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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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2 décembre 2013

Repenser les "Je suis… " à partir de l'infinitif ; "la présence" à partir de "se présenter"

Voici trois extraits venant de trois sessions différentes qui proposent de penser certains substantifs (surtout ceux qui sont dans les 'Je suis") à partir de l'infinitif : la vie c'est "donner à vivre". Le I) vient de la session Jn 6, Pain et parole, c'est au chapitre 5, après l'étude du verset 35 paragraphe « Les "Je suis" », vous avez cela sur le blog : JEAN 6, PAIN ET PAROLE chapitre 5. v. 30-42; 51. Début du discours sur le pain de vie p. 8 des fichiers ; le II) vient d'une session sur le Prologue qui n'est pas encore sur le blog ; le III) vient d'une session sur Jn 6 à Versailles, vous trouvez le contexte dans le message De la pratique eucharistique de la première Église à la question de la “Réelle présence” du tag "sacrements".

 

Repenser les "Je suis… "  à partir de l'infinitif

"la présence à partir de "se présenter"

 

 

 

I) S'aider de l'infinitif

 

Nous nous arrêtons un instant sur la formule « Je suis le pain de la vie » qui se trouve à plusieurs reprises dans le discours de Jésus au chapitre 6 de l'évangile de Jean. Cette formule, est l'une des nombreuses formules des "Je suis" de Jésus. Ce Je est évidemment le Je de résurrection, pas notre je empirique usuel ; c'est au titre de la résurrection qu'il est appelé "le pain de la vie".

D'autre part il y a « Je suis le berger », « Je suis la lumière »… Cela nous amène à penser autrement les épithètes lumière, porte, vie, pain, berger... Ce sont des termes inégaux, certains ont l'air de désigner des choses, d'autres des personnes : une porte c'est une chose, un berger c'est une personne. La lumière, c'est quoi ? Je ne sais comment les répartir.

Les répartitions usuelles de ces mots doivent s'effacer puisqu'ils sont employés de la même façon par le Christ. Donc chacun de ces mots a besoin d'être repensé, et une façon de les repenser, c'est de s'aider de l'infinitif. Pourquoi ? Parce que, comme la grammaire l'indique, l'infinitif est la façon la moins définie, c'est-à-dire la moins articulée selon la conjugaison, selon les temps mais aussi selon les personnes, de désigner. C'est le moins défini.

– « Je suis la vie » => "je suis vivre" ; et si je suis vivre pour vous => "je suis donner à vivre".

– « Je suis la lumière » => "je suis donner à voir".

C'est ainsi que le Christ ressuscité est cette mise en œuvre de l'humanité que nous sommes. Il n'est pas un bonhomme en plus : il est l'unité de ce que nous sommes, et c'est là sa dimension de résurrection. Autrement dit il est l'activité du Père en acte d'accomplir l'humanité ; et c'est pour autant que par sa mort, il s'efface comme un en plus et qu'il vient comme l'unité de ceux qui étaient dispersés.

 

II) La mise en œuvre des substantifs.

 

Je dis souvent que les substantifs qui sont plus ou moins abstraits comme parole, vie, la bonne façon de les entendre pour pénétrer dans le texte c'est de les transformer en infinitifs[1]. Et pourquoi ? Parce que comme le nom l'indique dans notre grammaire, c'est l'infinitif qui a le moins de détermination. Nous souffrons certainement de penser par priorité le substantif, il faudrait étudier pourquoi. Mais ces substantifs-là, soit qu'on l'on considère comme des substantifs abstraits c'est-à-dire comme des concepts, soit qu'on les considère comme des hypostases (ou des personnes), il faudrait voir ce que cela veut dire. Par exemple le mot hypostase est du côté de la substance. Or il y a une certaine précompréhension des choses sous le mode prioritaire de la substance qui interdit l'intelligence de ce qui est en question dans le texte parce que la substance en un certain sens est ce qui subsiste en soi et non pas en autre chose.

Chez Jean les substantifs sont mis en gestes.

C'est la définition de la substantiation et la fermeture en soi qui est mise en péril par l'anthropologie qui est sous-jacente au texte. Or si nous ne subtantifions pas dans notre sens les substantifs qui sont ici, nous les comprenons sans doute comme saint Jean les comprend. Pourquoi ? Parce que ces mots-là, il ne fait pas que les prononcer, il les met en gestes. J'ai déjà dit que la lumière s'entend à partir du chapitre 9 de saint Jean et que ce chapitre c'est la guérison de l'aveugle-né auquel Jésus dit « Je suis la lumière ». Et c'est l'acte même de faire venir au jour (ou à jour ou à lumière), c'est-à-dire du plus originaire, ça parle : il y a du parler, à partir du plus indistinct. Et il est bon de commencer par là.

C'est pour dire que les choses que nous apercevons ici à travers quelques substantifs comme parole, vie, lumière, il faut progressivement apprendre à les entendre dans la mise en œuvre active de ces mots, sous forme de verbes et de récits c'est-à-dire de verbes activement gestués.

Remarques sur le mot Logos (parole).

Le problème est de ne pas se fier à nos répartitions. Nous sommes peut-être bien loin du compte mais ceci est aussi un moyen de nous éviter une substantification trop hâtive, une attribution trop hâtive ce que nous faisons, par exemple, quand nous disons que le Logos est une personne. Je pense que rien n'est pire que de dire : c'est une personne. Et quand la théologie classique dit que le Logos est la deuxième personne de la Trinité, c'est juste en son lieu. Mais son lieu n'est pas celui du texte, donc si nous nous servons de cela pour lire le texte, je crois que nous le manquerons. Naturellement nous attendons du texte qu'il nous dise quelque chose de neuf sur l'homme. Si nous savons ce que c'est que l'homme et ce que c'est qu'une personne, et que Dieu est une autre personne que l'homme, nous n'apprenons rien. Nous attendons de ce texte qu'il ne fasse pas qu'entériner nos prises, mais qu'il nous ouvre un espace nouveau. […]

– Le premier trait de la Parole dans le Prologue c'est d'être auprès : « Et la Parole était auprès de Dieu (ou tournée vers Dieu). »

– et c'est une parole adressée : il pourrait se faire qu'avant d'être signifiante, elle soit désignante. Nous savons l'importance de la désignation du reste parce que cette parole elle-même a besoin que l'on témoigne à son sujet, et le premier témoin qui est nommé après, c'est le Baptiste et vous savez qu'en iconographie un des attributs du Baptiste c'est de lever l'index : il indique, il désigne, il montre. Une signification de la Parole ici c'est donc de désigner l'espace d'ouverture, l'espace mutuel.

– Par ailleurs vous avez parlé d'entendre, or l'écoute est comprise dans la parole : la parole n'est accomplie que dans l'écoute, mais entendre c'est parler. C'est cet ensemble-là qui premièrement est en question ici, et là je pense au mot de Heidegger : « Nous imaginons que nous entendons parce que nous avons des oreilles, alors que nous avons des oreilles parce que nous entendons. »[2] C'est une belle provocation que cela. C'est une phrase qui n'est audible que pour autant que l'on déplace ce que vise l'usage ordinaire du mot entendre, et c'est cela qui est intéressant. Cela veut dire qu'entendre n'est pas considéré ici comme une activité éventuelle de quelqu'un qui est déjà constitué et qui a déjà l'organe pour cela. Cela veut dire que ce qui est visé par là c'est l'être même de l'homme en tant qu'entendre est une façon, et une façon première, de dénommer l'être à, la relation constitutive. Être, c'est toujours être à, être près.

 

III) La question de la réelle présence

 

Repas avec le Christ présent

Il est de l'essence de l'Évangile de ne pas simplement raconter des faits passés mais d'être une parole qui se présente et s'adresse à moi aujourd'hui, maintenant. Ce qui rend cela possible, c'est qu'il a pour essence la résurrection et que la résurrection est la mise en cause du temps mortel selon le mode sur lequel nous l'éprouvons nativement.

La question de la présence réelle est à repenser.

Or ce que je viens de dire de la résurrection est quelque chose qui n'a pas été véritablement entendu, si bien qu'une chose aussi certaine dans cette perspective que la présence réelle du Christ vivant, du Ressuscité, à l'Eucharistie, a fait largement problème. D'où toutes les problématiques de la présence réelle posées par rapport aux exigences de langage de la pensée hellénistique puis de la pensée aristotélicienne chez saint Thomas d'Aquin, puis a fortiori de la pensée postérieure à Descartes où la compréhension du corps a changé puisque le corps est approché par l'étendue. Au fond ce sont des questions de physique et de métaphysique qui se posent au sujet de la présence réelle, c'est ça qui a fait problème au cours des siècles.

Alors il est intéressant de voir comment, avec les ressources propres et les exigences de questionnement d'une époque, nos pères dans la foi s'y sont attachés au point de ne rien céder. Je trouve magnifique de tenir la réelle présence du Christ, malgré toute la difficulté de penser que représente l'aristotélisme occidental. Tenir la présence réelle malgré l'aristotélisme, pour moi c'est grand, mais ça ne donne pas un discours heureux ; ça donne un discours que nous ne pouvons pas tellement reprendre à notre compte car nous n'avons plus les mêmes présupposés, les mêmes exigences.

Nous sommes peut-être mieux en mesure d'entendre les conséquences du fait que la résurrection est la mise en pièce de l'étrécissement de la présence selon le mode que nous connaissons, qui est celui du temps mortel, mortel et meurtrier.  Le temps tue et meurt. La résurrection est quand même quelque chose qui met en question le sens du temps. Or ce n'est pas cela qui a été exploité et pensé. C'est pour cette raison que je trouve merveilleux qu'on ait maintenu la présence réelle, mais je pense qu'il faut repenser cela d'une autre manière. Il faut ré-écouter, ré-entendre, peut-être avec des ressources nouvelles, les possibilités de l'Écriture sur ce point et c'est pourquoi, un peu par mode de jeu, par allusion à la même problématique, je disais "réelle présence" plutôt que "présence réelle".

Cette question, qui a tellement préoccupé nos pères dans la foi, est quelque chose qui, pour nous, n'a pas l'air de faire problème. Mais ça ne me rassure pas pour autant, parce qu'il y a des choses qui ne font pas problème simplement parce qu'elles sont usées. On n'a plus l'habitude d'en parler, on s'en passe. Mais ce n'est pas suffisant de simplement répéter la problématique de transsubstantiation ; elle est tout à fait légitime dans son questionnement, mais ce questionnement n'est pas le nôtre : ce qui est mis alors sous le mot substance est totalement différent du sens qu'il a aujourd'hui. Et cependant, vu de près, c'est quelque chose qui recèle des ressources de pensée prodigieuse, ce n'est pas nul, loin de là.

La réelle présence.

Cependant il ne faudrait pas que les questions soient simplement non posées parce qu'elles sont usées, qu'elles n'ont plus cours. Il y a quelque chose d'important à essayer de relire sur un mode nouveau, dans cette affaire. C'est ce que j'essayais de toucher très sommairement ici en parlant de "la réelle présence" comme impliquant l'être à. Ce qu'il y a de nouveauté n'est pas simplement à gérer sur le mode de ce qui se passe physiquement (c'est-à-dire dans la chose ou la substance "pain") – étant entendu que de toute façon, chez les Anciens, "physiquement" ne signifie pas ce que signifie la physique aujourd'hui – mais que cela est simultanément à penser comme une profonde transformation de la posture, c'est-à-dire de "l'attitude à ce qui est", et cela de par la Résurrection. Ce que je dis là n'est pas suffisant, mais j'indique ce qu'il y a à chercher, à penser dans ce sens-là. Cela peut être intéressant pour nous.

► Réelle présence du Christ ou de nous ?

J-M M : Ce qui est très intéressant dans cette affaire, c'est que pour être présent, il faut être deux. Donc ce n'est pas la présence "de l'un ou de l'autre".  Il n'y a pas "quelqu'un qui est présent" : il est présent à quelque chose ou à quelqu'un. C'est justement la dissolution de ta question que je suis en train de dire ici. La présence n'est pas à penser sur le mode de "être présent".

Le corps c'est "se présenter".

Notre représentation du corps comme chose est le produit lui aussi d'un regard, c'est le regard moderne sur le corps, un regard efficace, parce que c'est d'avoir été posé comme chose qu'il peut être disséqué – c'est tout une histoire, l'avènement de la capacité de disséquer – et ensuite étudié avec infiniment de raffinement dans son anatomie, sa biologie, etc. Ces choses efficaces, cependant, sont ouvertes et rendues possibles par ce qui est habituellement un regard myope sur ce qu'il en est du corps. Cela est infiniment efficace en son lieu, et pourtant ça met en péril la capacité de regarder le corps comme autre chose qu'un objet, ça met en péril la capacité d'entendre véritablement ce qui est le corps. C'est pourquoi il faut nous habituer à penser le mot de corps – je parle ici de chaque corps – à partir de "se présenter" : le corps c'est se présenter.

Rappelez-vous que nous avions un problème dans notre constante réduction à "chose" : nous disions que le pain, la vie, la lumière, ça ne pouvait pas se penser comme choses et j'invitais à les penser à partir de l'infinitif. C'est quelque chose un peu du même genre ici : le corps c'est se présenter.



[1] Cette réflexion de J-M Martin venait à la suite d'une réflexion de quelqu'un qui rappelait une considération faite la veille que l'homme est "parlé" pour le meilleur et pour le pire (ça parl en nous) : « Ce que nous avons dit hier sur le fait que ça parle en nous m'a beaucoup intéressé. Est-ce que pour éviter de personnifier ce logos (cette parole), on pourrait considérer l'acte de parler ou même l'acte d'entendre ? »

[2] Voir le message HEIDEGGER et les verbes de la sensorialité. Extraits du "Principe de raison" sur le blog, dans le tag Heidegger.

 

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