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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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15 novembre 2013

Champ symbolique, Testimonia. Ambiguïté des symboles. A partir de Jn 6, 1-29

Voici deux extraits de la session "Pain et parole (Jean 6)" transcrite sur le blog sous forme de chapitres (tag JEAN 6).

  • I) Lever l'ambiguïté des symboles : extrait des chapitres 1 et 2 ;  
  • II) Champ symbolique et testimonia ; signe johannique extrait du chapitre 3. Cet extrait est composé de deux parties : d'abord champ symbolique et testimonia, puis le cheminement qui constitue une lecture symbolique de Jn 16-21.

Ce sont des extraits légèrement modifiés pour permettre une lecture sans le contexte.

 

Champ symbolique et Testimonia

Ambiguïté des symboles

En relation avec Jean 6, 1-29


 

I) Lever l'ambiguïté des symboles

 

Le mot même de manque ne se trouve pas dans notre chapitre 6 mais dans un moment qui a des affinités avec notre chapitre. Nous aurons à nous demander avec quels autres textes notre chapitre 6 a des affinités. Il en a entre autres avec le chapitre 2, les Noces de Cana : ici c'est manger, à Cana c'est boire ; seulement les Noces de Cana commencent par : « Le vin venant à manquer (hustérêma) », le manque. Que signifie la mise en évidence du manque ? Quelle est sa place ? Et ensuite, quel est son traitement ?

Là encore, il faut entendre bien, car il y a des lieux où on a : « Celui qui vient près de moi n'aura pas faim » (Jn 6, 35) ou « Celui qui boit […] n'aura plus jamais soif » (Jn 4, 14). Il y a là un autre rapport d'affinité, cette fois avec le chapitre 4, chapitre de la Samaritaine, où on trouve aussi l'expression "l'eau de la vie" (distinguée de l'eau de la Samaritaine), expression reprise dans notre chapitre même à propos du manger… Seulement c'est la reprise d'un texte de l'Ancien Testament qui semblait dire le contraire, à savoir que celui qui en boit aura toujours soif  (Siracide 24, 21). Quel est le traitement du manque et de la réplétion, quel est le traitement de la faim et de la satiété, quel est le rapport de la soif et de la faim… ?

Notre distinction sens usuel et sens spirituel.

Par ailleurs nous avons ici des mots très usuels : le pain, la mort et la vie, et il faut bien voir qu'ils n'ont pas toujours la même ampleur de sens. Comment apercevoir les répartitions de sens ? Si on veut répartir deux sens, notre tentation c'est de dire qu'il y a un sens usuel et un sens spirituel (au sens vague du terme). Mais c'est beaucoup trop vite dit.

Quelle est la différence de sens entre ces différents mots ? Il faut que nous ayons l'oreille alertée à cette question. Je dis toujours que tous les mots de Jean sont des mots du corps : entendre, voir, marcher, manger, boire, etc. et cependant ils ne restent pas dans le sens que nous leur donnons. Ils parlent à partir d'une autre perspective. Quelle autre ? Comme j'ai dit que les premiers étaient des mots du corps, cela voudrait-il dire que les autres sont des mots de l'âme ou de l'esprit ? Mais il ne faut pas du tout nous en tenir à cette répartition qui est la nôtre. Nous n'avons même pas le lieu qui nous permette de répartir les deux champs de sens pour l'instant. Ce lieu est à découvrir.

Pour le dire d'un mot, une répartition telle que celle que nous évoquons ici risque d'être assumée par une répartition qui existe déjà en nous et qui n'est pas forcément celle du texte. Cette répartition qui existe déjà en nous, c'est la répartition d'origine post-platonicienne de l'intelligible et du sensible, de l'âme et du corps, etc. Peut-être qu'il s'agit d'autre chose.

L'ambiguïté des symboles.

Les symboles les plus fondamentaux doivent être lus très attentivement parce qu'ils sont toujours susceptibles de plusieurs sens. Il faut considérer par rapport à quoi ils sont dits. Ce qui lève l'ambiguïté d'un mot, c'est de regarder le mot qui le jouxte, et non seulement le jouxté mais aussi la fonction : antithétique, par exemple.

La solidité par exemple, a un sens positif par opposition à l'évanescent, mais peut être considérée comme la lourdeur par opposition à ce qui a la grâce et la légèreté. Le même mot.

Exemple de l'avoir soif.

Par exemple, je faisais allusion à ce verset du chapitre 4 : « Celui qui boit de cette eau n'aura plus jamais soif » alors que dans Siracide 24, 21, c'est le contraire qui est dit : « Ceux qui boivent de cette eau auront encore soif. » Il y a un sens où n'avoir pas soif est positif et un sens où avoir soif est positif : avoir soif est positif quand il s'oppose au sentiment de réplétion. Dans le chapitre 4 c'est à propos de "l'eau de la vie", et dans notre chapitre 6, c'est repris à propos du "pain de la vie".

Autre exemple, celui de la solitude (Jn 6, 15).

 « Jésus se retire (anechôrêsen) à nouveau vers la montagne, lui, seul (monos). » Ce retrait de Jésus est une chose très courante, et c'est surtout développée chez Marc comme on sait. D'une certaine façon la boucle est bouclée puisqu'au début de l'épisode de la multiplication des pains Jésus monte sur la montagne avec ses disciples (v. 3), et maintenant il est monos (seul) sans ses disciples qui repartent en barque vers Capharnaüm.

Le mot monos est toujours qualifié fortement, mais ceci en deux sens : il y a le monos qui dit la plénitude du Monogène (un et plein) et il y a le monos qui dit le manque (il est seul alors qu'il devrait être deux par exemple) ; « demeurer seul » (Jn 12, 24) c'est le manque qui est affecté à celui qui justement ne meurt pas et ne peut donc porter beaucoup de fruits. Ces deux caractérisations du mot monos qui sont antithétiques sont à bien regarder.

Le IIe siècle a beaucoup médité sur le seul, le premier et le deux, l'un et le multiple. Ce sont des lieux importants, il faut y être très attentif. Disons qu'il ne faudrait pas confondre la solitude plénière avec la solitude malheureuse. Cela rejoint d'ailleurs la soif qui a un sens inverse suivant qu'elle désigne un manque ou au contraire la sortie hors de la réplétion.

Par ailleurs, dans les Synoptiques Jésus force les disciples à monter dans la barque, ce point n'est pas indiqué comme tel ici chez Jean. Mais d'une certaine manière, "il les force" est contenu dans le "autos monos", le fait que Jésus veut rester seul.

 

II) Champ symbolique et Testimonia ; Signe johannique

 

A) Champ symbolique et Testimonia

 

Le champ symbolique maritime dans les évangiles

Dans les versets 14-29 du chapitre 6 nous avons pratiquement deux épisodes distincts, et nous avons vite fait de remarquer qu'ils ont en commun d'appartenir au champ symbolique du maritime qui est un des aspects du champ symbolique de l'eau. Ils prennent donc place dans un ensemble qui contient, entre autre : la marche sur les eaux de Jésus ; la tentative de Pierre de marcher sur les eaux (dans les Synoptiques) ; la pêche miraculeuse ; l'aspect aventureux (périlleux) de la navigation dû à la tempête. Ces épisodes appartiennent à tous les évangiles plus ou moins, et ils ne sont pas nécessairement distribués au même endroit ni groupés de la même manière. Il est important que nous mettions en rapport ces deux épisodes et le texte du chapitre 21 (le dernier) où se trouve la pêche miraculeuse. Certains épisodes sont disposés après la Résurrection  (c'est le cas du chapitre 21) et d'autres avant. Il y a une unité de champ symbolique avec des traditions qui travaillent ce champ symbolique mais qui, ensuite, sont ressaisies et groupées différemment dans les quatre évangiles.

Je ne sais pas si vous apercevez l'intérêt d'une réflexion comme celle-là. Ce serait au fond la mise en avant d'une appartenance à un champ symbolique par rapport aux articulations du récit, aux intentions de récit, ce qui en un certain sens correspondrait à la différence de la parataxe et de la syntaxe. La syntaxe est une articulation selon les principes de la grammaire : les mots sont les uns à côté des autres, groupés par des fonctions répertoriées telles que sujet, verbe, complément. Mais il y a une autre fonction des mots, apparemment moins intelligente mais peut-être plus fine et plus importante, qui résulte de la juxtaposition des mots : la seule fonction ici c'est la proximité. Et le poème parle plus par la simple proximité des mots que par leur jonction syntaxique.

Les Testimonia.

Les premiers chrétiens ont constitué de très bonne heure ce qu'ils appellent des testimonia, c'est-à-dire des listes de passages de l'Ancien Testament groupés par une affinité symbolique et non pas par la référence à leur fonction dans le récit. Il y a des groupements de testimonia autour du bois, autour de la pierre, autour de l'eau. Ce sont les principaux, les plus connus. Et manifestement l'écriture dernière de notre Nouveau Testament (en particulier saint Jean) connaît des groupements de ce genre qui sont censés révéler quelque chose de la manière de Dieu. Dieu s'exprime dans le langage de l'eau, dans le langage de la pierre, dans le langage du bois (dans la croix), etc.

Le signe comme trace de la manière de Dieu.

Ceci est plus important qu'il n'y paraît et nous aidera à élucider un des mots qui va survenir aujourd'hui et qui est le mot de signe. Les signes ne sont pas utilisés dans le Nouveau Testament comme des preuves mais comme des attestations de la manière de Dieu, de la main de Dieu, des traces. On trace avec la main mais aussi on peut avoir des vestiges si on garde le sens originel du mot vestigia qui est la façon de marcher, les traces au sol[2]. Cela requiert une sagacité particulière (un savoir-faire particulier) et le modèle de cette sagacité par rapport aux traces, c'est le chasseur et peut-être même le braconnier. J'expliquais cela un jour dans une paroisse où le curé et ses paroissiens sont de fieffés chasseurs braconniers. Voilà : la trace, les vestiges et les présages, autant de choses qui sont étrangères, lointaines par rapport à notre mode de rendre compte d'un processus de notre pensée. Les vestiges et les présages : deux mots magnifiques qui font un octosyllabe parfait.

Le symbolisme de l'eau.

 « Quand fut le soir, ses disciples descendirent vers la mer. » (Jn 6, 16). Ce qui est intéressant ici c'est que Jésus remonte à la montagne, les disciples descendent vers la mer. La mer est essentiellement un lieu de péril, la mer est dangereuse déjà par elle-même. Donc dans ce passage nous allons nous trouver dans une symbolique de l'eau qui aura plus à voir avec le déluge, avec les eaux meurtrières qui engloutissent, qu'avec les eaux vivifiantes.

Dans les testimonia sur l'eau, ils prennent bien soin de distinguer l'eau vivifiante, celle qui rafraîchit, celle qui soigne, celle qui nourrit la végétation, de l'eau qui engloutit – les eaux sont un lieu de terreur ici – et ils ne confondent pas l'eau de l'épisode de Noé et l'eau dont parle le psaume premier (« Heureux l'homme qui ne marche pas selon le conseil des méchants […]. Il est comme un arbre planté près d'un courant d'eau, qui donne son fruit en sa saison. »).

Un symbole n'existe qu'en référence à une source.

Je cite cela parce que nous avons ici un exemple de ce qu'aucune chose en elle-même n'est symbolique. Elle n'accède à être symbolique que si elle est considérée en référence à une autre chose. Ainsi l'eau peut être symbole de mort ou symbole de vie. La chose en elle-même est absente de tout symbolisme, elle n'accède au symbole qu'en entrant dans une relation avec d'autres mots. Le feu peut être le feu de l'amour ou le feu de l'enfer suivant les lieux, et ceci à l'intérieur d'une même tradition. A fortiori quand il s'agit de traditions différentes. Le dragon, c'est le mauvais dans l'Apocalypse chez saint Jean, mais le dragon en Extrême-Orient est quelque chose comme le Verbe.

D'où la nécessité de ne jamais considérer un mot seul, il est toujours en rapport au moins à un autre mot. Il est posé dans une élocution, dans une phrase, dans un texte. C'est son lieu, son site où il prend sens. Et c'est la phrase qui donne sens au mot et non pas le mot ou l'addition des mots à la phrase. D'où la nécessité de toujours entendre un discours dans sa propre source. Je dis cela parce que la mode est de piocher des éléments de phrases, de mots : un petit mot à l'hindouisme, un petit mot à l'Islam, ça ne fait pas de mal… Ça n'a aucun sens.

Exemple du mot pneuma.

Un mot très important comme le mot pneuma (esprit) a son équivalent, avec une complexité considérable, dans la philosophie grecque, dans la pensée grecque, dans le discours moyen, dans le discours usuel. Il y a des approximations qu'on peut tenter mais elles ne sont jamais totalement fiables.

Il faut donc prendre le mot esprit à partir de ce qui constitue la source : la bouche qui le profère. Et la bouche qui profère l'Évangile est celle qui dit « Jésus est ressuscité ». En effet quand je prononce le mot Esprit, je ne dis jamais rien d'autre que « le pneuma de celui qui ressuscite Jésus d'entre les morts » comme il est dit et chez saint Jean et chez saint Paul : il s'agit du pneuma de résurrection, du souffle de résurrection. Le mot esprit, en dehors de son emploi à partir d'une source (emploi fait avec la conscience de sa source propre), lorsqu'il prétend être un mot qui survole de façon vague toutes les sources, soyez sûrs qu'il ne dit rien.

Notre tâche : être sourciers.

C'est une chose d'une importance considérable. La tâche première que nous avons c'est  d'être sourciers. Entendre c'est être sourcier, entendre c'est détecter la source d'où ça parle, reconnaître la source.

C'est la thématique de la Samaritaine. Son puits lui parle puisque l'eau a comme symbolique d'être la parole, la parole qui entretient et qui, comme l'eau, nourrit également. C'est son lieu référentiel, c'est un site où elle se rend, c'est son centre, c'est là où son pays plonge dans ses racines mais aussi plonge dans une histoire car c'est le puits que « Jacob a donné à Joseph son fils », c'est-à-dire que c'est le puits référentiel, ce qui répondait pour elle à la question "où ?". « Où faut-il se prosterner ? » qui est la question qui survient ensuite dans cette thématique de la Samaritaine. Et voici que la Résurrection ouvre une source neuve.

Et une source est toujours la source. S'il y en a d'autres, elles sont aussi la source. Nous n'avons pas affaire à plusieurs sources. En effet, nous avons forcément une source, et nous rencontrons des gens qui ont une autre source ; et nous pouvons établir des dialogues entre sources, plus exactement nous pouvons essayer de pressentir comment les sources elles-mêmes se parlent secrètement. Tel est le dialogue auquel nous ne pouvons prendre part qu'en allant au plus profond de notre propre source, notre interlocuteur allant, de son côté, au plus profond de sa propre source. Ce n'est pas nous qui, à partir de la surface, tentons de faire un discours moyen et commun.

Si les sources se parlent, cela signifie que c'est en étant au plus profond de notre propre source que nous avons quelque chance d'entendre celui qui entend dans une autre source. Dans ce qu'on appelle couramment le dialogue des religions, ce qui paraît souvent visé c'est d'arriver à une sorte de discours moyen sur lequel on s'entend, un discours négocié ; on croit s'entendre mais cela aliène chacun.

 

B) Lecture symbolique des versets 17-21

 

« Et la ténèbre déjà était là alors que Jésus n'était pas encore venu auprès d'eux 18et la mer était agitée par le souffle d'un grand vent. 19Étant allés donc environ vingt-cinq ou trente stades, ils voient Jésus marchant sur la mer et arriver près de la barque et ils craignirent, 20mais il leur dit : "Je suis (ou C'est moi), ne craignez pas".  »

Le "Je suis" révèle une situation de théophanie.

Sur l'expression "Je suis" il y aurait beaucoup de choses à dire, je les indique seulement. Chez Jean il y a les "Je suis" accompagnés d'un attribut. « Je suis le pain », nous allons l'entendre bientôt, et nous avons « Je suis la lumière », « Je suis la vie », « Je suis la porte », « Je suis le pasteur », et « il est le Logos (la Parole) ». Qu'est-ce que c'est que ce Je ? Probablement pas notre je psychologique. Si quelqu'un vous dit : « Je suis la lumière », méfiez-vous ! Ce qui est incertain dans l'expression « Je suis la lumière », c'est ce que veut dire la lumière mais aussi ce que veut dire Je. Le je ne désigne pas notre je usuel, mais le Je de résurrection. Avons-nous un je de résurrection ?

Et puis il y a "Je suis" sans attribut qui fait référence évidemment au "Je suis" de l'Horeb où a lieu la donation du Nom (cf. Ex 3). On le trouve à plusieurs reprises dans l'évangile de Jean, on pourrait citer plusieurs lieux. Un lieu majeur se trouve au début du chapitre 18 au moment de la Passion, lorsque Jésus vient « au bord du jardin ». On vient pour le prendre et il dit : « Qui cherchez-vous ? », donc recherche ; ils disent : « Jésus de Nazareth », et ce n'est pas la bonne réponse : il y a ici la théophanie dans son aspect négatif, la manifestation de la colère, et ils tombent en arrière. Pourquoi tomber en arrière ? Parce que c'est une théophanie. À la question « Qui cherchez-vous ? », ils répondent : « Jésus de Nazareth » et Jésus dit : « C'est moi », la traduction est plus simple. Mais nous avons ici ce même double sens : "Je suis" ou "c'est moi". Si ça signifiait simplement "c'est moi", il n'y aurait aucune raison pour qu'ils tombent en arrière, ils ne seraient pas dans une situation de théophanie.

Ici nous avons une situation de théophanie positive : que sera cette venue de Jésus ? C'est précédé par la ténèbre, par l'agitation, par l'ébranlement intérieur.

La théophanie est la cause majeure du trouble.

Le trouble qui est ici d'abord une phobos (et non une taraxis), c'est une crainte, une crainte causée par la nuit venue et la mer furieuse, mais que ne guérit pas d'abord la théophanie, car la théophanie est la cause majeure du trouble. La théophanie commence par les troubler et on comprend que les éléments de cette théophanie soient repris après la résurrection par Jean (ch 21) mais ils sont déjà ici. Car il y a sans doute plus de différence que nous ne pensons entre avant et après la résurrection, plus mais aussi beaucoup moins. Ça n'a pas d'importance que ce soit avant ou après, car la résurrection n'est pas quelque chose qui survient après coup, la résurrection est secrètement inscrite au cœur même de la vie mortelle de Jésus. Il est Fils de Dieu déjà avant la résurrection, parce que la résurrection est une qualité d'être qui est déjà à l'intérieur de sa vie mortelle, mais occultée, non accomplie.

La parole de Jésus révèle le trouble pour en rendre possible l'apaisement.

Donc il y a le « Je suis » qui indique la théophanie accomplie, et puis la parole « Ne craignez pas ». Cette parole très étrange, on la retrouve sous une autre forme au début du chapitre 14 : « Que votre cœur ne se trouble pas (taraxis) ». C'est une parole qui révèle le trouble, qui prend acte du trouble, qui ne fait pas semblant d'ignorer le trouble, qui conforte le trouble d'une certaine manière, en le révélant pour en rendre possible l'apaisement. C'est une parole compliquée « N'ayez pas peur », c'est même une parole qui, dans certains cas, peut purement et simplement provoquer la peur. Cette théophanie il faut donc la situer.

Imaginer un corps de résurrection ?

Comment comprendre l'injonction faite aux disciples – elle n'est pas marquée ici mais elle l'est dans les Synoptiques – de descendre vers la mer et de prendre la barque, donc d'entrer dans le lieu des fluctuances, et d'y être d'une certaine manière seuls ?

Les croyants sont d'une certaine manière seuls, et Jésus est monos (seul). Et la venue de Jésus est la révélation d'un mode de présence qui n'est pas ce que nous appelons couramment une présence. C'est marqué par le fait qu'il marche sur la mer, ce qui est d'ailleurs repris dans des traits de ce qu'on considère de façon imaginative comme corps de résurrection.

Jésus qui marche sur la mer : révélation d'une présence qui est absence.

Ce qui est très important ici, c'est que les croyants sont dans une véritable solitude par rapport à ce que furent les disciples quand ils avaient Jésus auprès d'eux. Ce Jésus est absent et décisivement absent. Il est absent sur le mode sur lequel était sa présence. Seulement nous savons que c'est ce qui rend possible une présence de résurrection : « Il vous est bon que je m'en aille car si je ne m'en vais, le pneuma – c'est-à-dire moi en dimension pneumatique – ne viendra pas » (d'après Jn 16, 7). Donc c'est la révélation d'une présence, mais d'une présence qui est absence.

Les disciples sont à la mer, ils sont en butte aux éléments. Jésus est absent, de sorte qu'ils ne peuvent pas avoir recours à lui sur le mode sur lequel ils pouvaient avoir recours lors de l'égalité ordinaire. Mais c'est la révélation d'une présence autre qui ne remplace pas, ce n'est pas un substitut de la présence antérieure. Jean lui-même a traité très largement et fréquemment ce point, en particulier au chapitre 14 : « Je m'en vais ». Jésus est absent véritablement. Il a un autre mode de présence qui n'est pas une simple réduplication.

Je crois que nous avons à peu près ici le sens de cet épisode par rapport à ce qui se révèle dans toute théophanie. La solitude négative éprouvée par les disciples dans la fluctuation de la mer mauvaise est l'indication de cette présence.

C'est pourquoi le récit ensuite est très rapide car cette présence est, d'une certaine manière, furtive par rapport à ce que nous savons des présences. Aussitôt Jésus se montre, ce sont des traits qui sont dits à propos de ces apparitions du Ressuscité ; ils font partie de l'imaginal qui a à voir avec la présence de résurrection. Donc il y a corps et corps.

 L'imaginaire de la violence et du fracas dans la Bible.

► Est-ce que cette tempête du v.18 fait écho à ce qui se passe à l'Horeb ?

J-M M : Effectivement ça appartient à l'imagerie de la théophanie. Seulement il y a aussi les trois manifestations pour Élie : le tremblement de terre, le feu, mais aussi la brise légère (1 Rois 19, 9-12). Il y aurait beaucoup à dire sur ces conditions de l'imaginaire de la violence et du fracas dans la théophanie.

Il y a des thèmes qui appartiennent de façon constante dans la tradition biblique à l'idée même de théophanie. On a toujours le fracas à l'esprit, même pour montrer le contraire. Par exemple dans la deuxième lettre de Pierre, il y un passage étonnant sur la Transfiguration : ça n'a pas lieu dans un fracas de tonnerre comme dans la première épiphanie mais dans la douceur (2 Pi 1, 16-19) Donc il y a une opposition, mais cette opposition marque qu'il y a une référence. D'ailleurs cette référence est méditée déjà à l'intérieur de l'Ancien Testament puisque c'est le thème d'Élie.

Jésus surgit sur la mer / la lumière surgit lors du Fiat lux.

Navire dans la tempête, marbre du IIIe s

► Au v.17 la ténèbre est déjà là. Peut-on faire référence au Prologue : « Hors de lui advint rien » et ce rien c'est la ténèbre ? Quand Jésus n'est pas là, la ténèbre prend toute la place.

J-M M : Et plus que cela : le "Je suis", c'est le "Fiat lux", ici. C'est-à-dire que nous avons un archétype fondamental. Pour vous répondre, il faut passer par une méditation des premiers versets de la Genèse où se trouve l'archétype fondamental, l'archétype de toute théophanie. La Genèse ne raconte pas la fabrication du monde, il n'en est pas question dans la Genèse telle que la lit saint Paul ou saint Jean.

En Genèse 1, la terre était tohu bohu, abîme, et le pneuma de Dieu était porté sur les eaux. Ceci a une signification par rapport à l'ignorance, par rapport à la mort, à la perdition et à l'aspect chaotique de la vie. Là surgit la parole « Lumière soit » et cette parole impartit et répartit le haut et le bas, le sec et l'humide, fait du chaos un cosmos (un monde), un peu comme la parole d'un maître survenant dans un esprit divaguant peut pacifier, progressivement mettre en ordre, faire de l'agnoïa (de l'ignorance) quelque chose qui est comme l'initial d'une gnôsis, d'une connaissance. La Genèse est l'archétype de tout passage de l'ignorance à la connaissance, de l'espace de meurtre à l'espace de paix, donc de la ténèbre à la lumière. « Lumière soit » est la première théophanie, la théophanie archétypique.

Il suffit d'ailleurs de lire attentivement les auteurs, mêmes mineurs, du IIe siècle qui continuent à lire ainsi. Ainsi Paul en 2 Cor 4, 6, dans un chapitre magnifique, fait un commentaire explicite du "Fiat lux" : « Car le Dieu qui dit : "Lumière luise" c'est lui qui fait luire dans nos cœurs – le lieu de la Genèse c'est dans nos cœurs – pour la connaissance de la gloire de Dieu sur le visage du Christ. » Voilà quelle est la lecture de la Genèse faite par Paul, lecture par rapport à la foi, de même que chez Jean nous avons dans le Prologue une lecture par rapport au Christ ressuscité. Mais même Tertullien au début du IIIe siècle dit : « Dieu dit "Fiat lux" aussitôt statit Christus (paraît le Christ) », et il ajoute : « et aussi la lumière du monde » parce qu'entre-temps, sous l'influence étrangère du Timée de Platon, on s'est plu à lire la Genèse comme fabrication du monde.  

Le surgissement de Jésus renvoie à deux antériorités.

► Les ténèbres étaient déjà là, Jésus n'étaient pas encore venu vers eux, un grand vent soufflait, et quand Jésus arrive c'est l'effroi. Ça me faisait penser à l'effroi qu'on peut avoir quand tout d'un coup on a l'impression de quelque chose qui chamboule tout.

J-M M : Tout à fait, il y a plusieurs degrés dans l'épouvante qui ne sont pas notés comme tels et qu'il faudra méditer. D'une certaine manière ce qui fait peur c'est le chambardement, mais ce qui fait peur c'est aussi la venue de Jésus. Donc il faut voir ça de plus près. La signification profonde de cela, c'est que l'avènement d'un ordre révèle mon état chaotique : ce qui révèle mon ignorance antérieure, c'est l'avènement de la connaissance qui vient.

les deux antériorités révélées en Christ

Le récit lui-même est répartiteur : ce qui est effectivement premier, c'est le surgissement de cette lumière. Et cela reconduit à deux antériorités qui ne sont pas sur la même ligne : l'antériorité du temps qui, chez moi, précède cette connaissance, et qui se révèle comme ayant été chaotique ; et puis la lumière qui vient qui renvoie à l'antériorité d'elle-même parce que c'est moi qui n'étais pas à la lumière, la lumière toujours déjà de quelque manière était là. Ceci est très important pour que nous ne pensions pas que l'arkhê dans laquelle se tient le Christ est plus ancien que la vieillerie de notre temps.

L'arkhê, le principe du cosmos (du monde) ce n'est pas le début des temps. Quelle est la différence ? On peut le dire d'une façon rapide et simple : le début ouvre et puis disparaît, après ce n'est plus le début ; l'arkhê ouvre et continue à régner secrètement dans l'ouvert.

Terre et mer symbolisent quoi ?

 « 21Ils voulurent donc le recevoir dans la barque et aussitôt la barque fut à terre là où ils allaient. » Ce voyage est un cabotage – je n'ai pas dit un cabotinage – c'est-à-dire qu'ils longent les côtes, c'est dit : « le long de la mer », mais peu importe. Et « la barque fut à terre ». Certains disent : « c'est encore un miracle, ils montent dans la barque et aussitôt ça arrive », et d'autres disent « mais non ». Mais ce n'est pas la question parce que c'est un des points du texte qui ne se lit que dans l'intérieur du texte. En effet que signifie la terre dans cette expérience-là, et que signifie « être à terre ferme » ?

Pour l'instant nous avons simplement situé la chose, mais nous avons commencé à prendre l'habitude de voir des cohérences chez saint Jean. Il y en a qui se tiennent du point de vue de l'extériorité du récit, mais les plus importantes se tiennent à partir de l'intimité de la lecture du texte, ce que vous appelez peut-être la lecture spirituelle ; moi je ne le dis pas comme ça.

 

La terre a à voir avec le solide par rapport à la fluctuance ; « La terre vers laquelle ils allaient ». Cela éveille aussi, probablement, d'autres échos. Mais des échos, on peut en inventer beaucoup ; ce qu'il faut c'est une certaine retenue, une certaine modestie. Je veux dire : c'est bien qu'on laisse venir les idées, mais une fois qu'elles sont venues – parce que si elles ne viennent pas, nous n'avançons jamais dans le texte – une fois qu'elles sont venues, il faut les soumettre au texte. Il faut dire dans quelle mesure cela est indiqué par tel élément du texte ou dans quelle mesure c'est un regroupement que je fais de mon propre chef, qui peut avoir son intérêt en son lieu mais que je n'entends pas à partir du texte. Cette différence-là est importante. Pour relire il faut que nous soyons infiniment libres et infiniment soumis au texte. Ces deux choses-là ne sont pas contraires.

Le soupçon, c'est la coalition d'un certain nombre de mots qui font constellation : ténèbre, eaux turbulentes, phobos (la peur), la théophanie du "Je suis", la venue du calme et le fait d'accoster, ou bien "le fait même" d'accoster et de ne plus être dans la turbulence des eaux. "Aussitôt" signifie "du fait même".

Lecture archétypique : Jésus est la parole « Lumière soit ».

La question est : est-ce que ce qui me fait sortir de la turbulence chaotique du verset 2 de la Genèse, c'est la parole « Lumière soit » ? Que Jésus soit cette parole, ça va de soi, je crois que là on est, prudemment, bien dans le texte.

Il y a une chose néanmoins qui reste à élucider, que nous n'avons peut-être pas remarquée assez, c'est qu'ils n'ont pas l'air de se troubler au bon moment. Quelle est la nature du phobos ? Souvent dans ces conditions-là, c'est la taraxis (la turbulence) qui se dit aussi bien : « Ma psuchê est en taraxis » dit Jésus (Jn 12, 27) ; « Que votre cœur ne se trouble pas » (Jn 14,1) qui est une parole suscitant le trouble. En quoi consiste ce trouble ?

C'est un trait constant des théophanies qu'elles suscitent en premier la frayeur. L'apparition de Dieu suscite la frayeur. Le Dieu est en cela le plus étranger et donc le plus étrange, et c'est pourquoi des éléments d'étrangeté apparaissent dans les théophanies. Ici c'est le rapport impensable du solide et du sans fond. Se révèle du même coup l'aspect agité, l'aspect ténébreux, l'aspect de sans fond, c'est-à-dire que cela ressaisit ce que peut-être ils commençaient à éprouver mais qui n'est pas clairement dit puisque la frayeur est mise au compte du "Je suis". La théophanie c'est la totalité des éléments du récit pris dans leur rapport.

Dire qu'il y a métaphore à propos de la terreur ne révèle rien.

Ce que nous faisons est compliqué parce que nous voulons d'une certaine façon prendre le texte en rigueur et ne pas y injecter des choses qui n'y sont pas. Cela nous oblige à vérifier un certain nombre de références, ainsi que la plus ou moins légitime constellation de mots et de sens que nous faisons, les rapports que nous tentons. Mais à travers tout cela le caractère fondamental du texte risque de nous échapper, car il s'agit des choses les plus radicales, les plus élevées, les plus déchirantes qui puissent nous concerner. – Qu'un érudit constate qu'il y a une métaphore pour dire la terreur et la frayeur dans le sans fond,  c'est un travail d'érudit ; mais alors nous ne sommes pas touchés par le texte. – C'est dire en quoi cette écoute est susceptible de révéler, de dévoiler des choses essentielles de nous-mêmes qui sont le plus souvent occultées, oubliées, tenues en silence, parce que la peur est constitutive de ce que nous sommes. Il est question de cela. Évidemment nous n'entendons le texte que pour autant que nous nous permettons de pénétrer dans cet aspect.

La peur nous constitue, le reconnaître révèle que c'est une peur portable.

► C'est au sein de cette peur qui nous habite que Jésus se manifeste ?

J-M M : À moins que cela puisse être lu comme l'apparition même.

► C'est ce que tu disais tout à l'heure : la peur nous constitue. Mais c'est plutôt une bonne nouvelle que cette peur-là si c'est l'ordre qui vient arranger notre chaos.

J-M M : Oui, il y a quelque chose de vrai. La peur la pire, c'est celle qui ne s'avoue pas comme peur. Et du même coup si quelque chose me révèle ma peur de telle sorte que cette révélation évite et le déni de la peur et le redoublement de la peur – parce que prendre conscience de la peur peut la redoubler – cela m'indique que c'est une peur portable.

Ce que je vous dis est écrit en toutes lettres au IIe siècle de notre ère chez les premiers gnostiques, dans le moment où ils n'ont pas encore été exclus de la grande Église. Ce sont les premières lectures de l'Évangile. Il y a un codex gnostique très beau découvert avant les récentes découvertes, le codex Jung, acheté par l'institut Jung en 1952.[1]

►  La peur la pire est celle que nous ne reconnaissons pas comme peur, c'est-à-dire que la véritable répression de l'inconnu est elle-même inconnue.

J-M M : Pourquoi est-ce placé ici, quel rapport peut-on faire entre le retrait et la manifestation ? Cette manifestation, nous l'avons ensuite lue comme épiphanie en référence aux choses les plus fondamentales qui sont la lumière / la ténèbre, l'eau / la terre ferme. Des choses ont été suggérées, je ne suis pas sûr qu'on ait mis suffisamment en rapport tout cela.

► Est-ce qu'on peut rapprocher « ils voulurent le prendre dans la barque » (v.21) et la fin précédente « Jésus sachant qu'ils vont venir le prendre pour le faire roi… » (v.15) ?

J-M M : Voilà un très joli rapprochement. Évidemment c'est de l'intention du texte. Au verset 15 on vient pour le prendre, pour le faire roi, mais le mot utilisé pour "prendre" n'est pas le même qu'au verset 21: c'est harpazeïn, une saisie appropriante, qui veut maîtriser, qui correspond à saisir et disperser, c'est un mot aussi important que dieskorpisména. Alors que là (« ils voulurent le prendre dans la barque »), c'est labeïn, le terme le plus simple qui dit recueillir. « Ils voulurent… » c'est-à-dire qu'ils eurent la volonté pertinente de le recueillir dans la barque, de le recevoir. Et par exemple dans le Prologue, le mot élabon au sens simple dit le bon accueil du Christ ("ceux qui l'ont reçu" Jn 1,12). Il y a d'autres verbes : katalabeïn… donc le verbe labeïn avec des préfixes, qui eux au contraire, sont toujours suspects. Recueillir c'est autre chose que saisir.

► Le résultat est le même puisque ça ne se passe pas : Jésus se retire ou bien on s'aperçoit qu'ils ont touché terre donc ce n'est pas la peine de le prendre.

J-M M : Oui parce qu'ils sont arrivés là où ils allaient, c'est-à-dire que l'acte de le recueillir dans la barque, c'est la même chose que le fait d'être à terre, c'est l'accomplissement positif de leur « vers où ils allaient ».



[1] Ce codex  était le cadeau d’anniversaire que l'on destinait au psychanalyste Carl-Gustav Jung. Il comprenait : Prière de Paul, Épître apocryphe de Jacques, Évangile de la Vérité, Traité sur la résurrection, Traité Tripartite.

 

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