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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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19 novembre 2013

JEAN 6, PAIN ET PAROLE. Chapitre 1 : première approche de Jn 6

Aborder un chapitre comme celui-ci demande d'abord d'être conscient de ce qui traîne dans nos esprits. Cette première séance de la session sur Pain et parole, est donc une sorte de débroussaillage qui permet déjà de repérer nombre d'enjeux de ce chapitre.

 

 

Chapitre 1

Première approche de Jn 6

 

Le chapitre 6 de saint Jean est un chapitre long. Il comporte d'abord un récit, même deux récits, puis un long discours dans lequel il est éventuellement difficile de trouver des sections, des repérages. N'attendez pas que d'avance je vous fasse l'architecture de cette demeure. Ce n'est pas ça qui est intéressant, surtout pas d'entrée.

Ce qui est important, c'est que nous lisions ce texte une première fois malgré sa longueur, et que, le lisant, nous soyons soucieux de noter ce qui nous arrête : ce qui nous arrête parce que ça nous pose une question, ce qui nous arrête parce que ça nous émerveille, pensons-nous, ce qui nous arrête parce que c'est pour nous répulsif, irrecevable, incompréhensible ; autrement dit, quelles questions la première lecture du texte réveille chez nous. Et nous allons nous baser sur ces questions-là qui seront les vôtres pour faire, non pas une lecture exemplaire et totalisante, mais une lecture qui soit la nôtre, c'est-à-dire en référence avec les distances dont je parlais tout à l'heure. Ça nous aidera à trouver les motifs – ça peut être un mot, ça peut être une série de versets, ça peut être une question – qui vont cristalliser pour nous les sujets de nos prochaines rencontres.

Multiplication des pains, A Bizuneh, Ethipie

« 1Après cela, Jésus passa sur l'autre rive de la mer de Galilée, dite encore de Tibériade. 2Une grande foule le suivait parce que les gens avaient vu les signes qu'il opérait sur les malades. 3C'est pourquoi Jésus gravit la montagne et s'y assit avec ses disciples. 4C'était peu avant la Pâque qui est la fête des Juifs. 5Or, ayant levé les yeux, Jésus vit une grande foule qui venait à lui. Il dit à Philippe : « Où achèterons-nous des pains pour qu'ils aient de quoi manger ? » 6En parlant ainsi il le mettait à l'épreuve ; il savait, quant à lui, ce qu'il allait faire. 7Philippe lui répondit : « Deux cents deniers de pain ne suffiraient pas pour que chacun reçoive un petit morceau. » 8Un de ses disciples, André, le frère de Simon-Pierre, lui dit : 9« Il y a là un garçon qui possède cinq pains d'orge et deux petits poissons ; mais qu'est-ce que cela pour tant de gens ? » 10Jésus dit : « Faites-les asseoir. » Il y avait beaucoup d'herbe à cet endroit. Ils s'assirent donc ; ils étaient environ cinq mille hommes. 11Alors Jésus prit les pains, il rendit grâce et les distribua aux convives. Il fit de même avec les poissons ; il leur en donna autant qu'ils en désiraient. 12Lorsqu'ils furent rassasiés, Jésus dit à ses disciples : « Rassemblez les morceaux qui restent, de sorte que rien ne soit perdu. » 13Ils les rassemblèrent et ils remplirent douze paniers avec les morceaux des cinq pains d'orge qui étaient restés à ceux qui avaient mangé. 14A la vue du signe qu'il venait d'opérer, les gens dirent : « Celui-ci est vraiment le Prophète, celui qui doit venir dans le monde. » 15Mais Jésus, sachant qu'on allait venir l'enlever pour le faire roi, se retira à nouveau, seul, dans la montagne.

 16Le soir venu, ses disciples descendirent jusqu'à la mer. 17Ils montèrent dans une barque et se dirigèrent vers Capharnaüm, sur l'autre rive. Déjà l'obscurité s'était faite, et Jésus ne les avait pas encore rejoints. 18Un grand vent soufflait et la mer était houleuse. 19Ils avaient ramé environ vingt-cinq à trente stades, lorsqu'ils voient Jésus marcher sur la mer et s'approcher de la barque. Alors ils furent pris de peur, 20mais Jésus leur dit : « C'est moi, n'ayez pas peur ! » 21Ils voulurent le prendre dans la barque, mais aussitôt la barque toucha terre au lieu où ils allaient.

22Le lendemain, la foule, restée sur l'autre rive, se rendit compte qu'il y avait eu là une seule barque et que Jésus n'avait pas accompagné ses disciples dans leur barque ; ceux-ci étaient partis seuls. 23Toutefois, venant de Tibériade, d'autres barques arrivèrent près de l'endroit où ils avaient mangé le pain après que le Seigneur eut rendu grâce. 24Lorsque la foule eut constaté que ni Jésus ni ses disciples ne se trouvaient là, les gens montèrent dans les barques et ils s'en allèrent à Capharnaüm, à la recherche de Jésus. 25Et quand ils l'eurent trouvé de l'autre côté de la mer, ils lui dirent : « Rabbi, quand es-tu arrivé ici ? » 26Jésus leur répondit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, ce n'est pas parce que vous avez vu des signes que vous me cherchez, mais parce que vous avez mangé des pains à satiété. 27Il faut vous mettre à l'œuvre pour obtenir non pas cette nourriture périssable, mais la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que le Fils de l'homme vous donnera, car c'est lui que le Père, qui est Dieu, a marqué de son sceau. » 28Ils lui dirent alors : « Que nous faut-il faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? » 29Jésus leur répondit : « L'œuvre de Dieu c'est de croire en celui qu'Il a envoyé. » 30Ils lui répliquèrent : « Mais toi, quel signe fais-tu donc, pour que nous voyions et que nous te croyions ? Quelle est ton œuvre ? 31Au désert, nos pères ont mangé la manne, ainsi qu'il est écrit : Il leur a donné à manger un pain qui vient du ciel. » 32Mais Jésus leur dit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, ce n'est pas Moïse qui vous a donné le pain du ciel, mais c'est mon Père qui vous donne le véritable pain du ciel. 33Car le pain de Dieu, c'est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde. » 34Ils lui dirent alors : « Seigneur, donne-nous toujours ce pain-là ! » 35Jésus leur dit : « C'est moi qui suis le pain de vie ; celui qui vient à moi n'aura pas faim ; celui qui croit en moi jamais n'aura soif. 36Mais je vous l'ai dit : vous avez vu et pourtant vous ne croyez pas. 37Tous ceux que le Père me donne viendront à moi, et celui qui vient à moi, je ne le rejetterai pas, 38car je suis descendu du ciel pour faire, non pas ma propre volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé. 39Or la volonté de celui qui m'a envoyé, c'est que je ne perde aucun de ceux qu'il m'a donnés, mais que je les ressuscite au dernier jour. 40Telle est en effet la volonté de mon Père : que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour. »

41Dès lors, les Juifs se mirent à murmurer à son sujet parce qu'il avait dit : « Je suis le pain qui descend du ciel. » 42Et ils ajoutaient : « N'est-ce pas Jésus, le fils de Joseph ? Ne connaissons-nous pas son père et sa mère ? Comment peut-il déclarer maintenant : “Je suis descendu du ciel” ? » 43Jésus reprit la parole et leur dit : « Cessez de murmurer entre vous ! 44Nul ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne l'attire, et moi je le ressusciterai au dernier jour. 45Dans les Prophètes il est écrit : Tous seront instruits par Dieu. Quiconque a entendu ce qui vient du Père et reçoit son enseignement vient à moi. 46C'est que nul n'a vu le Père, si ce n'est celui qui vient de Dieu. Lui, il a vu le Père. 47En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit a la vie éternelle. 48Je suis le pain de vie. 49Au désert, vos pères ont mangé la manne, et ils sont morts. 50Tel est le pain qui descend du ciel, que celui qui en mangera ne mourra pas.

51« Je suis le pain vivant qui descend du ciel. Celui qui mangera de ce pain vivra pour l'éternité. Et le pain que je donnerai, c'est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie. » 52Sur quoi, les Juifs se mirent à discuter violemment entre eux : « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » 53Jésus leur dit alors : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l'homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n'aurez pas en vous la vie. 54Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour. 55Car ma chair est vraie nourriture, et mon sang vraie boisson. 56Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. 57Et comme le Père qui est vivant m'a envoyé et que je vis par le Père, ainsi celui qui me mangera vivra par moi. 58Tel est le pain qui est descendu du ciel : il est bien différent de celui que vos pères ont mangé ; ils sont morts, eux, mais celui qui mangera du pain que voici vivra pour l'éternité. » 59Tels furent les enseignements de Jésus, dans la synagogue, à Capharnaüm.

60Après l'avoir entendu, beaucoup de ses disciples commencèrent à dire : « Cette parole est rude ! Qui peut l'écouter ? » 61Mais, sachant en lui-même que ses disciples murmuraient à ce sujet, Jésus leur dit : « C'est donc pour vous une cause de scandale ? 62Et si vous voyiez le Fils de l'homme monter là où il était auparavant... ? 63C'est l'Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles qe je vous ai dites sont esprit et vie. 64Mais il en est parmi vous qui ne croient pas. » En fait, Jésus savait dès le début quels étaient ceux qui ne croyaient pas et qui était celui qui allait le livrer. 65Il ajouta : « C'est bien pourquoi je vous ai dit : “Personne ne peut venir à moi si cela ne lui est donné par le Père.”  »  66Dès lors, beaucoup de ses disciples s'en retournèrent et cessèrent de faire route avec lui. 67Alors Jésus dit aux Douze : « Et vous, ne voulez-vous pas partir ? » 68Simon-Pierre lui répondit : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as des paroles de vie éternelle. 69Et nous, nous avons cru et nous avons connu que tu es le Saint de Dieu. » 70Jésus leur répondit : « N'est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les Douze ? Et cependant l'un de vous est un diable ! » 71Il désignait ainsi Judas, fils de Simon l'Iscariote ; car c'était lui qui allait le livrer, lui, l'un des Douze. »

(Traduction Œcuménique  de la Bible)

 

1°) La traversée du texte.

►(1)  J'ai été très dérouté par ce passage dans la barque, je le trouve incompréhensible ; et il y a deux passages où Jésus est très actif : celui où il donne à manger à tout le monde, et puis ce grand discours. C'est une drôle de construction.

J-M M : Ce n'est pas forcément une drôle de construction, c'est une construction qui est très johannique, dans un certain sens. Nous avons remarqué que ce chapitre commence par le récit de la multiplication des pains (pour emprunter l'expression usuelle) et finit sur un discours. Ceci se retrouve très souvent chez Jean. Par exemple au chapitre précédent, le chapitre 5, vous avez un récit qui est le récit de la guérison du paralysé et puis ensuite un grand discours. Au chapitre 9 (guérison de l'aveugle de naissance) vous avez la même chose. D'autres chapitres sont construits autrement.

Ici nous avons repéré au moins un premier ensemble qui est le récit de la multiplication des pains, puis deux épisodes intercalés : deux épisodes maritimes, la barque d'une part et puis la recherche (ce mouvement de bateaux qui vont et viennent dans un deuxième temps). Ce n'est pas un seul épisode, ce sont deux courts épisodes maritimes qui sans doute nous invitent nous-mêmes – j'anticipe – à une traversée du texte pour entendre finalement la parole, le grand discours du Pain de la vie. Nous avons déjà les premiers linéaments qui ont fait difficulté mais qui ont peut-être leur sens. Ils ne sont pas si inouïs que ça dans l'écriture de saint Jean.

Est-ce que le grand discours lui-même paraît homogène ou est-ce qu'il est susceptible d'être articulé de plusieurs façons ? C'est peut-être une question que vous vous êtes posée.

►(2)  Justement, en le lisant, on se rend compte qu'il y a plusieurs respirations dans le texte, peut-être trois. Ça a à voir avec des points forts, des détails : « C'est moi le pain de vie » (v.35) « Quiconque croit a la vie éternelle » (v.47), choses qui reviennent un peu dans chaque discours.

 

2°) Difficultés du texte.

►(3) Moi il y a deux choses qui m'ont interrogé, c'est « Nul ne peut venir à moi si le Père ne le tire » (v.44) ; ça interroge un peu par rapport à l'entièreté du salut. Est-ce que ça veut dire que tout le monde n'est pas tiré ?

J-M M : Ce n'est pas la question du texte, nous le verrons, cependant c'est une question qu'à première écoute nous posons.

►(3) Et puis une phrase qui précède : « Quel signe nous donneras-tu ? » (v.30), alors qu'il vient de multiplier les pains. À quoi cela nous renvoie-t-il ? À la Résurrection ?

J-M M : Vous avez pointé des lieux qui font difficulté, qui posent des questions.

 

3°) La nouveauté christique relit les thèmes de l'A.T.

►(4)  Je vais faire une observation sur la manne. Il est dit que les pères avaient mangé la manne au désert et il est cité le mot de l'Écriture : « Il leur a donné à manger du pain venu du ciel ». Ce qui me frappe, c'est qu'après il a l'air d'indiquer que son message concerne encore une autre nourriture, et c'est là où il dit « le pain de la vie ». De même qu'il est dit plus loin, v.49 : « Vos pères ont mangé la manne au désert et sont morts, seul ceux qui vont manger le pain de vie ne mourront pas ». Donc il y a une façon différente de voir la nourriture qui a été apportée par Dieu à une certaine époque, et sa nourriture à lui.

J-M M : Vous mettez le doigt sur le problème que pose l'interprétation de ce que représente la manne, autrement dit, quelle est la relecture que le Nouveau Testament, la nouveauté christique, fait des thèmes de l'Ancien Testament ? C'est un problème général qui a ici un lieu précis d'application sur lequel nous viendrons. C'est même un point tout à fait essentiel : dans quelle mesure le texte que nous allons lire est un texte « selon les Écritures » ? Que veut dire « selon les Écritures » ? Ce mot, « selon les Écritures », vous l'avez à l'oreille : il est dans le « Je crois en Dieu » et il est au cœur du credo qui se trouve au chapitre 15 de la première lettre aux Corinthiens de Paul. C'est vraiment très archaïque : « Ressuscité le troisième jour selon les Écritures ». Quel est le rapport des Écritures juives et de la nouveauté christique ?

►(5) Justement j'ai trouvé brutal le fait que Jésus dise : « C'est moi qui vous donne ce pain et vous ne mourrez pas ; c'est mon Père qui vous a donné la manne et vous êtes morts ». Et j'ai entendu aussi que c'est le Christ qui nous ressuscite et je pensais qu'en fait c'était Dieu.

J-M M : C'est bien, mais nous n'allons pas en rester à ces expressions. Toutefois c'est bien de les poser parce que nous croyons trop facilement ces questions résolues: le rapport du Père et du Christ, est-ce que c'est la même chose que le rapport de ce que nous appelons Ancien Testament et Nouveau Testament ? Ceci rejoint la question précédente.

 

4°) Mise en évidence du manque. Sens des mots.

►(6) Ce qui me pose le plus question dans les discours de Jésus, c'est comment interpréter certains mots, quels sens pluriels ils peuvent avoir ? Des mots aussi courants que manger, boire, consommer, que mort et vie, que chair et sang. Je crois qu'on fait très facilement un contresens.

 J-M M : Absolument.

►(7) Après avoir lu ce texte j'ai pensé que : au commencement était la faim et que tout le monde pouvait la ressentir. Mais là, le Christ est en train de dire : vous savez que vous avez faim mais vous ne savez pas que vous avez faim d'autre chose. Il crée un besoin pour aller plus loin et dépasser ce seul besoin de la vie au premier degré. Est-ce que la faim peut finir ? Est-ce que la vie éternelle c'est d'être rassasié ou est-ce qu'on a toujours faim parce que c'est la vie ?

J-M M : Il y a beaucoup de choses qui sont impliquées par ces quelques mots, en particulier la mise en évidence du manque – le mot même de manque ne se trouve pas dans notre chapitre mais dans un moment qui a des affinités avec notre chapitre. Nous aurons à nous demander avec quels autres textes notre chapitre 6 a des affinités. Il en a entre autres avec le chapitre 2, les Noces de Cana : ici c'est manger, à Cana c'est boire ; seulement les Noces de Cana commencent par : « Le vin venant à manquer (hustérêma) », le manque. Que signifie la mise en évidence du manque ? Quelle est sa place ? Et ensuite, quel est son traitement ? Là encore, il faut entendre bien, car il y a des lieux où on a : « Celui qui vient près de moi n'aura pas faim » (v. 35) ou « Celui qui boit […] n'aura plus jamais soif » (Jn 4, 14). Il y a là un autre rapport d'affinité, cette fois avec le chapitre 4, chapitre de la Samaritaine, où on trouve aussi l'expression "l'eau de la vie" (distinguée de l'eau de la Samaritaine), expression reprise dans notre chapitre même à propos du manger… Seulement c'est la reprise d'un texte de l'Ancien Testament qui semblait dire le contraire, à savoir que celui qui en boit aura toujours soif  (Siracide 24, 21). Quel est le traitement du manque et de la réplétion, quel est le traitement de la faim et de la satiété, quel est le rapport de la soif et de la faim… ?

Entre-temps nous avons pensé (question 6) : comment apercevoir les répartitions de sens ? Nous avons ici des mots très usuels : le pain, la mort et la vie effectivement, et il faut bien voir qu'ils n'ont pas toujours la même ampleur de sens. Si on veut répartir deux sens, notre tentation c'est de dire qu'il y a un sens usuel et un sens spirituel (au sens vague du terme). Mais c'est beaucoup trop vite dit. Quelle est la différence de sens entre ces différents mots ? Il faut que nous ayons l'oreille alertée à cette question. Je dis toujours que tous les mots de Jean sont des mots du corps : entendre, voir, marcher, manger, boire, etc. et cependant ils ne restent pas dans le sens que nous leur donnons. Ils parlent à partir d'une autre perspective. Quelle autre ? Comme j'ai dit que les premiers étaient des mots du corps, cela voudrait-il dire que les autres sont des mots de l'âme ou de l'esprit ? Mais il ne faut pas du tout nous en tenir à cette répartition qui est la nôtre. Nous n'avons même pas le lieu qui nous permette de répartir les deux champs de sens pour l'instant. Ce lieu est à découvrir.

Pour le dire d'un mot, une répartition telle que celle que nous évoquons ici risque d'être assumée par une répartition qui existe déjà en nous et qui n'est pas forcément celle du texte. Cette répartition qui existe déjà en nous, c'est la répartition d'origine post-platonicienne de l'intelligible et du sensible, de l'âme et du corps, etc. Peut-être qu'il s'agit d'autre chose.

 

5°) "Rien n'est perdu" mais quel "rien" ?

►(8) Ce qui m'a frappé dans le miracle de la multiplication des pains, c'est le fait qu'in fine, Jésus dise à ses disciples : « Recueillez les morceaux qui restent afin que rien ne soit perdu » (v.12) et un peu plus loin, quand il commence son « homélie », il dit « Or la volonté de celui qui m'a envoyé est que je ne perde rien de ce qu'il m'a donné mais que je le ressuscite au dernier jour » (v.39). Je m'interroge sur la perte par rapport au manque dont nous venons de parler.

J-M M : Là plusieurs choses rejoignent des questions qui ont été évoquées. C'est bien d'avoir mis en rapport la perte qui est aussi la question du reste… C'est une réponse à la question : « Est-ce que le Père les tire tous ? » Que veut dire "tous", est-ce ce que nous nommons ainsi tous les hommes de l'histoire de l'humanité ? S'agit-il de tous ceux qui sont du Christ, quelle est l'ampleur en question ici ? Il ne perd rien, mais rien de quoi ? Rien de ce qui lui est donné, mais qu'est-ce qui lui est donné à garder ? La question n'est pas tout à fait résolue pour autant, mais le rapport est intéressant.

 

6°) Corps et chair. Rapport volonté / pain.

►(9) J'avais une question à la suite de la question (n°6) de la définition des mots. Est-ce que corps et chair ont un sens différent l'un de l'autre ? Et puis la question pour laquelle j'ai l'impression d'être un peu ici : je fais le lien entre « la volonté de celui qui m'a envoyé », et la prière du Notre Père « que ta volonté soit faite ». Pour moi c'est une grosse interrogation : quelle est la volonté de Dieu en ce qui me concerne ?

J-M M : Deux choses qui sont toutes deux importantes. La question "corps et chair" est une question qui a justement à voir avec notre façon de nous tenir par rapport à des mots. Nous avons des mots ici qui sont dans le tenant d'un ensemble, et nous avons des mots qui ont un sens dans notre discours d'usage donc dans un autre tenant, dans un autre ensemble. Il faut entendre qu'un mot tout seul, posé comme ça, ne signifie rien. Un mot ne signifie que dans un tenant. À chaque fois il faut nous interroger : dans quel tenant ?

Pour ce qui est de corps et chair en particulier, la question peut être posée parce qu'à la messe nous disons : « Ceci est mon corps » et ici Jean dit : « Si quelqu'un mange ma chair ». Est-ce que ces deux mots ont la même signification ? Cette question est très complexe, très intéressante, avec des nuances d'emploi. Les emplois de ces mots-là dans le Nouveau Testament sont différents des nôtres, mais en outre ils ne sont pas constants. Paul et Jean n'ont pas exactement la même façon de distinguer chair et corps. Nous allons être alertés à cela. Je ne fais que ré-embrouiller la question pour l'instant. D'ailleurs c'est très important que nous percevions bien la radicalité de nos difficultés. Il ne s'agit pas de les couvrir tout de suite de façon satisfaisante. Et à la mesure où nous approfondissons, quelque chose même se découvre.

Le deuxième point de ta suggestion, c'est la volonté. Nous verrons qu'il y a un rapport de la volonté et du pain. On ne va pas esquisser la solution pour l'instant mais souligner que c'est pertinent. Ne serait-ce que dans le Notre Père, il y a un rapport de proximité entre « Que ta volonté soit faite » et « Donne-nous aujourd'hui notre pain ». C'est une chose que très souvent on n'aperçoit pas parce qu'on dit : les trois premières demandes concernent Dieu en lui-même et ensuite c'est nous (le pain, le pardon…). Ce n'est pas la bonne répartition du Notre Père. Peut-être que saint Jean va nous aider à lire le Notre Père qui est en saint Matthieu et en saint Luc. D'autre part le mot de volonté est un mot majeur qui n'a pas du tout dans l'Écriture le sens que nous lui avons donné, le sens que ce mot a dans notre discours.

 

7°) Question sur l'historicité.

► (10) Je pensais aussi à une question toute simple d'un enfant du catéchisme, à laquelle j'ai du mal à répondre : « Monsieur le curé est-ce que ça s'est vraiment passé comme ça ? » Quelle est la réalité historique qui est à l'origine de ce texte ? C'est une grosse question, pas seulement pour les enfants du catéchisme.

J-M M : Oui, c'est en un certain sens une grosse question. Je crois que c'est une question néanmoins qui gagne à n'être pas répondue hâtivement. Peut-être qu'il faut parfois répondre hâtivement quand la question est posée entre deux portes, car il faut dire quelque chose. Mais quand on prend le temps de méditer, il faudrait voir dans quelle mesure la question même est pertinente. Car les questions, on peut les résoudre mais on peut aussi les dissoudre, c'est-à-dire montrer en quoi elles ne s'imposaient pas. Or il apparaît que cette question, pour nous, est première. Ne serait-ce que de toute façon, en étudiant non pas le discours mais la part de récit initial, nous avons à nous poser cette question.

C'est occasion pour moi de dire que les textes de Jean ne sont pas seulement des récits au sens de ce que peut être un reportage sur le slalom géant. Ils racontent quelque chose qui s'est passé, mais Jean l'écrit et l'articule pour des auditeurs, et singulièrement il l'écrit pour sa communauté. Autrement dit il y a le moment visé par le récit dans lequel nous nous précipitons tout de suite, mais il y a aussi le moment de l'écriture, le moment où les mots prennent sens du fait qu'ils sont adressés à cette communauté. Des mots adressés à une communauté ne sont pas la même chose qu'une historiographie faite en bibliothèque ; ce sont des mots qui ont comme visée que l'écoute se fasse dans la foi et que la célébration se fasse.

Par exemple la confession de Pierre au verset 68 : « Seigneur, à qui irions-nous, tu as les paroles de la vie éternelle » est un texte écrit dans un ton de célébration. Il y a le niveau de Pierre qui célèbre et, pour Jean qui écrit, c'est aussi toute la communauté écoutante qui, au terme de son écriture, professe le Christ, célèbre le Christ. Ces deux niveaux, ces deux longueurs de jet de regard que nous pouvons avoir sont bien perceptibles. L'épisode n'est plus un fait divers articulé dans une parole. C'est une parole pour la communauté… Sans compter que cette écriture est encore plus radicalement une écriture pour nous, elle est aussi pour la célébration, pour l'écoute célébrante de tout homme qui lit ce texte.

Il ne faut pas considérer que nos évangiles sont d'abord des ouvrages d'histoire. Je ne dis pas cela pour jeter le moindre discrédit sur une éventuelle valeur historique de telle ou telle chose, mais ce n'est pas leur visée. Leur "être pour" qui détermine leur structure, leur articulation, n'est pas d'être livre de bibliothèque, il est d'être articulation de la mémoire pour la communauté.

J'anticipe un peu ici, mais cela nous amène éventuellement à nous demander quelle est la signification des douze corbeilles : où va le pain qui reste ? Par exemple dans l'Eucharistie d'aujourd'hui. Pourquoi 12 ? Parce que c'est l'universalité : 4 fois 3. Ce n'est pas en fait un des chiffres majeurs dans la symbolique johannique, mais c'est la même symbolique ici que celle de Matthieu, Marc, Luc où il y a toujours 12 corbeilles. Autrement dit nous sommes rendus présents au miracle de la multiplication des pains, nous sommes partie prenante, nous mangeons cela : nous mangeons à ce qui super-flue, à ce qui sur-flue. Le mot "reste" n'est pas bon car périsseueïn en grec, c'est abonder, donc "ce qui abonde au-delà de ce qui a été consommé". Autrement dit c'est l'Eucharistie de tous les temps qui est en même temps visée ici dans la façon dont ils récitent la mémoire de cet épisode.

Voilà ce que je voulais dire à ce propos. Ce n'est pas tout à fait votre question mais c'est très important pour notre manière de ne pas nous situer au texte simplement comme à un monument archéologique. Il est très curieux que spontanément nous lisions l'Écriture de cette manière. De toute façon, dans les théories modernes on ne prend jamais une écriture ancienne pour ce qu'elle dit mais comme un monument par rapport à une histoire. Peut-être que l'Écriture n'est pas écrite comme cela. Il est même tout à fait clair qu'elle n'est pas écrite comme cela.

Saint Paul dit explicitement à propos de l'histoire d'Abraham : « Cela n'a pas été écrit seulement pour lui […] mais aussi pour nous» (Rm 4, 23-24), pour nous qui sommes du dernier jour, qui sommes de la fin des temps, car le dernier jour, chez Jean, c'est maintenant.

 

8°) Parole, Pain, Foi, Eucharistie : tout l'Évangile est dans ce chapitre.

►(11) J'avais lu le texte avant de venir et on vient de le relire, j'ai essayé pour moi de replacer ce texte à l'intérieur de tout l'Évangile. Et justement à ce niveau-là, c'est son unité, c'est la construction qui m'a frappé. Notamment un certain nombre de choses dont on ne sentait pas forcément très bien la place (je repensais au travail qu'on a fait sur le Prologue l'an dernier) reprennent sens. La manne, la présence de Judas à la fin, etc… ça m'a paru beaucoup plus cohérent que les lectures que j'avais pu faire auparavant.

J-M M : Il y a une unité du texte en lui-même et une unité du texte avec d'autres lieux de Jean, c'est vrai. Et je peux dire qu'il y a la totalité de l'Évangile dans ce chapitre. Ça ne veut pas dire qu'il est un assemblage de choses disparates. Il a au contraire une unité à la mesure où il vise le tout, et cependant il vise le tout sous un aspect privilégié. Quel serait l'aspect privilégié ? L'Évangile dit une seule chose : Jésus est mort et ressuscité. Il n'y a rien d'autre. Seulement il le dit d'une façon différente dans le chapitre 5 à propos de la guérison d'un paralysé et dans le chapitre 6 à propos de la nourriture. De quoi parle-t-il ?

► Croire en celui qu'il a envoyé.

► Il faut manger pour vivre.

« Celui qui croit a la vie éternelle » et après aussitôt « Je suis le pain de vie ».

J-M M : Il y en a qui ont répondu « croire » et d'autres « manger ». Il serait très intéressant de se demander dans quelle mesure manger et croire peuvent dire la même chose, c'est probablement notre sujet. Ça voudrait dire par exemple : est-ce qu'entendre la parole (ce que nous appelons la Parole) et ce que nous appelons l'Eucharistie, sont la même chose ? Est-ce que le mot pain est une métaphore pour désigner la parole ou bien une indication de la gestuelle eucharistique où on mange du pain (du pain qui n'est pas du pain) ? Voilà une question, non ?

Je signale cette question parce qu'elle n'est pas souvent très bien répondue. On dit (répartition fréquente chez les exégètes) : la première partie du discours du chapitre 6 parle de la parole et donc le mot de pain a une signification métaphorique ; la deuxième partie parle de manger le pain, boire le sang, il s'agit ici de l'allusion à la pratique rituelle eucharistique et le mot pain a une fonction autre que la fonction simplement métaphorique. Or cette répartition en deux parties est totalement fausse. Qu'il y ait pour nous qui approchons le texte la nécessité provisoire de s'interroger sur ce que désigne le mot de pain, c'est vrai. Cependant ça ne se résout pas de quelle façon une partie parle d'une chose et une partie de l'autre chose. Dans les deux cas il s'agit d'une signification du mot de pain qui est plus radicale, plus fondamentale, plus essentielle que telle ou telle. Ce n'est ni fonction métaphorisante pour la parole ni indication d'un rituel eucharistique, c'est avant cela. Il y a une unité plus essentielle du mot de pain que ces répartitions hâtives. C'est pourquoi il ne faudrait pas me dire : ce discours parle de l'Eucharistie. Et il ne faudrait pas me dire : ce discours parle de la parole. Ce dont il parle est avant ces distinctions. "Avant" : je veux dire plus originaire et plus porteur, plus essentiel.

Reste le problème initial : est-ce que le pain, c'est du pain, ou est-ce que justement, parce que c'est le pain, ça ne peut pas être du pain ? Est-ce que le pain véritable, c'est la même chose que du pain ? Que veut dire véritable ? Est-ce que ça veut dire que c'est du vrai pain ? C'est la façon dont nous avons tendance à poser la question. C'est très important, c'est même tout à fait initial. Que le Christ soit "l'homme véritable", c'est ensuite utilisé par Irénée pour dire qu'il est "véritablement un homme". Ce n'est pas ce que Jean veut dire parce qu'il est justement un homme que nous ne sommes pas. Mais que veut dire vrai ? La vérité est un mot majeur chez saint Jean. C'est même un des noms, une des désignations du Christ : « Je suis la vérité ». Vous avez peut-être remarqué qu'en passant je viens de faire allusion aux « Je suis » (« Je suis le pain », « Je suis la porte », « Je suis la vérité », « Je suis la lumière »...) Qu'est-ce que ce Je ?

Plus nous avançons, plus nous prenons conscience de ce que nous avons beaucoup à faire pour pénétrer un peu plus dans ce texte. Il est plein d'énigmes, plein d'invitations à penser, d'invitations à entendre mieux.

 

9°) Épisode "maritime".

►(12) Qu'est-ce que c'est brusquement que cette ténèbre qui va arriver après que le Christ a nourri les hommes et avant un discours ? Il va dire « Ne craignez pas, je suis (c'est moi) ». Ça souligne le côté peut-être essentiel de ce qui va être dit après : la mort face à la vie éternelle.

J-M M : Oui, ça répond un peu à la toute première question où quelqu'un s'étonnait de ce que j'appelle les "épisodes maritimes" : quelle est leur fonction ? Ici tu fais une bonne suggestion de sens : comment on passe de l'un à l’autre – car les épisodes maritimes sont des épisodes de navigation, donc de passage d'un lieu à l'autre d'une certaine manière… Tu dis plus que cela, mais tu aides à situer ces épisodes intermédiaires. Cela pourrait nous aider de chercher des épisodes intermédiaires ailleurs chez Jean.

 

10°) Je suis.

►(13) Je suppose qu'on va travailler sur la question des apôtres dans la barque et les différentes traductions de la réponse puisqu'on a « C'est moi » qui est parfois traduit « Je suis ». Est-ce qu'il y a rapport avec le « Je suis » de l'Ancien Testament ?

J-M M : Oui. C'est pourquoi il n'y a pas de traduction satisfaisante, parce qu'à un certain niveau de lecture ça signifie bien « C'est moi », et à un autre niveau le même mot signifie le « Je suis » biblique. Alors nous sommes contraints, ne serait-ce que par notre façon de parler, de faire un choix. Le texte n'a pas besoin de faire le choix parce que « je suis » et « c'est moi », ça se dit de la même manière en grec. Nous verrons que les deux possibilités de traduction sont dans le texte, ils sont dans la volonté du texte. C'est même un mode d'écriture de Jean que de garder constamment du double sens et de méditer sur la signification du double sens.

 

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