". » Désormais il n'est plus question de pain apparemment, et les Juifs ont bien compris que ce qui était à débattre dans ce que dit Jésus c'est : Qu'est-ce qui vient du ciel, qu'est-ce qui vient de l'insu ? Pour eux la manne était donnée par cet insu. Jésus dit non : c'est moi qui descends du ciel. C'est pourquoi ils se mettent à murmurer à son sujet quand il dit « Je suis le pain descendu du ciel ». Ils ne murmurent pas parce qu'il dit « Je suis le pain », ils murmurent parce qu'il dit « Je suis le pain descendu du ciel ». Les mots se reprennent constamment, il faut savoir à chaque fois lequel il faut accentuer. C'est le problème de la lecture : dans des phrases apparemment semblables qui rassemblent à peu près tous les mots essentiels, ici, à tel moment, quel est celui qu'il faut accentuer ?

Et le contenu de leur murmure se précise : « 42Ils disaient : "N'est-il pas Jésus le fils de Joseph donc il n'est pas descendu du ciel, il est issu de Joseph ; c'est le "descendu du ciel" à propos de la question du Père, qui pose problème, en ce que le Père donne le Fils – dont nous savons le père et la mèrec'est "nous savons" et pas "nous connaissons". Tous les manuscrits ne portent pas « et la mère » qui peut être un ajout ; ou bien « le père et la mère » peuvent être originellement dans le texte et des manuscrits ont supprimé la mère pensant que ce n'était pas pertinent puisqu'il est seulement question d'origine paternelle. Ce n'est pas très important. – Comment donc dit-il : "Je suis descendu du ciel" ?" 43Jésus répondit et leur dit : "Ne murmurez pas entre vous. – cette réponse paraît étrange – 44Personne ne peut venir vers moi si le Père qui m'a envoyé ne le tire,pour l'instant on laisse tomber – et moi je commence à le relever dans le dernier journous avons déjà entendu ça deux fois, c'est un refrain qui ponctue, mais pas nécessairement au bon endroit du point de vue du sens. – »

Le retrait du Père se manifeste dans le fait de tirer, d'attirer.

« Personne ne peut venir vers moi si le Père qui m'a envoyé ne le tire» : comment cela peut-il être une réponse ? Jésus ne débat pas sur la vierge Marie, la naissance virginale et sur Joseph, ce n'est pas son affaire. En quel sens est-il venu du ciel ? Le ciel (le Père) a pour fonction ici de tirer, d'attirer. En effet ce qu'il y a de retrait se manifeste comme retrait en ce que cela tire ou attire. Vous avez de belles pages de Heidegger sur ce sujet à propos du double retrait de l'Être, ce qui est autre chose que le retrait du Père, et cependant la structure de pensée est la même.

Il y a quelque chose qui accomplit la proximité en se montrant, et il y a quelque chose qui accomplit la proximité en se retirant. Le "se retirer" tire, ce qui constitue le "venir auprès".

Le langage de l'entendre : le cœur de la parole d'être tourné vers, d'être tiré.

Cela va être précisé aussitôt après dans un langage qui n'a pas encore été entendu : c'est le langage de l'entendre qui va se développer en "tendre vers", c'est-à-dire "être tourné vers" et porter son attention, être tiré, être dans "la vection de". C'est cela la fonction du Père qui est du reste une fonction tout à fait originelle de la parole. On peut déjà parler de parole quand aucun son n'est articulé mais qu'on est orienté vers, tourné vers. Être tiré, tourné vers, c'est le plus originel et c'est le non articulé. Ce n'est pas le Fils, ce n'est pas la Parole (le Logos), c'est le cœur de la parole d'être tourné vers, d'être tiré.

 

2°) Verset 45.

En effet nous avons immédiatement ensuite : « 45Il est écrit dans les prophètes : "Ils seront tous théodidactes (enseignés de Dieu)" Dieu désigne le Père ici. Puisque Dieu ne dit rien, être "enseigné de Dieu" c'est être tiré par le Père pour qu'on entende la parole qu'il donne, le Fils. D'où la phrase suivantetout homme qui a entendu d'auprès du Père vient aussi comme disciple auprès de moi. » Les traductions en général disent : « Celui qui entend d'auprès du Père et qui est son disciple vient près de moi » alors que c'est « il vient près de moi comme disciple ».

Entendre d'auprès du Père / venir comme disciple.

Il est donc question de « Tout homme qui entend d'auprès du Père », mais en fait il n'entend rien, il n'entend pas de parole articulée, et cependant il est au cœur de l'entendre.

Et entendre d'auprès du Père, c'est venir "à mon écoute", c'est venir « comme disciple auprès de moi ». C'est très puissant. « Comme disciple » c'est le participe mathôn (du verbe
manthaneïn
), et mathêtês c'est le disciple.

Dans la parole il y a le visible et l'invisible, plus exactement l'audible et l'in-audible si je parle de l'audition d'un son articulé. Mais le cœur de l'écoute n'est autre que se tourner vers, et le cœur de la parole c'est héler, appeler, mais appeler sans son.

Parce que le Logos (le Fils) est l'articulation de la parole, celui qui est attiré (ou tiré) par le Père entend le Fils, entend le Logos. Le Logos est la part audible de l'inaudible, de même qu'il est « le visible de l'invisible » comme le dit Paul explicitement.

Nous avons donc ici une sorte d'explication de l'unité indéfectible du Père et du Fils. Nous avons l'envoyant / l'envoyé : le Père / le Fils. Ici ce sont les deux éléments pour ainsi dire indissociables pour qu'il y ait écoute, et donc qu'il y ait venir vers.

Nous poursuivons la méditation sur le Père comme celui qui donne, et le Fils comme donné et donc comme parole. Il n'est pas question du pain ici, sauf que, la parole et le pain, nous savons que c'est la même chose. Et c'est la parole qui va nous permettre d'entendre ce que veut dire le pain.

D'autre part nous ne perdons pas de vue le débat sur la primauté de l'entendre par rapport au voir, au toucher, au manger : qu'est-ce qui précède ? Ce débat continue à jouer également.

« Ils seront tous théodidactes. »

Que vient faire là ce petit texte inattendu, assez mystérieux : « Comme disent les prophètes : "Ils seront tous théodidactes (enseignés de Dieu)" » ?

C'est d'ailleurs un mot important, théodidacte que je fabrique sur autodidacte. Théodidacte, c'est un thème johannique qui peut être repris dans une autre direction, à savoir que, dans la foi chrétienne, il n'y a pas d'intermédiaire : nous sommes immédiatement enseignés de Dieu lui-même. C'est un thème qui est développé surtout dans la première lettre de Jean au chapitre 2 : « 21 Je ne vous écris pas de ce que vous ne savez pas la vérité, mais de ce que vous la savez. […] 27 Et vous n'avez pas besoin que quelqu’un vous enseigne.  » Et au chapitre 1 : « Ce que nous vous avons entendu, vu […] nous vous l'écrivons pour que vous ayez koinônia (communion) avec nous, mais notre koinônia c'est la koinônia que nous avons avec le Père et le Fils », pas avec des intermédiaires.

Le témoignant (personne, Écriture…) s'efface comme intermédiaire.

Donc il y a toute la zone du témoignage et du témoignant ; il y a le discours essentiel de l'Écriture qui a l'air d'être un intermédiaire. Il n'est pas un inter-médiaire, il est la condition de mise à proximité de l'homme et de Dieu, autrement dit il n'est pas intermédiaire en ce sens qu'il ferait écran ou passage. Le témoignage est accompli lorsqu'il s'efface comme inter-venant. C'est un thème de Jean.

Et quand je dis que c'est un thème de Jean, il faut que ce soit attesté en plusieurs lieux. Il l'est à la fin de l'épisode de la Samaritaine. Certains Samaritains croient à Jésus d'une certaine manière puisqu'ils arrivent simplement « 39à cause de la parole que la femme avait témoigné disant : "Il m'a dit tout ce que j'ai fait". » Puis ils restent deux jours près de Jésus, et à la fin ils disent : « 42Ce n'est plus à cause de ton discours que nous croyons car nous-mêmes nous avons entendu». Elle a été indispensable, cette femme, et néanmoins elle s'efface.

Je ne parle même pas ici de l'écran ou de l'intermédiaire que représenterait l'Église dans son histoire, dans son enseignement, dans ses discours. Il s'agit de beaucoup plus que cela.

Même la parole témoignante écrite n'est pas un inter-médiaire en ce sens-là, quelque chose qui serait entre ; sauf si je me prends à adorer la parole écrite comme étant le corps même du Logos, ce que pour ma part je crois : ceci (cette Bible) n'est pas un bouquin, c'est le corps du Logos (le corps de la Parole) aussi vraiment que l'apparence eucharistique est le corps même du Christ. Pour moi, c'est également sacramentel. Mais ça c'est au terme, on ne peut pas dire à quelqu'un : vous allez ouvrir la parole de cette façon-là. On y acquiesce ou on n'y acquiesce pas d'ailleurs.

► C'est de cette façon qu'il faut entendre le terme de médiateur ?

J-M M : Le terme de médiateur porte avec lui beaucoup de dangers, justement le danger de faire écran dans notre écoute. Par ailleurs ce n'est pas un mot de notre Nouveau Testament. Il est une fois dans l'épître aux Hébreux, peut-être une autre fois, et ce n'est pas un mot constitutif du vocabulaire du Nouveau Testament. Vous avez des mots qui reviennent à toutes les pages, là ce n'est pas le cas.

 

3°) Parenthèse : Méditation sur le trois, le Un et le deux.

D'autre part penser la médiation est quelque chose d'intéressant : c'est la méditation du trois et c'est aussi d'une certaine façon la méditation du un, car il y a le un qui est tout et donc rien, et qui ne donne qu'à partir de deux [1].

Le premier est toujours deuxième, c'est-à-dire le premier est toujours deux, c'est pourquoi il importe de méditer les deux premières choses. En effet, avant le deuxième il n'y a pas de premier, il y a le seul : le seul n'est pas le premier ! Et qu'il y ait deux donne ensuite la différence, donc une différenciation par rapport à l'indifférencié initial, une différence qui est en même temps ce qui délie et ce qui unit, car c'est la même chose qui distingue et qui unit. On peut parler d'inter-médiaire mais pas sur le mode de ce que le mot de médiation donne.

C'est en toutes lettres dans "mon petit texte" auquel j'ai souvent fait allusion. Ce texte est dans un ouvrage qu'on met au compte d'Hippolyte de Rome, mais qui n'est probablement pas de lui. Il cite sous le nom de Simon le Mage une pensée et une théorie qui n'est visiblement pas de Simon, et qui est ce que je n'ai jamais lu de plus grand. Ce texte, Elenchos, a été découvert seulement à la fin du XIXe siècle, c'est une collection d'hérésies. Les catalogues d'hérésies commencent à pulluler autour du IIe siècle. Il y en a de perdus. Le premier qui est celui de Justin est perdu, mais il doit y avoir des traces de lui dans l'Elenchos [2] comme dans le catalogue de Tertullien, dans le Panarion d'Épiphane etc. J'ai passé la moitié de ma vie là-dedans parce qu'il est intéressant de regarder les premières marginalités par rapport à l'écoute de l'Écriture. Elles ne sont pas l'indice seulement de choses négatives, elles sont l'indice de choses qui seront perdues dans notre lecture d'Occident.

Il se trouve que ce petit texte m'a alerté il y a cinquante ans, et depuis je vis presque quotidiennement avec lui. J'ai envie de m'excuser de vous dire des choses pareilles parce que c'est inintéressant pour vous, mais on a parfois besoin aussi de parler des choses qu'on fréquente et qui sont les plus précieuses, et je n'ai occasion nulle part d'en parler. C'est quand même malheureux : passer sa vie à étudier quelque chose et n'en rien dire à personne !

Donc le rapport du Père et du Fils se trouve ici comme l'inaudible et l'audible de la parole, l'inaudible qui est dans la parole ; au fond l'inaudible qui porte le dit de la parole.

 

4°) Versets 46-48.

a) V. 46 : voir et être-auprès.

« 46Non pas que quiconque ait vu le Père sinon celui qui est auprès de Dieu, celui-là a vu le Père. » C'est entendre qui donne de voir. Ce qui était dit de l'audible, se dit maintenant du visible.

Nous sommes remontés par une suite d'exclusions successives de la nécessité de voir pour croire. Nous repartons de l'entendre qui donne de voir, mais seul a le voir du Père celui qui est auprès du Père ; et « celui qui vient auprès de moi » participe donc du voir l'invisible, et c'est ce voir-là qui demande à s'accomplir comme "venue auprès".

Voir et "être auprès", ici c'est la même chose, parce qu'il s'agit d'un "voir accompli" – en effet voir peut être aussi "voir dans la perspective" – et ceci prépare le dernier terme qui est le verbe manger, qui est l'indice ultime de la proximité.

b)  V. 47-51a : croire, vivre, manger la manne /le pain vivant…

« 47Amen, amen, je vous dis, celui qui croit a vie éternelle. » Le verbe croire est tout seul ici car il est pris dans sa plénitude qui est d'être un entendre qui donne de voir et qui donne d'être auprès.

La manne descendue du ciel, Berna LopezEt tout d'un coup : « 48Je suis le pain de la vie. » C'est le mot pain qui maintenant est accentué alors qu'il ne l'a jamais été depuis le début, et c'est désormais le mot important. Nous revenons à la thématique initiale du pain et même de la manne dont il n'a plus été question non plus. « 49Vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils moururent. » Ce verset veut expliquer le retour au "pain de la vie" par opposition à la mort. « 50Tel est le pain descendu du ciel que si quelqu'un en mange il ne meurt pas. 51Je suis le pain vivant descendu du ciel, si quelqu'un mange de ce pain il vivra de vie éternelle. » Tous les mots sont ressaisis et nous voyons dans quelle articulation. Le mot qui intervient pour la première fois à deux reprises, c'est le verbe manger. Il était juste dans la citation du psaume : « Nos pères ont mangé la manne dans le désert selon ce qui est écrit : “Il leur a donné un pain venu du ciel”. » (v. 31), mais il n'a pas été médité encore.

 Je vous invite à faire une équation :

  • vous lisez « Amen, amen, je vous dis, celui qui croit a la vie éternelle » (v.47) ;
  • vous le mettez en rapport avec « Si quelqu'un mange de ce pain il vivra éternellement » (v.51)

On a : croire c'est vivre ; manger c'est vivre. Donc croire c'est manger.

Manger est un autre nom de l'entendre qui dit le plus accompli de la foi.

Disons autrement : le mot croire intervient après une méditation sur "l'entendre d'auprès du Père" ; donc entendre c'est vivre, manger c'est vivre, donc entendre c'est manger. Manger est un autre nom de l'entendre, un autre nom de la foi, c'est même le nom qui dit le plus accompli de la foi ; la foi part de l'entendre, donne à voir, s'accomplit en venir vers, en toucher, en manger. Nous revenons ici à la thématique de la sensorialité.

La vie en question ici est la vie du monde qui vient.

Vous vous rappelez qu'on a dit que le mot de vie avait deux sens. La vie en question ici c'est la vie dans sa dimension pleine, c'est ce que nous appelons vie éternelle, c'est la vie du monde qui vient. C'est la vie qui est en train de commencer dans ce septième jour dans lequel nous sommes, ce perpétuel éveil à cet espace aïônios (éternel).

c) V. 51b, phrase récapitulative : “Le pain que je donnerai c'est moi-même”.

Enfin nous retrouvons la phrase par laquelle nous avions commencé notre lecture : « Et le pain que je donnerai est ma chair pour la vie du monde.[3] » C'est la phrase pleinement récapitulative. Le Père donne le Fils, le Fils se donne : ce qui est donné, c'est lui-même, c'est Je.

Nous n'avons pas suffisamment médité sur la façon de dire moi-même, comment "ma chair" est une façon de dire moi-même ; nous avons déjà dit certaines choses mais il y aurait encore beaucoup à méditer, parce que ce n'est pas simplement une curiosité comme celle d'un langage différent du nôtre, ça demande à être médité pour son sens. Il faudrait voir ce que ce mode d'expression implique comme façon d'être à soi-même et comme façon d'être au monde.

Mais il se trouve que les deux termes de manger et de chair sont prononcés pour la première fois, ce qui va provoquer le débat avec les Judéens à partir du verset 52 où nous trouverons une série d'expressions qu'il nous faudra à nouveau interpréter.

 Conclusion de ces versets.

Voici donc une page qui n'est pas une page premièrement sur le sacrement de l'Eucharistie. Tout ce que nous avons lu ici, c'est de la christologie, si on peut s'exprimer dans ce langage postérieur au texte. Ça vise l'identification du Christ et donc ce que veut dire Dieu qui est nommé "Père" ou "celui qui envoie", et aussi cette circulation de donation qui constitue l'être même du Fils dans la mesure où, se donnant, il donne vie aux hommes. L'accès à cela est entendre, entendre qui donne d'avoir en vue. En quel sens cela s'articule-t-il comme un manger, c'est la chose qui n'est pas du tout précisée pour l'instant mais que nous allons voir dans le passage du verset 52 au verset 59.

► Au verset 46 le Fils a vu le Père. Est-ce que ce voir c'est croire, et à ce moment-là le Christ serait le parfait croire au Père ?

J-M M : Le Christ est l'entendre parfait du Père puisque « les paroles que je dis, c'est les paroles que j'ai entendues d'auprès du Père ». Il est le "voir le Père" et il est le seul à voir le Père, il est le seul à voir l'invisible. Enfin il est "auprès du Père". Entendre, voir, être auprès, ce sont des dénominations du verbe croire, ce qui répond à ta question.

Si on reste dans le discours le plus usuel – il faudrait voir au terme de quelle problématique – croire désigne une pensée déficiente : dans le langage courant croire ce n'est pas voir, ce n'est pas connaître en vérité.

Tu me demandes si le Christ croit au Père, il ne croit pas en ce sens-là. Il est le pistos comme saint Jean le dit dans sa première lettre (pisteueïn, croire) : il est le croyant ou le fidèle.

 

III) Lecture commentée des versets 52 à 59

 

Introduction.

S'il vous arrive d'être fatigué, d'en avoir assez, d'être saturé, il ne faut pas vous étonner ! Il m'arrive moi-même d'être écœuré de mon incapacité à dire en clair des choses aussi complexes. Il ne faut pas que cela vous inquiète. Par expérience, ces moments d'écœurement précèdent ou préparent le terrain pour des moments de grande saveur.

Je vais vous raconter pour rester calme l'histoire de Concessão, une jeune Portugaise qui est venue à Paris pour des études de mathématiques, elle fut nommée ensuite au ministère de l'Éducation nationale de son pays. Elle racontait : « Quand je suis venue à Paris pour poursuivre mes études de mathématiques, j'ai posé ma valise, j'ai regardé la bibliothèque : tel livre je le prends, tel livre je le laisse. J'arrive vers la Bible : à tout hasard, au moins, je vais la mettre dans le rayon poétique. » Elle l'emporte et puis elle se dit : « J'ai beaucoup de questions, les études me prennent, je n'ai pas le temps de m'occuper de ça. » Et pourtant elle se dit : « Je voudrais garder un contact mais un contact qui ne mobilise pas mes ressources de réflexion. Pour garder contact je vais en apprendre par cœur. » Elle a choisi saint Jean et s'est mise à apprendre par cœur, en grec, chapitre après chapitre sans trop se soucier du sens. Et elle conclut : « À un moment j'ai dû m'arrêter, je ne pouvais plus avaler. » C'était le chapitre 6, le chapitre où domine le verbe manger. Je ne sais pas ce qu'elle est devenue depuis, je n'ai pas gardé contact.

 

1°) Versets 52 à 56.

Nous allons justement aborder un moment où l'écœurement est presque le thème même du texte. Je prends les versets 52 à 56.

« 52Les Judéens débattaient entre eux ici ce n'est pas simplement le murmure, c'est le mot fort "débattre" et même "combattre" – en disant : "Comment peut-il nous donner sa chair à manger ?" 53Jésus leur dit donc : "Amen, amen, je vous dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l'Homme et ne buvez pas son sang, vous n'avez pas la vie en vous. 54Celui qui dévore ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et moi je commence à le relever dans le dernier jour, 55car ma chair est véritablement nourriture et mon sang véritablement boisson. 56Celui qui dévore ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui." »

Le verbe "manger ma chair" est le mot qui vient susciter la dispute parce que nous sommes dans un contexte non pas de recherche (zêtêsis) ni de question, non pas seulement de murmure, mais de combat, et de ce fait la réponse de Jésus n'est pas une réponse. Jésus ne fait que réitérer ce qu'il a dit, non seulement le réitérer mais en aggraver la formulation. Comme nous le disions l'autre jour, il n'y a de réponse que pour une question authentique. Nous n'avons pas ici une question authentique donc ce n'est pas le moment de donner une réponse.

Premièrement, qu'est-ce qui est entendu par eux ? Deuxièmement, comment la réponse de Jésus ne fait-elle qu'aggraver ce qu'il a dit ? Voilà les choses auxquelles il nous faut répondre maintenant.

a) Qu'est-ce qui est entendu par les auditeurs de Jésus au cours des temps ?

C'est l'expression "manger la chair" au sens trivial du terme. Dans l'écoute qui a été faite de ces paroles de Jésus au cours des temps, les auditeurs de Jésus représentent une écoute qui a existé à plusieurs reprises. Dès le IIe siècle, il y a des gens qui ont entendu la parole de cette façon, non pas pour s'en offusquer mais pour y adhérer. On les appelle les Capharnaïtes en référence à ce passage de Jean qui a eu lieu à Capharnaüm, comme nous lirons au verset 59 : « Il dit cela dans la synagogue en enseignant à Capharnaüm ».

Il y a toujours eu, dans l'histoire de l'écoute de cette parole, deux tendances extrêmes, une tendance capharnaïte d'un réalisme fondamentaliste, et puis l'autre tendance où on est invité à entendre la parole "manger la chair" dans un sens figuré. Ce qui se joue tout au long de cela, c'est la question occidentale du réel ou du "purement symbolique" (si je prends maintenant le mot symbolique au sens usuel du terme). Augustin est le représentant d'une lecture très symbolique, même dans ce sens usuel. Réalisme ou symbolisme – j'aimerais trouver un autre mot que "symbolisme" car je l'emploie habituellement dans un sens plein, mais vous voyez ce que je veux dire – imagé, voilà, de pure métaphore. Nous en avons un exemple. Et la position de l'Église, en fonction des différents moments sectaires ou hérésiarques, est exemplaire. C'est une position qui ne se replie pas sur le capharnaïsme, et qui ne se résout pas non plus à être simplement une écoute métaphorique. Cela a donné lieu à des recherches multiples qui reprennent de siècle en siècle, depuis le haut Moyen Âge jusqu'au moment de la Réforme, et qui donnent lieu à des réponses multiples, parfois entre les différents Réformés, voire successivement chez le même. Aujourd'hui c'est une question qui paraît usée.

Les quelques-uns qui participent à l'Eucharistie aujourd'hui n'en font pas problème. Je ne sais pas s'ils en pensent quelque chose. C'est une question, en tout cas, qui n'est pas de nos débats. Je dirais là ce que j'ai dit à propos d'autre chose – à propos du débat sur initiative divine ou liberté humaine – ce n'est pas parce qu'on n'y pense plus que la question ne s'impose pas d'une certaine manière.

Je suis en admiration devant la dogmatique parce que sur ce point elle n'a cédé en rien. Les réponses qu'elle a apportées à ce sujet et le vocabulaire dans lequel elle s'est exprimée ne sont pas très satisfaisants, en tout cas pas suffisants pour nous, pour la façon dont nous pourrions poser la question aujourd'hui si elle se posait. Mais elle a gardé un cap essentiel en ne cédant pas au simple symbolisme et en ne tombant jamais dans quelque chose comme le capharnaïsme. C'est à ce titre-là que le dogme dans cette histoire a été quelque chose de très précieux ; mais c'est quelque chose qui ne clôt pas notre recherche, nous avons à reprendre cela avec des possibilités d'écoute qui sont autres que celles du IVe siècle ou du XIIIe siècle.

Ces dégagements-là – je suggère ici simplement – ne sont pas de notre travail du matin, notre travail du matin étant de les détecter. C'est le type même de questions issues d'un texte mais qui ne sont pas dans la lecture même du texte. Libre à vous-mêmes dans les questions, dans nos échanges du soir, de suggérer quelque chose sur ce sujet à partir de ce que vous en ressentez, à partir de ce que vous entendez, à partir de ce que vous suggéreriez. Voilà le premier point que je voulais marquer.

b) La réponse de Jésus "aggrave" cette audition.

Le deuxième point était de marquer et d'interpréter la réponse de Jésus qui semble plutôt aggraver la question que la résoudre. En effet nous avons ici trois, peut-être même quatre formulations qui disent la même chose mais à chaque fois en aggravant un peu, en rendant plus difficile l'écoute.

Boire le sang : il est difficile d'entendre "manger la chair" mais il est dit ensuite « Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang » ce qui peut-être pour vous ne fait pas grande différence, mais pour une écoute juive est particulièrement inaudible car boire le sang, y compris le sang d'un animal, est une des prohibitions majeures.

Dévorer : La deuxième aggravation touche le verbe qui dit manger. Ce n'est plus simplement phagein comme il était dit auparavant, mais c'est un mot que j'ai traduit par dévorer. Je ne suis pas sûr que la traduction soit parfaite, en tout cas c'est un mot qui est utilisé pour le mode animal de manger. Dans une autre traduction on a "mâcher" qui est bon.

Véritable (alêthês) :Et enfin il y a l'aggravation que constitue le mot "véritable" appliqué au pain, au verset 55, à la mesure où nous l'entendons comme "n'étant pas pris au sens figuré".

Donc nous avons une série d'aggravations. Je vais vous dire fermement mais prudemment comment j'entends cela.

Comme Jésus ne répond pas, n'explique rien et ne fait que réitérer, il ne faut pas prendre ceci pour une explication mais pour le dévoilement progressivement endurci de ce que les interlocuteurs ont au cœur, la traduction de l'épaississement de leur écoute de la parole "manger ma chair".

c) Les paroles de Jésus sont à entendre dans leur fonction.

Est-ce que vous vous rappelez que, au début de ce texte, Jésus dit à Philippe : « Où achèterons-nous des pains ? » et le texte ajoute : « Il disait cela pour le mettre à l'épreuve (le tenter) car lui-même savait ce qui allait faire. » Et nous disions : "tenter" ici, c'est faire éprouver par Philippe ce qu'il a au cœur. Il est donc explicitement dit que ce n'est pas ce que pense Jésus quand il pose cette question, mais qu'il essaye de faire révéler à Philippe ce qu'il a au cœur. Il pose la question « Où est-ce qu'on peut acheter des pains ? », ceci pour l'aider progressivement à comprendre que le pain, ça ne s'achète pas mais ça se donne (« le pain que je donnerai ») ; d'où l'importance du verbe "donner" qui était éclairé ici par l'opposition entre donner et acheter.

Il est important à mon sens de savoir que les paroles de Jésus sont à entendre dans leur fonction, et qu'elles n'ont pas toujours la même fonction. Nous verrons qu'avec les apôtres, qui ont des difficultés un peu semblables, mais sans doute ont une posture autre que la posture régressive et combative des Judéens, Jésus s'y prend autrement et ce qu'il dit est effectivement éclairant. Ce qu'il dit ici n'est pas éclairant, ne fait que refléter l'écoute effective et donc la rendre plus difficile d'une certaine manière, ou prendre acte de l'impossibilité de répondre.

d) Dans ce dialogue Jésus vise-t-il à marquer l'endurcissement de l'écoute ?

Ceci relève de ce qui serait une étude de la signification du dialogue, de la recherche de la réponse de Jésus dans l'évangile de Jean. Ça me paraît intéressant. Seulement le risque ici serait, pour nous lecteurs, de prendre comme expressions meilleures et plus claires celles qui ne sont que l'attestation de l'endurcissement d'écoute.

Comme ce type de réflexion n'est pas fait souvent, même pas par sœur Jeanne d'Arc qui d'habitude est très pertinente, la traduction voudra adoucir ce que le texte a de dur. Dans la perspective que j'ai indiquée, il faut justement ne pas l'adoucir, mais en garder l'aspérité. Mais il est d'autant plus difficile de décider d'un mot que la décision est commandée par le présupposé : est-ce que j'entends ça comme une parole plus claire par rapport à manger, plus explicitante, ou au contraire comme une parole qui atteste de l'opacité de l'écoute ? C'est intéressant comme question.

Et maintenant je plaisante : ce serait peut-être audacieux de déclarer versets sataniques des versets qui ont été quand même pieusement médités comme disant la parole même du Christ dans le cours du temps. Vous voyez la portée de ma plaisanterie, c'est pour cette raison que je dis cela timidement, et pourtant il y a quelque chose en moi qui est à peu près sûr de cette lecture.

► J'ai eu un collègue qui était juif et qui était systémicien et il appliquait sa théorie de la systémique, il me disait : quand une chose est difficile il faut la rendre encore plus difficile.

J-M M : C'est un principe de lecture. Essayer d'adoucir le texte pour le rendre possible à mon oreille est suspect. J'ai toujours dit qu'il ne faut surtout pas gommer les points qui font difficulté dans le texte parce que ce sont ceux qui recèlent ce qui est le plus précieux. Notre sentiment de difficulté atteste que nous ne sommes pas au lieu d'écoute : puisque le texte peut le dire et que moi je ne peux pas l'entendre, c'est que je ne suis pas au lieu du texte. Ça ne veut pas dire que je doive me rendre tout de suite au lieu du texte, mais je dois y porter toute mon attention. Si c'est lisse, si tout ce que j'entends du premier coup va bien, je n'ai pas besoin de l'Écriture pour ça. Elle ne fait que confirmer ce que je sais déjà. Dans le dialogue c'est le point inaudible, le point difficile, qui est justement le plus intéressant.

Parenthèse : Le désir de clarté de l'Occident.

► C'est la pauvreté de la pensée occidentale où "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement".

J-M M : Oui, et je trouve incroyable cette indigence de la pensée. Il ne s'agit pas simplement d'un goût ou d'un désir de clarté, car les conséquences en sont très grandes. C'est par exemple ce qui conduit à la négation de la parole, car le vœu de l'Occident c'est l'univocité, c'est-à-dire un mot pour une chose : si on n'avait qu'un mot pour une chose tout le monde s'entendrait. Moi je vous dis : personne n'entendrait plus rien parce que c'est justement la complexité du champ sémantique qui peut révéler le non dicible de ce qui se dit. C'est cet espace qui ouvre l'espace de suggestion. Qu'une traduction soit possible par une machine, c'est peut-être pensable pour une notice d'appareils ménagers, mais pour un poème ? Même la traduction d'un poème par l'homme est impossible, c'est toujours une approche. Alors a fortiori dans ce cas. C'est pour ça que je disais l'autre jour que les langues qui me paraissaient les plus riches étaient les langues qui avaient le moins de mots. En hébreu il n'y a qu'un petit nombre de racines.

Je vous avouerai par ailleurs – les hommes sont complexes – que la langue classique m'enchante aussi, en son lieu. Par exemple – seulement c'est une autre question – on peut percevoir une clarté qui ne soit pas due au procédé de l'univocité. Jean Racine en est l'exemple le plus haut : je veux dire par là que sa langue est en même temps parfaitement claire et des plus mystérieuses, et, qui plus est, la moins susceptible de trouver une équivalence dans notre langue. La complexité de ces choses n'est pas simplement liée au sens, mais à l'assomption du son dans le sens. Dans une langue où les mots sont usés, les mots comme tels se font oublier, ils ne sont qu'un intermédiaire provisoire voué à disparaître. Dans le langage courant j'évacue la qualité de la sonorité, ça n'a pas d'importance pourvu qu'elle joue son rôle de porteur d'un sens. Le poème assume le son, et même fait briller le son. Il ne distingue pas le son et le sens. C'est ailleurs de l'essence de l'œuvre d'art – cette fameuse conférence d'Heidegger sur ce sujet, – que de « faire venir la terre ». L'art promeut ce que nous sommes tentés d'appeler le matériau, il promeut la couleur, il promeut la sonorité donc cela qui n'est plus un matériau mais qui est de l'essence même.

Qu'est-ce qu'il y a de plus clair et plus mystérieux que « le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur » ? (Jean Racine, Phèdre) Vous savez que c'est un alexandrin qui est fait uniquement de monosyllabes, c'est rare et c'est en cela que c'est difficile. C'est l'allitération qui convient, "pas plus pur" … ce ne sont que des mots simples, que des mots évidents, et c'est mystérieux comme tout.      

e) "Demeurer dans".

Donc nous sommes dans la perspective d'un épaississement, d'une plus grande opacité de la parole, je n'en dis pas plus pour l'instant.Notons cependant que, chemin faisant, une expression nouvelle est intervenue : « Celui qui dévore ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » Petite note nouvelle et mystérieuse, mais qui dit quelque chose de très important. D'abord c'est le verbe demeurer dont nous avons parlé comme étant un des verbes johanniques importants, et dans une forme provocante qui oblige à penser la petite préposition "dans". Il est fréquent de rencontrer dans  l'Évangile quelque chose qui paraît contradictoire dans ce domaine comme ce « demeure en moi et moi en lui ». Nous lisons que nous demeurons en Dieu et que « l'Esprit de Dieu habite en nous » (d'après 1 Cor 3, 16) : il y a un problème d'emboîtement.

Si nous pensons la préposition "dans" à partir de l'imaginaire de l'emboîtement, c'est ou l'un ou l'autre : il y en a un qui est dedans et l'autre qui est dehors, pas simultanément les deux. Ceci nous invite à méditer la préposition "dans" comme ne désignant pas premièrement notre image de l'emboîtement mais comme étant un autre mode de dire la plus grande proximité. C'est très difficile car naturellement il nous faut, pour entrer dans cette perspective, un support symbolique autre que la symbolique de la demeure entendue comme emboîtement. Pour l'instant disons que c'est une invitation à entendre ce "dans" comme disant la proximité. Ceci est du reste conforme à notre langue : "auprès de" ne se pense chez nous que dans l'image de l'extériorité. Mais il faudrait entendre que la pénétration est la plus grande proximité.

Donc ici il s'agit d'une sorte de compénétration puisqu'on est en lui et lui en nous. Et l'absorption, la symbolique de la bouche, et donc d'une certaine façon la manducation, est un indice de cette compénétration ; elle appartient à la symbolique du dedans pensée un peu plus loin que la toute première image qui nous vient à l'esprit.

Je vous signale cela, je ne vais pas le pousser plus loin parce que le discours n'ajoute rien. C'est un point à méditer.

f) Une pénétration qui n'est pas confusion. Les mélanges chez les anciens.

Vous vous rappelez, nous avons dit : entendre donne de voir ; voir, c'est le loin et le près, c'est la perspective ; que le loin s'approche, c'est la proximité. Cette pénétration n'est pas non plus à entendre comme une fusion, une confusion ; mais là nous sommes en train de nous servir d'images. Les anciens l'ont fait très longtemps. Ils se sont intéressés aux mélanges et c'est souvent beaucoup plus riche que les concepts abstraits qu'on en a tirés.

C'est d'abord un regard sur la différence entre l'huile et l'eau, l'eau et le vin : il y en a qui se pénètrent et d'autres qui ne se pénètrent pas. Ce sont des méditations sur le mélange, sur le barattage, sur un certain nombre de choses.

Chez Empédocle, les grandes images sont des images d'éléments et d'instruments pour dire le cosmos. Il y a une belle méditation sur la lampe-tempête : on la prenait le soir pour aller à l'étable jeter un dernier regard sur des vaches, voir si tout allait bien. Il fallait sortir dehors avec la lampe-tempête. Le fait qu'elle laisse passer la lumière mais pas l'épaisseur de l'air permet d'élaborer une méditation sur les pores ; les sens sont appelés des pores, des conduits. Nous avons ici des choses très élémentaires.

Mais, vous savez, quand les physiciens cherchent à utiliser le langage commun pour traduire leurs calculs, ils en sont réduits aussi à en venir aux corpuscules, à l'onde, qui ne sont que des images. Méditer ces choses premières est une fonction de ce que j'appellerais une symbolique, et ça joue un très grand rôle, inconsciemment, dans notre acceptation ou dans notre rejet de telle ou telle affirmation, des symboliques non perçues comme telles.

 

2°) Versets 57 à 59.

Il y a dans la suite du texte un autre apport qui pour nous est précieux : « 57Selon que le Père, le vivant, m'a envoyé, moi aussi je vis à cause du Père et celui qui me dévore, celui-là vivra à cause de moi (en grâce de moi, par moi). » J'ai traduit par "à cause de moi". En effet dia plus le génitif c'est l'image de "à travers", une traversée ; mais ici c'est dia plus l'accusatif : "à cause de","en grâce de" ; étant entendu que "à cause de" n'est pas bon du tout comme traduction, on peut dire "par", bien qu'il y ait d'autres façons de traduire, mais c'est sans doute meilleur. Simplement le "à cause de", ici, je l'ai utilisé comme aggravant, pour provoquer l'intelligence de cette préposition.

« Le Père, le vivant, … je vis par le Père » c'est-à-dire qu'il vit par le Vivant, et parce que Jésus est aussi la vie (et le pain vivant), nous vivons par lui. Le mot de vie est ce qui fait la jonction, on a " vivre par le Vivant" dans les deux cas. Il est "le Vivant" et Jésus est la vie : de la même façon que le Père n'est pas le Logos, mais nous avons vu qu'il était la racine de la parole. Jésus dit « Je suis la vie » mais il ne l'est que par le Père qui est donc "le Vivant", étant entendu que ce qui est détecté comme l'essence même de la métaphysique, à savoir la distinction de l'être et de l'étant, ne régit pas du tout notre Écriture.

Nous avons dit qu'une autre formule se dessine dans l'Écriture, c'est la différence entre le vivifier et le vivifiant, la différence non pas entre l'infinitif et le participe, mais entre le causatif et le participe. Ceci pour alerter à des questions qui ont une quarantaine d'années.

Et d'une certaine façon, à nouveau, le texte boucle : « 58Celui-ci est le pain descendu du ciel, non pas comme mangèrent les pères et ils moururent. Celui qui dévore ce pain vivra éternellement. » Nous avons déjà eu une reprise de ce genre avec la thématique de la manne, dans les versets 50-51, et ici à nouveau, après un autre détour, le retour à la même expression.

Ensuite il y a : « 59Il dit cela dans la synagogue, enseignant à Capharnaüm»

Enfin ce sera l'écoute des disciples et leurs questions. Nous aurons à nous arrêter davantage parce que la réponse de Jésus est un véritable chemin d'écoute pour entendre comme il convient. Là il répond effectivement, il donne un chemin d'écoute pour entendre la parole énigmatique « le pain que je donnerai c'est ma chair pour la vie du monde. »



[1] Pour la méditation sur le un et le deux voir la session "Plus on est deux, plus on est un" (tag PLUS 2 PLUS 1) : « Dire : “Plus on est deux, plus on est un” ; cela revient à penser en raison directe, au lieu de penser en raison inverse, deux termes qui habituellement s'opposent….  Ça veut dire que le deux et le un ne sont pas dans un rapport de bien que (ils sont deux bien que ils soient un). On aperçoit ici en filigrane la façon dont a été traité le thème de la Trinité : Dieu est trois bien que il soit un. Pas du tout ! Il est précisément un parce qu'il est trois, et il est d'autant plus trois qu'il est plus un : c'est cela qui est à percevoir. » (Extrait de la première rencontre).

[2] Elenchos signifie  réfutation. Titre exact : Philosophymena ou Réfutation de toutes les hérésies. Voir le message LA PRIÈRE, 14ème rencontre : dimension vocative du Nom ; rapports de "je", "tu" et "il". Le Nom du Père est le Fils., où Jean-Marie cite une phrase de ce texte et la commente II, 2°). Voici la phrase : « Égô kaï su hén, pro émou  su, to méta égô : je et toi un, avant moi toi, ce qui vient après toi moi. »

[3] J-M Martin expliquera le lendemain matin en lisant la suite du texte et en étudiant le mot "chair", que  le  mot "monde", ici, n'a pas le sens négatif qu'il a majoritairement dans l'évangile de Jean. Voir le chapitre 8 quand il sera sur le blog..

 

Commentaires