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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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21 septembre 2013

Plus on est deux Plus on est un, 3ème rencontre : La dualité structurante de l'Évangile : caché/dévoilé, semence/fruit

Nous vivons sur la structure prévu/réalisé (celle du faire), alors que l'Evangile est sur la structure semence /fruit, caché/réalisé... (celle de l'accomplir).Or, on ne peut faire que ce qui n'est pas, on ne peut accomplir que ce qui est déjà.  Accomplir, c'est faire venir à fruit ce qui est déjà sur mode séminal, sur mode de semence. Nous disons : “on ne peut pas être et avoir été,” alors que dans la perspective de l'accomplir on ne peut être que si on a de toujours été, de manière cachée. C'est tout cela que Jean-Marie Martin nous fait découvrir en le mettant en oeuvre sur des textes de saint Paul puis de saint Jean. D'autres messages touchent à cela, ils sont indiqués en note.

 

La dualité structurante de l'Évangile :

caché/dévoilé, semence/fruit

 

 

I – Différentes dualités ; la dualité structurante

 

Nous allons poursuivre notre méditation sur le deux.

1) Méditation sur différentes dualités et sur leurs différences.

Il y a une indéfinité de façons d'être deux, de la césure (la cassure, la brisure) à la jointure. En cela le deux est le premier élément de toute structure. Dès la plus haute Antiquité, cette question – dans notre Occident même – est pensée, méditée.

Discorde et amitié (ou attrait) ; mêmeté et altérité.

Empédocle d'Agrigente, VIe siècle avant Jésus-Christ, ajoute aux quatre éléments deux forces ou puissances qu'il appelle néïkos et philia : la discorde et l'amitié. Qu'il y ait de l'amitié entre telle substance et telle autre substance nous paraît être une étrange façon de parler. Il reste néanmoins que, sans trop le savoir, nous continuons à le faire, puisque nous disons qu'une personne a de l'attrait pour une autre personne et qu'une substance est mue par attraction. C'est le même mot, cependant nous ne pensons pas cette mêmeté-là.

Je viens de prononcer le mot de mêmeté : nous n'allons pas l'employer aujourd'hui, mais évidemment le difficile rapport entre la mêmeté et l'altérité est à l'horizon de notre recherche. On connaît les slogans qui aujourd'hui prônent l'altérité. Seulement, en vérité, il n'y a pas d'altérité sans mêmeté, et pas de mêmeté sans altérité. Ces mots mêmes n'existeraient pas s'il n'y avait pas cette mêmeté dans l'altérité.

Ce langage paraît un peu lointain, mais le même et l'autre méritent notre attention. Peut-être développerons-nous cela à propos de l'altérité en langage de paternité et de filiation – père et fils, une altérité générationnelle. On peut penser au rapport, dans la pensée évangélique, de ce que sera la Trinité – trois cette fois… Mais ici il s'agit du rapport entre Père et Fils spécialement médité par saint Jean.

Quelques dualités quotidiennes.

Des dualités, nous en avons quotidiennement. Notre langue en use et comme nous sommes au monde par la langue, du même coup nous avons un monde constitué de dualités. Un bon indice pour cela est la grammaire : le sujet / l'objet ; le singulier / le pluriel ; le masculin / le féminin etc. Nous verrons que certaines langues ont gardé une distinction du singulier et du pluriel assorti d'un autre terme qui est le duel. Dans ces langues, le rapport au deux n'est pas un rapport pluriel, c'est un rapport unique : il est infiniment multiple comme je viens de le dire, mais particulier par rapport à ce que nous appelons le pluriel.

Il y a aussi subjectif et objectif ; substantiel et occasionnel etc. Vous ne vous comportez à l'égard de quoi que ce soit sans qu'explicitement ces distinctions-là, ces césures ou ces jointures, soient mises en œuvre.

Notre projet d'aujourd'hui.

Dans notre première rencontre nous avons traité un deux du seuil – c'était bien pour commencer : la question de l'abord. Nous allons traiter aujourd'hui un deux qui est interne au discours évangélique. La dernière fois c'était le rapport du discours évangélique avec notre capacité d'écoute, avec notre discours natif ; cette fois nous allons considérer une dualité qui est constitutive, qui est structurante – puisque le deux est le moment minimal de toute structure.

En quoi consiste la différence des différents deux ?

Ce qui est en cause c'est, à la fois, les différents, mais aussi la différence des différents ; c'est-à-dire que les deux sont différents l'un de l'autre, mais en quoi consiste la dif-férence ?

Le mot de dif-férence dit “se porter de part et d'autre”. Il a pour équivalent la dis-tance : se tenir de part et d'autre. Ces deux termes, de part et d'autre, ont chacun un champ sémantique, une signification par eux-mêmes. Mais lorsqu'on les rapproche, soit syntaxiquement comme je viens de le faire ici (comme un sujet et un complément d'objet), soit d'une façon qu'on pourrait appeler parataxique parce qu'ils sont simplement l'un à côté de l'autre… Faites bien attention que les mots disent déjà quelque chose de par la simple proximité, avant même les structures articulantes de la grammaire, de la syntaxe.

La proximité de deux mots modifie chacun des mots.

Le poète sait cela. Il sait qu'il dit quelque chose du simple fait que les mots sont voisins : le voisinage, l'attenance, le syntagme : différents noms pour appeler cela. Or le fait de ce rapprochement, de cette proximité qui garde la différence – la proximité garde la différence, c'est pourquoi c'est la plus haute unité – cet approchement de deux mots modifie chacun des mots.

Prenons un exemple : le mot de nature est peut-être un des mots les plus fondamentaux de notre Occident, ainsi que l'équivalent grec de phusis, d'ousia (deux façons de dire ce qui deviendra nature à partir du latin en français.[1] Or le mot de nature n'est pas le même si je l'accole avec le mot artifice (c'est naturel ou artificiel) ; si je distingue nature et culture ; si je distingue nature et surnature comme la théologie l'a fait longuement ; si je distingue nature et personne, Dieu sait si la théologie l'a fait aussi – le Christ est une seule personne en deux natures et la Trinité, c'est trois personnes en une seule nature. Voilà des mots de l'Occident et qui ne prennent pas du tout place dans notre Écriture. Cela, qui a constitué tout un discours, mérite d'être examiné de très près.

Le mot de physique vient lui aussi de la phusis grecque mais il n'a pas le même sens si je mets en rapport le physique et le moral, ou la physique et la chimie. Autrement dit il y a des possibilités de sens qui sont accordées au mot, et la proximité d'un autre mot éveille l'un de ces sens. Un peu comme une couleur est une couleur, mais la proximité d'une autre couleur fait que ce n'est pas la même couleur, fait ressortir quelque chose de cette couleur qui était de son possible mais qui n'était pas déterminé comme tel. C'est ce qu'on peut appeler le paratagme, la proximité, qui est une façon de tenance, d'attenance  mutuelle.

Parenthèse : La distinction nature-surnature n'est pas de l'Évangile.

Je reviens à mon propos. La dernière fois nous étudiions une dualité qui était conduite par le seuil, par la frontière du seuil : entre un dehors et un dedans, qui peut être aussi un avant et un après si je suis dans le mouvement d'entrer dans quelque chose. Pour revenir à l'exemple que je viens de donner, la question médiévale était le rapport de l'Évangile et de la nature, parce qu'il y avait une nature humaine. Mais nous avons dit que ce n'était pas le bon abord : ce n'est pas le rapport de l'Évangile et de la nature humaine, c'est le rapport de l'Évangile et du natif humain. C'est la même racine d'ailleurs, nature et natif, mais ça ne désigne pas la même chose.

En effet les anciens théologiens étaient obligés de distinguer entre la nature humaine telle qu'Aristote en parle et puis ce qui apparaît dans l'homme christique. Et comme ils avaient une confiance très grande dans Aristote, ils ont maintenu le concept de nature, étudié tout ce qu'ils pouvaient étudier selon la nature humaine à la lumen naturale rationis (à la lumière naturelle de la raison). Et comme ce n'était pas adéquat à l'homme christique, à l'homme que présente l'Évangile, on appela surnature ce surplus inadéquat : c'était quelque chose de surajouté. Et c'était très bien de le faire parce qu'il est vrai que l'homme d'Aristote et l'homme de l'Évangile ne sont pas le même. Cependant la distinction est une distinction très située, ce n'est pas la distinction que l'Évangile promeut, c'est une interprétation de l'Évangile qui est faite dans un discours, dans un dialogue entre l'Évangile et l'oreille d'Occident, la capacité d'écoute d'Occident d'une époque. Ce n'est du reste plus la même aujourd'hui.

Dans le champ philosophique le mot nature aujourd'hui n'a pas du tout le sens qu'il avait au Moyen Âge. Le sens d'aujourd'hui est géré par la dualité nature / culture. « Est-ce qu'être femme, c'est quelque chose qui relève de la nature ou de la culture ? », c'était la question de Simone de Beauvoir ; ce n'est déjà plus le sens du mot de nature.

 

2) Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre…

Je reviens à notre sujet. Nous en étions à dire que la dernière fois nous avions parlé de l'abord et que cette fois-ci nous entrions dans la dualité qui structure peut-être le plus fondamentalement tout l'ensemble du discours évangélique. Je ne dis pas encore une fois que c'est l'ultime ou la première – comme vous voudrez – la plus essentielle. Il nous reste à en voir d'autres plus essentielles sans doute, mais celle-là a la propriété d'être structurante du discours évangélique. Cette distinction, je vais vous l'énoncer de plusieurs façons puis nous allons l'étudier. Vous n'allez peut-être pas voir tout de suite l'enjeu ou l'importance, ça va se dégager au cours de ces deux heures.

1 tableau caché dévoilé

1/ Caché/dévoilé.

Cette distinction c'est la distinction entre le caché et le dévoilé, donc c'est une structure de révélation, de dévoilement.

Révélation et dévoilement sont deux mots de même racine. Il serait très intéressant de voir l'histoire du mot qui correspond à “dévoilement” et de son corrélatif qui désigne le caché, dans notre histoire d'Occident, mais je ne le fais pas.

2/ Mustêrion/apocalupsis

La référence première c'est donc celle-ci : caché/dévoilé. Elle correspond en grec à la distinction mustêrion/apocalupsis. 

– Le mot mustêrion (mystère) a tout une histoire, jusqu'à « vous faites bien des mystères Monsieur ». Ça passe déjà par le fait que le mystère, c'est quelque chose qu'on ne comprend pas. Or ce n'est pas du tout le sens ici.

– Par ailleurs le mot kalumma c'est le voile et apocalupsis désigne donc le retirement du voile. Apocalypse ne signifie pas “Apocalypse Now”. Apocalyptique comme catastrophique n'a rien à voir avec le sens du mot apocalypse qui signifie dévoilement, révélation.

Le mot mustêrion  sera au départ traduit en latin, soit par mystêrium, soit par sacramentum. Par exemple saint Ambroise, évêque de Milan au quatrième siècle, a produit entre autres deux petits traités, un qui s'appelle De Mysteriis et l'autre De Sacramentis, et qui traitent exactement de la même chose, c'est-à-dire des rites d'initiation baptismale.

3/ Semence/fruit.

Caché/dévoiléc'est le vocabulaire de base. Le vocabulaire le plus symbolique pour dire cela – donc celui peut-être qui vous parlera davantage – c'est le vocabulaire en symbolique végétale de la semence et du fruit, ce qui donne lieu à une très belle méditation parce que nous avons une différence et une identité : une identité parce que le fruit est selon la semence, ou même le fruit est dans la semence comme la semence est dans le fruit. C'est un lieu de méditation très fructueux. Très souvent le langage le plus symbolique, au sens banal du terme, est celui qui est le plus riche, le plus fécond, le plus donateur de sens, d'intelligibilité.

4/ Sperma/corps.

Si je prends la semence (sperma en grec) dans un sens un peu différent, c'est-à-dire le sperma comme ça sonne à notre oreille, alors semence/fruit devient sperma/corps. C'est la même structure.

Cette structure sperma/corps existe également chez les stoïciens. Dans la production de l'homme – la pro-duction, c'est conduire au-devant, faire advenir l'homme – le chemin part de la semence liquide qui doit prendre consistance progressivement, donc se mettre en mouvement, un mouvement de solidification qui devient le corps et le corps, c'est la totalité accomplie.

Différents sens du mot corps.

Par parenthèse, voyez la différence de sens qu'il y a entre le corps pris dans le processus stoïcien, mais qui a son équivalent dans le rapport semence/fruit du Nouveau Testament, et l'emploi du mot de corps pris dans une perspective plutôt platonicienne, dans une autre césure, dans un autre rapport, dans une autre jointure : corps / âme. Le corps est peu de chose pour Platon comparé à l'âme, alors que le mot de corps, dans notre perspective, désigne le plein accomplissement de la totalité de l'homme. Le mot de corps, suivant qu'il est dans une jointure ou dans une autre, dit des choses très différentes et même opposées.

5/ Volonté (ou désir) / œuvre.

Le moment spermatique est appelé aussi, cela peut vous paraître très étrange : volonté ou désir. Prenons le mot désir au sens moderne du terme, c'est-à-dire où il n'est pas qualifié systématiquement de mauvais. C'est le même mot épithumia (désir) et thélêma (volonté), ils sont structurellement au même endroit dans nos textes, mais le mot épithumia est pris plutôt en mauvaise part ; Augustin le traduira par concupiscence, qu'on appelle convoitise. Vous voyez, c'est essentiellement la même chose.

Il y a un rapport entre la volonté (ou le désir) et l'œuvre : le désir qui conduit à l'œuvre. « Je suis venu pour faire la volonté de mon Père et accomplir son œuvre » (Jn 4) : c'est un texte que nous allons rencontrer. Il y a encore d'autres équivalences de ce type, mais ce qui est important, c'est le rapport d'une différence de deux qui constitue une structure unitaire.

6/ Les préfixes ou préverbes en "pro"

Par ailleurs, au caché correspond les préfixes ou les préverbes en “pro” c'est-à-dire « Il nous a pré-déterminés », « Il nous a pro-voulus », «  Il nous a pro-posés (posés d'avance) ». Il y a ici une sorte de constante qui met le moment du caché, du non-dévoilé, du non-venu à jour en rapport avec le moment de la venue à visibilité et à accomplissement. Car il faut savoir que ce dévoilement est non seulement quelque chose qui fait voir, mais encore quelque chose qui fait venir la chose à voir. Il fait cela tout simplement comme le mouvement qui conduit de la semence essentiellement cachée au fruit, et qui se donne à voir en produisant le fruit. C'est ce même mouvement de progression avec une différence que je signale maintenant.

En Ep 1, 4 Paul dit : « Il nous a prédéterminés avant le lancement du monde »  [on traduit souvent par "avant la création du monde” mais ce n'est pas le mot création qui est employé.] Pour le monde, il n'y a pas d'autre avant que ce qui est caractérisé par la temporalité, alors de quel “avant” s'agit-il alors si ce mot désigne quelque chose comme “avant que cela soit” ? Cela se dit ici, et si cela se dit, c'est que le mot avant a une autre signification, puisque c'est un mot du temps et qu'il veut désigner quelque chose qui n'est pas, si on peut dire, dans le temps. Ceci est un point très difficile.

7/ Le fruit est selon la semence

Il faut noter aussi que cela est caractérisé par la préposition selon ; par exemple : le fruit est selon la semence.

Conséquence pour la lecture christique de l'Ancien Testament.

Ceci est très important pour la lecture christique de l'Ancien Testament, car l'Ancien Testament est un moment séminal par rapport à l'avènement christique. Le Christ est selon l'Écriture, mais je vois le Christ qui me fait lire rétrospectivement l'Écriture, c'est-à-dire que l'Évangile une relecture de l'Ancien Testament à la lumière de la Résurrection.

Le Christ est selon l'Écriture (selon l'Ancien Testament) et ce selon comporte un double mouvement :

– le Christ est de façon cryptique dans l'Ancien Testament, par exemple sous la dénomination du Messiah qui est traduit par le mot Christ. C'est annoncé, et le Christ est selon l'annonce ;

– mais je ne sais ce qu'il y avait dans l'annonce que lorsque le fruit paraît, car le fruit vient comme une visibilité de ce qui était tenu secret.

Ceci ouvre un principe herméneutique de lecture qui est mis en œuvre déjà dans les évangiles, et ensuite dans les premiers temps, notamment au second siècle. Le jour où ce procédé sera pris pour une “preuve par l'Ancien Testament”, nous allons déchoir. En effet la pensée ne sera pas au niveau de ce qui est indiqué ici qui ne signifie pas que la lecture de l'Ancien Testament prouve la vérité du Christ puisque pour nos premiers auteurs c'est au contraire la lumière du Christ qui donne le sens qui était caché dans l'Ancien Testament.

Je vais maintenant entreprendre deux lectures chez Paul et trois chez Jean.

 

II – Lecture de deux textes de Paul

 

1) Ep 1, 3-22, texte où abonde le vocabulaire qui nous intéresse.

Je prends cette première lecture dans le lieu qui est le gisement le plus explicite de ce vocabulaire. C'est le premier chapitre de la lettre de Paul aux Éphésiens. Je ne fais pas une traduction complète, je parcours le texte.

« 3Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ qui nous a bénis en pleine bénédiction pneumatique (spirituelle) dans les lieux célestes, dans le Christ, 4selon qu'il nous a choisis en lui avant le lancement du monde pour que nous soyons consacrés et sans tache devant sa face dans l'agapê. »

Ici c'est un texte où il faut tout mesurer. C'est une bénédiction. Bénédiction ne nous dit pas grand-chose, mais bénédiction est un mot de l'accueil dont nous parlions la dernière fois, un mot du seuil. Bénir c'est bien-dire, c'est recevoir, c'est recevoir avec bénédiction : c'est le bon accueil. Or la bénédiction en question ici, c'est la bénédiction paternelle. Vous allez voir tous les sous-entendus.

« Béni soit le Dieu et Père ». La bénédiction paternelle consiste premièrement, lorsque l'enfant est né, à le poser sur les genoux du père. Là il le reconnaît, il lui donne le nom et la promesse de l'héritage, au sens spirituel du terme compris puisque le mot héritage est très important – mais au sens spirituel surtout – dans le monde biblique. Quand donc a eu lieu cette bénédiction-là ? Au Baptême du Christ : le ciel s'ouvre à la terre – le rapport ciel / terre que nous avons étudié l'an dernier – ciel et terre recommencent à se parler, puisque le rapport ciel/terre est dans la symbolique du masculin / féminin. Ici c'est le rapport Père / Fils. Le Père lui dit : « Tu es mon Fils le bien-aimé », le fils de mon agrément, le fils que j'agrée et que je reconnais comme fils. Ces mots ont été repris par Luc.

Nous avons là des mots de la scène du Baptême du Christ qui est la scène inaugurale, qui contient en elle tout l'Évangile.

« 3Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ qui nous a bénis » : "nous", bien sûr. La parole « Tu es mon Fils » est une parole de salutation, une parole d'accueil, une parole de reconnaissance de filiation, qui est adressée à Jésus. Mais les premiers chrétiens ont aussitôt compris que cette parole s'adressait à l'humanité en Jésus. C'est la parole par quoi Dieu nous salue. L'Évangile s'ouvre, c'est la première scène : les cieux s'ouvrent donnant à entendre la parole « Tu es mon Fils » adressée au Christ et à l'humanité en lui. Saint Jean a bien marqué cela en distinguant le Fils Monogène (le Fils un) et les tekna (les enfants) de Dieu qui sont enfants dans le Fils un. Et c'est cela qui se révèle d'entrée à l'ouverture de l'Évangile.

« … en pleine bénédiction pneumatique… » En effet au Baptême le pneuma descend sur Jésus, lui qui va être répandu sur l'humanité. Ça ne fait pas difficulté pour les premiers chrétiens parce que l'expression Fils de Dieu existait déjà, et avait déjà un sens collectif : c'est Israël, le peuple, qui était nommé Fils de Dieu. Ici c'est l'humanité tout entière, donc pas simplement un peuple, pas simplement un individu Jésus, mais Jésus dans sa dimension de Résurrection où il se manifeste comme unifiant les enfants de Dieu (ta tekna tou Théou) les déchirés ou dispersés(ta dieskorpisména). Voici une autre façon d'être multiple : la déchirure.

« dans les lieux célestes » : on peut dire en effet qu'on a été bénis là puisque c'est la voix venue du ciel qui dit « Tu es mon Fils » lors de la scène inaugurale de l'Évangile, scène qui célèbre en elle la totalité du Christ, y compris la Résurrection puisque d'après Paul Dieu a ressuscité Jésus selon ce qui est écrit dans le Psaume 2 : « Tu es mon Fils, aujourd'hui je t'engendre » (cf Ac 13, 32-33). Cette scène inaugurale qui contient tout en elle est souvent en filigrane dans beaucoup de textes de Paul et de Jean.

« …4selon qu'il nous a choisis en lui avant le lancement du monde », c'est donc en ce moment du “pro”. Ici le verbe n'est pas affecté du préfixe ou préverbe mais il l'est ailleurs chez saint Paul.

Dans la suite du texte les verbes qui disent la "prédétermination" sont très nombreux. On pourrait dire "prédestination" mais ce mot a pris un sens qui n'est pas conforme à ce qui est évoqué par le texte, donc je dis plutôt prédétermination. Ça veut dire qu'à chacun est donné un nom et un avoir-à-être, et cette semence, cette détermination, c'est notre semence la plus intime de laquelle nous naissons de seconde naissance, ce n'est pas la naissance de notre natif. C'est cela qui est naître de cette eau-là qui est le pneuma. Là est donné notre nom, notre nom qui est notre essence intime et, par suite, notre avoir-à-être.

La volonté de Dieu est le plus authentique de mon avoir-à-être.

Donc la bénédiction est la venue en clair ici, la parole en clair, de ce qui était "selon" la volonté de Dieu. Autrement dit nous sommes nés de la volonté de Dieu, nous sommes la volonté voulue de Dieu. Je dis “volonté voulue” parce qu'on peut prendre volonté chez nous comme désignant une faculté. Ici ce n'est pas le cas, c'est plutôt comme dans l'expression française “les dernières volontés” : ce n'est pas le dernier acte de volonté, ce sont les choses que je veux comme choses ultimes, choses dernières. Donc nous sommes volonté voulue de Dieu.

« Que ta volonté soit faite » signifie donc : que j'arrive au plus intime et au plus authentique de moi-même. Nous avons là une expression qui est souvent entendue dans un tout autre registre et avec une tout autre tonalité : « Pff... catastrophe, mais que ta volonté soit faite ». Mais pas du tout, la volonté de Dieu c'est mon désir le plus profond : « Parce que la volonté de Dieu est le plus authentique de mon avoir à être, que cela soit. »  Ceci donne un sens différent.

« 5Nous ayant prédéterminés pour la filiationpour que nous soyons filspar Jésus Christos et vers lui, selon l'eudokia (l'agrément) de sa volonté (selon sa volonté, selon son désir) 6pour la louange de gloire de sa grâce qui nous est gracieusement donnée dans le Bien-aimé 7en qui nous avons la rédemption par son sang, la levée des transgressions, selon la richesse de sa grâce 8qui a découlé sur nous en pleine sagesse et prudence. »

«  9Nous ayant fait connaître le mustêrion de sa volontéle mustêrion (le secret) qui est sa volonté(…) qu'il a pré-déposé en lui(dans le Christ) 10pour l'économie de l'accomplissement.  » Le mot accomplissement est très important ici. Nous avons dit tout à l'heure qu'il ne s'agit pas seulement d'un faire-voir mais d'un faire-venir, c'est-à-dire d'un accomplir.

Il y a deux mots grecs pour dire cet accomplir. Le mot préféré de Paul c'est plêrôma (verbe : plêroustaï), la plénitude, l'accomplissement ; le mot préféré de Jean – ils connaissent les deux l'un et l'autre – c'est plutôt téleïoun (nom : téleïôsis), conduire à l'achèvement, conduire à la fin plénière (pas à la fin négative). C'est le même sens que l'accomplissement.

Mustêrion  (secret caché)     ––––-–> apocalupsis (révélation, dévoilement accomplissant)

                                                                  plêrôma (plénitude, accomplissement) chez Paul

                                                                  téleïôsis (achèvement plénier) chez Jean

Un peu plus loin dans le texte nous rencontrons explicitement le mot de apocalupsis qui n'a pas été prononcé encore, mais il est très souvent joint à mustêrion. J'ai pris ce texte à cause de la plénitude de vocabulaire qui s'y rassemble.

 « 17Afin que le Dieu de notre Seigneur Jésus Christ, le Père de gloire, vous donne un pneuma de sagesse et d'apocalupsis (de dévoilement), dans son épignose (dans la connaissance intime de lui-même), 18ayant les yeux de votre cœur éclairés, en sorte que vous voyiez quelle est l'espérance de votre appel –quels sont les biens espérés par la convocation que vous constituez– quelle est la richesse de la gloire de son héritage dans les consacrés 19et quelle est la grandeur suréminente de sa puissance envers nous qui avons cru, selon la mise en œuvre de la force de sa puissance énergeïa, kratos, ischus, trois mots qui disent également la force – 20qu'il a mise en œuvre dans le Christ en le ressuscitant des morts, en le faisant asseoir à sa droite dans les lieux célestes - ce qui est essentiellement dévoilement de Dieu, la Résurrection, est aussi mise en œuvre de l'activité par quoi nous croyons. En d'autres termes, croire découle de l'énergie même de la Résurrection du Christ. Autrement dit le dévoilement est simultanément activité : faire voir (faire savoir) le salut est en même temps l'acte de sauver. (…) 22et il a posé toutes choses sous ses pieds, et il l'a donné comme tête au-dessus de tout à l'Ekklêsia (l'humanité convoquée). »

Klêsis, c'est l'appel, la convocation ; l'Ekklêsia, c'est l'humanité convoquée dont le Christ est la tête. Tout le monde connaît la pensée paulinienne du Christ tête de l'Ekklêsia, mais il faut bien entendre ceci, nous n'avons pas ici simplement une métaphore organique. Le mot de tête est médité dans le mot Bereshit (Arkhê en grec) qui est le premier mot de la Genèse et dont la racine hébraïque est la racine même du mot tête : rosh la tête et bereshit, le commencement – mais il ne faut pas traduire par commencement. Donc la tête de la totalité : ta panta (la totalité) ; ou l'Ekklêsia ; ou le sôma (la venue à corps accompli).

Je ne vais pas dire beaucoup plus à propos de ce texte, mon intention étant de montrer des nervures secrètes qui constituent l'architecture intime du discours paulinien. Et vous vous rendez bien compte que tous ces mots-là, pris à part, ont subi des déperditions de sens considérables, qu'ils n'ont plus le même sens s'ils sont posés dans une autre structure de base ; et nos structures natives ne sont pas les structures que je viens d'évoquer. C'est ce que je voudrais marquer ici rapidement par une petite réflexion.

Les différences entre les structures caché/manifesté et prévu/réalisé.

Nous, nous ne sommes pas dans la structure du caché / manifesté mais dans la structure du prévu / réalisé, c'est-à-dire dans une structure du faire. La différence entre faire et accomplir, voilà ce qu'il faut méditer.

 Je vais donner deux sentences, ce sont toujours les mêmes, mais ce sont des lieux de méditation infinie :

  • on ne peut faire que ce qui n'est pas, on ne peut accomplir que ce qui est déjà.  Accomplir, c'est faire venir à fruit ce qui est déjà sur mode séminal, sur mode de semence.
  • nous disons encore : “on ne peut pas être et avoir été,” alors que dans cette perspective on ne peut être que si on a de toujours été, de manière cachée.

Il y aurait beaucoup de choses à dire. Ce non-dit, ce qui est hérité dans notre moment de langue, fait que nous ne pouvons pas, du premier coup, entendre ce texte. Il nous faut faire l'effort d'entrer dans les structures mêmes de ce discours. Ça peut paraître dommage, ça peut paraître peineux. Et cependant, c'est source de la plus grande joie, des plus grandes découvertes qu'on puisse faire. Découvrir la pertinence, le sens intime, comment les mots se mettent à chanter au lieu d'être des mots rebattus. Ils prennent un sens tout d'un coup, ils prennent couleur (pour prendre une autre métaphore).

Lire, je crois que c'est cela : ce n'est pas amener à moi, ce n'est pas traduire à moi ; lire c'est que je me traduise au texte, comme on se traduit devant un tribunal – mais là ce n'est pas un tribunal – devant une audience, une écoute.

Ici nous avons fait un simple repérage. Tout le travail consiste à méditer indéfiniment cela. J'en suis toujours à commencer par indiquer des repérages, c'est pourquoi je dis souvent un peu les mêmes choses. L'avoir entendu une fois ne suffit pas ; ensuite, il faut que nous apprenions à habiter cela.

 

2) 1 Cor 15, 35-38 : déposition des semences et croissance sont 2 moments.

Voici un tout petit mot de confirmation chez Paul au chapitre 15 de la première épître aux Corinthiens, chapitre tout entier consacré à méditer la Résurrection du Christ.

« 35Mais quelqu'un me dira : “Comment ressuscitent les morts ? Avec quel corps vont-ils ? 36Insensé, ce que tu sèmes n'est vivifié que s'il meurt – nous allons retrouver cela chez Jean au chapitre 12 : le grain de blé qui meurt pour ressusciter : cela dit autre chose que ce que ce que nous entendons spontanément – 37et ce que tu sèmes, ce n'est pas le corps qui deviendra, mais [tu sèmes] une semence nue, comme par exemple une semence de blé ou de quelque autre chose de ce genre – une semence nue : ceci est très curieux et très intéressant car le mot “nu” introduit un rapport subtil entre ce dont il est question ici et la symbolique du vêtement, je vous le signale simplement  – 38et le Dieu lui donne le corps selon qu'il l'a voulu, et à chacune des semences, son propre corps. » On traduit souvent « le Dieu lui donne le corps qu'il veut ». Pas du tout : « Il lui donne le corps selon qu'il l'a voulu (selon sa semence) » C'est la problématique d'un état germinal par rapport à un état accompli.

Nous avons donc ici, et nous allons retrouver cela chez saint Jean, deux moments :

 –il y a le moment de déposition des semences avant le lancement du monde, où Dieu est à l'œuvre. Nous verrons que pour Jean il s'agit des six jours : six jours ne décrit aucune fabrication, mais la déposition interne de la volonté de Dieu ;

– il y a le moment où la déposition des semences cesse (ce n'est pas “Dieu se repose”, c'est le verbe katapaueïn, cesser) et alors commence l'œuvre du septième jour (le septième jour dans lequel nous sommes) qui est l'œuvre de la croissance des semences. Ce que nous appelons le temps n'est autre que le septième jour qui est la croissance des semences, selon que Dieu les a déposées dans le caché avant le lancement du monde.

Cette lecture de la Genèse par Paul est tout autre chose que la conception de la création comme démiurgie, comme fabrication de ce monde-ci. C'est tout autre chose que le créationnisme américain. Du reste le Nouveau Testament lit la Genèse d'une façon absolument différente de ce que nous avons coutume d'entendre.

Parenthèse : Évolution de la façon de lire Gn 1 et de comprendre la création.

Il y a un mot de Paul qui est majeur également pour la lecture de la Genèse : « Car le Dieu qui dit “lumière luise d'entre les ténèbres” – c'est le Fiat Lux (Lumière soit) –  c'est celui-là qui fait luire dans nos cœurs – la véritable Genèse, c'est que luise en nos cœurs – la présence lumineuse (glorieuse), de Dieu dans le visage du Christ ressuscité » (2 Co 4, 6). Le Fiat lux, c'est ça. Tout le second siècle lit ainsi la Genèse, parce qu'il lit la Genèse selon la Résurrection, il voit la semence au fruit de Résurrection.

Malheureusement le second siècle est aussi celui où la pensée chrétienne est aux prises avec la philosophie qu'on pourrait appeler la sophia (la sagesse) de ce monde par opposition à la folie, à l'insensé de Dieu. Cet insensé « est plus sage que la sagesse des hommes », étrange phrase qui est très intéressante comme structure à méditer – et le livre à la mode, c'est le Timée de Platon, c'est-à-dire la démiurgie, la fabrication du monde.

Pour une bonne part, dans le dialogue avec l'Occident, la lecture de la Genèse va devenir une lecture de la démiurgie – pas chez tous, mais chez la plupart. Ensuite va progressivement naître une idée de la création qui se dégage encore de la démiurgie platonicienne puisque dans la démiurgie platonicienne, le Démiurge ne crée pas la matière dont est fait le monde, il fait simplement les formes. Cependant le chemin est pris et nous arriverons à une notion de "création ex nihilo" qui n'est pas du tout dans l'Écriture, qui n'est pas dans l'esprit de l'Écriture, de notre Nouveau Testament. Et ensuite, plus grave encore, cette notion de Dieu créateur va devenir l'unique notion à partir de laquelle le concept de Dieu s'approche. Ça va restructurer complètement l'organisation du discours chrétien : dans la Somme Théologique entre autre. Dieu deviendra finalement le Dieu déiste, c'est-à-dire celui qui a fabriqué tout ça. Et puis ce Dieu qui a fabriqué tout ça, puisque c'est fabriqué, on n'a plus besoin de lui. Ce qui conduit naturellement notre Occident à l'athéisme.

C'est un peu là de l'histoire à la vapeur, c'est un résumé rapide, mais un résumé rapide de choses que j'ai fréquentées avec beaucoup d'attention : le moment de la naissance de l'idée de création ex nihilo chez Tertullien, dans un opuscule très précis… Donc je résume quelque chose, mais je ne le fais pas gratuitement.

 

III – Lecture de trois textes de Jean

 

Prenons maintenant trois textes de saint Jean par rapport à notre question. Je ne vais pas déployer pleinement les chapitres parce qu'on n'a pas le temps.

1) Jn 5, 9-18 : L'œuvre du Fils au 7ème jour est l'œuvre du Père.

Commençons par le chapitre 5 qui illustrera d'ailleurs ce par quoi je terminais la première heure. Jésus guérit un paralysé, c'est un court récit de 8 versets. Mais le développement du chapitre s'engage sur une autre voie en raison d'une circonstance qui n'apparaît pas auparavant mais qui est notée ici et qui déclenche le reste.

« 9Or c'était shabbat ce jour-là (le jour de la guérison). 10Alors les Judéens disent à celui qui a été guéri : "C'est shabbat et il ne t'est pas permis de porter ton brancard". 11Celui-ci leur répondit : "Celui qui m'a guéri, celui-là m'a dit : "Prends ton brancard et marche". » 

Un peu plus loin Jésus répond aux Judéens sur cette problématique du shabbat : « 17Mon Père œuvre jusqu'à maintenant et moi aussi j'œuvre. »

Le mot œuvrer apparaît ici. Ergon c'est l'œuvre, un mot important : mon œuvre, c'est l'œuvre du Père. « Mon Père œuvre et j'œuvre aussi », c'est contraire à la lecture un peu traditionnelle de ce verset selon laquelle « le septième jour Dieu se repose de toute l'œuvre qu'il avait accomplie ».

Ceci est attesté également chez Philon, un Juif d'Alexandrie qui a commenté la Bible hébraïque et qui est contemporain de Jésus. Philon interprète les six premiers jours comme la déposition de ce qu'il n'appelle pas des semences, mais des idées – influence platonicienne, sans doute, chez ce Juif hellénisé – alors que le septième jour cesse cette déposition des idées et commence l'œuvre de la croissance. Ici c'est la même chose.

Dans ce septième jour, le shabbat, Jean entend : le septième jour dans lequel nous sommes. Nous ne sommes pas simplement comme un jour de la semaine, mais c'est toute notre histoire qui est ce septième jour. Pendant ce temps j'œuvre : le Christ œuvre ; et l'œuvre qu'il fait, c'est l'œuvre même du Père, et c'est précisément ici l'œuvre de la croissance des semences jusqu'à l'eskhaton, c'est-à-dire jusqu'à l'eschatologie.

« 18Pour cette raison supplémentaire les Juifs cherchaient à le mettre à mort, non seulement parce qu'il détruisait le sabbat, mais aussi parce qu'il disait Dieu son Père propre et qu'il se faisait égal à Dieu ». En effet, se faire égal à Dieu est la folie, la sottise et le péché. Or il appelle Dieu “mon Père”.

Jésus répond successivement à ces deux griefs. Du verset 19 au verset 30 il explique que le Père lui a remis l'œuvre de faire croître les semences. Et à partir du verset 30 il répond à l'autre grief de se faire égal à Dieu. L'essentiel de sa réponse est : je ne me fais pas égal à Dieu, c'est Dieu qui m'égale à lui. Il l'égale à lui par le beau témoignage « Tu es mon Fils » ou, ce qui est la même chose, en le ressuscitant d'entre les morts. C'est le beau témoignage que le Père lui a rendu en le ressuscitant d'entre les morts qui se trouve dans les Actes des Apôtres (Ac 13, 30-34). Nous en retrouvons l'équivalent ici. Voilà la très belle structure, la très belle composition de ce chapitre 5.

 « 19Le Fils ne peut rien faire qu'il ne voit faire au Père, car ce que celui-ci fait, de même semblablement le Fils le fait. 20Car le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu'il fait et il montrera des œuvres plus grandes en sorte que vous serez étonnés. 21Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie qui il veut – c'est-à-dire "selon" la semence, selon la volonté 22Car le Père ne juge personne, il a remis tout jugement au Fils 23afin que tous vénèrent le Fils comme ils vénèrent le Père ».

C'est le grand souci de l'évangile de Jean par rapport à ses interlocuteurs juifs que celui qui n'a pas le Fils n'a pas non plus le Père, ce qui est d'ailleurs une sorte de tautologie puisqu'il n'y a pas de père sans fils. Pour avoir le père comme père, il faut qu'il y ait un fils.

Ce qui nous intéresse ici, c'est cette petite phrase : « Le Fils ne peut rien faire qu'il ne voit faire au Père » et il œuvre dans le septième jour, donc son œuvre est en même temps l'œuvre du Père.

C'est une phrase qui m'a fait difficulté un jour. Il y a 40 ans dans une classe de quatrième où on lisait cette phrase, une élève a réagi ainsi : « Conformiste, le mec ». Cela m'a donné beaucoup à penser. Comme toujours, les réflexions apparemment les plus sottes sont souvent les plus fructueuses.

 Il y a plusieurs réponses à cela : il faut resituer la signification de ce mot dans son contexte.

Et ceci illustre la dernière chose que je disais à propos de la phrase de Paul : « Le Dieu lui donne le corps selon qu'il l'a voulu ». Nous avons ici une correspondance.

 

2) Jn 12, 20-25. Caractéristiques du grain de blé. Mort/Résurrection.

Il est question des Hellènes, c'est-à-dire des Juifs de la diaspora (de la dispersion) qui ont entendu parler de Jésus, ils viennent à Jérusalem et disent « Nous voulons voir Jésus ».

Versets 20-23. La glorification c'est le moment de la mort-Résurrection.

« 20Étaient des Hellènes, parmi ceux qui étaient montés se prosterner dans la fête. 21Ceux-ci s'approchent de Philippe qui est de Bethsaïde de Galilée. Et ils lui demandent en disant : “Seigneur, nous voulons voir Jésus”. » Nous avons ici le mot voir, le grand mot de Jean, pas simplement constater, regarder, observer. C'est le voir de la foi, le voir de reconnaître. Il n'est pas sûr qu'au champ de l'anecdote ce soit ce sens-là, mais au sens de Jean qui écrit, c'est cela.  « 22Alla donc Philippe et il dit à André. Vient André ainsi que Philippe et ils disent à Jésus. 23Et Jésus leur répond en disant : “L'heure est venue que soit glorifié le Fils de l'Homme.” »

Glorifier indique le moment de la Résurrection, ou plus exactement le moment de la Mort / Résurrection, car Mort et Résurrection ne sont pas deux événements : la Résurrection est inscrite séminalement dans le mode de mourir de Jésus. Pour voir cela il faudrait lire les deux chapitres de la Passion chez Jean qui sont au fond des chapitres de l'intronisation royale de Jésus. La signification profonde de cela, c'est que Jésus ne meurt pas de mort servile, il n'est pas asservi à la mort, c'est lui qui le dit : « Ma vie, personne ne la prend, je la donne ». Apparemment on la lui prend, mais on manque la prise parce que c'est donné, et ce qui est donné n'est plus prenable de force sans que ce soit une méprise, sans qu'on le manque. Sa mort n'est pas une mort pour la mort mais un mode de mourir qui comporte en lui la Résurrection.

Voyez l'importance extrême de ne pas en rester à des anecdotes successives. Je sais bien que nous célébrons le vendredi saint et puis le dimanche de Pâques : on est censés pleurer le vendredi et rire le dimanche. En réalité la Passion du Christ est une passion glorieuse parce qu'elle a les racines de la vie. Son mode de mourir n'est pas un mourir pour la mort. Il n'est pas asservi à la mort. C'est l'expression qui est dite dans le Canon : « Entrant librement dans sa passion ». Et ceci invertit le sens de la mort. Et comme il est le seul à pouvoir le faire parce qu'il a reçu mandat de le faire, il le fait pour lui et pour la totalité de l'humanité. Il est ce qui, au cœur de l'humanité, est capable de restaurer l'humanité. Chaque individu qui est un fragment d'humanité n'a pas en lui de quoi se restaurer. Voyez la place singulière du Christ dans l'économie évangélique.

1. Verset 24 : Le grain de blé.

Et Jésus ajoute : « 24Amen, amen, je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et n'y meurt, il demeure seul, mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruits. » Nous avons ici le thème de la semence et du fruit. Le Christ a en lui tout notre être séminal, tout l'insu de notre être, c'est pourquoi sa mort est une mort pour sa vie et simultanément pour notre vie.

Parenthèse : Jésus est sauveur. Nous sommes sauvés séminalement.

La question : « En quoi Jésus est-il sauveur ? » est une question qui a été souvent traitée par les théologiens, et toujours de façon dérisoirement faible. Par exemple on a dit : « parce qu'il a mérité pour l'humanité », satisfactio vicaria. Mais pas du tout ! D'abord c'est un langage juridique qui ne rend pas compte véritablement de ces faits et surtout, en perspective christique, ce n'est pas ce qui sauve ultimement l'homme.

L'Évangile est contre la loi et contre le droit et le devoir, il révèle que même le droit et le devoir sont encore une forme adoucie de violence : ils sont nécessaires, mais ce sont des palliatifs. Ce n'est pas ce qui fait accéder l'homme à son être ultime. Seule une donation le fait accéder à son être ultime : « Si tu savais le don de Dieu » (Jn 4, 10). Or le plus haut don, c'est le don de soi-même : « Nul n'a agapê plus grande que celui qui se donne pour ses amis » (Jn 15, 13).

Il y a une grande cohérence entre ces multiples affirmations qu'on prend souvent à part et qu'on médite comme on peut. Il faudrait atteindre à cette cohérence parce que c'est là la profondeur de ce qui constitue le foyer de tout l'Évangile : la Mort / Résurrection christique. L'Évangile ne commence pas par dire la création. La théologie plus tard a été construite sur le rapport création / incarnation. Mais ce qui constitue le foyer de l'Évangile, c'est le rapport Mort / Résurrection.

Nous l'avons lu chez Paul : « Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je vous ai annoncé, dans lequel vous vous tenez… que Jésus est mort pour nos péchés » (1 Cor 15). L'expression “pour nos péchés”, il faut la traduire pour qu'elle ait un sens à notre oreille, un sens autre que moralisant ; ce n'est pas ça qui est en question, c'est ce caractère déchiré de l'humanité, des hommes qui n'ont pas de quoi s'acquitter : on ne s'acquitte pas dans l'Évangile, on est gracieusement acquitté, et Jésus a reçu mandat de son Père pour accomplir cela. Telle est la place unique du Christ dans l'Évangile.

Jésus n'est pas reconnu simplement comme un prophète ou un instituteur (un rabbi) qui dirait comment il faut faire pour se sauver. Il n'est pas un saint qui donne l'exemple (“Regardez comme on se sauve et faites de même”). Il est sauveur, c'est-à-dire qu'il sauve, et il sauve de la mort meurtrière, de la mort qui a un rapport subtil avec le meurtre.

Nous sommes sauvés radicalement en semence. Ce serait beau si les hommes pouvaient déjà ici un peu le savoir : ils sont saufs séminalement et c'est la belle grande nouvelle. C'est en cela que l'Évangile est une bonne nouvelle, est la nouvelle la plus nouvelle et la plus inouïe. Elle est inouïe des interlocuteurs de l'époque, elle est inouïe de nous-mêmes aussi, c'est-à-dire qu'elle est encore à entendre.

Revenons à notre grain de blé qui meurt d'une mort féconde. Deux choses à ce sujet :

a) La période de la croissance du grain de blé et la période du tri.

Vous me direz : mais non, le grain ne meurt pas puisque que le germe… Oui, justement, la semence a une double caractéristique :
– la caractéristique d'être non accomplie, non apparue, non visible ;
– la caractéristique d'être déjà secrètement de façon latente ce qui sera patent, accompli.

C'est pourquoi d'ailleurs cette dualité que nous étudions aujourd'hui met en œuvre d'une certaine façon la dualité que nous avons mise en œuvre la dernière fois :
– il y a dans la semence le trait caractéristique d'être, en tant que semence d'un fruit, ce qu'est le fruit lui-même.
– mais en tant qu'elle n'est que semence, c'est-à-dire non visible et non accomplie, elle est quelque chose qui est dans notre natif, dans notre monde.

C'est pourquoi la Mort / Résurrection est :
– quelque chose qui accomplit, qui confirme ce qui était en semence,
– quelque chose qui sépare, qui exclut – ici qui exclut la solitude du grain de blé ou l'infécondité du grain de blé s'il ne se défait pas.

C'est ici un défaire qui est en même temps un donner que vienne et que se donne à voir, donc se révèle et dévoile ce qui était tenu caché. Je ne sais pas si vous voyez cela qui est assez subtil, assez important.

Parmi les grandes articulations de la pensée humaine, il y a :
– cette période de la croissance et de l'accomplissement,
– et puis cette période du tri, de la séparation, qui commence au tri pertinent qui permet de distinguer le mortel et le vivifiant – je le dis parfois sous cette forme : le jugement (la distinction, la séparation) est très important surtout s'il s'agit des champignons (je veux dire par là, distinguer le bon et le mauvais, c'est une chose qui a son importance en son lieu) ; cependant ça n'est positif qu'à la mesure où cela dégage la croissance de ce qui était tenu dans l'ambiguïté, qui était recouvert en forme de semence.

Dans le même sens, il y a un très joli mot dans l'évangile de Philippe – évangile apocryphe du IIe siècle – qui dit : « Ce monde-ci est l’hiver– les semences sont enfouies –et le monde qui vient sera l’été ». L'été, c'est donc le moment de la manifestation solaire de ce qui était tenu en caché et en réserve.

b) Le dévoilement garde référence au caché, et donc cache ce qui est dévoilé.

Par ailleurs le rapport entre le caché et le manifesté n'est pas simplement un rapport d'avant et d'après, de oui et de non, parce que le dévoilement garde, conserve, et donc d'une certaine façon cache ce qui est dévoilé. C'est une structure qui n'est pas simplement une structure de “tout est visible”, la notion de dévoilement est une notion beaucoup plus complexe que cela, beaucoup plus subtile.

Être dévoilé, c'est garder référence à ce qui constitue le moment de garde que le caché comporte. Ce n'est pas bien dit… c'est difficile à dire. Peut-être qu'un jour nous retrouverons cela. Il ne faut pas simplement en rester à la simplicité de : il y a un voile, on l'enlève, et on voit. Le dévoilement est en même temps un dévoilement voilant, c'est-à-dire qui garde…

Le verbe garder  (têreïn) est un beau verbe. C'est un verbe qui n'a pas beaucoup de sens chez nous. Il traduit le shamar hébraïque, avoir la garde, c'est un terme qui dit le soin. Et vous vous rendez compte que les exemples que nous prenons ici et dans l'Évangile sont souvent tirés soit de la culture (donc symbolique végétale), soit de l'élevage ou du soin du troupeau. On peut dire : c'est désuet, ou : c'était les mœurs de l'époque, nous n'en sommes plus là. Tu parles ! Notre époque est celle de la fabrication, il faut fabriquer. Même le mot de créer, qui est un beau mot en soi, nous l'employons pour dire fabriquer.

Or cette garde qui est dans le dévoilement est de toute première importance.

Je vais vous dire une phrase qui peut paraître mystérieuse, mais qui est à méditer indéfiniment : « Si quelque chose a pour essence d'être de l'ordre du don, plus il se donne, plus il se garde ».

Nous ne connaissons pas de choses qui soient de l'ordre du don. Nous connaissons des choses qui peuvent être données mais qui ne sont pas essentiellement le don : les choses peuvent être prises ou données ou achetées, etc. Ce qui relève purement et simplement du don accomplit son être, donc se garde dans son être précisément en cela qu'il se donne. C'est une tautologie. Non ? Ce n'est pas une tautologie, c'est un beau secret.

2. Verset 25 : un texte qui a tout pour risquer le contresens.

Il faudrait ici méditer plus attentivement le verset 24. Il est commenté ensuite par un texte qui le traduit dans un autre langage mais qui prête beaucoup à méprise et crée beaucoup de difficultés à l'écoute profane :

« 25Celui qui aime sa psukhê (celui qui s'aime soi-même) la perd (se perd) et celui qui hait sa psukhê en ce monde la garde en vie éternelle. »

Il y a tout ici pour risquer le contresens.

  • D'abord cette phrase n'est pas une sentence générale, mais c'est la reprise de ce qu'il vient de dire de lui-même, donc une phrase qui parle du Christ lui-même.
  • D'autre part les verbes chérir (aimer) d'une part, et haïr d'autre part, ne sont pas à prendre au sens de nos acceptions de ces termes-là. Haïr ne dit rien de véhément mais dit simplement “se détacher”. Phileïn, la philia d'Empédocle si vous voulez, l'attraction s'oppose au détachement. Il s'agit donc d'un détachement significatif.
  • De plus, il ne s'agit pas de soi-même, c'est-à-dire du plus profond de soi-même, mais de sa psukhê. Et le rapport de l'être pneumatique (l'être fondamental et séminal) et de la psukhê, c'est quelque chose qui aujourd'hui n'est pas du tout pensé.

En général, c'est une catastrophe si un psychologue lit cette phrase, mais il ne sait pas la lire. Elle est difficile à lire.

 

3) Jn 4, 31-37. Ils sont le même parce qu'ils sont autres.

Au chapitre 4, chapitre de la Samaritaine, il y a un discours sur l'eau, mais à la fin, il y a un discours sur la semence. Nous prenons le texte au moment où les disciples reviennent, et rapportent des provisions – parce que les disciples vont chercher des provisions. D'abord c'est l'affaire du disciple que de servir le maître, l'instructeur : le suivre, l'entendre, et faire ses commissions, 'est ce beau régime, mais par ailleurs les disciples aiment acheter.

En effet si on lit le début du chapitre 6 on voit qu'ils demandent à Jésus : « Où va-t-on acheter des pains ? » L'intérêt de ceci est de mettre en évidence la pensée de Jésus qui veut révéler que l'essentiel n'est pas dans ce qui s'achète. En fait à propos des pains, c'est Jésus qui pose la question : « Où achèterons-nous ? » mais il dit cette question pour éprouver Philippe, parce que « lui savait ce qu'il allait faire », et ce qu'il allait faire, c'est « le pain que je donnerai, c'est moi-même pour la vie du monde » (d'après Jn 6, 51). Le don de soi fructueux pour l'ensemble de l'humanité, pour la vie du monde, c'est le propre du Christ. Comme ces mots sonnent, si on les prend attentivement, de façon différente du son qu'ils donnent si on n'y prend pas garde !

 « 31Les disciples l'interrogent disant : “Rabbi, mange”. 32Jésus leur dit : J'ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas”. 33 Les disciples se disent  les uns aux autres : “Quelqu'un lui a apporté à manger ?” 34Jésus leur dit : Ma nourriture est que je fasse la volonté de celui qui m'a envoyé et que j'accomplisse son œuvre. »C'est la phrase que j'ai citée de façon anticipée : faire la volonté, c'est accomplir l'œuvre.

La moisson, Berna Lopez

Et c'est là qu'intervient quelque chose de très étonnant : « 35Ne dites-vous pas : encore quatre mois (un quadrimestre) et ce sera la moisson. Je vous le dis, levez les yeux, les champs sont blancs, prêts pour la moisson.» Il y a une vue basse et une vue haute : à une certaine perception du temps, la moisson c'est dans quatre mois, mais si on lève les yeux, la moisson c'est maintenant ; c'est très important pour méditer la notion de temps chez Jean.

« 36Le moissonneur reçoit un salaire, c'est-à-dire qu'il rassemble le fruit pour la vie éternelle en sorte que le semeur se réjouisse en même temps que le moissonneur. » Semeur et moissonneur, c'est la même chose que semence et fruit ; ce n'est pas la différence entre le semeur et la semence, c'est la différence entre semence (semeur) d'un côté et fruit (moissonneur) de l'autre. C'est la même symbolique. Le semeur et le moissonneur ne sont pas “en même temps”, ils sont homou (simultanément), comme la semence et le fruit. Nous ne faisons ici que pointer un lieu digne d'être médité. La vue haute donne de voir la simultanéité ultime du moment séminal et du moment de la fructification, autrement dit l'unité.

« 37Car en ceci est vraie la parole (le proverbe) : autre le semeur, autre le moissonneur. » Ils sont le même (homou) parce qu'ils sont autres.

Autrement dit, pour être vraiment un, il faut être deux. C'est le thème de notre série de conférences.



[1] Phusis (qui vient du verbe phueïn, qui signifie « croître », « pousser », « faire croître ») est traduit par « nature » (qui vient du latin nasci, natus: « naître », « né »). Ousia a été traduit en latin par substantia  et essentia qui correspond à nature.

Sur la structure caché/manifesté on peut lire : Epître aux Éphésiens chapitre 1. Deux moments : "délibération en Dieu" et "résurrection". Gisement de vocabulaire  Sur la distinction de l'oeuvre de déposition des semences lors des six jours et de.la croissance lors du septième jour, on peut lire le texte de référence : Jn 5, 17-21: le shabbat en débat. Les 7 jours et les 2 œuvres de Dieu (Gn 1). Le mot corps dans "venue à corps" n'a pas le même sens que le mot corps dans d'autres contextes, on peut lire : Les distinctions "corps / âme / esprit" ou "chair / psychê / pneuma" ; la distinction psychique et pneumatique (spirituel). Voir aussi : Ancien et Nouveau Testament : Accomplir et abolir. Le N T est en semence dans l'A T..

 

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