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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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18 octobre 2013

Ph 2, 6-11 : Vide et plénitude, kénose et exaltation

Voici une méditation de Jean-Marie Martin sur ce texte de saint Paul auquel il se réfère très souvent. De nombreuses expressions ("en forme de Dieu", "comme s'il était un homme"...) peuvent prêter à confusion et sont ici entendues avec beaucoup de soin. Des structures de base sous-jacentes au texte de Paul sont données par J-M Martin. Une annexe donne diverses traductions des versets 6-8a.

Ce message est paru en septembre 2014 et a été modifié en mars 2017 lors de la transcription de la retraite "Signe de croix, signe de la foi" d'où il est tiré (tag ). Par ailleurs un dossier sur les deux Adam figure maintenant sur le blog : Les deux Adam : Christ de Gn 1 / Adam de Gn 2-3 ; Relecture de Image et ressemblance de Gn 1, 26 d'après Ph 2, 1Cor 15, Rm 5, il reprend une partie de ce qui est dit ici.

  • Pour lire, télécharger, imprimer c'est ici en fichier pdf : Ph_2__6_11 ;

 

Philippiens 2, 6-11

Vide et plénitude, kénose et exaltation

 

 

Nous entrons dans la lecture.[1] J'ai choisi d'y entrer sans préalable, sans explication ni justification de méthode (pourquoi lisons-nous ainsi…). Nous entrons dans un texte très connu et c'est le danger parce que nous croyons que nous le connaissons. Un texte d'évangile n'est jamais une affaire entendue, c'est toujours une affaire à entendre.

Nous entrons dans un texte comme on entre dans un lieu. C'est Jésus lui-même qui dit : « Si vous demeurez dans ma parole » donc c'est une demeure, on y habite, on y entre, on en sort, on y revient. C'est un espace. Du même coup il faut essayer de s'orienter et on sait que quand on entre dans un espace pas très connu, ça pose des problèmes d'orientation.

Je fais un calque pour nous permettre de travailler. Ce n'est pas véritablement une traduction… mais que veut dire le mot traduction, vous savez que ceci pose beaucoup de problèmes, les universités commencent à créer des chaires de traductologie.

  • « 6Lui [le Christ] qui, existant en forme de Dieu a jugé non prenable d'être égal à Dieu 7Mais il s'est vidé prenant la forme de l'esclave (du serviteur), devenu en ressemblance d'homme ; et pour la figure trouvé comme [s'il était] un homme. 8Il s'est abaissé lui-même devenu obéissant  jusqu'à la mort et une mort sur la croix 9Et c'est pourquoi Dieu l'a sur-exalté (élevé plus haut que tout) et lui a donné gracieusement le nom qui est au-dessus de tout nom 10Afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse des célestes, des terrestres et des infra-terrestres, 11et que toute langue confesse que Jésus Christos [est] Seigneur pour la gloire du Dieu Père. »

 

1) D'abord trois remarques.

a) Le mouvement du texte.

Une première question d'orientation dans ce texte : il apparaît qu'il y a une sorte de double mouvement alterné, à première écoute : d'abord ce qu'on pourrait appeler une descente, puis une montée. La descente est marquée par le « il s'abaissa (s'humilia) » et la montée est introduite en réponse par « il l'a surexalté (il l'a relevé) ».

Ce double mouvement oppose aussi un vidage (un évidement, une évacuation de soi), qu'on appelle la kénose, « il s'est vidé », à un Plérôme (le mot n'est pas là), un emplissement, qui est la réception d'une donation, une donation gratuite.

Kénose et emplissement en Ph 2, 6-11

On est tenté de penser que ce mouvement-là, sous cette forme, est comme une sorte de mouvement respiratoire, comme une expiration qui est la condition pour que je puisse respirer, ou l'autre face, l'autre moment, l'autre aspect de la respiration. Bien sûr tout ce qui est de l'ordre du respir peut faire penser au pneuma,(au souffle) – le mot n'est pas prononcé ici.

b) Des expressions puisées à l'Écriture.

Les différents termes et expressions qui composent ce texte – il y a peut-être à la base un hymne connu déjà dans l'Église avant l'écriture de Paul – sont tous et toutes puisés à un lieu quelconque de l'Écriture, ou bien ont leur répondance dans un autre lieu de l'Écriture.

c) Un élément qui fait problème au verset 7.

Chemin faisant, dans la traduction que j'ai donnée, nous avons pu avoir l'oreille alertée de façon inquiète, car le texte avait l'air de dire qu'il était « comme s'il était un homme ». Le mot “en similitude”, homoiôma, est employé chez Paul d'une façon qui marque plutôt une différence, pas la parfaite semblance. Il faut connaître le vocabulaire de Paul pour cela.  En traduisant : « Il a été trouvé comme un homme » c'est-à-dire « comme s'il était un homme », je me suis permis de faire une traduction qui fasse problème. Et ça fait problème. Je laisse maintenant cette question en suspens, peu de temps, parce que sa solution sera très heureuse et nous obligera à lire le texte autrement que nous ne le faisons spontanément.

 

2) L'annonce évangélique est référée à deux témoins : l'Ancien Testament / le "nous" des apôtres.

Par ailleurs nous savons que tout texte du Nouveau Testament est implicitement ou explicitement référencé à l'Écriture, c'est-à-dire à ce que nous appelons l'Ancien Testament. Détecter la référence porteuse, la référence sous-jacente, est de première importance pour bien entrer dans un texte. Et ceci est constitutif de l'Évangile.

En effet l'Évangile ne dit rien d'autre que « Jésus est mort et ressuscité » (ou s'il dit quelque chose d'autre, ça n'a de sens qu'à partir de ce foyer de sens). Or « Jésus est mort et ressuscité selon les Écritures »[2] car l'Écriture est témoignante de cela. Un témoignage n'est pas ce que nous appelons aujourd'hui une preuve, c'est autre chose.

Le premier témoin c'est donc l'Écriture et il y a un deuxième témoin, à savoir le "nous" apostolique.

Pour vous donner un exemple : les échancrures de la gloire pendant la vie terrestre de Jésus – car la dimension de Résurrection qui est présente en Jésus de toujours n'est pas manifestée avant sa Résurrection sinon dans quelques échancrures – les deux principales sont : l'épiphanie sur le fleuve, c'est-à-dire le Baptême ; et l'épiphanie sur la montagne, c'est-à-dire la Transfiguration. Or à la Transfiguration (Mt 17, 1-5 et parallèles) il y a la présence témoignante de Moïse et d'Élie d'une part, et de Pierre, Jacques et Jean d'autre part. Et puisque l'Écriture est désignée traditionnellement par la double référence “la Loi et les Prophètes”, ce qui correspond à Moïse (la Loi) et Élie (les Prophètes), nous avons deux témoins : l'Écriture, et le nous apostolique.

Nous retrouvons cette présence d'un double témoignage dans d'autres textes, en particulier en 1 Cor 15, 1-11.

« Jésus est mort et ressuscité » est donc témoigné par l'Écriture, mais en même temps par les témoins de la Résurrection.

 

3) Comment entendre "en forme de Dieu" (v.6a) ?

a) Les deux Adam de Genèse.

Quelle Écriture est à l'arrière-plan de notre texte ? Ce qui est à l'arrière-plan c'est une adamologie c'est-à-dire une référence à Adam. C'est fréquent chez Paul. Il y a chez lui une adamologie très développée, très subtile, on la trouve en particulier dans 1 Cor 15. Elle fait une différence fondamentale entre Adam de Gn 1 et Adam de Gn 2 et 3. C'est classique chez Paul.

Et cela se rencontre de façon tout à fait explicite chez un Juif contemporain de Jésus, mais un Juif hellénisé, Philon d'Alexandrie, qui a produit des commentaires magnifiques de l'Ancien Testament. C'est intéressant de voir ce qu'il garde d'une tradition qui serait plus palestinienne, et ce qu'il apporte de nouveau. Ses écrits sont même légèrement antérieurs à nos écritures du Nouveau Testament. Or quand il arrive au chapitre 2 de Genèse et qu'il fait mention de Adam, il dit que celui-ci est “un autre”, ce qui suppose qu'il y ait deux Adam.

Voici les deux Adam en question pour Philon :

  • Gn 1, 26-27 «  Dieu dit : “Faisons adam (un homme) à notre image, selon notre ressemblance...” Dieu créa l'adam à son image : il le créa à l'image de Dieu ; mâle et femelle il les créa.»
  • Gn 2,7 « YHWH Dieu façonna l'adam, poussière de l'adama (argile, glaise), il insuffla en ses narines une haleine de vie : et c'est l'adam, une âme vivante!»

Gn 1, Adam image de Dieu, sclpture de ChartresLes deux Adam vous les trouvez en 1 Cor 15 : regardez bien comment ils sont caractérisés l'un et l'autre. L'un est céleste et l'autre terrestre, il est même boueux c'est-à-dire formé de la boue, de la poussière de la terre.

  • le premier Adam, pour Paul, c'est Adam terrestre (Gn 2),
  • le deuxième Adam, c'est le Christ qui est pourtant celui de Gn 1, et c'est normal ;

C'est-à-dire que le terrestre est premier dans l'ordre d'apparition, mais l'Adam second est premier dans l'ordre de l'être, il est second dans l'ordre de l'apparition seulement. C'est un principe fondamental de la temporalité chez saint Paul mais surtout chez saint Jean où le Baptiste dit : « Celui-ci (le Christ) vient après moi parce qu'avant moi il était » (Jn 1, 15). Le plus archaïque est tenu en réserve et devient le second dans l'apparition.

C'est ce qui correspond à nos deux naissances dans notre vie à nous :

  • nous avons une naissance d'une adamité terrestre première,
  • et il faut naître d'en haut mais ça veut dire naître de plus originaire, c'est-à-dire que notre identité la plus fondamentale et la plus essentielle n'apparaît pas lors de notre naissance au sens banal du terme.

b) Le mot morphê (forme) : le Christ est "l'homme à l'image".

Ce qui dans le texte nous permet de faire cette référence à Adam, c'est le vocabulaire : « 6Lui qui, existant en morphê (forme) de Dieu ». Or le mot morphê a la même signification que le mot eikôn (image), Paul parle donc de l'homme fait à l'image de Dieu. Mais image ne doit pas s'entendre au sens usuel du mot image chez nous, car dans notre sens usuel le mot image est une reproduction dégradée, inférieure par rapport au modèle. Le mot image ici dit au contraire la manifestation plénière de ce qui était en secret : c'est venir à visibilité.

c) Penser en termes de semence/accomplissement.

Nous sommes dans une pensée qui n'est pas la pensée du faire mais la pensée de l'accomplir. On ne fait que ce qui n'est pas, on n'accomplit que ce qui est déjà sur mode inaccompli, c'est-à-dire sur mode séminal, en semence.

C'est ce type de lecture que font saint Jean aussi bien que Philon d'Alexandrie à propos du récit de Gn 1 : les six premiers jours a lieu la déposition des semences (ce n'est pas la fabrication du monde) ; et le septième jour cesse la déposition des semences, et commence l'autre œuvre qui est la croissance des semences.

Et nous sommes dans le septième jour : tout ce que nous appelons l'histoire de l'humanité, c'est le septième jour. « Mon Père œuvre jusqu'à maintenant (en ce jour de sabbat qui est le septième jour) » (Jn 5, 17) Cela fait problème aux interlocuteurs de Jean, mais il faut comprendre que c'est l'œuvre de la croissance et non plus l'œuvre de déposition des semences.

Le rapport semence / fruit vous le trouverez également en 1 Cor 15, c'est une structure de base de la pensée néotestamentaire, et ça change tout par rapport à une idée de créationnisme fabricationniste.[3]

 

4) "Devenu en ressemblance d'homme", "comme s'il était un homme"

a) La différence des mots image et ressemblance dans la Genèse.

Le mot eïkôn (ou morphê) qui traduit l'hébreu tselem dit l'image plénière, l'image pleinement accomplie, la venue à visibilité. Il est l'image de l'invisible c'est-à-dire le visible de l'invisible, la venue à visibilité de l'invisible qui reste invisible à d'autres égards : « eïkôn tou théou tou aoratou (image du Dieu invisible) » (Col 1, 15).

Or il y a image (tselem en hébreu) et ressemblance (demût en hébreu) :

  • chez les Pères de l'Église l'image est entendue rapidement au sens platonicien, donc au sens dégradé comme nous le faisons aujourd'hui, et la similitude est l'accomplissement plénier.
  • dans l'hébreu c'est le contraire, tselem dit l'image plénière et demût est plutôt une ombre apparente ou autre chose de ce genre.

Ceci marque le fait que dès le IIe siècle le langage philosophique occidental prend le pas sur la façon de lire l'Écriture ancienne, et même sur la façon de lire le Nouveau Testament. Ressemblance c'est le mot que nous avons rencontré à propos de « devenu en ressemblance d'homme, et pour la figure trouvé comme un homme ».

b) L'expression "comme un homme" (v. 7).

Vous allez voir que « comme un homme » qui nous choquait tout à l'heure, a une signification approximative ("comme s'il était un homme") qu'il ne faut pas effacer du texte. En effet ici le mot homme ne signifie pas ce que nous, nous appelons la nature humaine. Pour autant, si on parle le langage de la nature, on dira que le Christ a pleinement une nature humaine, seulement le mot de nature est un mot ignoré du Nouveau Testament, et dans les quelques endroits où il se rencontre, il n'a pas du tout la signification de ce qui correspond à la notion de nature humaine.

c) Le Christ est l'homme à l'image, et il a une semblance d'homme pécheur.

Ce qui est comparé ici ce n'est pas Dieu et la nature humaine mais c'est l'homme à l'image (l'homme pleinement accompli en tout cas séminalement) qui est le Christ, et l'humanité adamique pécheresse.

Le Christ a une semblance d'humanité pécheresse « lui qui n'a pas fait de péché » (1 Pierre 2, 22). Ceci est un point très important, ça nous permet de bien conserver le texte avec la signification dégradée du mot ressemblance vague ici, et aussi l'emploi du “comme” : « comme s'il était un homme » c'est-à-dire comme un homme adamique pécheur ; donc : « Pour la figure, trouvé comme un homme adamique pécheur ».

Vous savez qu'il y avait des traductions autrefois qui disaient : « Lui qui existait dans la nature divine » et ce n'est pas si ancien dans les traductions. C'est un contresens évident puisque le concept de nature n'existe pas dans le Nouveau Testament, pas plus que le concept de personne par exemple, ce qui pose des questions pour la notion de Trinité mais des questions intéressantes. Ce n'est pas négatif ce que je dis.

 

5) Verset 6b : mains aux doigts crochus et mains ouvertes.

 « Il n'a pas jugé prenable (harpagmon) l'égalité à Dieu », c'est-à-dire que l'homme qui est image plénière de Dieu, qui est le visible de l'invisible, ne se comporte pas comme Adam de Gn 2-3. En effet on a le mot harpagmon correspondant au geste de saisir, Harpagon vient de là, ce sont les doigts crochus. Or ce qui caractérise Adam de Gn 2-3, c'est le geste de prendre le fruit selon la parole du serpent : « Le jour où vous en mangerez […] vous serez comme des dieux (ou égaux à Dieu) » (Gn 3,5). Autrement dit, pour le Christ, le rapport à la divinité est un rapport qui n'est pas un rapport de préhension mais un rapport de mains ouvertes, c'est-à-dire d'évacuation, car c'est la condition pour qu'il y ait donation. Or l'essence de l'Évangile, c'est la révélation de la donation gratuite, grand thème paulinien par ailleurs, qui se traduit dans d'autres lieux par le fait que le salut est par donation gratuite et non pas par mérite (pas par observance de la Loi). C'est le cœur de la pensée paulinienne.

Autrement dit, vous voyez que pour Paul tout l'Évangile est selon la Torah, mais tout l'Évangile est contre la Torah comme Loi (comme nomos) : il est selon la Torah comme Écriture (Graphê) ; et il est contre la Loi entendue au sens où le salut serait obtenu par mérite, par observance de la Loi. Ceci résume la pensée paulinienne.

 

6) Verset 7 : il est devenu image du serviteur parce qu'image de Dieu.

a) « Il s'est vidé. »

Christ en croix, XVIIe, en Inde portugaiseOn est tenté de traduire « Il est image de Dieu 7Mais il s'est vidé (dépouillé), prenant la forme de l'esclave (du serviteur) » par « Bien qu'il soit image de Dieu, néanmoins il s'est évacué », mais pas du tout, il n'y a ni “bien que”, ni “néanmoins”. Il faudrait plutôt entendre implicitement “parce que”[4] : c'est parce que précisément il est image de Dieu qu'il se vide puisque le vide appartient à la donation. Si je suis plein de moi, je ne peux recevoir. C'est la respiration dont nous parlions tout à l'heure. Il y a un texte approchant dans l'épître aux Hébreux où il y a kaiper (bien que) (« Bien qu'étant Fils, il a appris de ce qu'il a souffert, l'obéissance. » Héb 5, 8), mais c'est une autre lecture. Ici en Philippiens 2, ce n'est pas “bien que”.

b) « Il a pris l'image du serviteur… à son aspect, trouvé comme un homme. »

On a donc : « 7Mais lui-même s'est vidé prenant la morphê de serviteur ici c'est le même Adam de Gn 1 qui a la morphê de serviteur : le serviteur est “selon l'image”, alors que l'anthropos (l'homme) adamique de Gn 2 n'en a que la semblance – et quant à son aspect, trouvé comme un homme.»

– « Il s'est vidé prenant la morphê de serviteur»,donc l'image de Dieu et l'image du serviteur c'est la même. Nous avons vu que morphê dit l'image plénière et il est dit ici que “l'homme à l'image de Dieu” a pris “la morphê de serviteur”, ce qui peut poser problème. Il faut voir que “prendre la morphê de serviteur” ne signifie pas “devenir un homme adamique pécheur qui serait un serviteur,” en fait il est “Le” serviteur. En effet, l'homme à l'image de Gn 1,pour autant qu'il n'est pas asservi à la prise, est assujetti à la vérité du divin, il est “asservi au don”. Et ici le mot asservi a besoin d'être raturé puisqu'il est celui du langage humain et n'est donc pas apte à dire ce qui est en question, seulement nous sommes obligés de l'utiliser car nous n'en avons pas d'autre.

– « devenu en ressemblance d'hommes (génoménos en homoiômati anthrôpôn) et quant à son aspect, trouvé comme un homme . » Ici la méprise, car il y en a une, est du côté de celui qui regarde : il est trouvé comme un homme pour la figure, ce n'est pas l'identité de son comportement, mais le mode sur lequel il est trouvé. Il est trouvé dans une certaine méprise, c'est-à-dire qu'on se méprend à son sujet. Ceci est le deuxième moment de l'évacuation de l'image de Dieu. Le premier moment, c'est la condition même pour être dans l'espace de donation, l'espace du don. Mais ici cette évacuation, c'est “venir vers”, c'est venir à la méprise. Voilà un thème surtout johannique, on le trouve ici si on prend bien soin de le considérer, il faut le souligner, contre la tradition.

 

7) Verset 8 : abaissement.

 « 8 Il s'est abaissé (tapeïnôsis : humilité) ». Nous reprenons ce mouvement de descente qui est marqué par son propre abaissement. Tout l'essentiel de l'anthropologie néo-testamentaire est lié au souci d'évacuer l'autosuffisance de l'individu humain.

« Il devint obéissant» le mot obéissance (hupakoê) n'a pas une connotation intéressante dans notre langue, mais il est bon dans le grec : hup-akouos, il est l'écoutant ; la racine est celle du verbe akoueïn (entendre). Il est l'écoutant, celui qui entend et qui entend la parole, la parole qui correspond à ce que saint Jean appelle entolê et qu'on traduit par précepte en pensant que ça correspond aux mitsvot ; mais qu'on ne peut pas continuer à traduire par précepte (cf Comment entendre le mot "commandement" dans le NT ? Exemples chez saint Jean), donc que je propose de traduire par “disposition” : il est l'écoutant de la disposition. C'est l'écoute et c'est aussi la garde : garder les dispositions du  Père « Si vous m'aimez, vous garderez mes dispositions » (Jn 14, 15).

« Obéissant jusqu'à la mort et la mort de la croix. » Les échos de cela chez saint Jean se trouvent dans le chapitre 10 du bon Berger, vers le milieu : le bon Berger s'oppose au violent, mais il s'oppose aussi au salarié (au mercenaire, celui qui mérite son salaire) et il a pour caractéristique de se donner. Il se donne mais ça lui est propre parce qu'il lui est donné d'auprès du Père de pouvoir impunément se donner, et en cela il n'est pas à tous égards un modèle, il est celui qui accomplit le salut. Car il ne nous est pas donné de se donner de façon salvifique pour la totalité de l'humanité. « Pour cela le Père m'aime, (pour cela) que je pose ma psychê (ma vie) en sorte que je la reçoive à nouveau. Personne ne me l'enlève de moi, mais moi je la pose de moi-même. J'ai capacité de la poser et capacité de la recevoir à nouveau, j'ai reçu cette entolê (la disposition) d'auprès de mon Père » (Jn 10, 17-18).

« Il devint obéissant jusqu'à la mort et la mort de la croix. » Le mot de croix est au point le plus infime, le plus bas ici de notre texte. Nous allons commencer ce qu'on peut considérer comme une sorte de remontée ensuite, sauf que bien sûr il ne s'agit pas d'une descente et d'une remontée successives, nous verrons cela de façon explicite plus tard. Donc la croix ici est le plus bas et probablement, parmi l'inférieur de ce mouvement, il y a l'infamie. La croix est ici véritablement ce qui fait descendre plus bas encore que la simple mort : la mort sur la croix est la mort la plus infamante. Le terme même de malédiction (katara) est utilisé par Paul pour dire l'infamie de la croix dans un passage paradoxal très étonnant qui se trouve en Ga 3, 13.

Cependant c'est la même ligne en sens inverse qui sera la ligne de remontée, c'est-à-dire que s'esquisse ici quelque chose qui sera très important, le rapport de la croix d'infamie et de la croix de gloire : ce qui est la descente est aussi la remontée[5].

► Je n'ai pas compris la croix qui fait descendre encore plus bas que la simple mort.

J-M M : Plus bas que la simple mort : il y a la mort infâme, la mort du condamné, la mort du supplicié, de celui qui est condamné pour infamie[6].

 

8) Versets 9-11 : élévation, don du nom.

Christ ressuscité, Jacques Bourg« 9 Et pour cela Dieu l'a élevé [7]– n'entendez pas ça comme une sorte de récompense : il a été bien gentil, il vient de s'humilier donc on va le relever. Non ! Le Christ descend et monte, il vient et il s'en va, mais nous verrons que c'est la même chose. Nous n'en sommes pas encore là – et il lui a donné (ékharisato)le mot paulinien ici c'est le mot charis, la donation gratuite et gracieuse, c'est ce qui est aimable et gratuit, donc gracieux dans les deux sens du terme. Chez Jean, c'est surtout le verbe didômi (je donne) qui est un des verbes majeurs : le vocabulaire est légèrement différent mais la pensée est radicalement la même –  il lui a donné le nom nous avons déjà fait allusion à la difficulté de ce mot qui ne désigne pas une simple dénomination extérieure de quelque chose qui est déjà constitué, mais désigne l'appel intérieur qui constitue l'identité profonde de l'être. Tout le monde sait qu'en sémitique le nom désigne l'identité première de la personne, à tel point que Dieu est appelé Hashem (le Nom) (« le Nom béni soit-il ») – le nom qui est au-dessus de tout nom. »

« 10 Afin qu'au nom de Jésus le mot “nom” est prononcé en tout trois fois. Et les manifestations qui caractérisent la révérence due au nom sont dites à l'aide d'expressions qui sont traditionnelles, ici dans la génuflexion – tout genou fléchisse. » Fléchir c'est la façon dont on traduit le verbe hébreu qui signifie la prosternation. La Samaritaine dit : « Où faut-t-il adorer ? » (Jn 4, 20) comme on traduit, et c'est bien car c'est le sens, mais c'est dans la symbolique de la bouche (os, oris en latin) alors que dans le grec c'est proskuneô qui est dans la symbolique du genou (fléchir le genou) et dont l'équivalent hébraïque est la prosternation. La question est donc : « Quel est le lieu sacré ? » Pour s'orienter il faut repérer le lieu vers où se tourner, le lieu central.

Ici, c'est l'immensité de ce petit épisode de la mort d'un homme jadis et d'une résurrection qui est invérifiable qui est posée comme le centre même de tout : c'est justement la dimension cosmique de cela qui constitue le paradoxe évangélique car tout est concerné : « Que tout genou fléchisse des célestes, des terrestres et des infraterrestres (katachthoniôn). » Cette expression se trouve aussi dans l'Apocalypse.

« 11Et que toute langue confesse la confession c'est-à-dire l'essentiel de l'Évangile – que Jésus [est] Seigneur Christ pour la gloire de Dieu le Père. » “Jésus est Seigneur” ou “Jésus est ressuscité” c'est la même chose. Les titres de Jésus (Christos, Seigneur, Fils…) sont ressaisis à partir de la Résurrection dans un sens inouï. Les mots de messie (messiah, christos), le mot de fils de Dieu (huios Théou), sont des titres qui existent déjà mais qui sont ressaisis de sens à partir de la Résurrection. Donc même faire une étude hébraïque n'est pas suffisant pour entendre ce que ces mots-là disent.

Les mots de l'Évangile ont besoin d'être baptisés, d'où qu'ils viennent : soit qu'ils viennent de l'usage profane, hellénistique, soit qu'ils proviennent de la lecture qui a été faite de l'Ancien Testament. Les mots mêmes ont tous besoin d'être baptisés, c'est-à-dire, selon la symbolique paulinienne du baptême, de mourir à leur sens usuel pour resurgir dans la capacité de dire l'inouï et le nouveau de la christité. Le thème du baptême des noms (des éons) est un thème du IIe siècle qui est très intéressant.

 

9) Deux antithèses structurantes du texte :

Nous avons deux antithèses structurantes du texte qu'il faut bien mettre en évidence.

– Il y a d'abord l'opposition prendre / donner : ce qui est dit, c'est que ne prenant pas, il est assez vide pour qu'on puisse l'emplir gratuitement, gracieusement. La volonté de prise empêche la capacité de recevoir le don gratuit. La volonté de prise est toujours une méprise par rapport à ce qui n'existe que dans la sphère du don.

– Ensuite il est dit qu'il s'est vidé (ékénôsen[8]) et qu'il s'est abaissé (v.7-8) : il s'agit de la kénose, ce mot est très important. Quelle est l'antithèse de l'autre côté ? C'est clair, il n'y a pas un mot pour le dire mais il y a une idée qui correspond : ce qui s'oppose au vide, c'est la plénitude du Nom, c'est le plein. Or ce qui est dit à propos du Nom, c'est le mot “au-dessus” (« le nom qui est au-dessus de tout nom ») de telle sorte que ce mot ensuite régisse la totalité des genoux et des langues, c'est-à-dire la totalité des postures et des paroles de ce plein. Car ce qui est donné au Christ, c'est la gloire c'est-à-dire la présence. Il constitue la gloire du Père, il est la gloire du Père, il est la présence du Père.

Le mot de kénose signifie vide premièrement et fondamentalement, donc je voulais noter ici la plénitude, le plein du Nom, le Nom qui emplit : le nom c'est aussi le Pneuma (l'Esprit), c'est aussi la gloire, la Shekinah (la Présence)… Il n'y a pas de différence en ce qui nous concerne ici entre l'Esprit et la dimension ressuscitée de Jésus.

 

Questions

 

1) Une question sur image et ressemblance.

► Je n'ai pas compris la différence entre image et ressemblance. Le serviteur est selon l'image alors que l'homme adamique n'a que la semblance.

J-M M : Le mot image est ici le mot fort : on est engendré à l'image de son père. Cela, en doctrine trinitaire, signifie que ce que le Père est en semence, le Fils l'est en visibilité, puisque la semence ne se voit pas.

 Ceci correspond à la phrase johannique : « Philippe lui dit : “ Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit”. Alors Jésus lui dit : “Tout ce temps je suis avec vous et tu ne m'as pas connu, Philippe ? Celui qui m'a vu a vu le Père” » (Jn 14, 8-9). Il n'y a rien d'autre à voir. C'est une sorte d'identité.

Parenthèse sur la Trinité.

La Trinité n'est pas le problème immédiat de notre session, cependant il faut arrêter de penser trois petits bonshommes qui sont comme des sœurs siamoises, ou je ne sais pas… Dans la Trinité il y a du même et de l'autre, c'est très important. Par ailleurs chez nous paternité et filiation sont générationnelles, donc sont décalées dans le temps, or Père et Fils ici sont simultanés (si on peut parler de simultanéité éternelle).

Les premières relations trinitaires sont exprimées dans le langage des relations humaines :

  • la paternité (Père / Fils)
  • la conjugalité : Christos / Pneuma car pneuma est un mot neutre en grec mais correspond au mot hébreu rouah qui est un mot féminin ;

mais ça ne fait pas quatre car Fils et Christos c'est le même. C'est ce qui est entendu dans les premiers siècles. Nous avons affaire ici à d'énormes symboles dans un langage qui aura du mal à se joindre au type d'exigences propres à la culture occidentale.

Ce qui est dit de Dieu dans l'Écriture et ce qui est dit de Dieu dans notre culture archaïque (Platon, Aristote) ne sont pas tellement compatibles. Il faudrait prendre le temps de développer ça mais ce n'est pas notre sujet.

Image et semblance ==> masculinité et féminité.

Vous m'avez posé la question: pourquoi est-il question de la semblance dans l'homme à l'image, puisque c'est du même qu'il est dit « Dieu dit : “Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance” » (Gn 1, 26 version des Septante, en grec)[9]. Ceci est lié à la différence qui est indiquée après : « Mâle et femelle il les fit » (v 27). C'est-à-dire que la masculinité a pour tâche de dire l'accomplissement plénier, et la féminité une carence. Vous voyez bien l'ampleur d'une phrase comme celle-là.

Saint Jean cite la parole du Christ : « Moïse a écrit de moi. » (Jn 5, 46). En effet « Dans l'arkhê était le Logos » ; or le Christ est le Logos, et Moïse a écrit de lui quand, au début de la Genèse, il dit : « Faisons l'homme à notre image et à notre semblance », c'est-à-dire : « Il le fit mâle – c'est-à-dire pleinement accompli – et femelle – c'est-à-dire l'humanité tout entière mais non accomplie encore. »

Et c'est pourquoi ces textes de Genèse sont repris par Paul dans la symbolique nuptiale : le Christ est époux de l'Ekklêsia, c'est-à-dire de l'humanité convoquée. Le mot Ekklêsia signifie l'humanité convoquée et ne désigne pas ce que nous appelons aujourd'hui l'Église. L'Ekklêsia est la convocation de toute l'humanité : klêsis signifie appel, vocation. Dieu donne un nom, donc un être, à la totalité de l'humanité, ceci dans « Faisons l'homme à notre image », et ceci c'est sous la forme d'une délibération (“Faisons” est au pluriel), donc c'est la déposition des semences.

Image et semblance ==> je christique et je natif.

Au fond, image et semblance, c'est la différence entre ce que nous sommes au titre de la christité et ce que nous sommes au titre de notre naissance (de notre natif). Pourquoi est-ce que je dis natif ? Je prends ça à l'évangile de Jean, et aussi pour éviter le mot nature parce que le mot nature est un mot de la philosophie occidentale et n'est pas un mot de l'Évangile.

La synthèse de saint Thomas d'Aquin et la distinction nature/surnature.

La pensée d'Aristote définit la nature humaine et ça ne correspond pas à la façon dont est pensé l'homme au moment où sa pensée arrive en Occident : la troisième entrée d'Aristote dans la pensée occidentale, au XIIIe siècle se fait à l'époque de saint Thomas d'Aquin, et c'est décisif. Celui-ci choisit de l'intégrer, ce qui l'oblige à construire un ensemble de concepts complexes qui, d'un certain point de vue, défigure l'Écriture, et qui pourtant est nécessaire.

L'homme de l'Évangile et l'homme d'Aristote ne sont pas pareils, c'est clair. Or l'homme de l'Évangile continue à être perçu positivement par saint Thomas d'Aquin bien sûr, et en même temps s'impose à lui ce moment de culture qui définit "l'homme naturel". Cela va l'obliger à reconnaître que l'homme est composé d'une nature humaine et que Dieu lui a donné par-dessus une sur-nature, à savoir ce qu'il y a en plus dans l'Évangile sur l'homme et qu'il n'y a pas dans Aristote. Car chez Aristote l'homme n'est pas promis à la vision béatifique éternelle : cela lui est donné de façon surnaturelle.

Mais c'est encore plus compliqué, parce qu'Adam, lui, n'a pas le surnaturel proprement dit, et cependant il est immortel, ce qui n'est pas conforme à la nature humaine. Alors ça oblige Thomas d'Aquin à créer un autre concept qui est le concept de préternaturel (praeter veut dire outre ou au-delà) : c'est donné en plus, mais ce n'est pas le surnaturel proprement dit, le surnaturel proprement dit étant ce qui est semence de vie éternelle.[10]

La distinction du Nouveau Testament : homme christique/homme natif.

La distinction de notre Nouveau Testament n'est pas cette distinction-là, c'est la distinction entre l'homme christique et l'homme de l'expérience tel qu'il naît.

Ce que je viens de dire là est fondé sur Jean : « Si quelqu'un ne naît pas de cette eau-là qui est le Pneuma de Résurrection, il n'entre pas dans le royaume. » Autrement dit entrer dans l'espace nouveau, dans l'espace de Dieu, ne se fait pas au titre de ma première naissance, de ma naissance biologique d'une part et de ma naissance à l'État civil d'autre part – qui est déterminé par le nom du père, de la mère, le lieu de naissance…  La carte d'identité est une trace de mon identité naturelle. J'ai une langue maternelle, j'ai un patri-moine culturel etc. Cette naissance-là correspond à la situation adamique des chapitres 2 et 3 de la Genèse. Si bien qu'il y a l'homme dans l'homme. La christité est un homme séminal qui est par mode de semence au cœur de tout homme peut-être, mais qui, en tout cas, cohabite de façon provisoire avec ma naissance civile et biologique. Je pourrais poursuivre dans ce domaine, mais je vais m'arrêter.

 

2) Problème posé par la différence : langage biblique/langage philosophique.

► Pourquoi dire : « exister en forme de Dieu » puisqu'il est de l'ordre de l'être ? Peut-on se vider de l'être ? Il est ressemblance d'homme et vraiment homme, mais son être de Dieu demeure et pourtant en tant qu'homme il n'a pas jugé prenable l'égalité à Dieu, il l'a reçue. (Question posée par écrit).

J-M M : Là nous avons un exemple parfait d'une difficulté que vous ne pouvez pas ne pas ressentir. Vous avez le conflit entre deux langages, celui dont je parlais tout à l'heure : le langage du Dieu philosophique de l'Occident – de l'Occident de naguère parce qu'il n'en reste pas grand-chose – qui est immuable, éternel, autant de choses qui sont imparables en un sens ; et le langage de la Bible où Dieu n'est pas seulement celui qui demeure, mais celui qui vient.

Le verbe venir est un verbe aussi important pour dire le Dieu de la Bible que le verbe demeurer. Il vient, il marche ; il marche même dans le jardin ; et avec le Christ, en plus il descend. Qu'est-ce que c'est que ce langage ?

Je voudrais que la personne qui a posé cette question, même si elle n'est pas satisfaite par la réponse que je viens de faire, ait au moins aperçu où gît la difficulté : il y a un conflit de langage entre la capacité occidentale d'entendre dans sa philosophie propre, et ce que dit le langage biblique. C'est ce que dit Paul en 1 Cor 1, 22-25 : « Les Grecs cherchent la sagesse (sophia) » c'est la philosophie –  or nous annonçons l'insensé de Dieu (un Christ crucifié) quitte à savoir que « l'insensé de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes » (autre formule de Paul). Vous voyez le problème ?

Je trouve très important que cette question soit posée. C'est exemplaire comme difficulté. Alors je ne dis pas que j'apporte la réponse, mais je souligne que nous avons ici un vrai problème, une vraie question, un vrai débat. Il ne faut pas faire semblant de mettre ensemble des discours qui tiennent mal ensemble. Cela nous ouvre un grand chantier, et un chantier plein de promesses. La difficulté, c'est que j'ai l'air de condamner ce que vous avez vécu pendant… votre âge. Je ne condamne pas du tout. Simplement je dis qu'entendre, ce n'est pas reconduire à ce que je sais déjà, c'est laisser ouverte une possibilité d'entendre mieux, avec modestie. Vous avez aperçu le problème ?

► Oui, mais il ne se pose pas pour moi.

J-M M : Oui, mais il y a des gens pour qui légitimement il se pose. Et je pense qu'en général, mieux quelqu'un connaît son catéchisme et sa doctrine catholique, plus c'est difficile pour lui, et je respecte absolument cela. Mais vous savez, de toute façon le Dieu des philosophes est mort, ce serait dommage que le Dieu christique meure avec lui !

 

3) La donation gracieuse du Nom. Le rapport du vide et du plein.

► En parlant de la croix d'infamie et de la croix glorieuse, le rapport de la descente et de la remontée, je n'ai pas bien compris le lien avec la donation gracieuse du nom qui est l'identité profonde de l'être.

J-M M : Nous avons parlé de la donation gratuite non pas en rapport avec haut et bas (donc à la croix, rapport descendre / remonter) mais par rapport à une dénomination équivalente qui est le vide et le plein. Or le mot de vide, de kénose, est employé explicitement dans notre texte : « Il s'est vidé de lui-même ». J'ai donné l'exemple de la respiration à la mesure où je ne peux pas recevoir si je n'évacue pas ma suffisance.

Paradoxalement le Christ est appelé plérôme (plénitude) par Jean et il y a l'équivalent chez Paul aussi. Mais il est plein parce qu'il se vide.

En effet, nous connaissons des choses qui sont données et qui pourraient être aussi achetées, qui ne sont pas de l'essence du don, mais il y a quelque chose qui ne peut pas s'acheter, qui ne peut être que donné. Or si quelque chose a pour essence d'être donné, plus il se donne et plus il se garde dans son essence (car son essence est de se donner, son être est de l'ordre du don).

Là nous arrivons à un point où des choses qui paraissent à notre oreille, à l'écoute, contradictoires, sont en fait ces points extrêmes de la pensée qu'on appelle parfois des oxymores – ce n'est pas intéressant de les appeler ainsi, l'essentiel est d'atteindre ces moments de la pensée. Nous visons un point qui est au cœur de l'être homme.

À l'inverse si quelque chose a pour essence de se donner, le prendre de force c'est le manquer. L'exemple ici c'est le viol parce que précisément l'amour proprement dit, c'est quelque chose qui ne peut que se donner. C'est peut-être le point de l'humanité qui s'approche le plus de ce qui est en question dans ce que j'évoque ici.

 

ANNEXE : traductions des versets 6-8a.

«Il possédait depuis toujours la condition divine, mais il n’a pas voulu demeurer de force l’égal de Dieu
Au contraire, il a de lui-même renoncé à tout ce qu’il avait et il a pris la condition de serviteur.
Il est devenu homme parmi les hommes, il a été reconnu comme homme…» Bible en français courant

« [lui], ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu.
Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur,
devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect… » Bible de la liturgie

« Lui qui est de condition divine n'a pas revendiqué son droit d'être traité comme l'égal de Dieu
mais il s'est dépouillé prenant la condition d'esclave.
Devenant semblable aux hommes et reconnu à son aspect comme un homme… » BJ

« lui qui est de condition divine n'a pas considéré comme une proie à saisir d'être l'égal de Dieu
Mais il s'est dépouillé, prenant la condition de serviteur,
devenant semblable aux hommes, et, par son aspect, il était reconnu comme un homme.  » TOB

« lequel, existant en forme de Dieu, n'a point regardé comme une proie à arracher d'être égal avec Dieu,
mais s'est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur,
en devenant semblable aux hommes; et ayant paru comme un simple homme… » Louis Segond

« [lui], étant en forme de Dieu, n'a pas regardé comme un objet à ravir d'être égal à Dieu,
mais s'est anéanti lui-même, prenant la forme d'esclave,
étant fait à la ressemblance des hommes; et, étant trouvé en figure comme un homme » Darby

 « Lui qui, existant en forme de Dieu a jugé non prenable d'être égal à Dieu
Mais il s'est vidé prenant la forme de l'esclave (du serviteur),
devenu en ressemblance d'homme ; et pour la figure trouvé comme [s'il était] un homme. » J-M M

 


[1] Vous trouvez ici un extrait de la retraite sur "Le signe de croix, signe de la foi" à Nevers en 2010. Des modifications ont été apportées pour qu'il soit lisible sans le contexte de ce qui a été dit par J-M Martin les jours précédents.

[4] J-M Martin n'est pas le seul à faire cette remarque. « La phrase “ étant dans la forme de Dieu” est en général traduite de telle sorte que le contraste ressort : “bien qu'il fût dans la forme de Dieu”, mais on peut également traduire “parce qu'il était dans la forme de Dieu”, ou “alors qu'il était dans la forme de Dieu”. En traduisant ainsi on atténue le contraste entre "la forme de Dieu" qui est élevée et le triple abaissement sous la forme humaine, la forme de l'esclave et celle de la croix, et on indique que la réalité divine incarnée en Christ est révélée en tant que cruciforme, c'est-à-dire comme don de soi. » (d'après Harold  W. Attridge, "La christologie kénotique et l'épître aux Hébreux", Etudes Théologiques et Religieuses 2014, tome 89, p.295).

[5] Pour entendre que la descente est aussi la remontée (c'est le rapport entre le rapport de la croix d'infamie et de la croix de gloire) « Il faut renverser certaines conceptions de Dieu, où par exemple la majesté de Dieu est conçue en opposition avec toute idée d'humilité, comme si, notamment, lors du lavement des pieds (Jn 13), Jésus avait "mis entre parenthèses" son identité de Seigneur, alors qu'il est beaucoup plus intéressant et adéquat de penser ce geste comme l'expression même de la puissance et de la majesté qui sont celles de Dieu. […] La doctrine des deux natures tend à nous empêcher de penser la kénose de cette manière… C'est la faiblesse principale des travaux de Bruce McCormack… : elles reposent sur une sorte de manipulation des deux natures, où l'une (la nature humaine dans son évidement et sa souffrance), contrairement aux perspectives traditionnelles, influe sur l'autre (sur la nature divine, qui ne doit plus alors être conçue comme étant simplement impassible et exerçant un contrôle total sur la nature humaine qui n'a aucune autonomie.» (Christophe Chalamet, "Évidement ou voilement ?", ETR tome 89, p.360-362). À noter que J-M Martin remet en cause la notion de "nature", voir le dossier de janvier 2017 qui reprend diverses interventions. (La notion de "nature" en philosophie et en christianisme au cours des siècles ; retour à l'Évangile).

[6] La mort sur la croix était réservée aux esclaves rebelles et aux criminels plébéiens.

[7] « Le mot “élevé” (huperupsôsen : il l'a sur-élevé) correspond au mot “abaissé” du v. 8. Hupsos désigne une posture droite par opposition au gisant, donc quelque chose comme la Résurrection. Et huper (sur), c'est l'idée de débordement. Chez Paul tout déborde. Or le débordement appartient au langage des stoïciens : pour eux, tout débordement, dans un sens ou un autre, doit être réduit à ce qui est orthos (droit), qui n'est ni trop ni trop peu. Alors que saint Paul, au contraire, emploie le même mot “débordement” pour dire que ce qui déborde (le péché) n'a de sens que pour préparer le sur-débordement de la grâce. Donc ce n'est pas une réduction au logos sage et moyen des stoïciens, c'est l'introduction dans ce qu'il appellera la non-sagesse, par rapport à la sagesse des hommes. La non-sagesse (ou la folie) consiste en un lieu de grâce (ou de gratuité) et non de réduction au nécessaire ou au logique. Et c'est même le sur-débordement qui rend compte de l'existence du débordement. Le sur-débordement est un nom de la gratuité, de ce qui n'est pas postulé ni comme gain, c'est-à-dire comme droit, ni comme devoir c'est-à-dire comme dette à payer. L'Évangile c'est ce qui nous fait sortir du droit et du devoir pour entrer dans l'espace de la donation.» (Session sur le Serviteur (Jn 13 et Ph 2) Nevers, mai 1998).

[8] On parle souvent de la kénose, c'est à cause de ce verbe : il s'agit de ce mouvement où le Christ se vide.

[9] Dans le texte hébreu, c'est : « Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance. »

[10] Selon Encyclopedia Universalis : le surnaturel excède toute nature créée ou créable, tandis que le préternaturel n'excède que telle nature déterminée.

 

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